Phénoménologie de la souffrance D'une vulnérabilité à l'Autre
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2019 – 1, n° 14. Levinas et le soin - Auteur : Dubost (Matthieu)
- Pages : 75 à 95
- Revue : Éthique, politique, religions
Phénoménologie
de la souffrance
D’une vulnérabilité à l’Autre
Une éthique de la souffrance
La douleur est un thème récurrent chez Levinas mais qui sur un demi-siècle d’écriture se déploie en des directions distinctes voire contradictoires. Ainsi, dès les réflexions sur l’hitlérisme en 19341 c’est le « sentiment d’être rivé » qui constitue le point de départ de l’analyse. C’est à une description de la nausée que s’attache Levinas, tant au sens médical que métaphysique. Dans la douleur ou dans le « mal au cœur », on ressent pleinement l’impossibilité d’échapper à soi, d’échapper à ce corps qui nous enferme. De même, dans Le temps et l’autre (1948) Levinas élabore ses descriptions phénoménologiques et insiste cette fois sur l’insomnie, l’ennui, la souffrance et la fatigue. Jusque dans les années 1990, Levinas poursuit cette thématique. Mais alors il ne s’agit plus de dégager à partir du moi les prémisses d’une sortie de soi. C’est à un changement de point de vue que l’on assiste puisque la douleur d’autrui devient également objet de la réflexion.
C’est alors que l’auteur synthétise son travail en ce qu’il convient d’appeler une « éthique de la souffrance2 » qui peut nous éclairer aujourd’hui quant à l’éthique médicale. Ainsi, la thèse explicite de l’article « La souffrance inutile3 », c’est que la douleur d’autrui donne 76sens à la mienne : « la crainte de chacun pour soi, dans la mortalité de chacun, n’arrive pas à absorber le scandale de l’indifférence à la souffrance d’autrui4 ». C’est là une proposition à laquelle nous sommes peu habitués dans l’éthique des soins. De ce point de vue, souffrir, c’est certes souffrir par, mais c’est surtout souffrir pour autrui : « Cette obligation nous est pourtant familière sous l’événement empirique à l’égard d’autrui, comme l’impossible indifférence […] à l’endroit des malheurs et des fautes du prochain5 ». Il y a là une alternative intéressante à notre façon habituelle de regarder la douleur des patients par exemple dans le monde hospitalier.
La peine et la douleur sont présentées comme les lieux de l’absurde dans la mesure où, dans la solitude et l’isolement, rien ne les justifie. Il s’agit d’une passivité particulièrement forte car le sujet se trouve pris dans la douleur sans pouvoir en sortir. La souffrance conduit à l’absurde, au non-sens, au refus et au cri : « Que dans son phénomène propre, intrinsèquement, la souffrance soit inutile, qu’elle soit “pour rien”, est donc le moins qu’on puisse dire6 ». Si le visage est ce qui mène à un « oui » comme source de sens, comme Dire, la souffrance quant à elle pousse à dire « non », « non » à l’absurde. La seule manière d’échapper à cela, c’est d’observer dans ce « non » un « appel originel à l’aide », une recherche d’autrui qui seul peut me sortir de là. L’appel de l’Autre, dans la douleur, fonctionne comme obligation pure.
Les paradoxes d’une phénoménologie
de la souffrance
L’intérêt de ces textes sur la souffrance tient donc moins à l’originalité de cette affirmation qu’à leurs difficultés propres. En effet, si on les prend pour eux-mêmes ou si on les compare, on est à la fois obligé de tenir compte de continuités réelles mais aussi de variations qui pour certaines ne sont rien moins que des paradoxes.
77Le premier d’entre eux, le plus immédiat, se situe dans le vocabulaire même par lequel Levinas décrit la souffrance, et tant la mienne que celle d’autrui. Il n’hésite pas à utiliser des termes médicaux, à nommer les maladies, à évoquer le « devoir de médication » au point que l’on puisse imaginer que la souffrance trouve une explication empirique et déterministe. De ce point de vue, la souffrance se comprend mécaniquement. Et c’est ainsi que Levinas la présente comme une immanence absurde : parce qu’elle n’est que « physique », elle nous oblige à y rester, elle nous « rive » à la terre et n’a pas de sens : « La souffrance est, certes, dans la conscience, une donnée, un certain “contenu psychologique”, comme le vécu de la douleur, du son, du contact, comme n’importe quelle sensation. Mais dans ce “contenu même, elle est un malgré-la-conscience, l’inassumable7 ». Et un peu plus loin : « Il suffirait par exemple d’extraire de la chronique médicale certains cas de douleurs tenaces ou rebelles, les névralgies ou les lombalgies intolérables résultants de lésions de nerfs périphériques et les tortures que peuvent endurer certains patients atteints de tumeurs malignes8 ».
À ces explications toutes « médicales » qui mènent selon Levinas à l’absurde, il oppose un vocabulaire plus original, entre l’éthique et la métaphysique. Ainsi, l’approche « classique » du malade par ses thérapeutes semble impossible. L’aborder comme un être essentiellement physique dont le mal et les douleurs seraient réductibles à des propriétés physicochimiques serait absurde. La douleur du patient, c’est d’abord ce que le médecin, l’infirmier, le soignant, etc. ne peuvent regarder que comme ce qui leur échappe toujours en grande partie.
La douleur apparaît alors comme l’annonce d’une transcendance, au-delà de toute matérialité, qui fait sens et qui donne sens à la souffrance elle-même. Dans un premier temps, il ne s’agit que de l’annonce d’un sens ou d’un dépassement. Moment d’altérité, d’incompréhension et de passivité pure, la souffrance et la mort me conduiraient au-delà de ma situation initiale d’être rivé à l’immanence : « Il y a dans la souffrance au sein de laquelle nous avons saisi le voisinage de la mort – et encore sur le plan du phénomène – ce retournement de l’activité du sujet en passivité9 ». Tel se présente notre premier paradoxe : immanente et 78transcendante, matérielle et métaphysique, absurde et bientôt sensée, la souffrance se laisse difficilement décrire.
