Le soin, la caresse, la profanation
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2019 – 1, n° 14. Levinas et le soin - Auteur : Dupuis (Michel)
- Pages : 119 à 128
- Revue : Éthique, politique, religions
Le soin, la caresse,
la profanation
J. Taminiaux a montré naguère comment le jeune Levinas fut l’un des premiers et rares fins lecteurs de Heidegger, capables de reconnaître d’emblée le véritable projet de Sein und Zeit. Ainsi, dans le texte de 1932, « Martin Heidegger et l’ontologie », Levinas indique-t-il avec netteté une chose qui nous semble claire aujourd’hui : « La manière dont l’homme se trouve amené au centre de la recherche [de Sein und Zeit] est entièrement commandée par la préoccupation fondamentale qui consiste à répondre à la question ‘qu’est-ce qu’être’1. » Les analyses levinassiennes ultérieures transformeront ce constat d’une nouvelle ontologie en une « contestation du primat de cette ontologie » – la formule est de 1952. Reste que l’histoire critique de la réception heideggerienne et des interprétations du maître ouvrage de 1927 nous enseigne comment la première génération des lecteurs a cru découvrir une version nouvelle et particulièrement originale d’une anthropologie existentialiste qui donnait à penser et à repenser – en particulier dans le champ médical et psychiatrique. Cela tenait en partie à l’ignorance des prises de position énergiques (encore inédites à l’époque) de Heidegger (par exemple, à Fribourg en 1923 dans le cours « Herméneutique de la facticité ») contre les anthropologies philosophiques classiques, qui ne problématisaient justement pas l’être propre à l’étant humain – Jaspers et Scheler étaient les cibles principales de cette mise en cause. Quoi qu’il en fût de leur « contre-sens » interprétatif, ces premières compréhensions du texte heideggerien ouvrirent la voie entre autres à l’aventure de la Daseinsanalyse et des travaux cliniques de L. Binswanger. Ce dernier, on le sait, crut trouver chez Heidegger le point de vue et les catégories philosophiques assez solides et phénoménologiquement justifiés pour répliquer au 120naturalisme freudien. On a pu parler d’une espèce de « malentendu anthropologique » à ce propos – sans nier cependant la fécondité et l’originalité des descriptions cliniques produites à partir de cette source. Que Heidegger s’en soit expliqué par la suite et qu’il ait explicitement mis en question ces interprétations « (para-)existentialistes » de sa pensée ne nous concerne pas ici, car c’est une autre situation herméneutique, que je crois analogue, que je voudrais maintenant prendre en considération.
Je me demande en effet, si le jeu interprétatif risqué, pas véritablement autorisé, et cette audacieuse « réappropriation » (un terme cher à J. Taminiaux) d’un contenu philosophique ne se sont pas produits de façon analogue à partir des grands textes de Levinas. En l’occurrence, cet « accident interprétatif » aurait nourri un tout aussi fécond « malentendu éthique », cultivé avec bonheur par de nombreux soignants – mais également par des pédagogues, des sociologues, sinon des politiques (sans doute bien moins par des économistes…). Certes, l’enjeu de cette question n’est autre que celui de la longue histoire herméneutique de la philosophie, des constitutions de corpus et des traditions interprétatives orthodoxes ou pas, et de mon point de vue, il ne saurait s’agir d’installer un nouveau tribunal (cette fois historique) de la raison, qui aurait à juger du bien-fondé ou du caractère aberrant des lectures produites par les disciples impressionnés par leur maître. L’espèce de tolérance herméneutique que je tâche de pratiquer ne gomme pas pour autant les réappropriations, les inflexions, les extensions conceptuelles dont l’élasticité donne parfois à rêver, mais elle s’attache davantage à saisir les justifications quand elles sont consciemment exposées, les motivations plus obscures et surtout les intérêts herméneutiques sous-jacents. Après tout, je n’oublie pas la leçon de Levinas à Royaumont, où à l’occasion d’un exposé magistral consacré à la « technique phénoménologique », dont chacun se souvient, le philosophe (pas encore auteur de ses ouvrages d’éthique fondamentale) soulignait qu’il existe moins une école phénoménologique (quoi qu’en dise plus tard Ricœur) – mais plutôt un style phénoménologique. Puis-je redire les mots de Levinas ? « La phénoménologie unit des philosophes, sans que cela soit à la façon dont le kantisme unissait les kantiens ou le spinozisme, les spinozistes. Les phénoménologues ne se rattachent pas à des thèses formellement énoncées par Husserl, ne se consacrent pas exclusivement à l’exégèse ou à l’histoire de ses écrits. Une manière de faire les rapproche. Ils s’accordent pour 121aborder d’une certaine façon les questions, plutôt que pour adhérer à un certain nombre de propositions fixes2 ».
