Care, or the worry that won't go away about a never-ending responsability
- Publication type: Journal article
- Journal: Éthique, politique, religions
2019 – 1, n° 14. Levinas et le soin - Author: Svandra (Philippe)
- Pages: 129 to 142
- Journal: Ethics, Politics, Religions
Le soin
ou l’irréductible inquiétude
d’une responsabilité infinie
Lors de son allocution prononcée à la mort d’Emmanuel Levinas le 27 décembre 1995, au cimetière de Pantin, Jacques Derrida déclarait : « le retentissement de cette pensée aura changé le cours de la réflexion philosophique de notre temps, et de la réflexion sur la philosophie, sur ce qui l’ordonne à l’éthique, à une autre pensée de l’éthique, de la responsabilité, de la justice, de l’État, etc., à une autre pensée de l’autre, à une pensée plus neuve que tant de nouveautés parce qu’elle s’ordonne à l’antériorité absolue du visage d’autrui1 ». Ce retentissement qu’avait pressenti Derrida est une réalité dans le monde du soin et de la médecine. Ainsi, il n’est pas anodin que l’année même de la mort de Levinas le directeur général de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) d’alors, Alain Cordier, demanda à Emmanuel Hirsch de mettre en place un lieu de réflexion qui portera le nom d’« Espace Éthique ». Ce directeur atypique et ce philosophe, producteur alors à France Culture, étaient tous deux très fortement imprégnés de la philosophie d’Emmanuel Levinas. À titre d’exemple, il était fréquent que, dans des réunions institutionnelles de l’AP-HP de l’époque, Alain Cordier évoque le « visage d’autrui » et cite, à la grande surprise de son auditoire, l’auteur d’Éthique et infini. Il n’avait ainsi de cesse de rappeler que « l’hôpital est avant tout un lieu d’humanité, parce que l’homme couché y oblige l’homme debout2 ».
C’est d’ailleurs à l’espace éthique que, cadre infirmier impliqué alors dans la prise en charge des patients atteints de SIDA, j’ai rencontré la 130pensée d’Emmanuel Levinas. Je dois avouer qu’elle m’est apparue, dans un premier temps, bien obscure. Pourtant, peu-à-peu, à force d’efforts, et avec l’aide de mes professeurs, je me suis rendu compte combien la lecture des textes de Levinas pouvait éclairer la pratique soignante. Je trouvais, avec lui, mais aussi avec Paul Ricœur, enfin des philosophes qui s’intéressaient à ce qui constitue la raison d’être du soin : la vulnérabilité humaine. Michel Terestchenko l’explique parfaitement : « Étrangement, la tradition philosophique ignore, très largement, cette notion [la vulnérabilité] qui est tout simplement absente, hormis chez Levinas et Ricœur. Comment pouvait-il en être autrement s’il s’agit pour tant de philosophes – de Platon à Kant, en passant par les Stoïciens ou Descartes – de nous mettre à l’abri, de nous apprendre la voie de l’autosuffisance, de la non dépendance, de la prééminence de la raison sur les émotions et les sentiments, autrement dit de nous apprendre à être le moins vulnérable possible3 ? » En prenant au sérieux cette question de la vulnérabilité, la pensée de Levinas irrigue aujourd’hui, consciemment ou (le plus souvent) inconsciemment, la pratique soignante. Ce n’est donc pas un hasard si cette présence est particulièrement prégnante dans le mouvement des soins palliatifs.