L’éthique qui en découle ne peut dès lors qu’être elle-même problématique. Si la douleur d’autrui se résumait à un schéma corporel assimilable à la physique classique, alors on la cernerait comme un problème mathématique. Dès lors qu’une forme de transcendance s’en mêle, elle invite à une action moins « virile », moins technique, mais plus distante, c’est-à-dire en un sens plus respectueuse d’une différence irréductible. La douleur d’autrui, c’est ce que le thérapeute doit soulager, mais en même temps, respecter comme une différence véritable. C’est cette façon ambivalente d’aborder la souffrance qui pose ici problème et constitue en même temps l’originalité de Levinas.
On peut présenter ici une autre difficulté. Dans ses textes tardifs, Levinas pose une différence entre la souffrance pour autrui, qui seule donne sens à la souffrance en général, et la mienne qui lorsqu’elle n’est que ma souffrance reste absurde. Cette distinction vaut encore pour la mort. Cette thèse est séduisante mais renferme sans doute une difficulté. Si la douleur d’autrui, parce qu’inassumable, se présente comme obligation du remède, c’est en tant qu’elle est foncièrement autre. Or cette analyse de la douleur insondable est d’abord une analyse de ma propre subjectivité, comme malmenée par ce qui l’excède. Cela revient à dire d’une part qu’autrui est aussi autre que la douleur qui m’accable, ce qui semble tout confondre et retirer à autrui sa transcendance exclusive ; d’autre part cela signifie qu’autrui et moi-même partageons le même sentiment, autrement dit que la souffrance d’autrui est un appel à l’aide en vertu de ce que je sais de la souffrance, c’est-à-dire de ma souffrance et de sa souffrance. Là encore, il semble y avoir une difficulté, puisque je ne suis pas en mesure, en vertu de la thèse générale de Levinas sur autrui, de me mettre à la place de l’autre.
On voit là encore qu’il en découle une ambivalence dans l’approche thérapeutique. On est bien sûr toujours tenté de raisonner voire de ressentir par analogie. Or, soit je suis comparable à autrui, et dans ce cas le médecin peut prétendre comprendre ce que le patient ressent quand il souffre, soit il y a entre le thérapeute et le malade une différence irréductible qui rend la comparaison interdite. On devine là qu’il en résulte deux regards différents sur la souffrance de l’autre, selon deux réseaux de valeurs difficiles à concilier.
79On peut d’ailleurs présenter autrement ce même paradoxe. Dans ses textes sur la douleur, des premiers aux plus tardifs, Levinas part toujours de ma douleur pour penser ce phénomène et procède à des comparaisons assez immédiates avec celle d’autrui. Implicitement, il reprend une idée classique selon laquelle j’aurais à vivre certaines épreuves pour mieux comprendre celles d’autrui. Or ce schéma simpliste de la compassion tranche avec le refus répété de toute comparaison entre ma situation et celle d’autrui, mais aussi avec l’affirmation selon laquelle la souffrance d’autrui est éthiquement première et tout autre. Levinas parle alors d’une « différence radicale10 ».
Enfin, il faut noter que Levinas s’attache sur toute son œuvre à décrire des expériences ou des moments qui sont particulièrement significatifs pour décrire la vocation éthique de la relation à autrui. En cela, le visage occupe la première place au point que certains y voient le résumé de la toute la philosophie de l’auteur.
Cependant, il ne faut pas perdre de vue que ce visage est aussi décrit du point de vue de la fragilité, voire de la souffrance. Ainsi, il est d’abord nu, c’est-à-dire « dépouillement sans aucun ornement culturel11 ». Il se donne immédiatement comme visible mais aussi comme vulnérable. C’est le lieu du corps où l’on retrouve le plus de fragilité. Le visage incarne la vulnérabilité et en cela annonce toujours sa propre mort : « cet en face du visage dans son expression – dans sa mortalité – m’assigne, me demande, me réclame : comme si la mort invisible à qui fait face le visage d’autrui […] était mon affaire12 ».
On comprend donc que loin de synthétiser toute l’éthique de l’auteur, ce paradigme laisse la place à une réflexion sur la souffrance qui pourrait être une des autres manifestations symptomatiques de l’altérité. Si le visage fonctionne bien comme « réduction » au sens husserlien, c’est-à-dire s’il est un phénomène majeur pour entre-apercevoir l’altérité, il n’est pas le seul. De même, dans d’autres contextes, Levinas décrit la parole, l’écriture, et d’autres « traces » par lesquelles l’altérité s’immisce dans la phénoménalité. Or il semble que la souffrance en fasse partie. Cela revient à dire que si le visage est un phénomène princeps, il faut 80lui ajouter plusieurs autres « réductions » qui le complètent ou le corroborent, telles que la souffrance.
Dès lors, la pratique médicale ne serait pas seulement une situation possible où l’on rencontre des problèmes éthiques, mais un lieu particulièrement excellent où la différence de l’autre, et le respect que cela implique, se manifestent. Le contexte des soins serait alors une fenêtre privilégiée sur l’éthique, non seulement médicale, mais générale.
Questions et thèses
Ces trois ensembles de contradictions apparentes mènent aux deux questions suivantes. Tout d’abord, en quoi la souffrance est-elle spécifiquement révélatrice de la nature de la relation éthique et fonctionne en cela comme réduction ? Cette première question revient à se demander quelle transcendance gît au fond de la souffrance au point de la faire échapper à l’absurde. Deuxièmement, quel point de vue permet de bien décrire la douleur : le mien, celui de l’autre, voire aucun des deux ? On peut présenter cette question autrement : qu’est-ce que je comprends d’autrui et de sa souffrance quand je l’aide ? Ou encore, plus simplement : puis-je comprendre la souffrance d’autrui ? Cela revient in fine, du point de vue de la pratique et des soins, à se demander si la compassion est un devoir ou une erreur. Autrement dit, cela revient à demander si un thérapeute doit partir de soi pour accéder à l’autre, ou doit par respect y renoncer.