Comment – à quel prix – dès lors, convoquer les travaux levinassiens au cœur d’une analyse philosophique du soin, des soins et aussi des organisations soignantes ? L’éthique fondamentale a en commun avec l’ontologie fondamentale une pareille distance d’échelle conceptuelle avec les situations empiriques, les processus de connaissance et de descriptions des états de choses, la régulation des actions concrètes. D’une part, cette distance impose des médiations herméneutiques (qui rendent possible la subtilitas applicandi, comme le rappelait Gadamer), et d’autre part, elle donne à penser qu’on ne saurait dériver immédiatement d’une ontologie et d’une éthique fondamentales des propositions descriptives et normatives, applicables au quotidien. C’est sans doute le cas d’autres grands textes – tels le Parménide ou la Critique de la raison pratique dont Levinas se disait tellement proche. C’est uniquement moyennant le jeu effectif de ces médiations herméneutiques que de hautes sources philosophiques, proprement métaphysiques, se révèlent comme des trésors de ressources et de concepts, éventuellement déconnectés de leur système, susceptibles d’inspirer les praticiens et les observateurs des pratiques.
Pour utiliser une célèbre expression formulée par Ricœur à l’égard de Levinas, on doit se demander ce qu’on parviendra à faire d’une éthique « hyperbolique » dans le champ tellement délicat et, on l’espère, tellement nuancé, des matières biomédicales et du soin. Cette réserve ne conduit pas pour autant forcément à penser que l’on est donc voué à dénaturer, simplifier, déformer, ou à réformer l’éthique fondamentale de manière à l’urbaniser en un « jargon de l’altérité », qui rappelle celui de l’authenticité … Autrement dit, à la rendre utilisable, nouvel ustensile dans un monde où l’éthique rejoint dangereusement la clôture étroite des sciences de la gestion, réduite en quelques algorithmes, en quelques principes, en éléments d’un simple calcul décisionnel.
Plus raisonnablement, on soutiendra que certaines notions levinassiennes, prudemment extraites de leur contexte et donc déjà « réduites », se révèlent à même d’inspirer les pratiques de soin. Ces notions sont en réalité toujours des « associations de notions » ou des syntagmes conceptuels, ou encore des thèmes et des motifs, comme les textes de Levinas en ont tellement cristallisé et ciselé.
122Un premier élément majeur, largement reconnu par les lecteurs, est sans aucun doute le thème du respect dû à l’altérité fragile. De manière insistante, autrui, et/ou son visage, sont à la fois en haut, avec la force du dérangement et du démantèlement de l’ordre des choses et de l’identité du sujet, mais paradoxalement, selon une stylistique cependant classique, en régime du plus faible et du nu. Ce thème se découvre extrêmement pertinent quand on souhaite réfléchir de façon critique à ce qu’on peut nommer une culture des « droits du patient3 ». Ces droits, essentiels à incarner ou à réaliser dans les pratiques, sont autant de fictions régulatrices, et ils rejoignent ainsi le statut de la dignité humaine, à la fois idéale (et régulatrice) et empirique (et toujours inaccomplie et menacée). En particulier, le droit à l’autonomie mérite une analyse sans concessions : il semble nier la réalité profondément asymétrique de la demande de soins, et installer un sujet des soins maître de son destin et des processus soignants. Pareille autonomie, fallacieuse et irréelle, gomme la fragilité inhérente aux situations où s’exercent encore aujourd’hui ce que Foucault nommait justement les « biopouvoirs ». C’est dire que l’altérité fragile d’autrui doit être entendue de manière non formelle mais concrète. Contre une idolâtrie des figures ou des rôles juridiques d’une pleine autonomie, l’éthique des soins en revient toujours à la concrétude de la faiblesse et de la nudité, sans retomber pour autant dans des schémas paternalistes dépassés.
