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Classiques Garnier

Le soin, la caresse, la profanation

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2019 – 1, n° 14
    . Levinas et le soin
  • Auteur : Dupuis (Michel)
  • Résumé : Y aurait-il un « malentendu éthique » à la base du recours à l’éthique de Levinas pour instaurer une philosophie radicale du soin ? Une éthique hyperbolique peut-elle venir en aide dans un champ qui met en jeu une telle subtilité et une telle singularité des acteurs et des situations ? Quelques « syntagmes conceptuels » déterminés par Levinas peuvent inspirer les pratiques. Nous en retenons cinq, avant d’évoquer la dialectique de la caresse et de la profanation qui caractérise le soin humain.
  • Pages : 119 à 128
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406098997
  • ISBN : 978-2-406-09899-7
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09899-7.p.0119
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/12/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Éthique fondamentale, philosophie du soin, caresse, profanation, dignité
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Le soin, la caresse,
la profanation

J. Taminiaux a montré naguère comment le jeune Levinas fut lun des premiers et rares fins lecteurs de Heidegger, capables de reconnaître demblée le véritable projet de Sein und Zeit. Ainsi, dans le texte de 1932, « Martin Heidegger et lontologie », Levinas indique-t-il avec netteté une chose qui nous semble claire aujourdhui : « La manière dont lhomme se trouve amené au centre de la recherche [de Sein und Zeit] est entièrement commandée par la préoccupation fondamentale qui consiste à répondre à la question quest-ce quêtre1. » Les analyses levinassiennes ultérieures transformeront ce constat dune nouvelle ontologie en une « contestation du primat de cette ontologie » – la formule est de 1952. Reste que lhistoire critique de la réception heideggerienne et des interprétations du maître ouvrage de 1927 nous enseigne comment la première génération des lecteurs a cru découvrir une version nouvelle et particulièrement originale dune anthropologie existentialiste qui donnait à penser et à repenser – en particulier dans le champ médical et psychiatrique. Cela tenait en partie à lignorance des prises de position énergiques (encore inédites à lépoque) de Heidegger (par exemple, à Fribourg en 1923 dans le cours « Herméneutique de la facticité ») contre les anthropologies philosophiques classiques, qui ne problématisaient justement pas lêtre propre à létant humain – Jaspers et Scheler étaient les cibles principales de cette mise en cause. Quoi quil en fût de leur « contre-sens » interprétatif, ces premières compréhensions du texte heideggerien ouvrirent la voie entre autres à laventure de la Daseinsanalyse et des travaux cliniques de L. Binswanger. Ce dernier, on le sait, crut trouver chez Heidegger le point de vue et les catégories philosophiques assez solides et phénoménologiquement justifiés pour répliquer au 120naturalisme freudien. On a pu parler dune espèce de « malentendu anthropologique » à ce propos – sans nier cependant la fécondité et loriginalité des descriptions cliniques produites à partir de cette source. Que Heidegger sen soit expliqué par la suite et quil ait explicitement mis en question ces interprétations « (para-)existentialistes » de sa pensée ne nous concerne pas ici, car cest une autre situation herméneutique, que je crois analogue, que je voudrais maintenant prendre en considération.

