Les métriques d’audiences comme agents de transformation du journalisme en ligne ?
- Publication type: Journal article
- Journal: Études digitales
2016 – 2, n° 2. Le gouvernement des données - Author: Ouakrat (Alan)
- Pages: 107 to 120
- Journal: Digital Studies
LES MÉTRIQUES D’AUDIENCE
COMME AGENTS DE TRANSFORMATION
DU JOURNALISME EN LIGNE ?
INTRODUCTION
Engendrées par les capacités d’interactivité et de mesures en temps réel du web, les métriques d’audience sont désormais présentes dans la majeure partie des rédactions de la presse en ligne. C’est par le biais de solutions logicielles, destinées à piloter l’activité éditoriale, que ces instruments ont fait irruption dans les salles de rédactions sous la forme de tableaux de bord de suivi en temps réel du comportement de l’audience sur le site1. Les acteurs qui proposent ces services ne sont pas des entreprises de production de contenus, mais des intermédiaires spécialisés dans la technologie. Pour comprendre les transformations à l’œuvre dans le journalisme en ligne, les innovations technologiques sont un point d’observation privilégié2. En l’occurrence, les métriques se révèlent être des entrées pertinentes pour observer les mutations et les adaptations de l’activité journalistique face à l’évolution des pratiques d’information. À l’interface de l’offre et de la demande sur le marché de l’actualité en ligne, elles participent aussi bien à assister les publics dans la sélection des contenus qu’à cadrer la production éditoriale des rédactions web. Nous n’attribuons pas à l’innovation dans les rédactions le rôle de facteur déterminant ou de cause unique des changements observables, mais plutôt celui de conséquence ou de traduction opérationnelle de ces derniers. Toutefois, nous récusons l’idée d’une neutralité technique des instruments du travail journalistique, raison pour laquelle 108nous entendons questionner leurs appropriations et leurs effets sur la production de l’actualité. Nous considérons l’évaluation produite par les métriques comme une connaissance orientée et normative3 qui participe à guider le comportement des journalistes.
Les métriques matérialisent une audience qui était jusqu’ici relativement abstraite pour les journalistes, en particulier dans la presse imprimée. Les plus répandues sont le nombre de pages vues, le taux de rebond ou de recirculation (passage d’un article à un autre du même site), le retour des visiteurs, les sites de provenance (sources de trafic), les terminaux utilisés et jusqu’où le lecteur est descendu dans la page. Elles contribuent à transformer la dynamique interne de la production journalistique dans les entreprises de presse en ligne, mais également la manière dont les contenus sont présentés aux publics. Il semble donc nécessaire de se pencher sur ces instruments afin de comprendre dans quelle mesure ils affectent la production des contenus, leur mise en forme et en visibilité. Un courant de recherche lié à l’économie politique de la communication invite à prêter attention au rôle de l’audience et des dispositifs utilisés pour la mesurer et lui conférer une valeur sur le marché4. Le journalisme en ligne est marqué par un basculement d’une audience autrefois anticipée et imaginée à une audience vérifiée, ce qui implique une logique de surveillance plus étroite des comportements des publics de l’information5. Quelles sont les qualités et les valeurs fabri109quées par ces métriques ? Qu’est-ce que ce retour quantifié en temps réel sur les comportements de l’audience produit comme effets sur le travail journalistique au quotidien ? Dans quelle mesure les métriques, en tant que nouveau mécanisme de connaissance de l’audience, changent-elles les normes et les routines de l’activité sur le web pour les journalistes ?
À partir d’une enquête de terrain dans cinq rédactions web parisiennes, fondée sur des observations empiriques et des entretiens semi-directifs avec des journalistes et des rédacteurs en chefs, nous proposons d’analyser la place prise par ces outils dans le processus de production de l’actualité en ligne6. Nous cherchons ainsi à montrer dans quelle mesure et à quelles conditions les métriques sont des agents de transformations organisationnelles et éditoriales du journalisme en ligne. Dans un premier temps, nous revenons sur l’origine des métriques dans les rédactions web. Ensuite, nous analysons quels types de configurations organisationnelles elles participent à faire exister. Enfin, nous envisageons les conséquences éditoriales des métriques en termes de formats d’information.
