Le souverain : un être irresponsable ? La théorie de la souveraineté de Hobbes à l’épreuve de la déconstruction derridienne
- Publication type: Journal article
- Journal: Éthique, politique, religions
2018 – 1, n° 12. Politiques de Derrida - Author: Llored (Patrick)
- Pages: 123 to 141
- Journal: Ethics, Politics, Religions
Le souverain :
un être irresponsable ?
La théorie de la souveraineté de Hobbes
à l’épreuve de la déconstruction derridienne
L’importance de la question de la souveraineté dans la pensée politique de Derrida apparaît maintenant avec une évidence certaine lorsqu’une lecture synthétique de son œuvre est envisagée, prenant en compte les aspects ontologiques, politiques, juridiques et éthiques de la déconstruction derridienne. Une telle lecture ne peut plus se permettre de découper artificiellement des dimensions de cette pensée politique qui n’aurait pas de cohérence en dehors de cette synthèse nécessaire1. Il nous faut donc tenter de proposer une interprétation d’ensemble de la pensée politique derridienne en mettant l’accent sur ce que nous pensons en être l’une des questions essentielles, sans laquelle la connaissance de la déconstruction risquerait de se présenter comme fortement dénuée de signification et sans lien aucun avec la pensée politique occidentale avec laquelle elle est en dialogue permanent2. Plus exactement, l’interrogation à partir de laquelle se constitue la lecture derridienne de la pensée politique occidentale est directement liée à ce qu’il nomme « les figures bestiales de la souveraineté 124historico-politique3 ». Cette expression fait immédiatement signe vers un paradoxe identifié par Derrida, paradoxe au cœur même de la pensée politique occidentale.
Quel est ce paradoxe sans lequel il est difficile de comprendre la spécificité de la pensée politique derridienne ? Il repose sur le fait que, malgré l’opposition fondatrice, au cœur de la pensée politique occidentale, entre l’humanité et l’animalité, laquelle opposition permet de définir l’homme comme le seul « animal politique » de l’histoire, la souveraineté s’est le plus souvent pensée dans la « figure » (mot de Derrida) d’une monstruosité artificielle la rapprochant d’une certaine forme de bestialité. La question se pose donc pour Derrida de savoir s’il existe en conséquence un lien de causalité, une corrélation entre la souveraineté comme institution politique centrale de l’Occident et la conception de l’homme comme obéissant à cette figuration traditionnelle d’« animal politique » ou de « vivant politique » telle qu’elle apparaît pour la première fois chez Aristote4. La pensée politique de Derrida se donne la nécessité d’interroger ce qu’il nomme lui-même une « double figuration » qui fait de la politique le lieu privilégié où se confrontent humanité et animalité. « Double figuration » dans la mesure où aucune théorie du politique n’échappe à une interrogation sur l’analogie entre l’homme et l’animal, que ce soit pour la justifier ou bien alors pour la réfuter5. Cela veut dire que c’est toute la pensée politique occidentale qui est sous la dépendance de cette double figuration problématisée par 125Derrida à travers l’analogie qui fait du sujet politique un vivant confronté à son animalité6. Plus exactement encore, cette analogie fondatrice de la politique occidentale réunissant l’homme et l’animal introduit au cœur de la question de la souveraineté ce que Derrida nomme « la loi de la raison7 » qui permet de faire exister « l’animalité humaine », encore appelée « la naturalité humaine » par Derrida, en référence constante à l’animalité. Si « l’animalité humaine » n’est pas une animalité comme les autres, puisqu’elle est susceptible de se soumettre à la raison, elle est par conséquent amenée à devoir obéir à des critères d’identification et de reconnaissance permettant de penser la différence en question. Ce sont précisément ces critères qui, pour la déconstruction derridienne, font l’objet d’une interrogation poursuivant trois finalités qui visent à donner une cohérence à la pensée politique derridienne : l’analogie en question entre l’homme et l’animal est-elle encore défendable et ne mérite-t-elle pas une critique radicale pour en déplacer les enjeux ? Dans quelle mesure l’importante question de la souveraineté est-elle encore prisonnière de cette analogie des plus classiques ? Enfin, peut-on penser le politique en dehors de la souveraineté telle qu’elle a été inventée par une histoire complexe de la pensée politique prenant à la fois en compte cette histoire tout en la critiquant voire en la neutralisant ?
