Altruism, solidarity, and the nation state according to Thomas Nagel The limits of rationality as the limits of justice?
- Publication type: Journal article
- Journal: Éthique, politique, religions
2020 – 1, n° 16. Mythes de l'intériorité, du métaphysique au politique ? - Author: Desbiolles (Blondine)
- Pages: 141 to 160
- Journal: Ethics, Politics, Religions
Altruisme, solidarité et État-nation selon Thomas Nagel
Les limites de la rationalité comme limites de la justice ?
Lorsqu’on parle de « mythes de l’intériorité », on peut d’emblée penser aux tentations nationalistes, aux tensions et débats quant à l’accueil ou le traitement des migrants, aux fractures entre « le centre » et « les périphéries » et plus généralement à la distinction sociale et politique entre « eux » et « nous ». Mais cette distinction n’est-elle que sociale et politique ? Nous proposons de considérer, à partir des apports de Thomas Nagel, qu’elle découle en réalité de plusieurs formes concaténées de solipsisme, compris comme incapacité logique et/ou pratique à sortir de l’intériorité subjective du « soi » pour reconnaître d’autres existences égales. Ce solipsisme, d’abord métaphysique et épistémologique, empêcherait la reconnaissance objective et rationnelle d’autrui, prenant ainsi une forme morale dont découlerait la limitation de nos préoccupations de justice à ce que nous concevons uniquement en première personne, et excluant alors les demandes, les besoins et les droits de ceux que nous ne reconnaissons pas comme nos proches ou nos semblables. Ce repli solipsiste dans une intériorité plus ou moins étroite peut-il être considéré comme un mythe irrationnel et dépassé ? Ou est-ce au contraire l’aspiration, notamment cosmopolitique, à une justice, une égalité et une solidarité plus étendues, qui constitue un idéal utopique ?
Thomas Nagel répond, paradoxalement, à ces deux questions par l’affirmative. Il défend tout d’abord la rationalité à l’œuvre derrière nos engagements même les plus apparemment personnels, partiaux et subjectifs : la diversité des points de vue, dont la reconnaissance constitue le point de départ de tous ses travaux, est en grande partie une diversité des types de raisons objectives possibles. Il n’y a donc pas d’enfermement solipsiste, ni métaphysique, ni épistémique, dans l’intériorité pure du sujet, parce que la rationalité inclut essentiellement de l’objectivité 142et de l’extériorité. Cela vaut également sur le plan moral, que Nagel traite en termes rationalistes : il rejette ce qu’il appelle le « solipsisme pratique1 », qui est un solipsisme moral, et défend au contraire la possibilité rationnelle de l’altruisme et de l’impartialité. Or l’impartialité étant pour lui une condition de possibilité cruciale de la justice, on pourrait attendre qu’il en vienne à défendre sur le plan politique le cosmopolitisme, compris comme conception la plus contraire à tout solipsisme politique possible. Pourtant Nagel rejette cette conception comme étant irréaliste et utopique, parce qu’il conditionne la rationalité et l’impartialité, requises pour étendre la justice et la solidarité, à des cadres politiques, définis par des institutions étatiques et nationales. Nous apporterons plusieurs critiques à cette restriction de la justice à l’intériorité politique, en tâchant de défendre la possibilité de passer de la réfutation du solipsisme sous toutes ses formes à une mise en œuvre pratique et politique de l’impartialité et de la justice qui soit cohérente avec ce rejet rationnel du « mythe de l’intériorité2 ».
Deux formes de solipsisme
Le solipsisme est d’abord une thèse métaphysique, et plus précisément une forme extrême de subjectivisme : il pose, comme pierre de touche de notre rapport à la réalité, la subjectivité irréductible et indépassable de notre point de vue en première personne. Ce fondement difficile à réfuter donne alors lieu à deux formes distinctes et plus spécifiques de solipsisme, l’un métaphysique, l’autre épistémologique, le second dépendant selon Thomas Nagel du premier3. Le solipsisme métaphysique pose l’impossibilité, au sein même du point de vue subjectif, de conférer le moindre sens à l’idée que d’autres que moi existent, de comprendre et 143de concevoir que le monde et d’autres esprits que le mien sont réels. Ce type de solipsisme aboutit à l’affirmation selon laquelle seul mon esprit existe, tout le reste n’étant qu’une représentation sans indépendance. Le solipsisme épistémologique pose l’impossibilité d’acquérir une quelconque certitude ou preuve objective de l’existence réelle du monde et d’autrui ; il réduit donc toute connaissance à celle de nos représentations, et pose une barrière entre l’intériorité du sujet connaissant et l’extériorité des choses perçues.
Thomas Nagel s’intéresse de près au solipsisme et plus largement au subjectivisme qui entend nier les prétentions à l’objectivité de la raison. Dans son analyse du solipsisme, il s’arrête particulièrement sur ce qui fait l’une des principales difficultés à le réfuter, et qui dérive d’une des propositions de Wittgenstein4, dont Nagel souligne qu’elle est en réalité mal comprise : à savoir que la vérité du solipsisme ne peut pas être établie ou énoncée, mais que son impossibilité se montre dans et par mon langage. Cette proposition présente deux facettes, l’une plutôt métaphysique, centrée sur l’irréductibilité de l’expérience vécue et l’impossibilité de l’étendre à autrui même, l’autre épistémologique, qui souligne l’impossibilité de sortir des règles et pratiques du langage, telles qu’elles sont posées par des formes de vie et des usages qu’on ne peut comprendre ou justifier autrement qu’en constatant que c’est ainsi qu’ils fonctionnent, point. Nagel s’oppose à chacune de ces interprétations : contre la première, il modifie les pôles du subjectif et de l’objectif pour les placer au sein d’une rationalité objective étendue. Contre la seconde ou plutôt contre sa déformation subjectiviste et relativiste, qui fait du langage et des formes de vie non pas un moyen de réfuter le solipsisme comme chez Wittgenstein mais au contraire une façon de poser des bornes internes, subjectives et locales à la recherche d’une justification objective et rationnelle de nos énoncés, il défend l’irrationalité de cette limitation et de la négation de la possibilité d’une rationalité objective.