D’OÙ VIENNENT LES MÉTRIQUES
La mesure quantitative de la diffusion puis de l’audience des titres n’est pas nouvelle. La presse a une longue tradition de la quantification, d’abord de la diffusion et des exemplaires en circulation, puis du dénombrement des lecteurs avec les enquêtes d’audience. Son essor est historiquement lié à celui de la publicité dans les médias7. Dans la presse 110imprimée, les chiffres étaient présents et surveillés par les éditeurs. En particulier, les chiffres quotidiens de vente au numéro étaient suivis avec attention et directement imputés à la Une. Malgré son imprécision et son caractère sommaire, l’analyse des ventes produisait déjà des effets sur la production journalistique. La Une était alors choisie non pas en fonction de son intérêt intrinsèque mais de sa force de vente.
Généralement utilisées par la partie commerciale de l’entreprise, les données d’audience sont de plus en plus présentes dans la partie éditoriale des rédactions web. L’interactivité, liée au fonctionnement technique de l’internet, engendre une croissance du volume et de la précision des données collectées sur les publics de l’actualité. Elle est à la source d’innovations de services destinés aux entreprises médiatiques. Après avoir dans un premier temps équipé le marché publicitaire, ces innovations s’attaquent à l’optimisation de la partie éditoriale des sites web par la mesure en temps réel. Ces outils permettent de connaître plus finement les habitudes de consultation de l’information en ligne. Les données peuvent être affichées sur un grand écran au cœur de la rédaction, comme c’est le cas à Libération ou dans la newsroom de Prisma Presse, en plus de la consultation individuelle accessible à chacun sur son poste de travail dans certains titres de presse. Les métriques contribuent ainsi à influencer les choix éditoriaux et les pratiques journalistiques au quotidien.
Prenant le plus souvent l’apparence de courbes ou de graphiques, les métriques reposent sur la quantification de l’audience, et donc sa mise en chiffres. Ces derniers agissent en tant que médiateurs d’objectifs stratégiques définis par la direction de l’entreprise de presse. Une étude, menée sur le web en 2013 aux États-Unis, a démontré que sur 318 éditeurs 84 % surveillaient les métriques d’audience régulièrement et que 31 % d’entre eux les utilisaient pour « planifier la production de contenus8 ». Les métriques de suivi du comportement de l’audience sur les sites d’actualité participent à l’alignement des représentations de l’éditorial et du marketing, des journalistes et des rédacteurs en chef, dans une définition et des objectifs communs. À ce titre, les chiffres offrent un point de repère et de coordination aux équipes éditoriales et 111marketing, un « point focal9 ». L’éditorial et le marketing cohabitent de façon plus ou moins cloisonnée dans les rédactions web selon les orientations stratégiques et les positionnements éditoriaux des supports. L’innovation de services à vocation éditoriale, liée à la possibilité de quantifier finement les comportements des publics, participe à réviser la séparation entre l’éditorial et le marketing dans l’entreprise de presse.
La « culture des chiffres » ne vient pas d’elle-même aux journalistes, elle se produit par une acculturation progressive. Derrière les métriques apparaît la ré-activation d’un « vieux rêve occidental », celui d’une harmonie fondée sur le calcul10. Il s’agit là d’une « fascination pour les nombres et leur pouvoir ordonnateur », une croyance en un monde entièrement réglé par les nombres où les mathématiques sont considérées comme la « clé d’intelligibilité – et donc de la maîtrise – du monde11 ». Le rêve de l’harmonie par le calcul renvoie au sens premier de l’harmonie qui désigne depuis l’Antiquité grecque « l’union des contraires, la résolution des discordes et des discordances12 ». C’est ce rêve qui semble présider l’intention des managers dans l’introduction des métriques dans les rédactions web. Le rédacteur en chef ou ses adjoints jouent le rôle de passeur et d’intermédiaire vis-à-vis de la rédaction. L’appropriation des métriques par les journalistes nécessite donc la mise en œuvre d’un accompagnement orchestré par les cadres de la rédaction. L’outil, « impulsé » par la direction13, se veut séduisant visuellement pour les rédacteurs qui sont généralement peu friands de chiffres. Un analyste des données (data analyst) fait parfois figure d’interprète auprès de la rédaction, il aide alors à « tirer les leçons de l’audience ». L’analyste est chargé de proposer une stratégie pour « optimiser » l’audience, tout en veillant à la rendre acceptable pour la rédaction.