L’une des questions déterminantes de la pensée politique derridienne consiste à s’interroger alors sur ce qui différencie cette animalité humaine de l’animalité tout court, en tant que cette animalité humaine est comme soumise à une nécessité identifiée par Derrida dans les théories de la souveraineté, nécessité qui fait signe vers le besoin de prendre en compte les liens entre les institutions politiques et la possibilité, à travers des mécanismes techniques, de produire des normes et des valeurs politiques, 126à même de faire fonctionner le mieux possible ces institutions qui n’ont rien de naturelles8. Dit autrement, les constructions politiques qui font exister nos institutions posent la question de savoir pourquoi celles-ci pensent le plus souvent la souveraineté dans le cadre de ce que Derrida nomme une « logique technique9 ». Que nous apprend cette « logique technique » au cœur de la question de la souveraineté politique en Occident ? En quoi la souveraineté politique pensée dans un tel cadre théorique est inséparable d’une interrogation sur le pouvoir politique du souverain marqué par la nécessité de l’indivisibilité et de son illimitation ? Cette indivisibilité qui peut toujours devenir irresponsabilité du souverain est-elle porteuse d’une pulsion de mort qui la convertit dès lors en auto-immunité faisant par conséquent des institutions politiques des structures mortelles dont le principal objectif consisterait à lutter contre leur propre destruction ? Ce sont ces interrogations qui se trouvent au centre de la pensée politique de Derrida et qui le conduisent à entrer dans des philosophies politiques pouvant être lues selon un point de vue nouveau permettant de mettre l’accent sur le fait qu’elles constituent des événements qui continuent à exercer de puissants effets dans notre monde et sur les sujets politiques modernes que nous sommes.
La structure prophétique de la souveraineté
Dans la perspective de la déconstruction derridienne, le problème de la souveraineté est d’abord une question portant sur les institutions politiques et leur relation à la souveraineté ou plus exactement ce qu’elles font à la souveraineté et au souverain qui est sensé la représenter. Il s’agit donc pour Derrida de comprendre selon quelles modalités fonctionnent les institutions politiques et comment la souveraineté s’y trouve organisée et distribuée10. Or le principal résultat auquel parvient Derrida consiste 127à insister sur le fait qu’il existe une « logique technique » au cœur de la souveraineté, laquelle logique s’explique par le fait que la souveraineté politique est fondamentalement une réflexion consacrée aux limites qui existent entre humanité et animalité ou bien encore entre nature et culture, c’est-à-dire nature et loi11.