144Contre le primat de l’expérience subjective
Sa thèse fondamentale consiste à reconnaître en chacun de nous non pas un mais plusieurs points de vue, qui peuvent présenter plusieurs degrés variables de subjectivité et d’objectivité et dont aucun ne constitue toute la réalité5 . Outre notre point de vue subjectif et personnel, nous nous rapportons aussi à cette réalité extérieure et indépendante de nous à travers un autre point de vue dont nous disposons : un point de vue objectif sur autrui et le monde, c’est-à-dire un point de vue plus détaché, plus impersonnel, plus englobant, presque – mais pas totalement – transcendant. Ce point de vue nous permet de nous considérer nous-mêmes comme une personne parmi d’autres dans le monde, comme un objet qui a néanmoins cette curieuse faculté d’être sujet et de se concevoir lui-même comme objet et comme sujet à la fois. Le point de vue presque « de nulle part » nous conduit à concevoir la réalité objective non seulement des autres mais aussi de notre propre point de vue personnel et subjectif. Cela revient en fait à reconnaître objectivement le fait de la subjectivité de toutes les perspectives possibles des autres et de la mienne.
Cette thèse, qui pourrait simplement décrire notre capacité psychologique à être conscient de notre caractère conscient, rappelle toutefois une distinction que le solipsisme tend à oblitérer : celle qui s’installe entre l’expérience vécue et subjective de soi ou d’un objet, et la conception rationnelle que l’on peut élaborer tant de soi que d’un objet. Car si je ne peux effectivement jamais expérimenter en première personne la douleur d’autrui, j’ai mes propres expériences dont je peux tirer une conception objective de la douleur et, à partir de là, imaginer6 le ressenti subjectif d’autrui. Cette conception objective consiste donc d’abord pour le sujet à 145« concevoir ses propres expériences de l’extérieur, comme des événements dans le monde7 ». Expérimenter et concevoir sont deux choses distinctes, la seconde pouvant englober la première. Le point de vue personnel, l’expérience subjective, la conscience de soi sont des faits objectifs que nous pouvons observer, pour ainsi dire du dehors, qu’ils soient ou non les nôtres, qu’ils soient ou non vécus subjectivement d’une manière que nous pouvons reconnaître ou concevoir8. « L’idée est que le concept d’esprit, bien qu’attaché à la subjectivité, ne se restreint pas à ce que l’on peut comprendre dans les termes de notre propre subjectivité – à ce que l’on peut traduire dans les termes de notre propre subjectivité9 ».
Toutefois le solipsiste pourrait ici objecter que toute conception objective, ou que tout concept comme celui d’esprit, n’est jamais que la mienne ou le mien : rien ne garantit son objectivité, ni sa distinction d’avec un produit subjectif de mon imagination, ni le fait que concevoir soit plus extérieur et plus objectif qu’imaginer. Contre cette résistance de l’argument solipsiste, Thomas Nagel avance deux types d’objections, qui toutes deux reposent sur une défense de la souveraineté de la raison.
Contre l’irrationalité du solipsisme
La première consiste à souligner que le débat entre le solipsiste et lui est au fond un débat sur « le dernier mot », mais que le premier n’a rien de solide ou définitif à proposer pour l’emporter.
Le subjectiviste veut le donner [le dernier mot] à la reconnaissance du fait que les justifications trouvent une fin au sein de notre langage et de nos pratiques. Je veux le donner aux justifications elles-mêmes, y compris à certaines qui sont contenues ou impliquées dans cette reconnaissance qui leur est subordonnée, 146tout comme la reconnaissance du fait que la notation est essentielle pour penser l’arithmétique est subordonnée à l’arithmétique elle-même10.
Nagel s’oppose ici spécifiquement au subjectiviste, qu’il semble présenter comme un solipsiste relativiste ou culturaliste : car si la référence au langage et aux pratiques permet, chez Wittgenstein, de réfuter le solipsisme mentaliste, elle fonde aussi un relativisme soulignant la limitation de toute justification objective des énoncés aux bornes d’une communauté linguistique, culturelle, sociale, historique, etc. Le solipsisme mentaliste est en partie réfuté par Nagel grâce à sa thèse des points de vue et de la conception objective, mais il veut encore montrer que cette même conception objective peut avoir une extension universelle et rationnelle. Le subjectiviste affirme que c’est impossible, puisque tout énoncé et toute justification ne sont jamais que culturellement localisés et limités. Pour Nagel c’est là un qualificateur vide, que l’on pourrait ajouter à absolument n’importe quoi et qui n’ajoute rien, qui ne montre même rien. C’est bien plutôt une tautologie, consistant à rappeler qu’une pensée est toujours pensée par quelqu’un ; mais cela ne constitue pas pour autant une démonstration du solipsisme. « [U]ne tautologie sur laquelle tout le monde doit s’accorder dans un débat ne peut pas montrer que l’un des partis a raison11 ». Toutefois on pourrait sur cette même base objecter à Nagel qu’inversement, poser que ce sont les raisons, les justifications ou les concepts eux-mêmes qui conditionnent le fait que nous puissions les reconnaître en tant que tels, est tout aussi tautologique : cela revient à rappeler que le fait que quelqu’un pense quelque chose suppose que quelque chose puisse être pensé. Cela ne montre pas plus l’objectivité des raisons ou des justifications que l’argument solipsiste ne montre leur subjectivité.
Mais Nagel avance alors une autre thèse, à savoir que notre capacité à atteindre l’objectivité par-delà les cadres culturels et linguistiques est peut-être pour l’heure limitée, que nous manquons encore de méthodes pour comprendre le monde et nous-mêmes, mais que cela ne prouve pas qu’une telle possibilité soit inexistante, et encore moins que rien n’existe en dehors de ce que je pense12. « Ces faits ne montrent rien quant au 147cadre de la pensée, parce que les pensées elles-mêmes les dominent13 ». Ce que Nagel avance ici, en termes fortement rationalistes, c’est que le constat même de la subjectivité à l’œuvre dans notre langage, dans nos représentations, dans nos jugements ne peut être totalement subjectif et requiert au contraire toujours un cadre de pensée objectif14. Sinon, le solipsiste ne pourrait même prétendre être rationnel dans sa défense de la subjectivité15. D’ailleurs l’effort même d’évaluation des thèses solipsistes et subjectivistes, qui consiste à « […] déterminer si elles peuvent être crues plutôt que simplement émises16 », revient à un effort pour distinguer ce qui est superficiel et personnel de ce qui est justifié et impersonnel, ce qui est factuel de ce qui est rationnel.