Les attitudes des journalistes face aux métriques sont très contrastées. Plusieurs types de réactions coexistent, pouvant aller du cynisme (les lecteurs ne veulent que du trash et des formats courts), à la défiance (les 112journalistes prétendent ne pas s’y intéresser), en passant par des réactions ambivalentes où les journalistes souhaitent être lus et toucher un large public mais en même temps produire des articles de qualité reconnus par leurs pairs14. Si certains développent une appétence particulière aux retours offerts par les métriques, voire une excitation, d’autres peuvent être tentés de rejeter ou de disqualifier cette médiation :
Je ne suis que rédacteur web. Ce genre de chose est plutôt étudié du côté du marketing et pas du côté éditorial. (…) les journalistes ne s’intéressent pas, ou peu, aux questions d’audience et s’en tiennent éloignés autant que possible. (…) Certains chefs, eux, regardent plus attentivement. Mais pas tous. La direction doit, elle, regarder très attentivement. Nous avons divers outils pour mesurer l’audience. Mais je ne souhaite pas y accéder et je ne crois pas que l’un de mes collègues ne le souhaite non plus. (journaliste web PQN).
Une forme de résistance aux métriques apparaît donc chez certains journalistes, qui les considèrent comme un ébranlement ou une menace dans la conception qu’ils ont du métier de journaliste, le sens qu’ils donnent à leur activité15. Le journaliste est invité à y prêter attention, à s’y intéresser afin de devancer les consignes qui lui seront prodiguées par sa direction. Les métriques participeraient alors à une forme de professionnalisation du journaliste web.
La quantification fait ici figure d’outil de gouvernance, de pilotage des salles de rédactions, et participe à un alignement des objectifs entre le marketing et l’éditorial. La représentation quantifiée des lecteurs proposée par ces données agit comme un lien supplémentaire et continu entre les managers et rédacteurs en chef d’une part et les équipes éditoriales d’autre part. Sous une forme et une apparence acceptable, attrayante, susceptible de susciter l’enthousiasme chez les journalistes, le logiciel Chartbeat a pour objectif principal de gagner leur confiance. Le chiffre rend comparable leur travail et stimule une compétition interne à la rédaction, qui n’est pas nouvelle certes, mais peut, par l’intermédiaire 113des chiffres d’audience, être instrumentalisée par la direction, voire engendrer des récompenses ou des sanctions, comme cela est déjà le cas pour certains sites américains16. Les fonctions commerciales et éditoriales semblent se trouver alignées dans une définition commune autour de la quantification proposée par les métriques. Ce rapprochement concourt à transformer les formes d’organisation du travail dans l’entreprise de presse en ligne.
LES MÉTRIQUES, AGENTS DE TRANSFORMATIONS ORGANISATIONNELLES ?
Concernant les transformations de l’organisation du travail dans les rédactions web, trois formes particulières ont été identifiées lors de notre enquête de terrain. Nous les avons nommées la tour de contrôle, le collectif hybride et le roulement. Nous avons jugé utile de les présenter ici dans la mesure où, en lien avec les métriques, elles nous renseignent sur les transformations organisationnelles à l’œuvre dans le journalisme en ligne. Précisons que ces configurations ne sont ni exhaustives, ni exclusives. Elles témoignent du rôle joué par les métriques dans l’organisation du travail, en rapprochant les différentes fonctions de l’entreprise de presse (marketing et éditorial en premier lieu, mais aussi rédaction et technique), en concentrant et en centralisant les tâches d’édition et de pilotage de la production, enfin par l’alternance des rythmes de travail et des fonctions.