Je me demande en effet, si le jeu interprétatif risqué, pas véritablement autorisé, et cette audacieuse « réappropriation » (un terme cher à J. Taminiaux) dun contenu philosophique ne se sont pas produits de façon analogue à partir des grands textes de Levinas. En loccurrence, cet « accident interprétatif » aurait nourri un tout aussi fécond « malentendu éthique », cultivé avec bonheur par de nombreux soignants – mais également par des pédagogues, des sociologues, sinon des politiques (sans doute bien moins par des économistes…). Certes, lenjeu de cette question nest autre que celui de la longue histoire herméneutique de la philosophie, des constitutions de corpus et des traditions interprétatives orthodoxes ou pas, et de mon point de vue, il ne saurait sagir dinstaller un nouveau tribunal (cette fois historique) de la raison, qui aurait à juger du bien-fondé ou du caractère aberrant des lectures produites par les disciples impressionnés par leur maître. Lespèce de tolérance herméneutique que je tâche de pratiquer ne gomme pas pour autant les réappropriations, les inflexions, les extensions conceptuelles dont lélasticité donne parfois à rêver, mais elle sattache davantage à saisir les justifications quand elles sont consciemment exposées, les motivations plus obscures et surtout les intérêts herméneutiques sous-jacents. Après tout, je noublie pas la leçon de Levinas à Royaumont, où à loccasion dun exposé magistral consacré à la « technique phénoménologique », dont chacun se souvient, le philosophe (pas encore auteur de ses ouvrages déthique fondamentale) soulignait quil existe moins une école phénoménologique (quoi quen dise plus tard Ricœur) – mais plutôt un style phénoménologique. Puis-je redire les mots de Levinas ? « La phénoménologie unit des philosophes, sans que cela soit à la façon dont le kantisme unissait les kantiens ou le spinozisme, les spinozistes. Les phénoménologues ne se rattachent pas à des thèses formellement énoncées par Husserl, ne se consacrent pas exclusivement à lexégèse ou à lhistoire de ses écrits. Une manière de faire les rapproche. Ils saccordent pour 121aborder dune certaine façon les questions, plutôt que pour adhérer à un certain nombre de propositions fixes2 ».

Comment – à quel prix – dès lors, convoquer les travaux levinassiens au cœur dune analyse philosophique du soin, des soins et aussi des organisations soignantes ? Léthique fondamentale a en commun avec lontologie fondamentale une pareille distance déchelle conceptuelle avec les situations empiriques, les processus de connaissance et de descriptions des états de choses, la régulation des actions concrètes. Dune part, cette distance impose des médiations herméneutiques (qui rendent possible la subtilitas applicandi, comme le rappelait Gadamer), et dautre part, elle donne à penser quon ne saurait dériver immédiatement dune ontologie et dune éthique fondamentales des propositions descriptives et normatives, applicables au quotidien. Cest sans doute le cas dautres grands textes – tels le Parménide ou la Critique de la raison pratique dont Levinas se disait tellement proche. Cest uniquement moyennant le jeu effectif de ces médiations herméneutiques que de hautes sources philosophiques, proprement métaphysiques, se révèlent comme des trésors de ressources et de concepts, éventuellement déconnectés de leur système, susceptibles dinspirer les praticiens et les observateurs des pratiques.

Pour utiliser une célèbre expression formulée par Ricœur à légard de Levinas, on doit se demander ce quon parviendra à faire dune éthique « hyperbolique » dans le champ tellement délicat et, on lespère, tellement nuancé, des matières biomédicales et du soin. Cette réserve ne conduit pas pour autant forcément à penser que lon est donc voué à dénaturer, simplifier, déformer, ou à réformer léthique fondamentale de manière à lurbaniser en un « jargon de laltérité », qui rappelle celui de lauthenticité … Autrement dit, à la rendre utilisable, nouvel ustensile dans un monde où léthique rejoint dangereusement la clôture étroite des sciences de la gestion, réduite en quelques algorithmes, en quelques principes, en éléments dun simple calcul décisionnel.

Plus raisonnablement, on soutiendra que certaines notions levinassiennes, prudemment extraites de leur contexte et donc déjà « réduites », se révèlent à même dinspirer les pratiques de soin. Ces notions sont en réalité toujours des « associations de notions » ou des syntagmes conceptuels, ou encore des thèmes et des motifs, comme les textes de Levinas en ont tellement cristallisé et ciselé.