Nagel reconnaît17 que cela ressemble à une pétition de principe, où la raison est à la fois ce qui est à démontrer et ce qui est présupposé pour la démontrer. Toutefois, il remarque que le solipsisme étant originellement un défi adressé à la raison, ce défi en lui-même autorise implicitement à faire appel à elle. C’est en ce sens que Nagel considère que « L’idée de raison se développe à partir de la tentative de distinction du subjectif et l’objectif18 ». Réfuter le solipsisme ne consiste pas à rejeter la distinction entre le subjectif et l’objectif, mais bien au contraire à reconnaître que cette distinction en elle-même requiert un effort rationnel qui ne peut être mené que parce que la raison est un cadre de la pensée, et non pas le résultat subjectif et interne de pratiques ou de préférences personnelles. Le solipsiste, en rejetant l’association entre rationalité et objectivité, avance en réalité un argument irrationnel et contradictoire qui montre l’irréductibilité de cette association. Car tout argument contre la validité objective d’un type de raisonnement est un ensemble de raisons que l’on peut rationnellement évaluer. Pour Nagel, la pétition de principe est donc du côté du solipsisme, non du sien : mobiliser la validité objective de la raison contre le solipsisme est permis et exigé 148par le caractère même des objections du solipsiste, qui sont irrationnelles dans leur prétention même.
Définir ce qui est subjectif dans nos pensées et représentations implique donc que l’on adopte une situation de surplomb rationnelle et objective, depuis laquelle nous pouvons estimer la subjectivité des pensées et/ou essayer de les justifier objectivement. Toutefois, puisque la raison conditionne cette ascension même vers un point de vue plus objectif et décentré, on ne peut en sortir et adopter un point de vue totalement « de nulle part ». Dans cet effort d’ascension, nous nous heurtons certes à une limite de la justification objective, mais qui révèle l’existence têtue et la résistance de raisons qui, même si elles sont pensées par une subjectivité, ne peuvent être déconnectées de leur contenu substantiel et objectif. « Il y a des types de pensées dont nous ne pouvons pas nous passer, même quand nous essayons de nous penser de l’extérieur comme des créatures pensantes19 » ; des pensées qu’on ne peut pas observer totalement de l’extérieur comme si elles étaient de simples apparences ou des opinions purement subjectives.
Nagel opère ici un renversement : là où l’on pourrait s’attendre, au vu de ce que nous avons exposé précédemment, à ce que l’objectivité des raisons soit ce que l’on peut observer comme d’en dehors ou du point de vue de nulle part, et que les énoncés subjectifs soient au contraire ceux que l’on a immédiatement dans notre point de vue personnel, il avance que l’objectivité rationnelle se révèle dans toutes les formes même les plus élémentaires ou les plus personnelles de la pensée, tandis que les énoncés subjectifs peuvent être distanciés de nous. C’est là que l’effort de distinction du subjectif et de l’objectif constitue l’idée même de raison, parce qu’il nous conduit à constater que l’objectif n’est pas ce qui est le plus distant de nous, mais au contraire le plus irréductible au cœur de notre pensée elle-même. Ces pensées qui conditionnent notre pensée, ces idées sans lesquelles nous ne pourrions voir et comprendre, Nagel les appelle « pensées de premier ordre », au sens de fondamental et irréductible : ce sont des pensées ou raisons qui s’imposent au sein de telle ou telle discipline ou pratique. Nagel donne pour exemples de ces pensées de premier ordre la validité du modus ponens en logique, ou encore l’exigence d’ordre à l’œuvre dans les théories physiques20. Avec 149cette assurance d’une conception objective fondamentale, on peut alors contrer toutes les dérives du solipsisme y compris celui qui, en mettant en doute les autres esprits, prend une forme morale et, de là, politique.
Contre le solipsisme moral, l’altruisme
La conception objective inclut le point de vue et l’expérience subjectifs qui la testent et l’évaluent, et la conscience de notre capacité, comme sujet, à atteindre un point de vue objectif sur nous-mêmes et le monde. Mais cette même conception objective inclut aussi la reconnaissance de l’existence d’autres points de vue que le mien ; dès lors cette reconnaissance objective d’autres subjectivités inclut la reconnaissance d’au moins la possibilité qu’elles détiennent cette même capacité à la reconnaissance objective de soi et d’autrui. « Si c’est possible, d’autres peuvent aussi concevoir ces événements, et nous pouvons envisager également les expériences des autres de l’extérieur21 ». On peut donc non seulement penser et concevoir l’existence d’autres esprits et du monde réel, mais on peut encore s’assurer du caractère objectif de cette conception, parce qu’elle n’est autre que celle élaborée par la raison souveraine et portée par ses pensées de premier ordre.
Cette thèse des pensées de premier ordre vaut également selon Nagel en éthique : il défend le réalisme normatif et le rationalisme moral, en affirmant la réalité non pas métaphysique ou ontologique, mais normative et objective des raisons morales d’agir22, et notre capacité à atteindre, élaborer et peser ces raisons dans nos délibérations et nos jugements pratiques. Cette capacité devrait alors nous permettre d’agir de façon toujours objectivement, rationnellement et universellement morale. Mais la conception objective inclut aussi la reconnaissance de l’immense pluralité des perspectives possibles et réelles de soi-même et d’autrui, et l’irréductibilité du point de vue subjectif en première personne. Comment donc, au sein de ce panorama, distinguer les raisons d’agir normatives et objectives des intérêts ou préférences subjectives, 150qui peuvent se présenter comme plus familiers ou plus pressants ? En d’autres termes, comment la thèse de la dualité des points de vue peut-elle éviter ce risque d’une sorte de solipsisme moral ou du moins d’égoïsme rationnel ?