Une inquiétude irréductible
Même si Levinas, lors d’entretiens, aimait à rappeler « la vocation médicale de l’homme4 », on ne retrouve pas dans son œuvre de discours concernant spécifiquement le monde de la médecine ou du soin. Ce n’est donc qu’indirectement que le soignant se trouve interpellé par cette pensée qui place l’inquiétude à l’origine de l’éthique. Il faut rappeler que, dans son expression la plus courante, le soin se définit comme « la manière appliquée, exacte et scrupuleuse de faire quelque chose », ou encore : « l’effort, le mal qu’on se donne pour obtenir ou éviter quelque 131chose5 ». Bernard Honoré remarque en ce sens : « Les deux notions de préoccupation et de soin se rejoignent dans celle d’une préparation à s’occuper de quelque chose ou de quelqu’un, à se disposer à leur égard de façon telle que ce qui va résulter de notre attitude ou de notre action réponde à l’intérêt que nous leur portons6 ». Il y a ici la volonté de faire attention, d’être précautionneux, attentif. Comment expliquer alors cette application scrupuleuse, ce souci attentif ? La réponse semble évidente : le soin se rapporte à ce qui a de l’importance pour nous, ce à quoi nous tenons vraiment7. Or, dans le soin, ce qui est si important, ce qui est à préserver, c’est justement ce qui est fragile, précaire, vulnérable : la vie d’autrui. Parce qu’elle est à la fois force et puissance, mais aussi fragilité et vulnérabilité, toute vie est en effet source de joie et, dans le même temps, d’inquiétude. En danger dès son commencement, il s’agit donc d’en « prendre soin ». En ce sens, la relation de soin constituerait moins – selon la célèbre formule du Professeur Louis Portes – « une confiance qui rejoint librement une conscience8 » qu’« une vulnérabilité qui rejoint nécessairement une inquiétude9 ». Dans une lecture levinassienne, l’inquiétude et la vulnérabilité du soigné et du soignant ne sont évidemment aucunement superposables, et encore moins comparables. Il s’agit en revanche de considérer le soin comme une Rencontre au cours de laquelle les protagonistes sont successivement, et parfois simultanément, inquiets et vulnérables. On pourrait même ajouter : inquiet parce que vulnérable et vulnérable parce qu’inquiet. C’est ainsi que Levinas appelle éthique « une relation entre des termes où l’un et l’autre ne sont unis ni par une synthèse de l’entendement, ni par la relation de sujet à objet, et où cependant l’un pèse ou importe ou est signifiant à l’autre, où ils sont liés par une intrigue que le savoir ne saurait ni épuiser ni démêler10 ». 132Cette définition de l’éthique ne peut-elle au fond s’appliquer également au soin ? Dans ces conditions, je ne suis pas responsable de l’autre mais pour l’autre. Nous basculons ainsi d’une « responsabilité devant » qui se confronte à une instance supérieure (Dieu, la Loi, l’autorité) à « une responsabilité pour » qui se réfère à la vulnérabilité de celui qui me fait face. Lorsqu’on est soignant, cette attitude d’inquiétude, qui est au fondement de l’éthique levinassienne, nous est, pour ainsi dire, habituelle et familière. Elle est à l’origine de notre éthos professionnel.
L’énigme du visage d’autrui
Malgré un abord particulièrement difficile, Emmanuel Levinas est donc un philosophe qui « parle » assez naturellement aux soignants. Toutefois, il me semble que nous avons aujourd’hui trop souvent tendance à édulcorer sa pensée. En l’apparentant à un simple altruisme bienveillant, on manque l’aspect radical, voire même subversif de l’approche qu’il nous propose. Comme le souligne Alain Cordier : « Il faut en saisir toute l’exigence, l’exigence d’un jamais quitte et de l’absence de toute échappatoire11 ». Pour Levinas, ce n’est en effet ni l’amour, ni la raison, ni le devoir qui me commande de faire une place au soleil à autrui, de prendre soin de lui, mais seulement son visage qui s’impose à moi comme un appel, un événement, une convocation à l’action. Levinas écrit ainsi : « la responsabilité pour les autres ne saurait jamais signifier volonté altruiste, instinct de “bienveillance naturelle” ou amour12 ». L’auteur de Totalité et infini savait d’ailleurs que, face à l’ordre que m’adresse le visage d’autrui, la haine est une hypothèse toujours possible. Venant perturber ma tranquillité, le visage du prochain m’obsède par sa misère. En interrompant mon insouciance, mon bonheur et ma liberté, cette inquiétude pour autrui signe la perte d’une forme d’innocence. Ce visage qui m’appelle et m’oblige s’oppose donc à ce désir de persévérer dans 133son être, à ce conatus qui est au cœur de la philosophie de Spinoza. Ce commandement en devient terriblement violent. Je peux légitimement chercher à m’en protéger, le fuir, voire le faire taire. Levinas l’exprime clairement : « Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence13 ». Cette radicalité se retrouve également dans le style d’écriture de Levinas. Si l’on veut aborder son œuvre, il faut ne jamais oublier que le philosophe, en recourant à cette méthode emphatique qui utilise tant l’hyperbole que la métaphore, cherche volontairement à pousser le langage à ses limites. La lecture de Levinas en devient souvent difficile, voire parfois obscure.