L’ambition de cet article, c’est d’abord de dégager une thèse implicite à tous ces textes sur la souffrance et permettre de les relire autrement. On peut montrer en effet que la souffrance de l’autre fonctionne comme « réduction » chez Levinas, à côté d’autres figures telles que le visage, la parole, l’il y a encore ou l’écriture.
Ensuite, on pourra affirmer que je ne puis totalement comprendre la souffrance d’autrui de mon point de vue mais que j’ai besoin de partir de la mienne pour l’apprécier comme autre et y trouver sens. En cela, on verra qu’elle révèle une vulnérabilité en partie partagée qui permet d’apercevoir la douleur d’autrui à la fois comme douleur et comme sa douleur.
81Les implications en termes d’éthique de soin sont nombreuses et originales dans la mesure où il n’est pas interdit de partir de sa propre conception de la souffrance, voire de sa propre expérience, mais seulement comme un point de départ et jamais comme une condition nécessaire et suffisante. Le soignant, quel qu’il soit, ne saurait renoncer à sa subjectivité, mais pour mieux en mesurer la limite face à la différence de la douleur de l’autre, comme pour donner sens à la sienne.
La souffrance au pluriel
ou les moments absurdes
Afin de soutenir ces thèses, il importe d’esquisser une synthèse des différentes descriptions de la souffrance. L’erreur serait de considérer qu’il n’en existe qu’une dans cette œuvre. Comme celle-ci s’exprime sur une quarantaine d’années, on peut relever à la fois des caractéristiques stables et des variations qui conduisent à distinguer quatre formes de douleur.
La première que l’auteur présente, c’est celle qui précède la naissance même du sujet en tant qu’hypostase. Il s’agit de l’« angoisse » de l’il y a qui a son origine dans le « sentiment d’être rivé13 ». Dans la douleur, dans le « mal au cœur », on ressent pleinement l’impossibilité d’échapper à soi, d’échapper à ce corps qui nous enferme. Mais le corps n’est qu’un aspect d’un emprisonnement plus fondamental, dont les racines, loin d’être physiques ou psychologiques, sont véritablement métaphysiques : « C’est l’expérience même de l’être pur14 ».
Les traits de l’il y a sont les suivants : il est étouffant, l’il y a est une « horreur » ; il va de pair avec le désir d’y échapper ; il est anonyme car sans sujet, sans distinction ; il est sans issue, il est « vigilance sans recours possible au sommeil15 » ; notamment, en lui, le temps paraît infini ; il renferme en lui une dialectique du rien (car l’existence pure ne comporte aucune détermination, aucun étant, un « sans-soi16 ») et 82du tout (car il y a là quelque chose d’envahissant qui ne laisse jamais et nulle part en paix : « Le néant néantit. Il ne reste pas tranquille. Dans cette production du néant, il s’affirme17 »). Il s’agit bien de la première souffrance, comme première expérience de l’absurde.
On le sait, le sujet naît précisément de s’affirmer dans sa différence avec l’il y a. Tel est le moment de l’hypostase. Il importe ici de distinguer cet évènement car il débouche sur une douleur d’un nouveau type. Si pour la première il est difficile de parler d’un sujet, c’est parce que dans cette insomnie « Ça veille » plus que « je ne veille18 ». Or la conscience est précisément rupture, ou encore pouvoir de dormir, c’est-à-dire moment où JE s’affirme contre l’anonymat de l’exister pur. L’hypostase, c’est le sommeil ou le réveil pleinement conscient de soi qui nie l’indifférence de l’il y a. En cela, se poser comme sujet, c’est bien avoir un corps : « Le corps est l’avènement même de la conscience19 ». Mon corps me différencie, ne serait-ce que parce qu’il me pose, en un lieu et un espace : le « ici » de mon corps, c’est ma différence.
S’il faut rappeler ce moment, c’est parce qu’il est immédiatement l’occasion de souffrances d’un nouveau type. En effet, cette conquête correspond immédiatement à un emprisonnement de soi par soi, enfermement de soi dans une essence : « l’identité n’est pas une inoffensive relation à soi mais un enchaînement à soi20 », impossibilité d’être autre chose, et plus encore d’être radicalement autre. Levinas procède ainsi à une autre analyse de la douleur, de la peine, de la souffrance vécue antérieurement à la rencontre de l’autre, et qui s’exprime d’abord dans le travail : il faut souffrir pour récolter les nourritures terrestres, et la peine signale le fait d’être rivé à soi : « Dans la peine, dans la douleur, dans la souffrance, nous retrouvons à l’état de pureté, le définitif qui caractérise la tragédie de la solitude. […] La souffrance physique, à tous ses degrés, est une impossibilité de se détacher de l’instant de l’existence. Elle est l’irrémissibilité même de l’être. La souffrance […] est faite de l’impossibilité de fuir ou de reculer21. » Levinas poursuit cette analyse en montrant que dans cet attachement à soi se profile une aspiration à l’Autre plus ou moins intuitionnée dans la mort. Mais ce 83qui nous intéresse ici, c’est de voir à quel point la souffrance, physique ou psychologique, retient le sujet dans son essence.
Quoi qu’il fasse, le sujet reste lui-même, pesanteur ou « matérialité22 » que Levinas explore à l’occasion de la fatigue et de la douleur : le sujet se voit acculé à sa subjectivité alors que s’esquisse un mouvement de sortie de soi pour s’échapper hors de cette douleur. Or deux expériences viennent troubler cette fermeture sur soi : d’une part la mort qui est ouverture sur un mystère et une altérité qui échappe au sujet, et d’autre part la présence d’autrui. Levinas ne développera que peu son propos sur la mort dans les œuvres ultérieures pour se concentrer sur le seul rapport à l’Autre.