Ce problème de ce qu’il appelle lui-même le « solipsisme pratique23 » est au fondement de ses réflexions morales et politiques, qui se resserrent ensuite davantage sur le problème de la partialité. Le solipsisme pratique consiste, assez simplement, à ne considérer comme de bonnes raisons d’agir que mes raisons d’agir, et à douter de la validité voire même de l’existence de telles raisons d’agir de la part d’autrui. Mais une raison d’agir n’est pas une opinion ou une préférence subjective, pour Nagel ; en tant que raison, elle présente une objectivité qui suppose sa validité et sa légitimité générales au-delà de moi-même. Cela ne signifie pas que toute raison d’agir doive être universellement contraignante ; sa validité générale implique plutôt son caractère objectivement justifiable. Et cette justification peut être plus ou moins universelle, ce qui permet de reconnaître plusieurs types de généralité des raisons24 : l’idée est que toutes les raisons objectives n’ont pas nécessairement le même degré de généralité ou d’extension. Nagel, en reprenant les termes de Parfit25, distingue alors entre raisons relatives à l’agent et raisons neutres par rapport à l’agent.
Les premières ne valent que pour l’agent auquel l’énoncé fait référence ; on peut tout à fait rationnellement reconnaître que de telles raisons sont bel et bien objectives et justifiées pour cet agent spécifique ou pour tout individu pouvant occuper la place de cet agent, sans que cela nous conduise pour autant à les accepter ou à les adopter nous-mêmes. Les raisons neutres, elles, valent pour n’importe qui de manière impersonnelle : ce sont des raisons qui, au lieu d’être relatives à un agent, portent sur des états de fait observés depuis le point de vue impersonnel et objectif, et qui sont donc clairement objectives. Ce qui est intéressant dans cette proposition de Nagel, c’est que les raisons relatives sont elles aussi objectives, quoique partiales. Dès lors la reconnaissance objective 151d’autrui comme une personne égale à toute autre, capable de rationalité et d’objectivité, dotée de points de vue personnels et impersonnels, inclut la reconnaissance et la prise en compte de ses raisons relatives légitimes. C’est ce que Nagel, dans ses premiers travaux, appelait l’altruisme rationnel et que nous considérons être mieux développé par son idée ultérieure d’impartialité supérieure, c’est-à-dire une impartialité incluant les perspectives de chacun et les différentes conceptions de premier ordre de l’impartialité. Nous appliquons ici cette conception de l’impartialité supérieure au domaine moral, en proposant d’identifier altruisme et impartialité éthique.
La source et le critère premier de l’altruisme, c’est la reconnaissance objective, réaliste et décentrée d’autrui permise par le rejet du solipsisme métaphysique : « L’altruisme lui-même dépend de la reconnaissance de la réalité d’autres personnes, et de la capacité équivalente de se considérer simplement comme un individu parmi beaucoup d’autres26 ». L’altruisme découlant de cette reconnaissance n’est donc pas un sentiment, mais le fruit d’un raisonnement dans lequel on tient objectivement compte d’autrui et de ses raisons objectives. Si à cette définition on ajoute à présent les apports de Nagel quant à la diversité des raisons objectives et l’existence des raisons relatives, alors cet altruisme implique aussi la reconnaissance des raisons relatives justifiées d’autrui, et leur pesée rationnelle et impartiale dans la délibération de l’agent. C’est en ce sens que nous parlons ici d’impartialité éthique supérieure, puisque cette forme d’altruisme est une pesée impartiale des raisons partiales et impartiales, personnelles et impersonnelles, qu’autrui peut me présenter. Autrui n’est donc plus, avec cette conception avancée par Nagel de la rationalité morale, un sujet de doute voire de négation ; il est en fait toujours déjà présent dans la conception que j’ai de mon propre esprit, de moi-même et de mes raisons d’agir. Les demandes ou revendications qu’il peut émettre ne sont pas des choses dénuées de sens ou de certitude pour moi : ce sont d’abord et avant tout des raisons objectives que je reconnais en tant que telles, qui peuvent faire écho aux miennes et qui permettent ce que Nagel appelle aussi le « souci interpersonnel impartial27 » (ce qu’il abordait avant sous le terme d’altruisme).
152Le solipsisme moral se trouve ainsi à son tour rejeté : la division des points de vue en chacun de nous et la souveraineté de la raison conduisent à reconnaître d’une part l’objectivité des raisons, y compris morales, et d’autre part la légitimité des raisons relatives qui peuvent valoir de manière interpersonnelle et impartiale. Autrement dit, le solipsisme métaphysique ne peut pas être rationnel, mais la morale étant elle-même rationnelle pour Nagel, le solipsisme ne peut pas non plus être moral. On ne peut pas plus se satisfaire de la réduction subjectiviste opérée par le solipsisme que légitimer le rejet ou l’indifférence vis-à-vis des raisons pouvant être avancées par autrui : ces raisons sont toujours au moins en puissance les miennes aussi, en tant que raisons objectives, justifiées et réelles.
Toutefois les raisons neutres et relatives sont également objectives et valables, et les secondes ne jamais motivantes que pour l’agent lui-même. Dès lors la reconnaissance altruiste ou impartiale d’autrui et de ses raisons, et la considération impartiale supérieure de l’ensemble de nos raisons et des siennes, n’interdisent nullement que nous privilégiions nos propres raisons relatives ; ce qui aboutirait paradoxalement à un altruisme formel légitimant une forme non plus de solipsisme, mais d’égoïsme substantiel. C’est là que nous proposons de relier ces considérations à la question politique du « mythe de l’intériorité », que Nagel permet d’aborder à partir de ses réflexions sur la tension entre partialité et impartialité.
Partialités, souveraineté et solidarité :
les limites épistémiques, morales et politiques
du mythe cosmopolitique
La défense de la souveraineté de la raison et de notre capacité à intégrer les points de vue en direction de l’objectivité pourrait laisser espérer que chacun et chacune de nous devienne rationnellement plus altruiste ou éthiquement impartial, c’est-à-dire plus sensible à l’ensemble des demandes, revendications, plaintes et propositions avancées par n’importe quel autre individu de façon rationnelle et justifiée. Un 153tel espoir pourrait prendre le visage politique du cosmopolitisme, en visant une forme d’unité et de justice mondiale par-delà les frontières étatiques. Toutefois Thomas Nagel rejette cet espoir, pour deux raisons concaténées qui sapent chacune une condition de la visée cosmopolitique, et se combinent en un troisième blocage.