Associées à cette figure de la fragilité, on retiendra en deuxième lieu les évocations phénoménologiques développées notamment dans Totalité et Infini, qui cherchent à décrire les situations de constitution, de protection d’autrui, voire même d’incarnation. Ainsi, parmi tant d’exemples, cette formule : « le corps comme corps nu n’est pas la première possession, il est encore en dehors de l’avoir et du non-avoir. Nous disposons de notre corps selon que nous avons déjà suspendu l’être de l’élément qui nous baigne, en habitant. Le corps est ma possession selon que mon être se tient dans une maison à la limite de l’intériorité et de l’extériorité. L’extraterritorialité d’une maison conditionne la possession même de mon corps4. » Une exégèse minutieuse devra résumer 123l’histoire de la constitution du soi, depuis le bain dans l’élémental du monde (intra-utérin ?) jusqu’à la demeure habitée, mais ce qui saute aux yeux, c’est la richesse et la surdétermination sémantique et technique de ces formules en images, de ces « métaphores fondamentales », au sens de Blumenberg, qui renvoient obscurément autant à une description psychodynamique d’espaces et d’objets transitionnels qu’à certaines leçons talmudiques sur les villes-refuges, par exemple. Sacrifier cette surdétermination pour ne retenir que des concepts opératoires pour la bonne pratique soignante est à la fois scandaleux, déplacé et ridicule … mais c’est aussi la générosité du texte philosophique que d’autoriser certaines défigurations conceptuelles – fécondes, jusqu’à un certain point et selon de hautes raisons.
Un troisième élément extrêmement intéressant dans le champ du soin, est précisément ce que je nommerai une figure « à la Canguilhem », une figure neuve de la santé, entendue comme jouissance d’être au monde : joie de respirer, de voir et de sentir. On pourra noter que Levinas écarte systématiquement et de façon répétée le scénario heideggerien (et donc une certaine entente qu’en fit Binswanger dans sa propre interprétation du projet thérapeutique) : il n’est jamais question dans ces travaux d’être-jeté au monde, dans une déréliction misérable : « l’être séparé [le proto-sujet éthique, si l’on peut dire] est séparé ou content dans sa joie de respirer, de voir et de sentir5 ».
Quatrième élément : l’accompagnement (éventuellement palliatif) de la fin de vie d’autrui paraît constituer un des lieux où les analyses levinassiennes sont particulièrement pertinentes et fécondes pour inspirer les pratiques cliniques. Il suffit de relire le cours sur La mort et le temps, et on découvre une richesse foisonnante d’analyses et de considérations qu’on ne saurait réduire à des conseils triviaux. L’inspiration des pratiques est en effet affaire de distance, de non-applicabilité immédiate et servile. L’éthique fondamentale n’est pas un outil pour la pratique, et pas davantage un recueil de bonnes recettes. Ainsi, cette déclaration : « La relation avec la mort d’autrui n’est pas un savoir sur la mort d’autrui ni l’expérience de cette mort dans sa façon même d’anéantir l’être […]. Le pur savoir ne retient de la mort d’autrui que les apparences extérieures d’un processus (d’immobilisation) où finit quelqu’un qui jusqu’alors s’exprimait. La relation avec la mort d’autrui, c’est une émotion, un 124mouvement, une inquiétude dans l’inconnu6. » En ce lieu où la pratique soignante semble pourtant spécialement modeste et retenue, il importe vivement de rappeler la démesure des expériences et l’ouverture abyssale de celles-ci, qui emportent respectivement le patient et le soignant. On mettra ceci en lien avec le thème des « structures ultimes du sensé », nullement irrationalistes car il y a bien du sensé éthique et du sensé du savoir, et ce dernier a naturellement sa place propre, par exemple, dans l’annonce d’un diagnostic grave, mais qui ne sature pas l’espace du sens, comme Levinas le rappelait par exemple à F. Armengaud7.