La tour de contrôle, un pilotage centralisé
Dans la rédaction de presse quotidienne nationale (PQN) spécialisée étudiée, trois éditeurs de la page d’accueil (HPE17) surveillent les sujets à la Une de Google Actualités pour adapter de façon dynamique la Une 114du site aux articles référencés. Les HPE veillent à ce que leur site soit présent et le mieux placé possible. Ils cherchent à occuper la première ou la deuxième place face aux rédactions web des grands quotidiens nationaux. Ainsi, le choix des sujets traités est, en grande partie, déterminé par les concurrents. Ayant un rôle central dans la rédaction web, les HPE sont la « tour de contrôle » qui assigne le travail aux rédacteurs. Dans la rédaction observée, la fonction a été créée en mai 2012. La tâche est confiée à des rédacteurs expérimentés, qui distribuent les priorités et s’occupent de la ré-éditorialisation (changement des titres essentiellement, voire de l’accroche du papier) et du placement des articles sur la page d’accueil, actualisée toutes les demi-heures. Les HPE utilisent trois outils : Google Actualités, une solution de suivi des audiences maison basée sur Xiti (AT Internet) et Chartbeat, dont l’écran s’actualise toutes les trente secondes. Les rédacteurs et les HPE ont tous une configuration de leur poste de travail avec un double-écran. La récente arrivée de Chartbeat, depuis à peine un mois au moment de notre observation, déstabilise quelque peu l’organisation du travail, car l’usage de différents outils de mesure produit parfois des contradictions dans les chiffres, conduisant à des erreurs d’interprétation ou à l’indécision.
Le collectif hybride,
favoriser l’acceptabilité de l’innovation
Fondé sur une équipe-projet qui allie les compétences de responsables éditoriaux, marketing, techniques et graphiques, le collectif hybride axe ses efforts sur l’innovation. Lors de notre enquête, un exemple nous a été relaté autour de la création d’une application mobile et de la mise en place d’un dispositif particulier autour d’un événement politique, les élections régionales. L’équipe-projet s’assemble le temps de l’expérimentation. Ce type d’opération préfigure-t-il une imbrication plus grande des différents métiers de l’entreprise de presse, travaillant en équipe-restreinte et en flux tendu ? Le collectif hybride permet d’impliquer chaque métier de l’entreprise de presse et ainsi d’adapter l’outil innovant aux routines de travail des rédactions. La création de groupes de travail entend aussi éviter les conflits et contrecarrer les éventuelles oppositions : « la constitution de groupes de projets portés directement par les salariés permet de sortir des logiques d’affrontement entre patrons et salariés et d’“organiser les dissonances” afin de susciter 115le consentement collectif18 ». Ce type de processus rend ainsi moins légitime la critique des travailleurs à l’encontre d’une rationalisation à laquelle ils ont participé19.
Le roulement comme alternance
de rythmes et de fonctions
Les sites de presse en ligne doivent arbitrer la répartition du travail des journalistes web entre l’actualité traitée à chaud (l’actualité « chaude ») et un traitement plus distancié et fouillé (l’actualité « froide »), moins directement en prise avec les événements20. Dans une des rédactions de la presse hebdomadaire nationale (PHN) étudiée, un roulement dans les rythmes de travail et les attributions des rédacteurs a été observé : quatre journalistes-assis (desk) couvrent l’actualité « chaude » et effectuent une rotation toutes les deux semaines pour traiter l’actualité « froide ». Le même type de configuration a été remarqué aux États-Unis chez un acteur né en ligne : le site demande à ses rédacteurs de faire la « chasse aux clics » (traffic whoring) pendant toute une journée, en publiant un maximum de contenus très attractifs, en échange de quoi, les deux ou trois jours suivants ils bénéficient d’un allégement de leur charge de travail, avec une pression temporelle et des contraintes plus lâches pour creuser un sujet21. Les arbitrages entre le volume de production d’actualité chaude et froide déterminent en partie l’organisation du travail dans les rédactions web. Ils sont liés aux objectifs stratégiques du site et à ses capacités de production. Avec le