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Un premier élément majeur, largement reconnu par les lecteurs, est sans aucun doute le thème du respect dû à laltérité fragile. De manière insistante, autrui, et/ou son visage, sont à la fois en haut, avec la force du dérangement et du démantèlement de lordre des choses et de lidentité du sujet, mais paradoxalement, selon une stylistique cependant classique, en régime du plus faible et du nu. Ce thème se découvre extrêmement pertinent quand on souhaite réfléchir de façon critique à ce quon peut nommer une culture des « droits du patient3 ». Ces droits, essentiels à incarner ou à réaliser dans les pratiques, sont autant de fictions régulatrices, et ils rejoignent ainsi le statut de la dignité humaine, à la fois idéale (et régulatrice) et empirique (et toujours inaccomplie et menacée). En particulier, le droit à lautonomie mérite une analyse sans concessions : il semble nier la réalité profondément asymétrique de la demande de soins, et installer un sujet des soins maître de son destin et des processus soignants. Pareille autonomie, fallacieuse et irréelle, gomme la fragilité inhérente aux situations où sexercent encore aujourdhui ce que Foucault nommait justement les « biopouvoirs ». Cest dire que laltérité fragile dautrui doit être entendue de manière non formelle mais concrète. Contre une idolâtrie des figures ou des rôles juridiques dune pleine autonomie, léthique des soins en revient toujours à la concrétude de la faiblesse et de la nudité, sans retomber pour autant dans des schémas paternalistes dépassés.

Associées à cette figure de la fragilité, on retiendra en deuxième lieu les évocations phénoménologiques développées notamment dans Totalité et Infini, qui cherchent à décrire les situations de constitution, de protection dautrui, voire même dincarnation. Ainsi, parmi tant dexemples, cette formule : « le corps comme corps nu nest pas la première possession, il est encore en dehors de lavoir et du non-avoir. Nous disposons de notre corps selon que nous avons déjà suspendu lêtre de lélément qui nous baigne, en habitant. Le corps est ma possession selon que mon être se tient dans une maison à la limite de lintériorité et de lextériorité. Lextraterritorialité dune maison conditionne la possession même de mon corps4. » Une exégèse minutieuse devra résumer 123lhistoire de la constitution du soi, depuis le bain dans lélémental du monde (intra-utérin ?) jusquà la demeure habitée, mais ce qui saute aux yeux, cest la richesse et la surdétermination sémantique et technique de ces formules en images, de ces « métaphores fondamentales », au sens de Blumenberg, qui renvoient obscurément autant à une description psychodynamique despaces et dobjets transitionnels quà certaines leçons talmudiques sur les villes-refuges, par exemple. Sacrifier cette surdétermination pour ne retenir que des concepts opératoires pour la bonne pratique soignante est à la fois scandaleux, déplacé et ridicule … mais cest aussi la générosité du texte philosophique que dautoriser certaines défigurations conceptuelles – fécondes, jusquà un certain point et selon de hautes raisons.

Un troisième élément extrêmement intéressant dans le champ du soin, est précisément ce que je nommerai une figure « à la Canguilhem », une figure neuve de la santé, entendue comme jouissance dêtre au monde : joie de respirer, de voir et de sentir. On pourra noter que Levinas écarte systématiquement et de façon répétée le scénario heideggerien (et donc une certaine entente quen fit Binswanger dans sa propre interprétation du projet thérapeutique) : il nest jamais question dans ces travaux dêtre-jeté au monde, dans une déréliction misérable : « lêtre séparé [le proto-sujet éthique, si lon peut dire] est séparé ou content dans sa joie de respirer, de voir et de sentir5 ».

Quatrième élément : laccompagnement (éventuellement palliatif) de la fin de vie dautrui paraît constituer un des lieux où les analyses levinassiennes sont particulièrement pertinentes et fécondes pour inspirer les pratiques cliniques. Il suffit de relire le cours sur La mort et le temps, et on découvre une richesse foisonnante danalyses et de considérations quon ne saurait réduire à des conseils triviaux. Linspiration des pratiques est en effet affaire de distance, de non-applicabilité immédiate et servile. Léthique fondamentale nest pas un outil pour la pratique, et pas davantage un recueil de bonnes recettes. Ainsi, cette déclaration : « La relation avec la mort dautrui nest pas un savoir sur la mort dautrui ni lexpérience de cette mort dans sa façon même danéantir lêtre []. Le pur savoir ne retient de la mort dautrui que les apparences extérieures dun processus (dimmobilisation) où finit quelquun qui jusqualors sexprimait. La relation avec la mort dautrui, cest une émotion, un 124mouvement, une inquiétude dans linconnu6. » En ce lieu où la pratique soignante semble pourtant spécialement modeste et retenue, il importe vivement de rappeler la démesure des expériences et louverture abyssale de celles-ci, qui emportent respectivement le patient et le soignant. On mettra ceci en lien avec le thème des « structures ultimes du sensé », nullement irrationalistes car il y a bien du sensé éthique et du sensé du savoir, et ce dernier a naturellement sa place propre, par exemple, dans lannonce dun diagnostic grave, mais qui ne sature pas lespace du sens, comme Levinas le rappelait par exemple à F. Armengaud7.