Cette deuxième souffrance est donc une fois encore liée à l’expérience de l’absurde, de cette aventure d’une essence dont le conatus est sans fin autre que lui-même. Pourtant, en elle s’annonce quelque chose de crucial : « Il y a dans la souffrance au sein de laquelle nous avons saisi le voisinage de la mort – et encore sur le plan du phénomène – ce retournement de l’activité du sujet en passivité23 ». En effet, la mort se présente dans les premières analyses de Levinas comme une figure de l’altérité, celle-là même que la souffrance suggère. Pourquoi Levinas n’assume-t-il pas cette position jusqu’au bout pour se concentrer sur la figure d’autrui ? Parce que dans la mort, le sujet disparaît au moment même où il échappe à l’hypostase, ce qui en annule l’effet : « nous voulons à la fois mourir et être24 ».
Cette annonce permet de comprendre le sens des deux autres formes de souffrance, distinctes car relationnelles. C’est pour avoir connu ces deux premiers types de douleur, corrélées à deux formes d’absurdité, que les deux formes suivantes peuvent prendre sens. La douleur que je peux ressentir en étant en relation avec autrui peut aussi être absurde, mais d’une manière différente des deux précédentes. La raison, c’est qu’elle peut trouver une signification dans la relation à l’autre, qui lui-même peut souffrir. Il faut ici distinguer une troisième souffrance, la mienne, celle que je ressens possiblement tout en étant cette fois inscrit dans le monde social, et une dernière, celle qui peut atteindre autrui lui-même. C’est ici que nous retrouvons l’article « La souffrance inutile » qui observe 84justement les relations de ces deux formes de peine. La souffrance et la douleur sont présentées comme les lieux de l’absurde dans la mesure où, dans la solitude et l’isolement, rien ne les justifie. Levinas se réfère en cela plusieurs fois à Job, comme image biblique de cette souffrance totalement imméritée et injuste.
Autrement dit, cette souffrance, sans disparaître, n’est plus la même que dans les analyses de l’hypostase. Ma souffrance peut prendre sens car elle peut encore s’ouvrir à autrui. Si ma douleur est absurde, seule la possibilité d’être encore ouvert à l’autre en souffrant lui donne sens : « Dans cette perspective se fait une différence radicale entre la souffrance en autrui où elle est, pour moi impardonnable et me sollicite et m’appelle, et la souffrance en moi, ma propre aventure de la souffrance dont l’inutilité constitutionnelle ou congénitale peut prendre un sens, le seul dont la souffrance soit susceptible, en devenant une souffrance pour la souffrance, fût-elle inexorable, de quelqu’un d’autre25. » Levinas y revient dans un entretien tardif intitulé « Une éthique de la souffrance » : « on observe dans le gémissement, dans le cri même, un appel à l’autre. […] La douleur isole absolument et c’est de cet isolement absolu que naît cet appel à autrui26 ». Je puis refuser l’aide d’autrui, mais cette possibilité n’apparaissait même pas dans la souffrance hypostatique et solitaire.
Est-il besoin pour cela qu’il souffre ? C’est ce qu’on pourrait croire toujours en lisant ce passage. En réalité, ces deux souffrances du monde social ne sont évidemment pas symétriques : si ma douleur est absurde, et très proche en cela de la douleur hypostatique, celle d’autrui ne l’est jamais quand je puis me soucier d’elle. Le sens, ce qui rompt toute absurdité, en l’occurrence celle de ma souffrance, c’est avant tout ce qui donne une valeur à l’existence et qui pour cette raison ne peut venir que de la rencontre d’autrui. « Le sens, en tant qu’orientation, n’indique-t-il pas un élan, un hors de soi vers l’autre que soi […]27 » ? Le sens, ce qui s’oppose à l’absurde, bien avant d’être logique, est l’indication d’une direction et d’un mouvement pratiques. « Avoir un sens, c’est se situer par rapport à un absolu, c’est-à-dire venir de cette altérité qui ne se résorbe pas dans sa perception28 ». Le sens, c’est autrui comme l’orientation du 85phénomène et de l’essence vers ce qui leur permet d’échapper à l’absurde. Ou encore : « Cette façon de défaire la forme adéquate au Même pour se présenter comme Autre, c’est signifier ou avoir un sens29 ».
C’est en quoi la souffrance d’autrui est bien différente : elle se présente immédiatement comme ce qu’il faut guérir. Alors que les trois autres formes de douleur sont insensées, pour des raisons distinctes, celle-ci peut rompre l’absurde.
La souffrance comme “réduction”
ou symptôme de la vulnérabilité
Encore une fois, ces textes sur la souffrance nous renvoient à la thèse générale de Levinas selon laquelle autrui donne sens à l’existence. Cependant, les souffrances, les miennes comme celle de l’autre, sont des situations particulièrement significatives pour comprendre l’essentiel et saisir la structure de vulnérabilité du sujet. Cela revient encore à dire que le contexte de soins est un lieu privilégié de l’apparition de l’autre comme autre dès lors que j’en aborde respectueusement la souffrance.
C’est en comparant cette phénoménologie de la souffrance et la structure profonde de la subjectivité qu’on peut montrer cela. En effet, ma souffrance, sous ses trois formes, est avant tout passivité à un degré extrême : « ce qui distingue ce contenu des autres sensations, c’est qu’il s’oppose à la conscience, c’est un malgré-la-conscience. Ce contenu que l’on ne peut pas assimiler interdit aussi d’assimiler l’évènement30 ». Autrement dit, la douleur ne fait pas l’objet d’une synthèse intellectuelle et d’une subsomption logique. S’il faut souligner cet aspect, c’est parce mes souffrances me placent dans une position éminemment pathique : je suis la souffrance même, je ne puis l’assimiler. Elles sont en cela deux fois absurdes : pratiquement, parce qu’elles n’ont pas de but : théoriquement, parce qu’elles sont rebelles à toute synthèse.
Or ce vocabulaire de la passivité pure, de la passivité radicale qui échappe au concept même de passivité, c’est bien le même que Levinas 86utilise lorsqu’il définit la manière dont autrui participe de ma subjectivité. La passivité générale qui définit le moi, c’est ce qui permet la venue de l’autre. Ainsi, après s’être constitué comme hypostase, « Le psychisme, c’est l’Autre-dans-le-Même sans aliéner le Même31 ».