Des incompréhensions peuvent ainsi naître. Le recours au visage en est sûrement l’exemple le plus évident. Chez Levinas, il est bien autre chose que la face ou la figure humaine puisqu’il est précisément ce que l’on ne peut pas voir. La vision qui tend à subsumer, à ramener l’autre au même, ne peut permettre véritablement la rencontre. C’est ainsi que la meilleure façon de rencontrer autrui, c’est justement de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux. S’il ne s’agit pas de voir le visage, il s’agit en revanche de subir son impact. En ce sens, ce serait autant une erreur de penser le visage de manière phénoménologique (ce que je perçois) que de façon platonicienne (comme une Idée). S’il fallait vraiment caractériser le « visage levinassien », on pourrait dire qu’il est l’inscription de l’infini dans la chair.
Plus spécifiquement, parce que la connaissance cherche fondamentalement à ramener l’autre au même, la réification est une menace constante, et cela est vrai particulièrement en médecine. Levinas nous invite donc à accepter les limites de notre volonté farouche de tout com-prendre, surtout autrui : « L’immédiateté à fleur de peau de la sensibilité – sa vulnérabilité – se trouve comme anesthésiée dans le processus du savoir14 ». Imprégné de culture juive, Levinas ne peut ignorer, par ailleurs, que le mot de visage en Hébreu se dit panim15. 134Shmuel Trigano nous rappelle la définition qu’en donne Maïmonide : « la présence d’une personne dans le lieu où elle se tient16 ». Cette présence se définit à travers la notion de « face-à-face », panim el panim, c’est-à-dire d’une présence de l’un à l’autre sans intermédiaire, d’où l’idée que le visage n’exprime pas : il est l’expression. D’autre part, on recense aussi un usage de panim comme adverbe de temps « autrefois », voire de lieu « au-devant ». Mais Shmuel Trigano précise que Maïmonide relève un sens supplémentaire à panim. L’hébreu biblique emploie en effet ce terme pour désigner l’« égard », l’« attention », et enfin le « soin » pour autrui. Ainsi, nous arrivons au lien ancien, immémoriale, mais si symbolique pour nous, qui ré-unit visage et soin. Shmuel Trigano souligne : « Rien ne récapitule mieux la notion levinassienne de “visage” que ces quelques lignes de Maimonide. Le visage comme autrui me précède toujours dans une antériorité qui n’est pas au passé, m’obligeant envers lui de toute éternité17 ». À partir de cette étymologie, ne serait-il pas possible d’affirmer que le visage appelle au soin ?
Une responsabilité infinie…
qui passa avant la liberté
Loin d’être un acte issu du libre arbitre, la responsabilité qui émane du visage d’autrui s’apparente alors à un commandement qui m’oblige. Levinas ne cesse d’ailleurs de répéter qu’on ne décide jamais volontairement – après un examen de conscience ou en examinant le pour et le contre – de répondre à la souffrance d’autrui. Ainsi : « La responsabilité pour autrui ne peut pas avoir commencé dans mon engagement, dans ma décision. La responsabilité où je me trouve vient au-deçà de ma liberté18 ». Levinas va jusqu’à reprendre à son compte cette célèbre (et 135terrible) phrase que Dostoïevski fait dire à Yvan Karamasov : « Chacun de nous est coupable devant tous pour tous et moi plus que les autres19 ». Inversant le célèbre adage platonicien, Levinas peut affirmer : « nul n’est bon volontairement20 ». Ainsi, montrant sa nette préférence pour la responsabilité plutôt que pour la liberté, il écrit : « La liberté s’inhibe alors non point comme heurtée par une résistance, mais comme arbitraire, coupable et timide ; mais dans sa culpabilité elle s’élève à la responsabilité21 ». Ma responsabilité, autant inconditionnelle qu’incessible, s’apparente dès lors à un commandement : « Le mot Je signifie me voici22 ». L’épiphanie du visage d’autrui m’oblige, et moi je suis celui qui doit trouver des ressources pour répondre à cet ordre. On comprend dès lors mieux, d’autant plus lorsqu’on est soignant, pourquoi Levinas aimait à citer cette phrase, à la fois simple et énigmatique, qu’il tenait d’un grand rabbin : « les besoins matériels