Cinquièmement, dune certaine manière, cest Levinas lui-même qui interdit aux soignants une pseudo-saisie aisée du travail collectif ou de la relation clinique. À lopposé de Binswanger quil ajourne lui aussi de façon répétitive (et quil associe au processus intropathique – ce qui mériterait un développement analytique critique), Levinas veut en effet penser à nouveaux frais la socialité originaire, cette « relation sociale », naïve, quotidienne ou même professionnelle, qui se trouve être « lexpérience par excellence8 ». Cette expérience par excellence est tout autre chose précisément quune simple socialité, que le bonheur dune réciprocité réconfortante, équilibrée, parfaitement partagée. Contre la nostrité binswangerienne (issue sans doute dune forme corrigée et aimable du Mitsein heideggerien), Levinas renvoie sévèrement cette co-existence, « cette intersubjectivité neutre », ce « nous antérieur à Moi et à lAutre9 » à lordre fixé et total de lontologie, et non pas à ce quil veut nommer « société ». Lauthentique relation soignante ne pourra donc se réclamer, comme chez Binswanger, dun partenariat en Humanité, dune espèce de familiarité induisant un tutoiement qui trahit létrangèreté et la transcendance dautrui. Ainsi par exemple, ce conseil si souvent donné aux soignants duser du vouvoiement dans les rapports avec les patients ou les résidents peut-il évidemment se réclamer de léthique fondamentale de Levinas, mais à condition dexpliciter les médiations, sous peine de tomber dans le ridicule (mais, je lajoute, pas dans une simple erreur dinterprétation !). Il doit exister une fraternité qui ne saurait se dire, car la proximité réalise, sans la dire, la fraternité des sujets. Raconter celle-ci tient de la trahison typique du discours 125philosophique, car cest précisément à condition de nêtre pas dite que la fraternité se maintient : « Devenant consciente, cest-à-dire thématisée, lapproche indifférente détruit cette parenté, telle une caresse se surprenant palpation ou se ressaisissant10 ».

Ces derniers mots mamènent à évoquer deux notions nommées dans le titre de mon intervention : la caresse et la profanation, que lon doit considérer comme déterminantes pour une éthique levinassienne ramenée aux pratiques soignantes11. Ces deux catégories sont passablement ambiguës à loreille juridique contemporaine, car elles semblent mêler des registres (intime et religieux) rigoureusement tenus à distance par nos politiques sécularisées du soin.

Je me suis senti autorisé autrefois à évoquer une éthique de la caresse, sans penser alors à une philosophie du soin. Je me fondais sur la prévalence du toucher dans cette éthique qui utilise toutes les métaphores de la proximité et qui vise ce moment-limite dans la relation où le sujet est atteint par lautre en un mouvement de complète franchise – non savoir mais tact primordial, dans le cadre réel dun univers complexe et différencié. Cette proximité est « davant le langage » des informations12 quelle rend possible, avant donc que le langage fonctionne « au service de la vie comme échange dinformations à travers un système linguistique13 ». Le point fondamental, cest le signe de reconnaissance donné à autrui – ce que Levinas appelle une « complicité » pour rien. Lattention à autrui nest pas un événement intérieur purement personnel, un « état dâme14 » qui ne trouverait aucune grâce dans lanalyse levinassienne. En effet, lun est atteint par lautre : il y a contact15, au sens où lon peut être touché par ce qui échappe toujours. Retenons quelques notions-clés de cette éventuelle éthique de la caresse qui est affaire dexposition, de contact, daffection.