journalisme en ligne, les attributions des rédacteurs sont moins clairement définies. Il est attendu d’eux une polyvalence et une adaptabilité plus grandes, une flexibilité tant dans les horaires que dans les tâches à accomplir ou la maîtrise d’outils techniques. Un journalisme assis (desk), cantonné au traitement de l’actualité « chaude », émerge. Avec ce type de journalisme, de moins en moins mobile, les métriques apparaissent être une forme de 116compensation face à une activité qui semble plus monotone et routinière. Elles servent dès lors à rythmer et stimuler l’action du journaliste. Le journaliste web doit aujourd’hui étendre son domaine de compétences à la technique avec la maîtrise d’une panoplie d’outils-logiciels et matériels toujours plus vaste, mais aussi aux chiffres de l’audience en temps réel. Ce second mouvement ressemble à une internalisation de la pression du marché dans le cours de l’activité journalistique. Il ne s’agit plus d’un résultat a posteriori ou a priori mais qui intervient pendant le processus de production. Ce dernier ne s’arrête plus avec la publication d’un article mais s’étend à la vie de l’article après sa publication. Chaque journaliste est ainsi responsabilisé quant au suivi, au succès et à l’allongement de la durée de vie de sa production éditoriale. Avec l’accès direct aux métriques, le journaliste web devient non seulement éditeur mais veille également à la bonne diffusion et à la promotion de son contenu, notamment via les réseaux socionumériques. Les conférences de rédaction agissent comme des injonctions explicites, mais la présence continue des chiffres participe à maintenir les journalistes web sous tension permanente. Ils viennent les rappeler à leurs objectifs et produisent un effet disciplinant. Accompagnant l’alignement des préoccupations éditoriales et marketing favorisé par la quantification des publics, une mise en synchronie peut être observée, elle s’opère notamment à travers les métriques qui cherchent à concilier une accélération dans la consultation de l’actualité en ligne avec une accélération dans le rythme de la production éditoriale.
LES MÉTRIQUES,
AGENTS DE TRANSFORMATIONS ÉDITORIALES ?
Une des difficultés centrales de la presse en ligne consiste à retenir et fidéliser l’audience alors que le web est essentiellement flux et circulation. Les métriques concourent à résumer l’intérêt des publics pour les contenus, tout en mettant en lumière la (relative) inadéquation entre les préférences des journalistes et celles des lecteurs22. Le raccourcissement 117des temps de consultation de l’actualité en ligne s’explique notamment par le terminal utilisé pour y accéder (smartphone, tablette ou ordinateur) et les sites de provenance (les agrégateurs ou les réseaux sociaux semblent encourager des comportements de lecture de « prélèvement », sur un mode rapide et utilitariste23).
Les entreprises de presse en ligne doivent veiller à l’équilibre entre la production d’informations de flux et de stock pour pouvoir éventuellement pallier une actualité moins chargée24. Ainsi, de façon complémentaire à la publication de contenus d’information courts et en flux tendu, les sites misent également sur des formats dits « evergreen », qui ne sont pas périssables puisque non dépendants de l’actualité immédiate. Ces derniers vont au contraire nourrir un intérêt récurrent, l’audience cumulée pouvant être supérieure à d’autres articles ayant produit des pics d’audience très rapidement. Un exemple de ce type d’article est un article du site Libération qui a pour titre : « Pourquoi les sirènes sonnent ce mercredi midi ? ». Le papier obtient ainsi une audience cumulée significative, du fait de la récurrence mensuelle de la requête sur les moteurs de recherche. Les observations issues des données d’audience poussent à favoriser un certain nombre de formats donnant une large place à l’image et à une information plus légère (soft news) avec notamment les quizz, les listes, les diaporamas ou les infographies, mais aussi le direct (live) pour ce qui est de l’actualité « chaude ». L’architecture du site oriente la production éditoriale dans le choix des formats à présenter aux publics25. Elle est donc porteuse de conséquences sur la manière dont est organisé le travail journalistique.