de l’autre sont des besoins spirituels pour moi23 ». C’est d’ailleurs ainsi que Levinas définit le Moi comme celui qui est totalement responsable d’autrui : « Être Moi, signifie ne pas pouvoir se dérober à la responsabilité, comme si tout l’édifice de la création reposait sur mes épaules. [ ] L’unicité du Moi, c’est le fait que personne ne peut répondre à ma place24 ». Face à autrui, je suis astreint, requis, je ne peux demander de remplaçant. Devenant responsable pour la responsabilité de l’autre, il serait possible de parler, selon l’expression de Jean Luc Marion, d’une responsabilité au carré25. Dans cette conception, je n’ai rien à attendre, et encore moins à exiger, d’autrui : « la réciprocité c’est son affaire et non la mienne26 ». J’ai, pour l’autre, à manifester une sollicitude infinie dont je ne serai jamais quitte. Autrui est confié à ma garde mais il ne saurait avoir de dette à mon égard. C’est donc bien lui, le faible qui reste le maître, il ne peut 136pas y avoir dépossession. En revanche la dette que je dois à autrui est absolue. Le dû est impayable : on en n’est au fond jamais quitte vis-à-vis d’autrui. Levinas peut aller jusqu’à affirmer cet apparent paradoxe : « La dette s’accroît dans la mesure où elle s’acquitte27 ». Cette dette est contractée avant toute liberté, et même avant toute conscience, avant tout présent car elle relève de la trace originelle. J’ai vis-à-vis d’autrui non seulement une dette, mais une dette impossible à acquitter puisque « le moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres28 ». Nous ne nous situons pas ici dans une relation de réciprocité, ni donc de solidarité puisque je n’attends rien de l’autre en échange. Levinas pourrait être vu dès lors comme une philosophie de la mauvaise conscience. Parce que Levinas conçoit autrui sur le mode d’une extériorité radicale, puisque l’autre reste absolument autre, vouloir « se mettre à la place de l’autre » est ici impossible. Tenter de le faire ce serait chercher à le com-prendre (prendre-avec), donc à le totaliser. Ma relation au visage d’autrui se situe en effet dans un « au-delà » de tout phénomène, y compris celui de l’empathie.
Ce n’est pourtant que lors de moments paroxystiques que la véritable Rencontre est possible : « Seul un être arrivé à la crispation de sa solitude par la souffrance et à la relation avec la mort se place sur un terrain où la relation avec l’autre devient possible29 ». En ce sens, si j’éprouve de la sollicitude vis-à-vis de mon semblable lorsqu’il souffre ce n’est pas parce qu’il est mon semblable mais bien parce qu’il souffre et que j’en deviens responsable. Comme le note Lazare Benaroyo, chez Levinas « le corps souffrant est porteur d’une ambiguïté primordiale : alors que l’expérience physique de la souffrance enchaîne le sujet à soi, la vulnérabilité atteste que le sujet est débordé hors de lui, est en situation d’ouverture à autrui30 ». C’est ainsi, notamment dans Autrement qu’être, que Levinas semble vouloir pousser sa pensée jusqu’à voir dans la responsabilité le prix d’une faute, d’une culpabilité première : celle de survivre. Il peut ainsi écrire : « Or, dans l’approche d’autrui, où autrui se trouve d’emblée sous ma responsabilité, « quelque chose » a 137débordé mes décisions librement prises, s’est glissé en moi, à mon insu, aliénant ainsi mon identité31 ». Il en tire cette conclusion radicale : « L’unicité de soi, c’est le fait même de porter la faute d’autrui32 ». Cette position maximaliste peut interroger. Ainsi, Michel Harr – dans un article du Cahier de l’Herne dont le titre, L’obsession de l’autre, l’éthique comme traumatisme, pose déjà en soi le problème – va jusqu’à douter du sens que peut avoir une relation à ce point dissymétrique. Il s’interroge ainsi : « Comment une véritable relation éthique pourrait-elle se fonder sur la pure passivité, sur la pure souffrance, sur l’unilatéralité, la non réciprocité […] Comment concevoir un don qui serait arraché à la pure passivité […] Le moi privé de centre autant que de périphérie peut-il encore rencontrer l’autre et que peut-il lui apporter33 ? ».
