Le numérique se pratique avec les doigts
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2016 – 1, n° 1. Le texte à venir - Auteur : Proulx (Serge)
- Pages : 267 à 268
- Revue : Études digitales
Le numérique se pratique
avec les doigts
Dans un texte publié le 14 janvier 2014 dans le journal Le Monde, Marlène Duretz raconte sa quête de sens à propos du couple digital/numérique. Interrogeant son moteur de recherche, l’encyclopédie Wikipédia l’informe que « bien que les terminologies officielles française et québécoise préfèrent “numérique”, l’usage de “digital” en français se perpétue ». Pour l’adjectif “digital”, écrit-elle, le Trésor de la langue française propose deux pistes définitionnelles : « relatif au doigt » (digitus) ou « qui est exprimé par un nombre » (numerus). De son côté, le Grand Robert définit “digital” comme ce « qui appartient aux doigts » : ici nulle trace d’une synonymie avec le “numérique”. En langue française, le terme “digital” semble décidément relié au “doigt”…
Le même Grand Robert définit l’adjectif “numérique” comme étant « ce qui est représenté par un nombre, qui concerne les nombres arithmétiques ». Sans doute sous l’emprise d’un esprit du temps qui s’affirme très souvent « numérique », coup de théâtre en 2013 : le Larousse.fr indique que l’adjectif “digital” est considéré dorénavant comme un « synonyme de numérique ». Puis, en 2014, nouveau saut qualitatif : le Petit Larousse illustré (version papier) déconseille le terme “digital” et propose l’usage de l’adjectif “numérique”. Marlène Duretz – comme d’ailleurs Thibaut de Jaegher de l’Usinedigitale qui rappelle que « le numérique se pratique avec les doigts » (clavier, souris, écran tactile) – aurait tendance à penser qu’il s’agit d’un « faux combat » sémantique : l’Académie française n’a-t-elle pas rappelé, dans une note du 7 novembre 2013, de ne pas confondre « ces deux adjectifs qui appartiennent à des langues différentes et dont les sens ne se recouvrent pas ».
Ce faux combat sémantique écarte pourtant la question du traitement technique du signal électrique dans les réseaux de transmission, d’abord en téléphonie puis en télécommunication. Dans le prolongement des 268travaux réalisés dans les années 1940 par l’ingénieur et mathématicien Claude Shannon – un théoricien de l’entropie encore davantage que de l’information – des ingénieurs des Bell Labs mettent au point un mode de traitement automatisé du signal qui consiste à transformer l’impulsion électrique en chiffre (“digit”), donc à numériser le signal (en anglais, on dira “digital” en opposition à “analog”) afin d’accroître la performativité des réseaux techniques de communication. Ici se trouve peut-être la racine de la confusion entourant l’usage en français du terme « digital » : l’adjectif deviendrait un anglicisme lorsqu’il serait considéré comme synonyme de « numérique ». C’est ce processus de digitalisation (numérisation) du signal qui rendra possible, dans les décennies 1960-1970, la formidable convergence entre les technologies du transport (télécommunication) et celles de la computation (informatique).
Serge Proulx
Université de Québec à Montréal