Cinquièmement, d’une certaine manière, c’est Levinas lui-même qui interdit aux soignants une pseudo-saisie aisée du travail collectif ou de la relation clinique. À l’opposé de Binswanger qu’il ajourne lui aussi de façon répétitive (et qu’il associe au processus intropathique – ce qui mériterait un développement analytique critique), Levinas veut en effet penser à nouveaux frais la socialité originaire, cette « relation sociale », naïve, quotidienne ou même professionnelle, qui se trouve être « l’expérience par excellence8 ». Cette expérience par excellence est tout autre chose précisément qu’une simple socialité, que le bonheur d’une réciprocité réconfortante, équilibrée, parfaitement partagée. Contre la nostrité binswangerienne (issue sans doute d’une forme corrigée et aimable du Mitsein heideggerien), Levinas renvoie sévèrement cette co-existence, « cette intersubjectivité neutre », ce « nous antérieur à Moi et à l’Autre9 » à l’ordre fixé et total de l’ontologie, et non pas à ce qu’il veut nommer « société ». L’authentique relation soignante ne pourra donc se réclamer, comme chez Binswanger, d’un partenariat en Humanité, d’une espèce de familiarité induisant un tutoiement qui trahit l’étrangèreté et la transcendance d’autrui. Ainsi par exemple, ce conseil si souvent donné aux soignants d’user du vouvoiement dans les rapports avec les patients ou les résidents peut-il évidemment se réclamer de l’éthique fondamentale de Levinas, mais à condition d’expliciter les médiations, sous peine de tomber dans le ridicule (mais, je l’ajoute, pas dans une simple erreur d’interprétation !). Il doit exister une fraternité qui ne saurait se dire, car la proximité réalise, sans la dire, la fraternité des sujets. Raconter celle-ci tient de la trahison typique du discours 125philosophique, car c’est précisément à condition de n’être pas dite que la fraternité se maintient : « Devenant consciente, c’est-à-dire thématisée, l’approche indifférente détruit cette parenté, telle une caresse se surprenant palpation ou se ressaisissant10 ».
Ces derniers mots m’amènent à évoquer deux notions nommées dans le titre de mon intervention : la caresse et la profanation, que l’on doit considérer comme déterminantes pour une éthique levinassienne ramenée aux pratiques soignantes11. Ces deux catégories sont passablement ambiguës à l’oreille juridique contemporaine, car elles semblent mêler des registres (intime et religieux) rigoureusement tenus à distance par nos politiques sécularisées du soin.
Je me suis senti autorisé autrefois à évoquer une éthique de la caresse, sans penser alors à une philosophie du soin. Je me fondais sur la prévalence du toucher dans cette éthique qui utilise toutes les métaphores de la proximité et qui vise ce moment-limite dans la relation où le sujet est atteint par l’autre en un mouvement de complète franchise – non savoir mais tact primordial, dans le cadre réel d’un univers complexe et différencié. Cette proximité est « d’avant le langage » des informations12 qu’elle rend possible, avant donc que le langage fonctionne « au service de la vie comme échange d’informations à travers un système linguistique13 ». Le point fondamental, c’est le signe de reconnaissance donné à autrui – ce que Levinas appelle une « complicité » pour rien. L’attention à autrui n’est pas un événement intérieur purement personnel, un « état d’âme14 » qui ne trouverait aucune grâce dans l’analyse levinassienne. En effet, l’un est atteint par l’autre : il y a contact15, au sens où l’on peut être touché par ce qui échappe toujours. Retenons quelques notions-clés de cette éventuelle éthique de la caresse qui est affaire d’exposition, de contact, d’affection.