En parlant d’une manière hyperbolique « d’hémorragie du pour-l’autre » ou d’un « don douloureusement arraché, dans l’arrachement », on pourrait penser que Levinas verse parfois dans une forme de dolorisme. Un auteur comme Michel Terestchenko34 critique d’ailleurs cette attitude sacrificielle où il n’est plus question de générosité, mais seulement de souffrance, d’accusation, d’expiation qui nous transforme en otage de l’autre.
Catherine Chalier défend pourtant Levinas, car selon elle, l’auteur de Totalité et infini ne fait pas, comme on voudrait le croire, l’apologie du sacrifice pour le sacrifice. Ainsi : « Si le visage commande de faire prévaloir le souci de la vie d’autrui sur la sienne propre, cela n’équivaut pas à un devoir pour soi de s’exclure du bonheur35 ». D’ailleurs le premier commandement, le « tu ne tueras point » qui est la première parole du visage, s’applique à autrui comme à moi, il semble ainsi exclure le sacrifice.
D’autant plus que dans cette éthique poussée à ses limites, il existe une situation qui va finir par limiter ma responsabilité : l’arrivée du tiers.
138La seule limite : le tiers
On l’oublie parfois mais Emmanuel Levinas s’est attaqué à la question de la justice. Certes, comme nous venons de le voir, il apparente mon rapport à autrui à une forme d’obligation face au visage d’autrui. Ici, la question de la justice n’a pas sa place. Toutefois, l’auteur d’Éthique et infini nous rappelle une vérité incontournable : autrui n’est pas seul ! Il y a le tiers, l’autre autrui en quelque sorte. Le tiers, c’est celui qui interrompt le face-à-face en m’imposant d’établir une relation d’équité avec lui. Pour le dire plus simplement, je n’ai pas le droit de donner tout à l’un, et léser le tiers.
En exigeant la comparaison, le tiers pose fondamentalement problème. Avec l’arrivée du « troisième homme » commence bien la justice (c’est ici que nous passons de la responsabilité pour à la responsabilité devant). Pour Levinas prendre en compte ces interrogations revient à « peser, penser, juger en comparant l’incomparable36 ». Le troisième homme représente le moment de la justice, car si dans le face-à-face, je suis l’obligé d’autrui (et même son otage), dans une institution, dans un collectif, se posent d’autres questions : « qui passe le premier ? », « qui a plus besoin de moi ? ».
Soulignons que ces questions, pour les soignants, sont loin d’être théoriques. En pratique, ce tiers peut être celui qui attend son tour à la consultation, le blessé grave qui peut arriver à tout moment aux urgences, la personne dont l’état s’aggravant doit être transférer dans un service réanimation où il faut libérer un lit. À chaque fois une sélection doit être faite, qui doit être prioritaire, et sur quels critères ?
Plus largement, avec l’arrivée du tiers nous quittons la sphère de l’éthique pour entrer dans celle politique. De manière imagée, Levinas aimait à dire qu’avec le tiers je cesse d’être Juif pour devenir Grec. Car le monde grec est le monde de la cité politique, un monde fini (il est totalité), alors que le monde juif est lui éthique, il est infini.
Il n’empêche que si la justice affecte nécessairement ma relation au prochain, elle n’exonère en rien, chez Levinas, ma responsabilité première 139et incessible qui demeure face au visage d’autrui. D’autant plus que rien n’est simple, puisque dans ma relation à autrui le tiers est toujours déjà là. Avant même son arrivée, la trahison est pour ainsi dire déjà présente. Très proche de Levinas sur ce point, Derrida rappelle : « Dans ce face-à-face, le tiers est déjà là : le juridique, l’éthique, le politique, comme dépendants du tiers, viennent, en quelque sorte, m’obliger à trahir – pour la bonne cause, celle de la justice – mon rapport à la singularité exclusive de l’autre, unique, irremplaçable, etc. [ ] Il y a là comme un parjure : je dois trahir l’autre pour être juste avec les “autres”37 ». Au fond, même si c’est pour de bonnes raisons, puisqu’il s’agit d’être juste, la démarche que partagent Levinas et Derrida viserait à retarder, sinon ajourner l’heure, pourtant nécessaire, de la trahison.
Une politique levinasienne
est-elle possible ?