La première des conditions du cosmopolitisme serait l’extension et l’amélioration de notre rationalité impartiale : plus nous la développerions, ainsi que notre prise en compte des points de vue de chacun et des raisons légitimes qu’ils peuvent porter, plus nous serions à même de dépasser les égoïsmes et les intérêts étroits qui constituent ou tolèrent du moins les replis dans l’intériorité et les injustices. Mais pour Nagel, cette rationalité impartiale ne peut être attendue spontanément des individus, dont les raisons relatives et les partialités légitimes peuvent résister aux efforts et sacrifices qu’elle requiert. Elle doit donc être mise en œuvre voire imposée au niveau politique impersonnel, par des obligations politiques reposant sur la mobilisation de raisons neutres et impartiales relevant de la responsabilité de l’État et ses institutions28. Il faudrait alors que la gouvernance politique fasse preuve, d’emblée, de bonne volonté impartiale, et donc d’une politique plus éthique, c’est-à-dire plus rationnelle et tournée vers la prise en compte morale de ce qui est bon en soi et de l’humanité en général29. Le problème pour Nagel est que la plupart des politiques sont en réalité menées au nom d’intérêts locaux, spécifiques et égoïstes, et justifiées de façon rationnellement infondée30. Cette faiblesse de la rationalité dans les discours et débats politiques, ainsi que les soupçons qu’elle alimente, font selon lui perdre confiance aux individus et sapent le sentiment31 d’appartenir à une même communauté morale élargie à l’échelle mondiale. Les intérêts, la concurrence et les escroqueries rationnelles limitent donc au niveau 154politique intérieur le développement de notre capacité à l’objectivité et au souci impartial pour autrui.
Ne pourrait-on alors pas, surtout dans notre monde actuel globalisé et connecté, envisager que l’on puisse sortir de l’intériorité nationale, la révéler comme n’étant qu’un idéal fantasmé voire mythologique d’une solidarité intérieure nationale32, et trouver dans le cosmopolitisme les moyens de penser une impartialité réellement étendue à l’ensemble de la communauté humaine ? Ce serait là la seconde condition du cosmopolitisme, qui pose qu’il n’y a aucune raison valable de limiter les droits, les biens, les ressources, et la justice plus généralement à des communautés telles que les peuples et les États. Mais Nagel rejette cette possibilité, car selon lui33, malgré l’attrait de l’idéal moral cosmopolitique, la justice demeure un concept politique qui dépend d’institutions souveraines et ne peut les dépasser. C’est ce qu’il appelle la « conception politique » de la justice, appelée aussi la thèse institutionnaliste, et qu’il défend en s’appuyant sur Hobbes et John Rawls34. Selon cette thèse, c’est seulement au sein d’institutions souveraines, c’est-à-dire douées d’une autorité effective et suprême, que la valeur de justice peut prendre son sens et son effectivité, et que les demandes de justice, d’égalité et, dans le cas démocratique, de justification des politiques mises en œuvre, peuvent émerger. Cette thèse fonde selon Nagel deux obstacles à la visée cosmopolitique.
Le premier est que les institutions internationales actuellement en place ne sont pas, aux yeux de Nagel, souveraines. Parce qu’elles dépendent de l’association volontaire et coopérative des États qui y participent, et parce que cette association dépend elle-même des relations de marchandages et d’intérêts communs entre les États, elles sont conditionnées à ces volontés et intérêts variables. Elles ne disposent donc pas d’une autorité de type supra-étatique ni d’indépendance, et ne 155sont pas en mesure de remplir la clause d’impartialité que Nagel place au cœur de la justice et de la solidarité : elles reflètent des fins et des intérêts partiaux, qui sont ceux des États les plus puissants et non ceux de tous les États, encore moins ceux des individus35. Nagel reconnaît que de nouvelles institutions internationales tendent à présenter une autorité plus satisfaisante ; mais elles n’en demeurent pas moins, selon lui, tributaires des États qui les animent, de leurs volontés et intérêts particuliers et partiaux, et non en relation avec les individus36.
Le deuxième obstacle qui découle de la thèse institutionnaliste de Nagel est qu’au niveau des individus justement, le souci de justice dépend de ce qui est défini comme des exigences et capacités légitimes. Or cette légitimité est limitée selon lui par l’État-nation et par une solidarité interne à cette réalité politique. La solidarité est d’abord et avant tout locale, communautaire, exclusive de ce qui se trouve en dehors d’elle ; mais puisque Nagel pose l’équation entre justice, légitimité et institutions souveraines, seules ces dernières peuvent porter les demandes de justice d’une communauté qui se définit justement à travers elles. Même si Nagel déplore que cette solidarité prenne le visage du chauvinisme, du nationalisme, du racisme, etc., il souligne que ces tensions entre « nous » et « eux », entre dedans et dehors, entre juste et injuste constituent un moteur essentiel de la vie sociale37, et même de tout progrès possible vers plus d’impartialité. Le sens de la communauté est d’abord local et intérieur, et s’il rend possible notre engagement dans des exigences morales, sociales et politiques de justice, il marque aussi les bornes de notre solidarité. Celle-ci serait donc un élément central de l’extension de la rationalité et de la justice par-delà toute forme de solipsisme, mais elle aurait une fâcheuse tendance à se diluer et même à se refermer dès lors qu’elle exigerait un engagement pratique et politique pour ceux qui ne sont pas nos concitoyens.