Au cœur de la souveraineté, il y cette une « logique technique » que Derrida tente de décrire, dans son fonctionnement même, en créant un concept dont la visée consiste à comprendre précisément comment cette même souveraineté se pense en lien avec la limite oppositionnelle entre nature et culture vis-à-vis de laquelle elle se positionne et à laquelle la souveraineté politique est toujours confrontée12. Cette « logique technique » qui produit donc de la souveraineté est décrite par le concept de « prothétatique » ou prothèse d’État dont Derrida propose la définition suivante en insistant sur l’idée que toute institution politique doit être pensée, si on veut la comprendre, comme un organe qui supplée la nature : « Logique technique ou prothétatique d’un supplément qui supplée la nature en lui ajoutant un organe artificiel13 ». C’est précisément une telle réflexion sur la logique prothétatique au cœur de la souveraineté que Derrida retrouve dans la pensée politique de Hobbes 128et sa théorie de la souveraineté14. Chez Hobbes, en effet l’État n’est rien d’autre qu’un organe artificiel bien qu’il prenne forme, si l’on peut dire, dans une nature corporelle humaine de type anthropomorphique. Le modèle humain à partir duquel l’organe artificiel qu’est l’État est pensé par Hobbes conduit Derrida à reconnaître une nouvelle fois cette analogie dont nous avons parlé au début de notre étude et selon laquelle vie animale et vie humaine constituent inséparablement le milieu de toute réflexion politique sur la souveraineté. Plus précisément, l’État, dans la théorie de la souveraineté de Hobbes, est donc à la fois une institution provenant de la nature en tant qu’elle repose sur un modèle humain vivant mais à partir de laquelle et dans laquelle doit exister la possibilité de suppléer cette même nature animale, c’est-à-dire au fond de l’augmenter par un artifice inséparablement technique et politique15. Cette prothèse étatique est travaillée par l’animalité humaine qu’elle cherche pourtant à dépasser, donc à suppléer, selon une logique technique complexe à même de faire exister la souveraineté : c’est donc selon Derrida un tel travail technique qui permet de définir la souveraineté politique et ce qu’on pourrait appeler le travail du souverain lui-même consiste en réalité à se servir de cette souveraineté créée par artifice pour produire et surtout reproduire mécaniquement des normes morales et politiques prenant la forme d’un souverain bien qui se vit comme étant protecteur de la société contre sa propre destruction sous la forme de la guerre civile, risque majeur que cette prothèse d’État cherche à prévenir.
Le Léviathan16 est donc le nom chez Hobbes de cette prothèse politique, autrement appelée État dont le souverain est le maître. On retrouve ici cette analogie fondatrice entre l’homme et la bête puisque la théorie de la souveraineté de Hobbes présente très précisément une 129telle structure analogique et prothétique en son cœur. La « double et contradictoire figuration » dont parle Derrida pour évoquer et nommer cette logique technique à l’œuvre dans la souveraineté politique s’incarne dans l’État si bien que celui-ci se présente effectivement comme une « figure bestiale de la souveraineté » qui chez Hobbes très singulièrement tend à montrer que l’analogie en question, loin de rapprocher l’humanité de l’animalité, tend bien au contraire à les en éloigner. Pourquoi ? Malgré le fait que l’État est bien chez Hobbes, selon l’expression de Derrida, un « animal artificiel » chez qui se confondent nature et artifice, il n’en reste pas moins que cet animal artificiel qu’est le Léviathan imite l’animalité de l’homme prise ici comme modèle. Ce qui revient à dire que chez Hobbes la souveraineté politique s’inscrit bien dans une animalité artificielle où la nature animale de l’homme est suppléée par une « machine animale » nommée Léviathan qui a perdu tout lien avec la vie animale et grâce à laquelle le souverain à travers l’État veille à la protection de ses sujets17.
Or, ce qui fait problème pour Derrida, une fois l’analogie démontrée pour en indiquer l’absolue singularité historique sans jamais la réduire à son historicité18, c’est que celle-ci se définit principalement par son 130indivisibilité. C’est le point nodal qui intéresse la déconstruction derridienne. Quelle est la signification, à la lumière de la pensée politique derridienne, de cette indivisibilité de la souveraineté ? Dans un premier temps, cela veut dire que la souveraineté ne peut se partager et, en tant que non-partageable, elle est le propre du souverain.
Irresponsabilité et indivisibilité
de la souveraineté
Il faut par conséquent s’interroger sur ce qu’est l’indivisibilité de la souveraineté du point de vue derridien afin de savoir si ce point de vue derridien correspond à ce que dit Hobbes de l’indivisibilité.