C’est tout le sens de la responsabilité, du soignant notamment. Au moment de la définir, Levinas reprend les différents sens du mot « répondre », et précise que répondre « je » suppose d’avoir été interrogé. Or, l’interrogation la plus forte est celle de la rencontre de l’Autre, de sorte que ce n’est ultimement que par autrui que je puis affirmer « Me voici32 ! ». « Se retrouver en se perdant33 », c’est donc possible et même cela apparaît comme l’unique voie possible pour élaborer une subjectivité, non seulement respectueuse d’autrui, mais surtout une subjectivité qui sort de l’encombrement.
Levinas parle encore d’une désignation de moi par autrui comme ne pouvant se faire qu’à « l’accusatif », c’est-à-dire ultimement au passif. L’assignation comporte d’emblée l’impossible indifférence envers autrui, comme on l’a déjà vu, ce qui se présente comme une accusation qui ne peut venir que du dehors, d’au-delà de mon essence. Et c’est en tant qu’elle s’adresse à moi pour une charge que je ne peux déléguer que cette assignation me consacre comme unique : « L’unité du moi, c’est le fait que personne ne peut répondre à ma place34 ». Le moi s’en trouve plus affirmé, plus alerte. Non pas pour conquérir ou enserrer davantage autrui dans la sphère de la Mêmeté, mais au contraire pour le servir. Autrui agit sur moi comme un rappel de ce que je suis, par le biais de l’appel à ce que je peux être : être pour autrui : « Le Moi érode sa naïveté dogmatique, devant l’Autre qui lui demande plus qu’il ne peut spontanément35 ».
Le thème de la subjectivité permet ainsi d’affiner la compréhension de ce qu’est la responsabilité et de la saisir dans toute sa passivité. Ainsi, le patient n’est pas le seul dans cette relation de soin à être passif. Il faut que le moi dispose, par exemple si je suis médecin, d’une capacité d’accueil de l’Autre en lui, sans pour autant que cet Autre soit prévisible, car ce 87serait une réduction au Même ; Levinas définit alors la sensibilité comme « vulnérabilité absolue », « exposition sans mesure », jusqu’à envisager le mode de la « substitution ». Il faut que le moi soit fondamentalement disponible à l’événement de l’Autre pour que sa subjectivité s’y constitue. En évoquant la « vulnérabilité », définie comme « passivité plus passive que la passivité elle-même » (car il faut bien que le moi s’expose, qu’il souffre, sans pour autant que la trace de l’autre en moi soit ramenée à une pure passion du Même), Levinas cherche à dire ce qui ne peut que gêner la pensée positive. Cette vulnérabilité est davantage un effort pour penser ce qui va au-delà de tout mécanisme.
Il est maintenant possible d’établir un parallèle entre ces deux registres de passivité, celui de la souffrance et celui de la subjectivité du moi comme soignant potentiel, ce qui autorise alors à présenter la douleur comme réduction. On voit que la comparaison à la vulnérabilité du sujet en fait un moment particulièrement symptomatique de ce qui se joue dans le rapport à autrui. Analyser mes souffrances, c’est dégager une structure d’appel à l’autre qui révèle la trame et l’histoire de ma subjectivité depuis l’il y a. En signalant cette succession de trois douleurs ou moments absurdes, Levinas nous laisse apercevoir le drame éthique fondamental qui se joue en elles et ce faisant une structure qui dépasse de très loin ce qu’une biologie matérialiste pourrait en dire. Une « éthique de la souffrance » ne saurait donc se résumer à une suite de commandements moraux, mais décrit aussi une situation par laquelle une non-indifférence à autrui révèle tous ses enjeux. La relation soignant-soigné ne peut donc se réduire à l’abord techniciste du corps de l’autre dès lors qu’on souhaite l’approcher avec respect.
88La compassion, comme « souffrance-inutile36 »
ou la comparaison des incomparables
On doit maintenant reprendre les deux premiers paradoxes développés en introduction. En mêlant la description de ma souffrance à celle d’autrui, Levinas donne parfois le sentiment d’une confusion. Nous voudrions montrer ici qu’il n’en est rien si l’on comprend que sans se confondre, nos douleurs sont comparables, au point que partir de la mienne peut permettre de mieux « comprendre » la sienne, bien que non absolument. C’est ainsi que l’on pourra répondre au deuxième ensemble de nos questions : quel point de vue permet de bien décrire la souffrance : qu’est-ce que je comprends d’autrui et de sa souffrance quand je l’aide ? Ou encore, plus simplement : puis-je comprendre la souffrance d’autrui ? Ici encore, cela invite à penser la relation soignant-soigné de façon originale : ni pure comparaison, ni pure mise à distance, fût-ce dans un souci de respect ou d’efficacité.
Il est en effet bien étonnant que Levinas parte toujours de ma douleur pour penser celle d’autrui ou plus généralement la relation à l’autre comme on vient de le voir. C’est comme si à cette occasion l’asymétrie qui fait le cœur de la relation éthique s’estompait.
En décrivant trois douleurs miennes qui ne prennent sens que par autrui, Levinas décrit dans l’ordre de la souffrance le même parcours que celui qui va de la jouissance à la substitution. Souffrir dans l’exister pur ou ensuite dans l’hypostase, c’est éprouver l’absurde et mieux saisir ainsi la signification du visage. Dans l’histoire de la subjectivité que décrit Levinas, la souffrance personnelle serait la préparation d’un évènement qui la dépasse et la transforme. En cela, mes souffrances ne sont pas celles d’autrui pas plus que les premières ne permettent de cerner la seconde. Mais elles préparent la voie à une « assomption » de ma subjectivité : « Que quelqu’un puisse venir à mon aide justifie à soi seul la présence de l’homme au monde37 ».