Les métriques contribuent à alimenter l’idée d’urgence à produire des contenus, le direct (live) serait ainsi un format directement né de l’attention aux chiffres d’audience en temps réel. Ce type de dispositif 118vise à mettre en avant l’interactivité, la possibilité de participer pour les lecteurs (bien que la parole y soit fortement sélectionnée et contrôlée par les journalistes)26. Au site de PQN spécialisé étudié, il est attendu des journalistes qu’ils postent régulièrement des articles très courts. L’idée est alors « d’augmenter la quantité totale d’objets web », en multipliant les formats, qu’il s’agisse de « puces, de live ou de formats longs ». L’accroissement de la somme de contenus publiés quotidiennement brouille l’identité éditoriale du site, le rendant plus similaire à ses concurrents. Les sites d’actualités se tournent, pour augmenter la cadence de production, vers les formats éditoriaux qui requièrent moins de temps et d’efforts comme les articles courts ou d’opinions. Une majorité d’articles commentent l’actualité publiée ailleurs, un phénomène qualifié de « retraitement27 ». L’actualité « chaude » pousse à une standardisation des contenus et à un journalisme de l’urgence. Ainsi, au site généraliste issu de la PQN, Chartbeat est considéré comme un « condensé d’audience instantanée », surtout utile et valorisant lorsqu’il conforte une impression et un jugement. Le caractère pratique de l’outil est souligné, il sert avant tout à « gérer l’actualité chaude ». Sa fonction première est d’être « un compteur de vitesse ». Le rédacteur en chef peut ainsi s’assurer que le rythme de publication est le bon et connaître en temps réel les papiers les plus lus et les plus recherchés (« prendre le pouls de l’audience » comme nous l’indiquait un rédacteur en chef de la PHN). Le logiciel permet de faire un état des lieux à un instant T de ce qui est publié sur le site et de réaliser des ajustements après la publication des articles, comme réviser la titraille ou mettre en scène le contenu sur les réseaux socionumériques ou via des notifications push sur le mobile.
119CONCLUSION
Les métriques objectivent une traduction très imparfaite de la qualité des contenus journalistiques. Un de leurs principaux objectifs semble être de discipliner le travail dans les rédactions web. Elles participent à internaliser la fonction marketing au cœur du processus de production éditorial. Sous des formes séduisantes, ces prescriptions quotidiennes bien visibles agissent en tant que médiateurs d’objectifs stratégiques définis par la direction de l’entreprise de presse. Les chiffres produits par les métriques ont d’abord et avant tout un rôle marketing : ils permettent de segmenter la clientèle et favorisent le développement de la relation-client. L’analyse des chiffres peut aider à fidéliser les audiences. Ces données permettent aux médias d’adapter leurs contenus à des publics diversifiés et de développer des modèles économiques en cohérence. Si la majeure partie des médias désormais sur les métriques de l’audience pour prendre des décisions éditoriales, ils ne les utilisent pas tous de la même façon. L’audience n’est plus conçue comme homogène, mais comme plurielle et hétérogène, composée de sous-groupes qu’il s’agit d’adresser séparément en mettant en œuvre des stratégies de conquête (acquisition) de nouveaux publics et de fidélisation des visiteurs récurrents (avec l’espoir de les convertir en abonnés payants). Dans l’entreprise de presse, la quantification de la performance des contenus journalistiques proposée par les métriques recouvre également une logique de contrôle et de pilotage comptable. Les métriques produisent des visions renouvelées de ce qui a de la valeur dans le journalisme et de ce qui mérite d’être poursuivi et défendu. L’utilisation de chiffres et de mesures dans l’optique de gérer et d’accroître la productivité des travailleurs est cependant loin d’être nouvelle, même si elle affecte à présent des organisations tels que les entreprises de presse visant à promouvoir et à fournir des biens publics pour lesquels l’efficacité et la performance sont difficilement mesurables28.
L’imaginaire porté par les sciences et les techniques, dont les métriques paraissent ici emblématiques, renvoie à un monde qui se voudrait « rendu transparent à lui-même » et se dirigeant vers l’idéal d’un pouvoir 120impersonnel incarné par les nombres29. Les métriques peuvent alors être entendues comme des « technologies de gouvernement [rendant] possible certains comportements tout en cadrant les modalités de leur réalisation30 ». La gouvernementalité, opérée ici par la quantification des publics, serait alors le lieu de la circulation de « normes de comportements31 ». La présence continue des chiffres dans les rédactions tend à transformer le rapport à l’activité et au temps des journalistes web. Elle les pousse à rationaliser leurs efforts de production et attire leur attention sur des signaux qui témoignent très imparfaitement de ce qu’est la qualité du travail journalistique. Il ne s’agit pas simplement d’« écrire pour être lu » mais aussi de participer à élaborer les termes du débat public en offrant aux citoyens la capacité d’accéder à la compréhension d’enjeux de plus en plus complexes et distants des préoccupations quotidiennes immédiates, comme ceux liés aux sciences, aux techniques et à l’environnement. À l’heure de la généralisation des métriques dans les rédactions web, il semble souhaitable que continue d’exister un journalisme exigeant en matière d’approfondissement des connaissances et de l’expertise pour permettre aux citoyens de prendre des décisions informées.