En réintroduisant malgré tout, et quasiment à son corps défendant, de la mesure dans ma responsabilité pour l’autre, Levinas rappelle donc qu’en société tout n’est pas moral. S’il reconnaît que la présence du tiers introduit la question de la justice et donc de l’État, il n’en tire pas, pour autant, les mêmes conclusions que le grand philosophe du contrat social qu’est Thomas Hobbes. Rappelons que l’auteur du Léviathan, considère que le but de l’institution étatique est de nous protéger du danger que représente autrui comme source de violence potentielle, voire de possible mort violente. Refusant cette approche hobbesienne, Levinas se propose de fonder l’État (comme organisation du « social ») sur une toute autre base. Toujours fidèle à lui-même, il va défendre une position dans laquelle l’homme est nécessairement responsable de l’autre homme. Dans son livre d’entretien avec Philippe Nemo, Éthique et infini, il explique ainsi : « Il est extrêmement important de savoir si la société au sens courant du terme est le résultat d’une limitation du 140principe que l’homme est un loup pour l’homme [comme chez Hobbes], ou si au contraire elle résulte de la limitation du principe que l’homme est pour l’homme38 ».
En extrapolant quelque peu la pensée de Levinas, on pourrait penser que les institutions sociales qui sont au cœur du « vivre ensemble » ont pour rôle non pas de nous protéger de la violence des autres mais, au contraire, de nous permettre d’échapper à l’absolu (et incommensurable) responsabilité que nous avons pour autrui. D’un rôle de protection vis-à-vis d’autrui (comme chez Hobbes), nous passons à une fonction de substitution. Il serait dès lors possible de voir dans l’existence des politiques sociales un moyen de nous soulager de notre mauvaise conscience, de l’inconfort que provoque en nous l’irruption du tiers dans ma relation avec l’autre. Dit en des termes plus simples, de réaliser une socialisation du devoir de charité.
Dans un article publié dans un numéro de la revue Rue Descartes intitulé L’extravagante hypothèse, Miguel Abensour39 explique que l’objectif de Levinas, sur cette question, reste toujours le même : rompre avec une philosophie du savoir, de l’être et du Même. À l’« odieuse hypothèse » de Hobbes répond ainsi l’extravagante générosité du pour-l’autre de Levinas. Autrement dit, à « l’homme comme loup pour l’homme » s’oppose « l’homme comme otage de l’autre homme ».
Conclusion
Levinas, nous l’avons vu, nous invite à voir ma relation à autrui essentiellement comme responsabilité, mais une responsabilité qui ne relève aucunement de la liberté puisque je suis comme « pris en otage » par la vulnérabilité du visage d’autrui. Nous sommes ici dans le champ de l’indicible, mais aussi de l’incalculable puisque on ne peut évidemment pas mesurer ce que l’on ne sait pas avoir donné : « Toute complaisance détruit la droiture du mouvement éthique40 ».
141Reste toutefois à savoir si le soin ne se résume qu’à ce rapport éthique. Car, comme toute action humaine, le soin est aussi susceptible d’autres éclairages. D’autant plus que cette vision de ma relation à autrui est extrêmement exigeante, … trop peut-être. Serions-nous devant une exigence infinie qui fait de cette éthique de la responsabilité portée aux extrêmes une éthique essentiellement utopique ? En ce sens, la responsabilité levinassienne qui n’est pas liée à un acte de volonté du sujet en devient absolue dans le sens littéral du terme (ab-solutus signifiant en latin « sans relation », « séparé »). Le problème est bien là, en nous proposant une éthique de l’absolu, une morale hyperbolique, Levinas ne tient pas compte des circonstances, des conditions de réalisations de cette responsabilité. Or le soin ne peut s’extraire totalement de la contingence. Pouvons-nous penser que l’environnement social, culturel et technique dans lequel le soin se déploie aujourd’hui permet au soignant d’être toujours à la hauteur de cette formidable responsabilité ? Par ailleurs, présenter ainsi le soin, ne serait-ce pas le meilleur moyen de rebuter certains soignants ?