Il faut cependant compléter cette réponse car ce serait oublier que dans cette souffrance de l’autre gît un appel, celui de la « médication qui 89est mon devoir38 ». Il ne s’agit donc en rien, en vertu d’une incompréhension mystérieuse, de ne pas s’investir dans les soins de l’autre mais au contraire de comprendre cette distance comme un appel au soin. Plus précisément, « C’est l’ultime sens de la souffrance. Ma souffrance sera ma condamnation à mort car elle en est le signe, l’anticipation, et le fond de la socialité humaine consiste à s’occuper de la mort d’autrui avant la mienne. Quelqu’un qui souffre a-t-il de la chance ? Oui, s’il souffre pour l’autre car il prouve la dignité humaine39 ». La question ne se pose donc pas seulement en termes de compréhension ou de sensibilité mais aussi en un sens éthique, en l’occurrence comme non-indifférence et nécessité d’agir : me faut-il souffrir moi-même pour ressentir la nécessité éthique de venir en aide à l’autre ? Ma souffrance est-elle une condition de l’éveil « à l’ouverture originelle vers le secourable40 » ?
Pour que cet appel fonctionne, il faut à la fois que la souffrance de l’autre soit reconnue comme souffrance, et comme souffrance irréductible à la mienne. Cela revient à se demander comment l’on peut à la fois penser l’incomparable et le comparer : l’incomparable fonctionne comme impératif de secours, la comparaison permet de savoir qu’autrui souffre, qu’il ne s’agit pas de respecter autrui en général mais de le secourir dans une situation spécifique de douleur.
C’est ici qu’on peut proposer une deuxième réponse qui maintient mais précise la précédente : non, ma souffrance n’est pas celle d’autrui, non elle ne me permet pas de la comprendre totalement et absolument, et l’incompréhension de ma propre douleur n’est pas l’incompréhension de la douleur de l’autre. Cependant, elles sont comparables, comme le moment de la justice compare les incomparables par la figure du tiers.
Jusqu’ici, ce qui n’a pas encore été pris en compte dans la relation de face à face, c’est la présence d’autres personnes qui font que la relation bipolaire se déploie en une relation multipolaire. Et si l’on nomme « justice » ce rapport introduit par le tiers au sein du face à face où se joue un rapport d’amour et de charité, alors il faut affirmer avec Levinas que « La charité est impossible sans l’amour et la justice se déforme sans la charité41 ».
90Qu’implique en effet l’arrivée d’un tiers dans le face à face ?
Ma responsabilité pour tous peut et doit se manifester pour tous en se limitant. Le moi peut être appelé, au nom de cette responsabilité illimitée, à se soucier aussi de soi. Le fait que l’autre, mon prochain, est aussi tiers par rapport à un autre tiers lui aussi est la naissance de la pensée, de la conscience, de la justice et de la philosophie. La responsabilité illimitée, initiale, qui justifie ce souci de justice de soi et de philosophie, peut s’oublier. Dans cet oubli la conscience est pur égoïsme. Mais l’égoïsme n’est ni premier ni ultime. L’impossibilité d’échapper à Dieu – l’aventure de Jonas […] – l’impossibilité d’échapper à Dieu (qui en cela n’est pas une valeur parmi les valeurs) gît au fond de moi comme soi. Passivité qui n’est pas seulement la possibilité de la mort dans l’être, la possibilité de l’impossibilité. Mais impossibilité antérieure à cette possibilité, impossibilité de se dérober, susceptibilité absolue, gravité sans frivolité aucune, naissance d’un sens dans l’obtusité de l’être, d’un “pouvoir mourir” soumis au sacrifice42.
L’arrivée d’un tiers dans la relation, c’est ce que Levinas appelle aussi la « naissance de la sagesse ». Face à l’autre, dans un face à face je n’ai pas d’autre choix que d’être responsable. Mais au moment où un troisième homme pénètre dans le cercle de cette relation asymétrique, la responsabilité se voit modifiée. En effet, face à ces deux prochains qui peuvent entrer en conflit, il me faut « comparer des incomparables », c’est-à-dire tenter de définir ce qui revient à chacun dans ce qui le fait ressembler à l’autre. On voit donc l’inflexion décisive qu’implique l’intrusion d’un tiers : l’Autre, quasiment impensable, à tout le moins irréductible au Même et donc à des catégories logiques comme celle de quantité, devient maintenant ce qu’il me faut évaluer et mesurer. Ce souci de justice me porte ici vers une « responsabilité limitée » légitimant ainsi des comparaisons qu’on n’aurait pas soupçonnées auparavant, comparaisons qui peuvent aller jusqu’à supposer une ressemblance entre moi et mes prochains : « Il faut comparer, peser, penser, source de la justice, source de la théorie. Toute la récupération des institutions – et de la théorie elle-même de la philosophie et de la phénoménologie : expliciter l’apparaître – se fait selon moi à partir du tiers43 ».
Il devient donc impossible de raisonner à la seule échelle du face à face asymétrique car un tiers est toujours présent, au moins virtuellement. De la charité il faut passer à la justice, mais à une justice qui se 91sait inspirée par ce fondement transcendant qu’est la charité, condition sans laquelle la justice devient égoïsme, retour à l’impérialisme du même. La responsabilité infinie se limite donc, à cet endroit où le tiers pourrait pâtir du prochain.
Or ce moment peut être convoqué pour notre réflexion sur la souffrance. La justice, c’est le moment du calcul, du rationnel et des comparaisons. C’est alors que je puis dire qu’un tel souffre plus que tel autre, ou que celui-ci a besoin de soins plus urgents que celui-là, comme la pratique médicale l’illustre couramment. C’est même alors que je puis dire que j’ai plus besoin de soins qu’un autre, voire que la souffrance de tel autre ne me concerne pas. Tout dépend des termes comparés et de la situation. Quoi qu’il en soit, c’est ici que les souffrances sont et doivent être comparables. Il s’agit bien d’une comparaison animée par un incomparable, mais réclamée par ces incomparables. C’est ainsi que ma souffrance peut et doit me permettre de mieux comprendre et répondre à celle d’autrui, parce que je dois la comparer à partir d’une différence irréductible initiale. Ou encore, en tant que thérapeute, je ne dois pas m’interdire une comparaison si j’accepte de ne pas m’en contenter, et cela à la fois pour être efficace, mais surtout respectueux.