126Premièrement, le sensible. Contre l’intellectualisme primaire (tout est savoir) ou élaboré (il y a un fond de savoir en tout), il faut retourner au sensible, à l’immédiatement senti : « Dans la sensation, quelque chose se passe entre le sentant et le senti, bien au-dessous de l’ouverture du sentant sur le senti, de la conscience sur le phénomène16 ». Deuxièmement, le toucher. « [L]e sensible doit s’interpréter à un titre primordial comme toucher » (ibid.), qui peut, on l’a vu, se convertir en informations tactiles, car le sensible peut toujours devenir un alphabet Braille. Mais comme le discours est en même temps, premièrement, secrètement, contact, le toucher est en même temps, premièrement, secrètement, caresse. Cela ne surprend pas chez Levinas, mais il est pourtant phénoménologiquement problématique, ce toucher à « sens unique17 ». Troisièmement, la gratuité. Le contact se fait pour rien, non par ignorance mais avant le savoir : « avant de se muer en connaissance sur le dehors des choses – et pendant cette connaissance même – le toucher est pure approche et proximité, irréductible à l’expérience de la proximité. Une caresse s’esquisse dans le contact sans que cette signification vire en expérience de la caresse. » Et encore : « Approcher, voisiner, ne revient pas au savoir ou à la conscience qu’on peut en avoir18 ».
Quatrièmement, un caractère interminable. Le contact est sans fin, c’est-à-dire qu’il ignore la satisfaction, l’assouvissement et l’assoupissement : « Approcher Autrui, c’est encore poursuivre ce qui déjà est présent, chercher encore ce que l’on a trouvé, ne pas pouvoir être quitte envers le prochain. Comme caresser. La caresse est l’unité de l’approche et de la proximité. Toujours en elle la proximité est aussi absence. Qu’est-ce que la tendresse de la peau caressée, sinon le décalage entre la présentation et la présence19 ? ». « Le sensible n’est superficiel que dans son rôle de connaissance. Dans la relation éthique au réel, c’est-à-dire dans la relation de proximité qu’établit le sensible, s’engage l’essentiel. Là est la vie20 ».
127J’en viens à la profanation que j’entends en lien avec la mauvaise foi sartrienne, et spécifiquement avec la scène de la femme frigide dans L’Être et le néant, où la mauvaise foi trahit l’existence et réifie le corps. Bien entendu, contextualisée dans le scénario d’une « ultramatérialité exorbitante » décrite par une phénoménologie de l’éros, à la fin de Totalité et Infini, la profanation et l’impudeur caractérisent l’ambiguïté de l’amour qui peut être simple « retour à soi21 » plutôt qu’aventure de la transcendance et cela, aux yeux de Levinas, indique l’originalité de l’érotique. Cela indique sans doute aussi l’originalité de la relation soignante, soumise à la même possible dérive de forcer « l’interdit d’un secret22 ». Combien d’histoires de soignants évoquent ces mauvaises manières de ne pas couvrir la nudité inutile des corps, de ne pas tenir le secret d’un geste de soin intime. On trouve ici l’une des très rares mentions du regard médical sur le corps : Levinas fait allusion à « une perception neutre », « celle du médecin qui examine la nudité du malade » (ibid.). Mais plus subtilement que selon la signification courante du terme, le sens de la profanation, « révélation du caché, en tant que caché23 », renvoie à un autre thème levinassien important, celui de l’énigmatique et du phénoménal, c’est-à-dire que la profanation est la découverte de l’immense valeur du visage à travers la non-signifiance du lascif ou du vulgaire. On est ici au bord du paradoxe : « la chaste nudité du visage ne s’évanouit pas dans l’exhibitionnisme de l’érotique » (ibid.) pas davantage que dans la tristesse ou l’horreur du corps malade, blessé ou mutilé. Au sens strict, chez Levinas, c’est bien l’Eros qui profane le mystère d’autrui et risque de troubler la signifiance éthique. Une médiation interprétative nous permet de penser, toujours avec Levinas, que le regard biomédical, technico-scientifique, dans la relation de soin parfois hautement technicisé, profane, lui aussi, le mystère d’autrui qu’il cherche en même temps à sauver. On ne se trouve pas si loin du principe hippocratique de la non-malfaisance, qui tend à répondre à cette fatalité de l’action soignante toujours déjà violente alors même qu’elle cherche à aider.