156Sortir du « mythe de l’intériorité » subjective ne donne donc pas nécessairement lieu à un tout-extérieur interpersonnel, impartial et solidaire, à un cosmopolitisme désétatisé comme le rejette Nagel ; cela nous confronte à différentes sphères de rationalité potentiellement exclusives les unes des autres, autrement dit à des intériorités épistémiques, morales et politiques qui sont plus concurrentes qu’altruistes. Ces intériorités délimitent et restreignent simultanément les solidarités qui motivent, encadrent et acceptent les exigences de la justice sociale, refermant donc l’extension de l’idéal cosmopolitique de justice aux bornes d’un « nous » toujours particulier et exclusif des autres. Pouvons-nous nous contenter de cette conclusion pessimiste voire défaitiste ? Quel est l’intérêt de poser cette thèse de la dualité des points de vue, si c’est pour aboutir in fine, après avoir donné les moyens de se sortir du solipsisme métaphysique, épistémologique et moral, à une légitimation désenchantée d’un solipsisme politique modéré ?
Pistes critiques
L’interprétation que propose Nagel de la cohabitation en nous des deux points de vue constitue une alternative au solipsisme, en refusant l’unicité de la perspective subjective et la limitation de notre saisie rationnelle du réel qu’elle implique. Mais là où ses réflexions offrent la possibilité d’issues rationnelles, altruistes et cosmopolitiques au solipsisme moral et politique, il la ferme pourtant en identifiant un cercle vicieux entre rationalité impartiale et partialités ou solidarités socio-politiques. Ce blocage découle toutefois de plusieurs faiblesses dans l’argumentation globale de Nagel, telle que nous l’avons exposée et reconstruite jusqu’ici. On peut accepter sa thèse de la dualité des points de vue et de notre capacité rationnelle à développer la reconnaissance altruiste et impartiale d’autrui, et on peut également accepter son insistance sur les résistances légitimes des différents types de partialité et sur les conflits de priorité entre les raisons d’agir. Mais le cœur des difficultés repose dans ses thèses politiques, que l’on peut critiquer depuis plusieurs entrées.
La première consiste à souligner que le saut entre partialité personnelle et impartialité politique, et plus spécifiquement sur le plan 157politique entre solidarités locales et solidarité humaine, n’en est un que dans la mesure où l’on présuppose que les raisons relatives de chacun ont plus de poids que les raisons relatives d’autrui et que les raisons neutres – bref, où l’on présuppose un type de raisonnement égoïste. Cela revient à nier la possibilité, pourtant avancée par Nagel, d’un raisonnement altruiste ou impartial supérieur, ainsi que de sa mise en œuvre dans les questions politiques. Et cela contredit aussi son rejet de la possibilité de hiérarchiser ou peser de façon systématique et absolue les différentes raisons objectives possibles. En tenant compte de ces deux critiques, on pourrait pousser au-delà des bornes de la communauté politique, que Nagel présuppose se confondre avec les frontières de l’État-nation, la piste de la délibération publique démocratique. Il serait possible d’envisager des modalités démocratiques plus ouvertes, d’une part dans une dynamique comme celle examinée actuellement par les théories de la démocratie délibérative ou participative38, lesquelles envisagent des modes plus souples, plus variés et plus inclusifs de prise en compte des opinions des citoyens à l’intérieur même d’un État, et d’autre part dans la perspective de ne pas nécessairement réduire la citoyenneté au territoire ou à la souveraineté39, et donc de penser une citoyenneté démocratique débordant des frontières étatiques. Car si l’on accepte, avec Nagel, de considérer que nous sommes d’emblée capables de reconnaître et d’intégrer autrui ainsi que ses raisons dans nos propres raisonnements, et que le débat démocratique peut avoir en lui-même des vertus épistémiques, il n’y a a priori pas plus de raison de penser que cette reconnaissance sera freinée par notre propre partialité que d’envisager qu’elle puisse permettre de hisser progressivement nos argumentations respectives vers plus d’impartialité et de solidarité, à l’échelle tant nationale qu’internationale.
Notre second argument est que l’impossibilité, selon Nagel, de développer une impartialité et une solidarité politiquement effectives sur le plan mondial découle de l’idée selon laquelle ce sont des formes étroites d’appartenance, de reconnaissance et d’obéissance politiques qui 158conditionnent les considérations de solidarité et de justice. Or son parti-pris en faveur du principe de souveraineté est discutable, et combiné à un constat empirique partiel sur l’état et les capacités des institutions politiques en général. Car rien ne fonde la restriction de toute autorité politique légitime à l’État-nation seul, et donc de la souveraineté politique à la souveraineté nationale ; l’Union européenne est un exemple de construction politique supranationale, dotée d’une autorité légitime et démocratique et en ce sens d’une souveraineté spécifique, et il y a aussi des États fédéraux multinationaux qui présentent autorité, légitimité et souveraineté, comme la Belgique ou les USA.
Troisièmement la manière dont Nagel remobilise la conception de la souveraineté de Hobbes revient à la placer en amont du droit, et à nécessairement faire de la solidarité une sorte d’idéal naïf bien éloigné des intérêts et des égoïsmes qui sont au cœur des rapports entre les individus. Mais cela revient à subordonner la morale à la politique et au droit, et le droit à la force (humaine ou divine, d’ailleurs). Or notre capacité à l’altruisme rationnel semble bien plutôt rendre possible la solidarité en amont de toute autre considération juridique et politique. On pourrait ici enrichir cette thèse de Nagel des considérations sociologiques de Durkheim et Duguit40, en soulignant que l’idée même de souveraineté est un mythe : il y aurait d’abord la solidarité sociale, dont découlent le droit et la citoyenneté, que l’État doit ensuite transcrire dans ses institutions et ses lois. Une telle approche permet de penser que là où il y a reconnaissance rationnelle d’autrui et engagement pratique de type altruiste ou solidaire, alors il y a bel et bien les prémisses d’exigences de justice, lesquelles ne sont pas forcément limitées aux bornes de la « nation ». L’impartialité dont nous sommes tous épistémiquement et moralement capables, et qui inclut la reconnaissance des partialités légitimes d’autrui, peut certes toujours se heurter à nos propres partialités intéressées ou égoïstes ; mais elle peut aussi rendre possible cette extension progressive du droit et de la conception cosmopolitique de la justice, que Nagel juge utopique parce qu’il en fait un idéal distant et non un corollaire immédiat de notre capacité à la solidarité. Dans 159cette logique, nous n’exigerions pas plus de justice ou de solidarité parce que et dans la mesure où nous sommes les citoyens de tel État, ce qui supposerait d’ailleurs, de façon infondée, que parce que nous sommes concitoyens d’un État-nation, nous sommes nécessairement dans une logique de solidarité. Ce serait plutôt d’abord, et au contraire, parce que nous avons avec d’autres êtres humains certaines relations de solidarité, que nous pourrions émettre des exigences d’impartialité et de justice, et donc solliciter les États et les institutions sur le plan du droit41.