Pour finir de répondre à la question : qu’est-ce que je comprends d’autrui et de sa souffrance quand je l’aide ?, il reste à revenir au thème de la vulnérabilité. Il a déjà permis de comprendre la souffrance comme réduction dans la mesure où il décrivait ma subjectivité comme fondamentalement passive.
Pour moi, être incarné, c’est être constitué en tant que fragile et vulnérable. Ma vulnérabilité, en ce sens, c’est cette possibilité folle de sacrifier sa vie : « dénudation jusqu’à la mort, être comme vulnérabilité44 ». Et c’est le corps qui est le lieu de ce sacrifice. « Donner, c’est donner le pain arraché de sa bouche ; le donner a d’emblée une signification corporelle45 ». Pour donner, il faut avoir quelque chose à perdre. Et le corps, c’est ce que j’ai de plus cher à perdre dans le rapport à autrui.
Or, on l’a vu, pour que ma souffrance prenne sens, il faut qu’elle soit ouverture à l’autre ou à celle de l’autre. Pour cela, il faut donc à la fois que la souffrance de l’autre soit reconnue comme souffrance, et comme souffrance irréductible à la mienne. Or si Levinas traite de la vulnérabilité 92du côté du moi, c’est aussi par ce terme qu’il caractérise autrui. D’une part, ma subjectivité, c’est la vulnérabilité, en tant que je suis pour l’Autre ; d’autre part, le visage se présente à moi dans toute sa nudité. Là encore, ce parallèle peut paraître bien hétérodoxe tant l’insistance sur la différence est fréquente chez l’auteur. Mais penser une vulnérabilité des deux côtés, sans les confondre, est la dernière manière d’expliquer cet aller-retour permanent entre ma souffrance et celle de l’autre.
C’est en cela que l’auteur déclare, dans son entretien tardif : « L’amour d’autrui est toujours l’amour de quelqu’un qui, à un niveau quelconque ou à un degré quelconque, souffre. Autrui qui m’interpelle, c’est toujours quelqu’un qui est sans défense, et tout être humain est sans défense d’une façon ou d’une autre malgré les contenances qu’il se donne et les titres qu’il a, et son visage annonce fatalement la mort à venir46 ». Et un peu plus loin : « L’autre est toujours souffrant47 ». Il s’agit bien de penser une vulnérabilité de l’autre, comme sa « nature » même, alors que ce thème s’explicite bien plus souvent chez Levinas comme la forme même de ma subjectivité.
En réalité, toute l’œuvre de Levinas présente autrui comme fragile ou souffrant. Ainsi le corps de l’autre, c’est ce qui s’arrache à la pure forme tout en restant physiquement vulnérable. Dans la guerre par exemple, l’autre est ce que je peux détruire en atteignant son corps. Si dans une telle situation, il me faut me protéger là où je suis vulnérable, c’est bien aussi le corps de l’autre que je dois toucher pour l’emporter. La vulnérabilité de l’autre est bien « dans sa nudité sans défense48 », dans la peau toute proche de son visage qu’on aurait tort de prendre pour une métaphore. Le visage est bien en demande, comme ce qui réclame protection49 car il est par essence fragile et corruptible comme tout être corporel. Le corps de l’autre est sensible, c’est-à-dire ce qui peut m’atteindre et aussi ce par quoi je peux lui nuire.
On voit donc que la vulnérabilité nous est en partie commune et c’est sans doute pour cela que Levinas insiste sur la souffrance physique quand il en traite pour moi comme pour l’autre. Le vocabulaire de la faiblesse est tantôt utilisé par Levinas pour autrui, qui s’expose dans sa 93nudité, tantôt pour moi en tant que je deviens responsable jusqu’à la substitution et au sacrifice possible de ma vie.
La vulnérabilité est bien des deux côtés, par exemple celui du soignant que je puis être mais aussi du soigné que j’ai face à moi. Il y a donc deux vulnérabilités, toutes deux issues de la fragilité intrinsèque des corps : la mienne et celle de l’autre. La mienne, c’est celle d’un sujet qui s’est constitué de haute lutte contre l’anonymat de l’il y a et qui peut tout perdre en rompant cette logique de protection pour passer à une logique de sacrifice, notamment en s’occupant d’abord de la souffrance de l’autre. Celle de l’autre est différente : l’autre a un corps fragile, comme tout corps physique, mais cette corporéité est dépassée par une signification transcendante. Toutefois, il y a un lien entre cette altérité pure et ce corps biologique, autrement dit une dépendance entre sa transcendance et le corps biologique et vulnérable. Ce lien de dépendance fait que cette altérité peut être atteinte même si ce n’est pas sur elle qu’on agit alors directement. En cela, la mort d’autrui – seul être que je peux vouloir tuer – est effrayante : un si petit geste – défaire un corps – a un effet incommensurable : détruire l’altérité de l’autre. On voit bien dans les deux cas que la référence au corps est irréductible dans le rapport à autrui, au mien comme au sien, et signale une fragilité commune. Des deux côtés, la vulnérabilité est nécessairement là et comprise en un sens à la fois physique et éthique. C’est celle d’un corps fragile et la vulnérabilité éthique à laquelle je suis soumis.
Cette définition commune en termes de vulnérabilité n’efface en rien l’impact de la rencontre de l’autre qui consacre le Dire comme arrêt du corps et qui présente un visage où la forme corporelle est dépassée. La vulnérabilité dont il est question ici est autant celle d’un corps toujours à détruire comme dans le jeu des forces physiques que la vulnérabilité éthique dont je fais l’objet, comme ce que je cède même si j’ai la force physique de résister. Il y a ainsi deux vulnérabilités qui n’ont pas toutes deux le même sens mais qui signalent toutes deux la référence au corps et à ses souffrances dans la relation à l’autre.
Ceci permet de répondre une dernière fois à notre seconde question : quel point de vue permet de décrire la souffrance : le mien ou celui de l’autre ? Il faut affirmer que sans se confondre, nos douleurs sont comparables, au point que partir de la mienne peut permettre de mieux « comprendre » celle d’autrui. La souffrance de l’autre donne 94donc bien sens à la mienne parce qu’elle a assez en commun pour être perçue comme souffrance, et assez de différence pour fonctionner comme « appel originel au secourable ».