Au moment de conclure, je dois reconnaître ce que le lecteur a bien noté : j’ai omis d’évoquer jusqu’ici une notion déterminante pour notre 128propos : la substitution, que Levinas va travailler de manière approfondie au début des années soixante-dix et qui constitue le cœur d’Autrement qu’être. On le sait, le scénario éthique se radicalise : « la responsabilité pour autrui qui n’est pas l’accident arrivant à un sujet, mais précède en lui l’Essence, n’a pas attendu la liberté où aurait été pris l’engagement pour autrui [ ] Le mot Je signifie me voici, répondant de tout et de tous24 ». Pourquoi Levinas a-t-il préféré ce terme de responsabilité à celui de soin ? « Répondre à et de » est sans doute mieux intégré à un modèle de la communication éthique, mais il est également beaucoup plus « formel », précisément au sens de ces morales formelles mises à l’écart au début de Totalité et Infini. Peut-être l’idée du soin qui nous saute aux yeux aujourd’hui, au cœur du « moment du soin », aurait-elle été anachronique en cette fin du xxe siècle. Il s’agit en effet de penser l’incondition du sujet, inégal à soi-même, responsable « sans aucun engagement libre25 ». On se trouve fort éloignés d’une forme de contrat thérapeutique, où chacun s’engage, réflexion faite. On se trouve bien plutôt dans l’avant-scène de cette organisation mutuelle, et, chose remarquable, l’on y retrouve, à un niveau qu’on peut nommer transcendantal, cette « fraternité » que Binswanger avait lui aussi en vue, antérieure à toute liberté et fondatrice de la relation. Le soignant est dès lors l’exposé par excellence, appelé par sa profession à la rencontre concrète avec le patient, exposé par la contingence et remis entre ses mains. Trois lignes brèves du Carnet de captivité no 7 sont plus nettes que bien des formules extraites des ouvrages publiés ; elles serviront de conclusion : « La souffrance – son acuité est dans son irrémissibilité dans l’instant. Mais la caresse – y répare quelque chose. Non pas qu’elle fasse passer la douleur. Mais il y a tout de même une modification dans la douleur. Par là le Miteinander-sein entre dans mon ontologie26 ».
Michel Dupuis
Université catholique de Louvain27
1 Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, p. 55.
2 Ibid., p. 111.
3 On connaît les réflexions de Levinas sur cette culture des droits de l’homme : « Bonté pour le premier venu, droit de l’homme. Droit de l’autre homme avant tout » (E. Levinas, Entre nous, Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 218).
4 Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, The Hague, Kluwer, 1961, p. 135-136.
5 Ibid., p. 138.
6 Emmanuel Levinas, Dieu, la mort, le temps, Paris, Grasset, 1993, p. 25-26.
7 Emmanuel Levinas, À l’heure des nations, Paris, Minuit, 1988, p. 206.
8 Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 81.
9 Ibid., p. 39.
10 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, The Hague, Kluwer, 1974, p. 104.
11 Je reprends ici quelques-uns des éléments analysés plus en détails dans M. Dupuis, « L’abord du prochain », Gh. Florival (dir.), Études d’anthropologie philosophique, Louvain, Peeters, 1993 et « Une éthique séculière », M. Dupuis (dir.), Levinas en contrastes, Bruxelles, De Boeck, 1994.
12 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être …, op. cit., p. 19.
13 Ibid., p. 192.
14 Ibid., p. 108.
15 Ibid., p. 109.
16 Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1947, p. 227.
17 Contre Merleau-Ponty et aussi Minkowski, par exemple, lequel notait que « le toucher comporte un élément de réciprocité, et c’est ce qui […] le distingue de toute autre qualité fondamentale. Tout ce qui touche est touché ou du moins peut l’être » (E. Minkowski, Vers une cosmologie, Paris, Aubier, 1936, p. 183).
18 Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 227.
19 Ibid., p. 228.
20 Ibid.
21 Ibid., p. 232.
22 Ibid., p. 234.
23 Ibid., p. 238.
24 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être …, op. cit., p. 145.
25 Ibid., p. 148.
26 Emmanuel Levinas, Œuvres 1, Paris, Grasset, 2009, p. 181-182.
27 Michel Dupuis est aussi responsable scientifique du GEFERS (Paris).
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-09899-7
- EAN : 9782406098997
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09899-7.p.0119
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/12/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Éthique fondamentale, philosophie du soin, caresse, profanation, dignité