Alan Ouakrat
Université Sorbonne-Nouvelle
Paris 3
1 Ces sociétés se nomment, par exemple, Chartbeat, AT Internet (Xiti) ou Parsely.
2 Boczkowski, P. J. 2005. Digitizing the News : Innovation in Online Newspapers. Cambridge : MIT Press.
3 Karpik, L. (2007). L’Économie des singularités, Paris, Gallimard ; Vatin, F. (2013). « Évaluer et valoriser », in Vatin F. (dir.), Évaluer et valoriser, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, p. 17-37 ; Bouchard J., E. Candel, H. Cardy et G. Gomez-Mejia (Éd.) (2015), La médiatisation de l’évaluation, Peter Lang, 322 p.
4 Smythe, D. (1977), “Communications : Blindspot of Western Marxism”. Canadian Journal of Political and Social Theory, Vol. 1, No 3, p. 1-27 ; Napoli, P. (2003), Audience Economics : Media Institutions and the Audience Marketplace. New York : Columbia University Press ; Turow, J. (2005). “Audience Construction and Culture Production : Marketing Surveillance in the Digital Age”, Annals of the American Academy of Political and Social Science, 597 : 103-121 ; Bermejo, F. (2009). “Audience Manufacture in Historical Perspective : From Broadcasting to Google”, New Media and Society, 11 (1/2) : 133-154.
5 Sur la notion de public imaginé, cf. Gans H. (1979), Deciding What’s News. New York : Pantheon Books. Sur la logique de surveillance des comportements des utilisateurs des technologies interactives, cf. McGuigan L. (2015), “From demographics to buying power : economic evaluation of audience as consumers”, p. 259-279, in Bouchard et al. (Éd.) (2015), op. cit. ; Andrejevic, M. (2002). “The Work of Being Watched : Interactive Media and the Exploitation of Self-Disclosure”, Critical Studies in Media Communication, 19(2) : 230-248 ; Elmer, G. (2004), Profiling Machines : Mapping the Personal Information Economy. Cambridge, MA : Mit Press.
6 Entre le mois de juillet et de novembre 2015, sept entretiens ont été menés avec des responsables de rédactions web, dont deux titres de presse quotidienne nationale (l’un généraliste, Libération, l’autre spécialisé, Les Échos), deux titres de presse hebdomadaire nationale ou presse magazine d’actualité (L’Express, Le Nouvel Obs.) et un groupe de presse magazine (Prisma Presse, newsroom télé). Nous avons échangé avec de nombreux journalistes et mené des observations in situ dans les salles de rédaction lorsque cela était possible.
7 Ouakrat A. (2011), Publicité en ligne sur les sites de presse issus de l’imprimé. Construction du marché, logiques de fonctionnement et perspectives d’évolution, Thèse de doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication, document non-publié. https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-00874937
8 Notre traduction. Vu, H. T. (2014), “The Online Audience as Gatekeeper : The Influence of Reader Metrics on News Editorial Selection.” Journalism 15, no. 8 (November 1, 2014) : 1094–1110. doi:10.1177/1464884913504259.
9 Callon M. (ed.) (1998), The Laws of the Markets, Blackwell Publishers, The Sociological Review, 277 p.
10 Supiot A. (2015), La gouvernance par les nombres : cours au Collège de France, 2012-2014, Fayard, 512 p. ; Crosby A. (1997 ; 2003 trad. fr.), La mesure de la réalité. La quantification dans la société occidentale (1250-1600), Éditions Allia, 267 p.
11 Supiot, op. cit., p. 104-105.
12 ibid., p. 107.
13 Dupuy C. (2013), « Les travailleurs du web : innovation et catégories professionnelles dans la presse en ligne », La Revue de l’Ires, Vol. 2, No 77, p. 107-127.
14 Christin A. (2014), “Clicks or Pulitzers ? Web journalists and their work in the United States and France” PhD. Princeton University, September, 410 p.