Quelques dernières considérations critiques
La souffrance est un thème important pour lire et relire toute l’œuvre d’Emmanuel Levinas, à côté d’autres concepts-clés tels que le sujet, l’altérité, la transcendance, le langage, l’expression, le phénomène, etc. En l’occurrence, l’originalité de l’auteur est de rendre compte du devoir de compassion sans se contenter d’une explication faiblement analogique ou mimétique.
Cette lecture nous permet de comprendre que le contexte de soins est un lieu privilégié de l’apparition de l’autre comme autre dès lors que j’en aborde respectueusement la souffrance. Cette description a immédiatement des implications prescriptives. Si encore une fois la « médication qui est mon devoir50 », cela signifie qu’en vertu d’un mystère je me dois de comprendre cette distance comme un appel au soin. Cela invite donc à penser la relation soignant-soigné de façon originale : ni pure comparaison, ni pure mise à distance, fût-ce dans un souci de respect ou d’efficacité.
On peut maintenant conclure ce commentaire sur deux étonnements, comme deux invitations à poursuivre la réflexion. Tout d’abord, parce que son but est de penser la relation éthique, Levinas traite de la souffrance en général. Certes on peut en distinguer plusieurs formes. Mais est-ce suffisant ? On peut ici et là regretter qu’il n’en détaille pas les degrés, les pathologies, etc. ou plus fondamentalement encore qu’il n’étoffe pas sur ce thème l’assise empirique.
Ensuite et enfin, on s’est aperçu qu’il était possible d’envisager une certaine vulnérabilité commune. On l’a justifiée par les textes, bien que cela reste une proposition difficile au regard de l’insistance de Levinas sur l’asymétrie relationnelle. Mais n’a-t-on pas ce faisant retrouvé un problème propre à toutes les philosophies « dualistes » ? Quand Platon 95sépare les Idées de la matière, ou Spinoza le fini de l’infini, ou même Hegel l’Esprit de la matière, leur problème commun c’est ensuite de penser la réunion de ces opposés. Et la philosophie abonde en termes complexes pour apporter des solutions à ces synthèses parfois impossibles. Levinas n’échappe peut-être pas à ce mal philosophique car la comparaison des vulnérabilités reste une solution aussi nécessaire qu’impossible.
Matthieu Dubost
CPGE, Rueil-Malmaison –
Centre Madeleine Daniélou
1 Voir Emmanuel Levinas, « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », dans Esprit, 1934, nr. 26, p. 199-208, nouvelle édition suivie d’un essai de Miguel Abensour, Paris, Rivages poche, 1997.
2 Comme l’indique le titre « Une éthique de la souffrance » (1994), entretien d’Emmanuel Levinas avec Jean-Marc Norès, dans Jean-Marie Kaenel, Souffrances, corps, âme, épreuves partagées, Paris, Autrement, 1994, p. 127-137.
3 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile » (1982), dans Entre nous. Essai sur le penser-à-l’autre (1991), Paris, Le Livre de poche, 1993, p. 100-112.
4 Emmanuel Levinas, « Paix et proximité » (1984), dans Altérité et transcendance, Paris, Le Livre de poche, 1995, p. 139-140.
5 Emmanuel Levinas, De Dieu qui vient à l’idée (1982), Paris, Vrin, 1998, p. 134.
6 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile » (1982), op. cit., p 102.
7 Ibid., p. 100.
8 Ibid., p. 102.
9 Emmanuel Levinas, Le Temps et l’autre (1948), Paris, Presses universitaires de France, 1994, p. 59.
10 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile », op. cit., p. 103.
11 Emmanuel Levinas, Humanisme de l’autre homme (1972), Paris, Le Livre de poche, 1987, p. 52.
12 Emmanuel Levinas, De Dieu qui vient à l’idée (1982), op. cit., p. 245.
13 Emmanuel Levinas, De l’évasion (1935), Paris, Le Livre de poche, 1996, p. 24.
14 Ibid., p. 40.
15 Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre, op. cit., p. 27.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 28.
18 Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant (1947), Paris, Vrin, 1998, p. 99 à 100.
19 Ibid., p. 124.
20 Ibid.
21 Ibid.
22 Ibid., p. 36.
23 Emmanuel Levinas, Le Temps et l’autre, op. cit., p. 59.
24 Ibid., p. 66.
25 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile », op. cit., p. 103-104.
26 Emmanuel Levinas, « Une éthique de la souffrance », op. cit., p. 133.
27 Emmanuel Levinas, Humanisme de l’autre homme, op. cit., p. 42.
28 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 99.
29 Ibid., p. 61.
30 Emmanuel Levinas, « Une éthique de la souffrance », op. cit., p. 127.
31 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1974), Paris, Le Livre de poche, 2000, p. 178.
32 Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 159.
33 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 14.
34 Emmanuel Levinas, Humanisme de l’Autre Homme, op. cit., p. 53.
35 Ibid., p. 57.
36 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile », op. cit., p. 110.
37 Emmanuel Levinas, « Une éthique de la souffrance », op. cit., p. 137.
38 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile », op. cit., p. 102.
39 Emmanuel Levinas, « Une éthique de la souffrance », op. cit., p. 136.
40 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile », op. cit., p. 103.
41 Ibid., p. 131.
42 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 204.
43 Emmanuel Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, op. cit., p. 132 et 133.
44 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 84.
45 Emmanuel Levinas, Dieu, la mort, le temps (1991), Paris, Le Livre de poche, 1993, p. 222.
46 Emmanuel Levinas, « Une éthique de la souffrance », op. cit., p. 136.
47 Ibid.
48 Emmanuel Levinas, À l’heure des nations, Paris, Éditions de Minuit, 1988, p. 128.
49 Ibid.
50 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile », op. cit., p. 102.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-09899-7
- EAN : 9782406098997
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09899-7.p.0075
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/12/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Souffrance, douleur, altérité, phénoménologie, réduction