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Premièrement, le sensible. Contre lintellectualisme primaire (tout est savoir) ou élaboré (il y a un fond de savoir en tout), il faut retourner au sensible, à limmédiatement senti : « Dans la sensation, quelque chose se passe entre le sentant et le senti, bien au-dessous de louverture du sentant sur le senti, de la conscience sur le phénomène16 ». Deuxièmement, le toucher. « [L]e sensible doit sinterpréter à un titre primordial comme toucher » (ibid.), qui peut, on la vu, se convertir en informations tactiles, car le sensible peut toujours devenir un alphabet Braille. Mais comme le discours est en même temps, premièrement, secrètement, contact, le toucher est en même temps, premièrement, secrètement, caresse. Cela ne surprend pas chez Levinas, mais il est pourtant phénoménologiquement problématique, ce toucher à « sens unique17 ». Troisièmement, la gratuité. Le contact se fait pour rien, non par ignorance mais avant le savoir : « avant de se muer en connaissance sur le dehors des choses – et pendant cette connaissance même – le toucher est pure approche et proximité, irréductible à lexpérience de la proximité. Une caresse sesquisse dans le contact sans que cette signification vire en expérience de la caresse. » Et encore : « Approcher, voisiner, ne revient pas au savoir ou à la conscience quon peut en avoir18 ».

Quatrièmement, un caractère interminable. Le contact est sans fin, cest-à-dire quil ignore la satisfaction, lassouvissement et lassoupissement : « Approcher Autrui, cest encore poursuivre ce qui déjà est présent, chercher encore ce que lon a trouvé, ne pas pouvoir être quitte envers le prochain. Comme caresser. La caresse est lunité de lapproche et de la proximité. Toujours en elle la proximité est aussi absence. Quest-ce que la tendresse de la peau caressée, sinon le décalage entre la présentation et la présence19 ? ». « Le sensible nest superficiel que dans son rôle de connaissance. Dans la relation éthique au réel, cest-à-dire dans la relation de proximité quétablit le sensible, sengage lessentiel. Là est la vie20 ».

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Jen viens à la profanation que jentends en lien avec la mauvaise foi sartrienne, et spécifiquement avec la scène de la femme frigide dans LÊtre et le néant, où la mauvaise foi trahit lexistence et réifie le corps. Bien entendu, contextualisée dans le scénario dune « ultramatérialité exorbitante » décrite par une phénoménologie de léros, à la fin de Totalité et Infini, la profanation et limpudeur caractérisent lambiguïté de lamour qui peut être simple « retour à soi21 » plutôt quaventure de la transcendance et cela, aux yeux de Levinas, indique loriginalité de lérotique. Cela indique sans doute aussi loriginalité de la relation soignante, soumise à la même possible dérive de forcer « linterdit dun secret22 ». Combien dhistoires de soignants évoquent ces mauvaises manières de ne pas couvrir la nudité inutile des corps, de ne pas tenir le secret dun geste de soin intime. On trouve ici lune des très rares mentions du regard médical sur le corps : Levinas fait allusion à « une perception neutre », « celle du médecin qui examine la nudité du malade » (ibid.). Mais plus subtilement que selon la signification courante du terme, le sens de la profanation, « révélation du caché, en tant que caché23 », renvoie à un autre thème levinassien important, celui de lénigmatique et du phénoménal, cest-à-dire que la profanation est la découverte de limmense valeur du visage à travers la non-signifiance du lascif ou du vulgaire. On est ici au bord du paradoxe : « la chaste nudité du visage ne sévanouit pas dans lexhibitionnisme de lérotique » (ibid.) pas davantage que dans la tristesse ou lhorreur du corps malade, blessé ou mutilé. Au sens strict, chez Levinas, cest bien lEros qui profane le mystère dautrui et risque de troubler la signifiance éthique. Une médiation interprétative nous permet de penser, toujours avec Levinas, que le regard biomédical, technico-scientifique, dans la relation de soin parfois hautement technicisé, profane, lui aussi, le mystère dautrui quil cherche en même temps à sauver. On ne se trouve pas si loin du principe hippocratique de la non-malfaisance, qui tend à répondre à cette fatalité de laction soignante toujours déjà violente alors même quelle cherche à aider.