Enfin, et cette dernière objection est de type empirique, nous remarquons que la thèse institutionnaliste de Nagel repose en grande partie sur le constat pessimiste des rapports de force et des égoïsmes plus ou moins éhontés des États sur le plan international. Mais c’est là affaiblir excessivement la fonction et les capacités de certaines institutions internationales déjà existantes, et notamment du droit international : l’ONU, la Cour pénale Internationale, les tribunaux pénaux internationaux, mais aussi l’OMC, le FMI ainsi que des ONG comme Amnesty International sont autant d’institutions qui jouent un rôle crucial dans la défense, l’élaboration et l’évaluation des exigences de justice et de la protection des droits fondamentaux. Or elles jouissent d’une autorité et d’une effectivité distinctes de celles présentées par les souverainetés nationales. Si les partialités légitimes tant des individus que des États peuvent freiner l’aspiration à une justice et une solidarité de type cosmopolitique, des institutions existent qui sont en mesure de porter l’impartialité supérieure qui, dans la division morale du travail proposée par Nagel, ne peut être le fruit que de l’État.
Conclusion
Les réflexions de Nagel offrent une voie interprétative permettant de dépasser les apories du solipsisme de façon dynamique et dialectique, en posant la dualité des points de vue, leurs liens à la rationalité objective 160et la diversité des raisons que nous pouvons prendre en compte, peser et placer au fondement de nos choix moraux et politiques. Mais nous considérons alors que la division des points de vue constitue moins une limitation de la sortie hors des intériorités individuelles, communautaires et politiques, que ce qui rend au contraire possible la visée délibérative, démocratique et solidaire d’une justice et d’une impartialité cosmopolitiques. Si la résistance du « moi » et du « nous » présente une grande force d’inertie, elle est surtout rendue apparemment insurmontable par la conception fermée de la politique et du droit qu’avance Nagel. Car bien qu’il pose un lien de complémentarité nécessaire entre morale et politique, il finit en réalité par les hiérarchiser et les dissocier : les États sont égoïstes, les citoyens ne sont solidaires que dans les limites de leur État, et ce parce que la solidarité est définie non par la morale mais par la politique et le droit, lui-même défini comme le produit d’institutions étatiques souveraines. Pourtant le droit peut être pensé comme l’expression d’exigences morales, et la condition des institutions politiques. Cette perspective juridique, outre l’éclairage qu’elle apporterait sur les rôles et interactions des institutions, des États et des individus à l’échelle internationale, serait aussi susceptible d’amener le principe de publicité, lequel est au cœur de la visée de justice et de paix, et qui est d’ailleurs le pôle opposé et nécessaire de l’intériorité fermée du solipsisme. Si l’on peut donc réfuter le « mythe de l’intériorité » sur les plans à la fois métaphysiques, épistémologiques et moraux, alors il s’agirait de substituer à ce mythe des engagements pratiques en faveur de l’ouverture et de la publicité : ils ne pourraient être pleins et effectifs que dans la délibération démocratique et dans le droit, eux-mêmes conditionnés par notre capacité à l’impartialité et à l’altruisme, et dans lesquels la conflictualité des points de vue est assumée et jugée de manière à la fois objective et substantielle.
Blondine Desbiolles
Université de Lyon
Institut de recherches philosophiques de Lyon (IRPhiL)
1 Thomas Nagel, The Possibility of Altruism, (1e publ. Oxford, Clarendon Press, 1970), Princeton, Princeton University Press, 1978.
2 Ce vocable de « mythe de l’intériorité » n’est pas utilisé par Nagel lui-même : il traite en revanche du solipsisme sous plusieurs de ses facettes, du point de vue personnel, de la partialité, du moi subjectif et objectif. Ces expressions seront indiquées et référencées dans notre présentation de ses thèses.
3 T. Nagel, The Possibility of Altruism, op. cit., p. 104, note 1.
4 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques (1953), Paris, NRF Gallimard, 2004. Wittgenstein ne défend pas le solipsisme, et au contraire sa critique du mythe du langage privé et sa thèse des formes de vie en constituent une solide réfutation. Nagel s’intéresse de près, dans The Last Word, aux propositions de Wittgenstein (mais aussi de Kripke ou Strawson analysant Wittgenstein), car il veut montrer qu’elles contiennent des arguments souvent mécompris, qui rejettent en réalité toute réduction naturaliste et défendent la compréhension de la signification depuis l’intérieur même de nos pensées, sans que cela ne constitue une forme quelconque de solipsisme. (T. Nagel, The Last Word, Oxford University Press, New York : Oxford, 1997, p. 39-53).
5 T. Nagel, « Subjective and Objective », Id., Mortal Questions (1e publ. 1979), New York, Cambridge University Press, 2010, p. 196-213 ; « The Limits of Objectivity », Sterling M. McMurrin (éd.), The Tanner Lectures on Human Values, vol. I, University of Utah Press – Cambridge University Press 1980, p. 75-139 ; Le point de vue de nulle part (The View from Nowhere, Oxford, Oxford University Press, 1986, trad. Sonia Kronlund, Combas, L’Éclat, 1993.
6 Sur ce rôle de l’imagination, voir « The Limits of Objectivity », op. cit., p. 85-89. Voir également « What Is It Like to be a Bat ?”, Mortal questions, op. cit.
7 T. Nagel, Le point de vue de nulle part, p. 27-28.
8 Nous ne pourrons effectivement jamais savoir exactement ce que cela fait d’être une chauve-souris, ou quel goût ont les œufs brouillés pour un cafard ; mais nous pouvons concevoir la possibilité d’autres esprits et d’autres expériences subjectives du monde. Voir T. Nagel, Le point de vue de nulle part, op. cit., p. 112-119 et p. 126-132. Sur la distinction entre sensation, expérience et conscience, voir B. O’Shaughnessy, Consciousness and the World, Oxford, Oxford University Press, 2000.