Si la théorie de la souveraineté telle que Hobbes l’invente est bien un événement majeur de la politique en Occident, il s’agit d’un événement qui échappe en grande partie à son histoire dans la mesure où rien ne résiste plus à cette désarticulation en politique que cette double structure qui allie souveraineté et indivisibilité. C’est à partir de ce constat historique permettant de comprendre la souveraineté dans son actualité que la pensée politique de Derrida s’annonce en insistant sur ce qu’il nomme sa « problématique débordante » :
Tous ces gens-là ont été mêlés, à un titre ou à un autre, à un moment ou à un autre, aux affaires. Et nous devons veiller, surtout là où c’est très difficile, à discerner les fils qui les relient à la toile politique de leur temps et de leur nation tout en restant pour nous au-delà de cette toile d’origine, des fils conducteurs pour une problématique débordante qui, pour toujours rester historique et périodisée, épochale, s’ajuste encore à des séquences historiques plus larges, par exemple jusqu’à notre temps. Par exemple, les discours de Bodin ou de Hobbes sur la souveraineté, discours si marqués, de façon si essentielle, si intérieure, par les turbulences politiques de leur temps et de leurs pays, en quoi et pourquoi gardent-ils néanmoins une pertinence conceptuelle si forte et si résistante pour les problèmes fondamentaux, les problèmes de fondement de la souveraineté aujourd’hui encore, là même où les fondements de 131la souveraineté et la rigueur d’une logique de la souveraineté état-nationale traversent une zone plus que critique19 ?
Le premier élément à souligner chez Derrida est d’abord le refus de tout historicisme pour comprendre l’événement de l’idée de souveraineté, issue de ses deux plus importants théoriciens, Bodin et Hobbes20. Ce rejet de l’historicisme s’explique principalement par la conception de l’histoire à l’œuvre dans la pensée de Derrida qui s’interroge sur ce qui dans cette invention de la souveraineté conserve une « pertinence conceptuelle » puissante pour continuer à penser le politique dans ses fondements mêmes. Mais ce ne sont pas seulement les fondements de la souveraineté qui intéressent Derrida, mais plus encore ce qui à l’intérieur même de la souveraineté résiste à sa transformation voire à sa disparition malgré les mises en question touchant la souveraineté dans sa forme nationale au moins21. C’est sur cette résistance historique de la souveraineté elle-même que porte la charge déconstructive de la pensée politique derridienne et à laquelle elle se confronte. Celle-ci tend à montrer en effet qu’il y a à l’œuvre dans la souveraineté et tout ce qu’elle implique un élément qui en fait sa puissance intrinsèque et lui donne sa résistance unique à la fois dans l’espace et dans le temps22. Or cette puissance de la souveraineté n’est pas compréhensible en dehors de sa logique qui repose sur ce que Derrida nomme du concept de supplément originaire ou encore de prothèse originaire. Autrement dit, ce qui fait la puissance conceptuelle et effective de la souveraineté s’explique par l’idée qu’elle permet par l’artifice technique entrevu dans la première partie de notre analyse de créer les conditions politiques d’une double protection qui augmente sa puissance dès le moment où son mécanisme politique est à l’œuvre. Cette puissance est intimement liée à sa triple nature qui est constituée d’une prothèse marquée du signe de l’indivisibilité, laquelle se met au service de la protection des sujets selon une convention que ces derniers 132contribuent par leur existence même à légitimer et donc à consolider, renforcer, c’est-à-dire à produire comme machine politique de protection de leur sécurité. Il y a comme une production de la souveraineté par les sujets eux-mêmes qui se mettent sous sa puissance protectrice et qui les transforme dans leur subjectivité. La souveraineté prothétatique est productrice d’une subjectivité particulière qui en retour la légitime23.
Le souverain hobbesien protège les sujets politiques en se protégeant voire se sert de cette prothétatique protectionniste qu’est l’État pour se protéger lui-même : or seule l’indivisibilité de la souveraineté lui permet de satisfaire ces deux nécessités politiques, la prothétatique protectionniste et l’auto-protection qu’il ne partage qu’avec lui-même. L’État ne peut partager cette protection avec personne d’autre que lui-même au risque de détruire cette double nécessité de la protection et de l’autoprotection de soi comme indistinction originaire :
Cette théorie conventionnaliste (et non naturaliste) fait de la souveraineté prothétatique le propre de l’homme. Et cette prothèse artificielle de l’État souverain est toujours une protection. La prothèse protège. Protéger est sa finalité essentielle, la fonction essentielle de l’État24.