Ne faudrait-il pas alors oser défendre une forme de culpabilité raisonnable, et reconnaître, malgré l’immensité et l’importance de l’œuvre de Levinas, les limites, au moins pratique, de cette pensée. Ne pourrait-on pas chercher à établir une responsabilité limitée comme, par exemple, celle que nous propose Albert Camus au travers du personnage du Docteur Rieux dans La Peste. Ne pouvant être un saint et se refusant d’admettre les fléaux, il s’efforce, face à la peste qui décime la ville d’Oran, d’être simplement un médecin, c’est-à-dire de bien faire ce qu’il sait le mieux faire. D’ailleurs, comme il l’explique : « Ceux qui se dévouèrent aux formations sanitaires n’eurent pas si grand mérite à le faire, car ils savaient que c’était la seule chose à faire et c’est ne pas s’y décider qui alors eût été incroyable41 ». Rieux ne se veut donc pas héroïque, mais simplement honnête. Si, comme tous les soignants, il ne sauve que par sursis, cela ne l’empêche pas, pour autant, de se sentir solidaire de tous les hommes. Dès lors, il s’agit non pas d’en appeler au renoncement, mais simplement à la modestie. De ce point de vue, si le soin relève bien, comme l’affirme Levinas, d’une forme d’obligation à l’action, celle-ci doit, au risque d’être inaccessible, rester à hauteur d’homme.
142On pourrait penser que si l’homme n’est pas un loup pour l’homme, ce n’est pas par simple altruisme, mais plus simplement parce que l’individu recule à attenter à sa propre image dans l’autre. Il s’agit ici de rappeler la phrase de l’ancien esclave devenu célèbre auteur de théâtre à Rome, Térence : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». La fragilité, les faiblesses, la souffrance d’autrui c’est bien au fond aussi la mienne. Ne peut-on pas penser qu’il reste, malgré tout, entre autrui et moi quelque chose qui demeure, qui nous réunit ? Que pourrait être alors cette chose en commun, ce poids qui nous pèse, sinon la souffrance de cette terrible solitude ? C’est cette vulnérabilité commune qui nous ferait nous ressembler … et nous rassembler. Ce qui nous rapprocherait et rendrait alors possible une véritable fraternité ce serait le résultat paradoxal de notre incompréhension mutuelle et de notre souffrance commune. Nous revenons ici à la « solidarité des ébranlés » chère à Jan Patočka42.
Le soin ne représenterait-il pas la dernière, l’ultime tentative qui permettrait de jeter un pont entre moi et autrui, afin de vaincre cet isolement, de réduire cet abîme43 et tenter vainement de me rapprocher de celui qui me restera à jamais étranger.
Philippe Svandra
Université Paris-Est Marne-la-Vallée44
1 Jacques Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, 1997, p. 14.
2 Alain Cordier, « La vocation médicale de l’homme : in-quiétude éthique et professions de santé. En lisant Emmanuel Levinas », dans Emmanuel Hirsch (éd.), Traité de bioéthique. Volume II : Soigner la personne, évolutions, innovations thérapeutiques, Toulouse, Erès, 2010, p. 13-35.
3 http://michel-terestchenko.blogspot.ch/2009/12/ : mercredi 9 décembre 2009, sous le titre « Fragilité, vulnérabilité ».
4 Voir Alain Cordier, « La vocation médicale de l’homme : in-quiétude éthique et professions de santé. En lisant Emmanuel Levinas », op. cit.
5 Définition retenue : Le Grand Robert, Paris, 2001, p. 1826.
6 Bernard Honoré, Pour une philosophie de la formation et du soin, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 114.
7 D’où le titre du livre du philosophe Frédéric Worms, Le Moment du soin, À quoi tenons-nous ?, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.
8 Louis Portes, « Du consentement à l’acte médical » (Communication à l’Académie des Sciences Morales et Politiques, 30 janvier 1950), dans Id., À la recherche d’une éthique médicale, Paris, Masson et Presses Universitaires de France, 1955, p. 173-170, p. 170.
9 Philippe Svandra, Nature et Forme du Soin. Regard sur une pratique sous tension, Paris, De Boeck – Estem, 2015, p. 12.
10 Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (1967), Paris, Vrin, 2001, p. 225, note 1.
11 Alain Cordier, « La vocation médicale de l’homme : in-quiétude éthique et professions de santé. En lisant Emmanuel Levinas », op. cit., p. 15.
12 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1974), Paris, Le livre de poche, 1978, p. 177.
13 Emmanuel Levinas, Totalité et infini (1961), Paris, Le livre de Poche, 1982, p. 80.
14 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être, op. cit., p. 104.