15 Cette remarque fait écho aux travaux d’Alain Supiot sur la gouvernance par les nombres qui décrit un changement d’imaginaire du travail, où le passage d’une logique mécanique à celle d’une réponse à des signaux engendrerait un pilotage de l’activité par les résultats à atteindre, une direction par objectifs et une obligation de résultats sans pour autant donner au travailleur « les moyens de peser sur le sens de son travail » (Supiot, op. cit., p. 365).
16 Caitlin Pietre donne dans son étude l’exemple de Gawker.com, un site de blogs américains, qui affiche un classement public des performances des auteurs et fait dépendre leur rémunération de la performance des articles (nombre de consultations). Petre C. (2015), The traffic factories : Metrics at Chartbeat, Gawker Media and The New York Times, Tow Center for Digital Journalism, 49 p. < http://towcenter.gitbooks.io/the-traffic-factories/content/>
17 Le sigle renvoie à la version anglo-saxonne du métier d’« éditeur de la page d’accueil » : home-page editor.
18 Dupuy, op. cit., p. 118.
19 Rot G. (2000), « La résistance ouvrière face aux nouvelles formes de rationalisation : entre restriction et résurgence », Travail, emploi, formation, no 1, p. 19.
20 Les catégories d’actualité « chaude » et « froide » sont avant tout utilisées par les acteurs du journalisme eux-mêmes et correspondent davantage à des catégories pratiques que théoriques. L’opposition permet de classer les informations et de définir en leur sein un ordre de priorité. Cf. Pilmis O. (2014), « Produire en urgence. La gestion de l’imprévisible dans le monde du journalisme », Revue française de sociologie, Vol. 55, No 1, p. 101-126, p. 111.
21 Christin (2014), op. cit.
22 Boczkowski, P. J., and E. Mitchelstein (2013), The News Gap : When the Information Preferences of the Media and the Public Diverge. Cambridge : MIT Press.
23 Barbier-Bouvet J.-F. (2001), « Internet, lecture et culture de flux », Revue Esprit, Décembre, Propos recueillis par Olivier Mongin, Marc-Olivier Padis et Richard Robert ; Ouakrat A. (2013), « La consommation d’information en ligne : un cadrage quantitatif », in Joüet J. et R. Rieffel (sous la direction de), S’informer à l’ère numérique, Presses Universitaires de Rennes, p. 159-192. L’usage du mobile et des réseaux sociaux est fortement imbriqué. Par conséquent, s’intéresser à la consultation de l’actualité sur le mobile, revient à se pencher sur les réseaux socionumériques en tant que moyen d’accès à l’actualité.
24 Il s’agit là d’un enjeu essentiel pour les rédactions, bien décrit par O. Pilmis (2014, op. cit.), qui consiste à la fois à être capable d’anticiper et de faire face à l’imprévu.
25 Dagiral E., Parasie S. (2010), « Vidéo à la Une ! L’innovation dans les formats de la presse en ligne », Réseaux, no 160-161, p. 101-132.
26 Pignard-Cheynel N. & B. Sebbah (2015), « Le live-blogging : les figures co-construites de l’information et du public participant. La couverture de l’affaire DSK par lemonde.fr », Sur le journalisme, About journalism, Sobre journalismo [En ligne], Vol. 4, no 2, mis en ligne le 15 novembre 2015. URL : <http://surlejournalisme.com/rev/index.php/slj/article/download/230/108>
27 Rebillard F. (2006), « Du traitement de l’information à son retraitement. La publication de l’information journalistique sur l’internet », Réseaux, 137, 24, p. 29-68.
28 Christin A. (2014), op. cit.
29 Supiot (2015), op. cit.
30 Badouard R. (2016), « La mise en technologies des projets politiques. Une approche “orientée design” de la participation en ligne », Participations, p. 45.
31 Mabi C. (2013), « Inclusion des publics et matérialité des dispositifs participatifs », Participations, 7 (3), p. 201-213.
- CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN: 978-2-406-07064-1
- EAN: 9782406070641
- ISSN: 2497-1650
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07064-1.p.0107
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-12-2017
- Periodicity: Biannual
- Language: French