Or la question se pose de savoir dans l’optique de la déconstruction si ne n’est pas en même temps une certaine forme d’irresponsabilité du souverain qui proviendrait de cette nécessité de l’indivisibilité de la protection elle-même instituée par le souverain comme condition première de la souveraineté qu’il représente seul25. L’indivisibilité de 133la souveraineté est absolue ou n’est pas : telle est bien le fondement de la souveraineté qui en fait sa puissance politique radicale qui vit précisément de la dimension absolue et totale de l’indivisibilité qu’elle concentre en elle-même :
Cette prothétatique protectionniste pose l’indivisibilité absolue de la souveraineté (l’indivisibilité fait analytiquement partie du concept de souveraineté : une souveraineté divisible ou partageable n’est pas une souveraineté)26
Voici ce que dit Hobbes dans le Léviathan pour justifier cette illimitation de la souveraineté à travers sa définition de la « république par institution », visant à neutraliser le risque de domination politique dont sa théorie est consciente en instituant la représentation comme possibilité d’autorisation de l’action politique en vue de relations pacifiques entre les hommes sous la protection de l’État souverain :
On dit qu’une république est instituée, lorsqu’un grand nombre d’hommes réalisent un accord et passent une convention (chacun avec chacun), comme quoi, quels que soient l’homme ou l’assemblée d’hommes auxquels la majorité d’entre eux aura donné le droit de représenter leur personne à tous (c’est-à-dire d’être leur représentant) ; chacun, aussi bien celui qui a voté pour que celui qui a voté contre, autorisera toutes les actions et tous les jugements de cet homme ou de cette assemblée d’hommes, de la même manière que si c’étaient les siens – cette convention étant destinée à leur permettre de vivre paisiblement entre eux, et d’être protégés27.
Il est à noter d’abord que la convention ne s’établit pas entre le souverain et ses sujets politiques, mais seulement, si l’on peut dire, entre les sujets eux-mêmes. C’est un point central de la théorie de la souveraineté de Hobbes. S’il y a république, c’est bien parce que son institution comme acte politique de première importance repose donc sur une convention, seule possibilité de limiter le risque de domination politique du souverain sur ses sujets, à savoir sur un accord entre « un grand nombre d’hommes » dans le but de désigner leur représentant, 134seul détenteur d’un droit de représentation. C’est précisément ce droit de représentation qui est illimité ou plus exactement le représentant dispose d’un droit de représentation illimité, c’est-à-dire indivisible, à l’image, dans une certaine mesure, du souverain lui-même mais selon une tout autre économie du pouvoir politique. C’est le premier degré de l’indivisibilité de la représentation politique sous l’autorité du souverain28. Mais c’est loin d’être seulement un droit infini, sans limite de représentation, qui se trouve ainsi au centre du pouvoir souverain, dans la mesure où cette nécessité de la représentation des sujets en république est par là-même la reconnaissance du droit accordé au souverain à s’engager, écrit Hobbes, « dans toutes les actions et tous les jugements » des sujets du souverain. C’est à l’intérieur de ce deuxième degré de l’indivisibilité que l’irresponsabilité peut s’introduire et conduire le souverain à ne plus faire de différence entre indivisible, arbitraire et absolu. L’indivisibilité de la souveraineté est donc un droit légal qui accorde au souverain le pouvoir de tout faire et de tout juger sans aucune limite déterminée et préconçue : dit autrement, un pouvoir qui est à la fois dans le droit (par la convention) et la légalité (par la représentation des sujets) mais aussi en dehors du droit (par son illimitation) et donc dans l’illégalité, l’irresponsabilité comme étant le propre du souverain tendant ainsi à relativiser les limites entre le droit et le non droit, la légalité et l’illégalité dans la mesure où l’illimitation du pouvoir du souverain dépend en grande partie de l’indistinction entre ces deux formes complémentaires de l’exercice du pouvoir souverain lui-même. Mais cette indivisibilité va encore plus loin dans la survenue possible de la domination politique29.