15 La traduction grecque de la bible hébraïque, dite des Septantes, traduit l’hébreu panim, par prosopon. Ce dernier terme signifie bien face ou visage, mais aussi ce qui est en avant, ce qui se montre dans la partie supérieure d’un objet ou d’un être. Toutefois proposon, veut également dire masque. Nous sommes donc devant deux sens qui ne sont pas totalement contradictoire, prosopon comme face et comme masque de théâtre. D’autant plus que l’origine des masques est en Grèce religieuse ou sacrale. Notons enfin que la traduction latine de prosopon est persona dont le sens premier est exclusivement masque. Ce mot donnera ensuite pourtant le mot actuel de « personne ».
16 Cette citation se trouve chez Shmuel Trigano, « Levinas et le projet de la philosophie-juive », Rue Descartes. Collège international de philosophie, 1998, nr. 19, p. 141-164, p. 148. Il s’agit de la définition que donne Maïmonide du panim, le visage (I, 37).
17 Shmuel Trigano, « Levinas et le projet de la philosophie-juive », op. cit., p. 149.
18 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être, op. cit., p. 24.
19 Fiodor Dostoïevski, cité par Emmanuel Levinas, Ibid., p. 228. Il faut cependant rappeler que c’est dans un moment de folie que Dostoïevski fait tenir ces propos à Ivan Karamasov.
20 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 217.
21 Ibid., p. 223.
22 Ibid., p. 181.
23 Phrase du rabbin lithuanien Israël Salanter souvent reprise par Emmanuel Levinas, notamment lorsqu’il commente les obligations d’Abraham à l’égard d’autrui. Également cité par France Quéré, L’éthique et la vie, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 305.
24 Emmanuel Levinas, Humanisme de l’autre homme (1972), Paris, Le livre de poche, 1996, p. 55.
25 Voir Jean-Luc Marion, « La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit Heidegger », Pardès, 2007 (42), nr. 1, p. 123-141.
26 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 95.
27 Ibid., p. 27.
28 Ibid., p. 95.
29 Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre (1980), Montpellier, Fata Morgana, Presses Universitaires de France, 2011, p. 64.
30 Lazare Benaroyo, « Soins, confiance et disponibilité », Éthique et Santé, Mai 2004 (1), no 2, p. 60-63, p. 62.
31 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être, op. cit., p. 102.
32 Ibid., p. 177.
33 Michel Harr, L’Obsession de l’autre. L’éthique comme traumatisme, Paris, Éditions de l’Herne, 1991, p. 530, cité par Shmuel Trigano, « Levinas et le projet de la philosophie juive », op. cit., p. 163.
34 Voir Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité, Paris, Éditions La Découverte, 2005.
35 Catherine Chalier, « Le bonheur ajourné », Rue Descartes. Collège international de philosophie, 1998, nr. 19, p. 27-38, p. 32.
36 Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Paris, Le livre de Poche, 1982, p. 84 (livre d’entretiens avec Philippe Memo diffusés sur France-Culture en février-mars 1981).
37 Intervention de Jacques Derrida lors de l’émission radiophonique « Radio Libre » enregistrée le 04/01/2003 à l’occasion des 2e rencontres philosophiques de France Culture présidées par Paul Ricœur les 4 et 5 décembre 2002 à la Maison de L’Amérique Latine.
38 Emmanuel Levinas, Éthique et infini, op. cit., p. 85.
39 Miguel Abensour, « L’extravagante hypothèse », Rue Descartes. Collège international de philosophie, 1998, nr. 19, p. 55-84, p. 57.
40 Emmanuel Levinas, Humanisme de l’autre homme, op. cit., p. 55.
41 Albert Camus, La Peste (1947), Paris, Gallimard / Folio, 1972, p. 125.
42 Rappelons pour mémoire que Jan Patočka, philosophe tchécoslovaque, porte-parole du Groupe des droits de l’homme et du citoyen pour la Charte 77, ami de Vaclav Havel, est mort à Prague d’une crise cardiaque le 13 mars 1977 à l’âge de 70 ans à la suite d’un interrogatoire policier qui avait duré plus de onze heures.
43 Si tant est que l’on puisse réduire un abîme ! Du moins si l’on se rapporte à l’étymologie grecque de ce mot (abissos) signifiant sans fond.
44 Philippe Svandra, est aussi cadre supérieur de santé et formateur consultant au pôle formation du centre hospitalier Sainte-Anne à Paris.
- CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN: 978-2-406-09899-7
- EAN: 9782406098997
- ISSN: 2271-7234
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09899-7.p.0129
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-17-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French