Au moment de conclure, je dois reconnaître ce que le lecteur a bien noté : jai omis dévoquer jusquici une notion déterminante pour notre 128propos : la substitution, que Levinas va travailler de manière approfondie au début des années soixante-dix et qui constitue le cœur dAutrement quêtre. On le sait, le scénario éthique se radicalise : « la responsabilité pour autrui qui nest pas laccident arrivant à un sujet, mais précède en lui lEssence, na pas attendu la liberté où aurait été pris lengagement pour autrui […] Le mot Je signifie me voici, répondant de tout et de tous24 ». Pourquoi Levinas a-t-il préféré ce terme de responsabilité à celui de soin ? « Répondre à et de » est sans doute mieux intégré à un modèle de la communication éthique, mais il est également beaucoup plus « formel », précisément au sens de ces morales formelles mises à lécart au début de Totalité et Infini. Peut-être lidée du soin qui nous saute aux yeux aujourdhui, au cœur du « moment du soin », aurait-elle été anachronique en cette fin du xxe siècle. Il sagit en effet de penser lincondition du sujet, inégal à soi-même, responsable « sans aucun engagement libre25 ». On se trouve fort éloignés dune forme de contrat thérapeutique, où chacun sengage, réflexion faite. On se trouve bien plutôt dans lavant-scène de cette organisation mutuelle, et, chose remarquable, lon y retrouve, à un niveau quon peut nommer transcendantal, cette « fraternité » que Binswanger avait lui aussi en vue, antérieure à toute liberté et fondatrice de la relation. Le soignant est dès lors lexposé par excellence, appelé par sa profession à la rencontre concrète avec le patient, exposé par la contingence et remis entre ses mains. Trois lignes brèves du Carnet de captivité no 7 sont plus nettes que bien des formules extraites des ouvrages publiés ; elles serviront de conclusion : « La souffrance – son acuité est dans son irrémissibilité dans linstant. Mais la caresse – y répare quelque chose. Non pas quelle fasse passer la douleur. Mais il y a tout de même une modification dans la douleur. Par là le Miteinander-sein entre dans mon ontologie26 ».

Michel Dupuis

Université catholique de Louvain27

1 Emmanuel Levinas, En découvrant lexistence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, p. 55.

2 Ibid., p. 111.

3 On connaît les réflexions de Levinas sur cette culture des droits de lhomme : « Bonté pour le premier venu, droit de lhomme. Droit de lautre homme avant tout » (E. Levinas, Entre nous, Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 218).

4 Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, The Hague, Kluwer, 1961, p. 135-136.

5 Ibid., p. 138.

6 Emmanuel Levinas, Dieu, la mort, le temps, Paris, Grasset, 1993, p. 25-26.

7 Emmanuel Levinas, À lheure des nations, Paris, Minuit, 1988, p. 206.

8 Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 81.

9 Ibid., p. 39.

10 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre ou au-delà de lessence, The Hague, Kluwer, 1974, p. 104.

11 Je reprends ici quelques-uns des éléments analysés plus en détails dans M. Dupuis, « Labord du prochain », Gh. Florival (dir.), Études danthropologie philosophique, Louvain, Peeters, 1993 et « Une éthique séculière », M. Dupuis (dir.), Levinas en contrastes, Bruxelles, De Boeck, 1994.

12 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre …, op. cit., p. 19.

13 Ibid., p. 192.

14 Ibid., p. 108.

15 Ibid., p. 109.

16 Emmanuel Levinas, De lexistence à lexistant, Paris, Vrin, 1947, p. 227.

17 Contre Merleau-Ponty et aussi Minkowski, par exemple, lequel notait que « le toucher comporte un élément de réciprocité, et cest ce qui [] le distingue de toute autre qualité fondamentale. Tout ce qui touche est touché ou du moins peut lêtre » (E. Minkowski, Vers une cosmologie, Paris, Aubier, 1936, p. 183).

18 Emmanuel Levinas, De lexistence à lexistant, op. cit., p. 227.

19 Ibid., p. 228.

20 Ibid.

21 Ibid., p. 232.

22 Ibid., p. 234.

23 Ibid., p. 238.

24 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre …, op. cit., p. 145.

25 Ibid., p. 148.

26 Emmanuel Levinas, Œuvres 1, Paris, Grasset, 2009, p. 181-182.

27 Michel Dupuis est aussi responsable scientifique du GEFERS (Paris).