135Ce qui est premier pour Derrida dans la question de la souveraineté, c’est donc bien cette « pulsion de souveraineté » dont il cherche à connaître l’origine et dont l’assimilation à une domination politique ne contribue en rien à sa compréhension, encore moins à sa déconstruction. La thèse originale que défend Derrida quant à la question de la souveraineté indivisible, c’est-à-dire absolue, repose sur cette dissociation entre souveraineté et indivisibilité, point central de la pensée politique derridienne, seulement pensable en jouant l’une en relation contre l’autre, à savoir l’inconditionnalité contre la souveraineté30 malgré la résistance radicale de cette double structure du pouvoir politique :
Cette indissociabilité ou cette alliance entre souveraineté et inconditionnalité paraît à jamais irréductible. Sa résistance paraît absolue, et la dissociation impossible : est-ce qu’il n’appartient pas à la souveraineté, en effet, et surtout dans les formes politiques modernes qu’on lui reconnaît (…) d’être précisément inconditionnelle, absolue et, surtout, par là même, indivisible ? D’être exceptionnellement souveraine en tant que droit à l’exception ? Droit de décider de l’exception et droit de suspendre le droit31 ?
On assiste ainsi avec Derrida à un déplacement important de la question de la souveraineté car la pensée politique derridienne est la tentative complexe de dissocier c’est-à-dire de déconstruire cette « résistance absolue » selon des modalités politiques originales, inédites et nouvelles dans la pensée, déconstruction formulée de la façon suivante en une formule qui nous permet de comprendre autrement la théorie de la souveraineté de Hobbes à travers en quelque sorte celle de Derrida qui ne rejette pas la souveraineté en tant que telle mais son lien à l’indivisibilité comme structure consubstantielle à celle-ci, tentant ainsi de penser une tout autre indivisibilité à même de produire les conditions d’une déconstruction interne de la souveraineté tout en libérant cette indivisibilité de cette emprise de la souveraineté absolue sur elle comme si cette dernière interdisait la production d’une indivisibilité ouverte alors même que 136la souveraineté se fonde sur une indivisibilité fermée qui risque de se retourner contre elle-même selon un processus auto-immunitaire32 que Derrida va introduire dans sa pensée. Par indivisibilité ouverte, il faut entendre dans l’optique de la déconstruction, inconditionnalité ouverte à la venue de l‘autre dans la souveraineté même :
Il ne s’agirait pas seulement de dissocier pulsion de souveraineté et exigence d’inconditionnalité (…) mais de déconstruire l’une au nom de l’autre, la souveraineté au nom de l’inconditionnalité33
Irresponsabilité et auto-immunité
Par conséquent, ce qui est déconstruit par la pensée politique de Derrida, c’est très exactement ce qui dans la souveraineté même produit une forme de violence, en raison de cette représentation du bien dont elle a le monopole de façon illimitée. La souveraineté se pense comme étant elle-même seule en mesure de l’atteindre, allant jusqu’à rejeter tout ce qui est perçu comme contraire à ce même bien. Mais en réalité elle ne se rend pas compte qu’elle se détruit elle-même, plus exactement, se déconstruit elle-même selon une opération auto-immunitaire que Derrida introduira progressivement dans sa pensée politique. L’auto-immunité, plus précisément, telle que Derrida la voit à l’œuvre dans la déconstruction, est d’abord une violence que la souveraineté s’inflige à elle-même par l’impossibilité dans laquelle elle se trouve de pouvoir s’ouvrir à d’autres formes possibles de souveraineté.