9 T. Nagel, Le point de vue de nulle part, op. cit., p. 27-28.
10 T. Nagel, The Last Word, op. cit., p. 34, notre traduction.
11 Ibid., p. 35.
12 Nagel défend par ailleurs le réalisme, selon lequel la réalité déborde largement ce que nous saisissons depuis notre seule subjectivité ; elle est le cadre dans lequel nous nous inscrivons et que nous essayons de connaître et penser, mais elle ne se confond ni avec notre connaissance, ni avec notre pensée, et ne peut y être réduite. Voir T. Nagel, Le point de vue de nulle part, op. cit., notamment p. 109-112.
13 T. Nagel, The Last Word, op. cit., p. 34.
14 Ibid., p. 16.
15 Cette même ligne argumentative est également développée par Bernard Williams, dans La fortune morale, Moralité et autres essais, PUF, 1994.
16 T. Nagel, The Last Word, op. cit., p. 24.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Ibid., p. 32.
20 T. Nagel, The Last Word, op. cit., p. 55-59, p. 77 et p. 88-92.
21 T. Nagel, Le point de vue de nulle part, op. cit., p. 27-28.
22 Voir T. Nagel, The Last Word, op. cit., notamment. p. 102 sq.
23 Nagel a développé une réfutation spécifique du solipsisme pratique dans son ouvrage de jeunesse The Possibility of Altruism, mais les arguments que nous exposons et que nous utilisons sont ceux qu’il réélabore par la suite, notamment pour corriger la confusion entre objectivité et pure impersonnalité qui sous-tendait ses conclusions de 1970.
24 T. Nagel, T., Le point de vue de nulle part, op. cit., p. 183.
25 Derek Parfit, Reasons and Persons, Oxford, Clarendon Press, 1987, p. 143.
26 T. Nagel, The Possibility of Altruism, (1e publ. Oxford, Clarendon Press, 1970), Princeton, Princeton University Press, 1978, p. 3.
27 T. Nagel, The Last Word, op. cit., p. 124.
28 Notamment dans les cas où le débat démocratique achoppe, les raisons en jeu étant également valables, l’État peut et doit ultimement trancher, étant détenteur de l’autorité politique légitime.
29 T. Nagel « Reasons and National Goals », Science, vol. 177, 1erseptembre 1972, p. 766-770.
30 Selon Nagel la plupart des arguments politiques mobilisant la notion d’intérêt nuisent soit aux libertés individuelles, soit à l’égalité des individus, et sont donc des sophismes au service des intérêts de quelques-uns seulement. Il critique aussi dans plusieurs articles les justifications conséquentialistes qui sont apportées à des décisions politiques qu’il qualifie de criminelles ou d’impitoyables, voir « War and Massacre » et « Ruthlessness in Public Life » dans Mortal Questions, op. cit.
31 T. Nagel, « Reasons and National Goals », op. cit., p. 769.
32 Nous avançons cette hypothèse ; Nagel ne parle pas de mythe ou de fantasme national, mais il déplore en revanche ce qui se passe au nom de l’expression nationale, et de l’identification raciale, linguistique ou culturelle. Voir Nagel, T., Égalité et partialité, op. cit., p. 189-190.
33 T. Nagel, « The Problem of Global Justice », Philosophy & Public Affairs, vol. 33, no 2, 2005, p. 113-147, republié dans Secular Philosophy and the Religious Temperament, New York, Oxford University Press, 2010, p. 61-91.
34 J. Rawls, Paix et démocratie : le droit des peuples et la raison publique (1e pub. The Law of Peoples. With the Idea of Public Reason Revisited, Harvard University Press, 1999), trad. Bertrand Guillarme, Paris, Éditions La Découverte, 2006.
35 Précisons que Nagel rejette la possibilité mais aussi la visée d’un gouvernement mondial, tout en espérant « un développement progressif d’une certaine souveraineté internationale » qui se jouerait notamment sur le plan légal avec les droits de l’homme. Toutefois, il considère que cette souveraineté internationale ne pourrait au mieux que découler « du développement d’une notion commune du bien et du mal en politique », et ne serait pas pour autant capable d’assurer une forte protection internationale des individus. Voir Nagel, T., Égalité et partialité, op. cit., p. 187-188.
36 T. Nagel, « The Problem of Global Justice », op. cit., p. 83-84.
37 T. Nagel, Égalité et partialité, op. cit., p. 190.
38 Voir notamment Estlund, D., L’autorité de la démocratie. Une perspective philosophique, Paris, Hermann, 2011 ; Landemore, H., « Beyond the Fact of Disagreement ? The Epistemic Turn in Deliberative Democracy”, Social Epistemology, 4 mai 2017, vol. 31, no 3, p. 277-295 ; Mansbridge, J., “La place de l’intérêt particulier et le rôle du pouvoir dans la démocratie délibérative », Raisons politiques, vol. 2, no 42, 2011, p. 47-82.
39 Voir C. Colliot-Thélène, La démocratie sans « Demos », Paris, PUF, 2011.
40 E. Durkheim, De la division du travail social, (1893) ; L. Duguit, L’État, le droit objectif et la loi positive (1901). On peut également revenir à une proposition de défense de la solidarité comme fondement de toute moralité, comme le propose David Wiggins. Voir D. Wiggins, Ethics : Twelve Lectures on the Philosophy of Morality Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2006.
41 Il nous semble que cette conception permet d’ailleurs de mieux rendre compte des nombreuses situations, créées par les mouvements migratoires, les fluctuations des frontières ou encore la globalisation des moyens de communication, dans lesquelles les individus se mobilisent politiquement et socialement en faveur d’autres qui ne sont pas leurs concitoyens, parfois indépendamment ou contre les politiques de leur propre État.
- CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN: 978-2-406-10573-2
- EAN: 9782406105732
- ISSN: 2271-7234
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10573-2.p.0141
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-08-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Solipsism, points of view, objectivity, impartiality, justice, cosmopolitanism.