C’est en ce sens que la déconstruction de la souveraineté est une structure déjà à l’œuvre dans la théorie de la souveraineté de Hobbes34 137dans la mesure où cette structure auto-immunitaire de la souveraineté elle-même est ce que Hobbes a pensé dans le cadre du problème central de la domination, à savoir le fait que si en effet, Hobbes le reconnaît35, la souveraineté est une forme légitime de domination, alors le seul moyen de légitimer cette domination du souverain sur ces sujets, ne peut consister que dans la possibilité que ces mêmes sujets acceptent la domination dans le cadre d’un contrat, qui seul est à même d’autoriser cette domination intrinsèque à la souveraineté. Introduire cette nécessité d’une autorisation de la domination qui la légitime en vue de faire exister cette souveraineté indivisible est la reconnaissance par Hobbes lui-même de la structure divisible, même si cette divisibilité est ici des plus réduites, de cette souveraineté et donc dans une certaine mesure que cette auto-immunité fait partie en effet de la définition même de la souveraineté une fois celle-ci lestée de son idéalisme ontologique d’inspiration théologico-politique par lequel elle allie en les excluant de façon parallèle Dieu et la bête36. S’il s’agit au fond pour Hobbes, dans l’optique derridienne, d’introduire le maximum d’indivisible dans le divisible de la souveraineté avec l’identification du problème de la domination politique qui prend chez Hobbes la forme du contrat comme élément majeur de la divisibilité politique, dans une pensée politique comme celle de Derrida, c’est le maximum de divisible qui doit s’introduire dans l’indivisibilité de la souveraineté avec la question de l’ouverture à la différence37. Dans cette perspective, qui seule permet 138de comprendre le travail de la déconstruction, ce divisible implique de comprendre qu’il est inséparable d’une compréhension du rôle joué par Dieu et la bête dans cette indivisibilité en déconstruction. Telle est la nouveauté de l’apport derridien à la question de la souveraineté que d’avoir installé sur un même plan ontologique le souverain, Dieu et la bête pour penser leur existence politique selon une logique de la supplémentarité radicale :
Cette symétrie des deux vivants qui ne sont pas l’homme, à savoir la bête et le souverain Dieu, et qui sont tous deux exclus du contrat, de la convention, du Covenant, cette symétrie nous donne d’autant plus à penser que l’un des deux pôles, Dieu, est aussi le modèle de la souveraineté, mais d’une souveraineté, d’une puissance absolue qui serait ici hors contrat et hors institution. Dieu est au-delà du souverain mais comme le souverain du souverain. Autant dire que ce modèle théologique du Léviathan, œuvre de l’art ou de l’artifice humain imitant l’art de Dieu, ce modèle théologique du politique exclut du politique tout ce qui n’est pas le propre de l’homme, aussi bien Dieu que la bête, Dieu comme la bête. Si Dieu est le modèle de la souveraineté, dire Dieu comme la bête, cela nous met toujours sur la même piste, à flairer tout ce qui peut attirer l’un vers l’autre, via ce comme, le souverain et l’animal, l’hyper-souverain qu’est Dieu et la bête. Dieu e(s)t, avec ou sans s, donc avec ou sans l’être, la bête. La bête e(s)t Dieu avec ou sans l’être. La bête est Dieu sans l’être, un Dieu sans l’être38.
En raison de cette structure très singulière de la souveraineté comme relevant du propre de l’homme et excluant de ce fait Dieu et la bête, le souverain se trouve seul face à l’homme dans le cadre d’un contrat dont la visée est d’accepter la domination que le souverain exerce sur lui. Mais par là même, le souverain concentre en lui une double puissance, théologique et animale, qui fonde très paradoxalement la souveraineté elle-même et explique qu’elle soit toujours contrainte de manifester sa puissance pour exister en tant que telle : c’est ce que Derrida nomme « l’effet de souveraineté » comme puissance qui dépasse tout autre forme de puissance39.
139La souveraineté est le mal car elle est toujours en mal d’elle-même et c’est précisément ce défaut constitutif qui fait du souverain la figure politique la plus ambivalente qui soit. C’est parce qu’existe ce manque dans l’existence ou plutôt dans l’être même du souverain que l’indivisibilité de la souveraineté qu’il représente est consubstantielle à la pulsion de pouvoir qui lui donne vie. Le souverain est cet être qui est guidé par la recherche du souverain bien qu’il n’est pas en mesure de partager et qu’il ne peut en réalité pas partager sous peine de détruire la souveraineté qu’il incarne et la condamnant à l’impartageabilité de sa puissance. Mais c’est à la lumière de cette puissance, puissance de l’indivisible et de l’impartageable au fond, qu’il se donne, puissance inséparablement politique et morale, puissance qui ne subsiste que par l’indivisibilité qu’il est toujours en train de protéger, et qui le protège en même temps du risque de destruction, que sa propre autodestruction auto-immunitaire s’annonce au fond comme sa seconde nature40.
Conclusion : le souverain
entre irresponsabilité et responsabilité
La vie du souverain comme vie artificielle concentre une telle puissance en elle que la souveraineté elle-même est une machine qui échappe au souverain lui-même. Alors même que la théorie de la souveraineté chez Hobbes est fondée sur tout ce qui se centre autour du propre de l’homme pour le mettre au centre de la souveraineté en vue de le 140protéger, ce que Derrida ne cherche pas à déconstruire en réalité, la pensée politique de Derrida, que nous avons tenté d’expliciter quant à la question de la souveraineté, nous invite à un véritable décentrement, non pas pour exclure l’humanité de la place majeure qu’elle occupe dans les institutions politiques et tout particulièrement dans cette prothèse artificielle qu’est l’État, mais au contraire, pour déconstruire ce qui dans l’humanité même, pensée à travers le prisme de la souveraineté indivisible, reste encore dépendant d’une conception de la souveraineté comme surpuissance qui continue à produire cette image de l’humanité et donc les normes et les croyances qu’elle se donne à elle-même. L’enjeu propre à la déconstruction n’est rien d’autre que celui de savoir si la déconstruction de la souveraineté telle que proposée par Derrida ne revient pas au fond à tenter de désarticuler l’alliance résistante entre souveraineté indivisible et souveraineté comme représentation de l’humanité elle-même. La souveraineté prothétique inventée par Hobbes peut dès lors être interprétée grâce à la déconstruction derridienne comme une phase fondamentale de l’histoire de l’humanité qui en produisant notre conception du politique toujours à l’œuvre s’est immédiatement pensée comme se déconstruisant en son point d’articulation entre pulsion de pouvoir et indivisibilité, en y introduisant ce que nous avons appelé de l’indivisible dans la divisible, autre nom du contrat41. Autrement dit, si l’histoire a produit cette conception de la souveraineté, en grande partie pour échapper à la violence de l’histoire, cette même histoire de la souveraineté contient elle-même des ressources pouvant introduire du divisible en elle. C’est justement cette historicité de la divisibilité qui constitue le seul intérêt pour nous de la déconstruction derridienne comme effet de divisibilité historique. La pensée de l’histoire de Derrida comme pensée politique est la tentative d’introduire dans la souveraineté même une division historique que celle-ci est comme contrainte de par sa nature mécanique même, de par sa structure automatique, de rejeter comme réaction auto-immunitaire violente. S’il n’y a donc en effet aucun contraire à la souveraineté, formule qui résumerait correctement la déconstruction, si la souveraineté inventée par Hobbes est bien notre histoire en son absolue singularité historique, l’histoire 141de notre monde, s’il n’y a rien en dehors de cette souveraineté au sens où il n’y a rien en dehors du souverain42, alors la pensée politique de Derrida s’avère être cette tentative de s’y introduire pour y produire un événement qu’aucune souveraineté n’est en puissance de laisser advenir. La venue de l’événement est pour nous le nom de ce partageable certes impossible de la souveraineté mais qu’elle n’est pas capable de contrôler. C’est donc très justement cet incontrôlable de la souveraineté et par la souveraineté sa seule chance de survie. La déconstruction n’est donc rien d’autre qu’une pensée de la survie politique. La Sur-vie même ?
Patrick Llored
Chercheur indépendant
1 Les derniers séminaires de Derrida traitent massivement de la question de la souveraineté : c’est le cas des deux séminaires sur la peine de mort, Séminaire La peine de mort Volume I (1999-2000) et Séminaire La peine de mort Volume II (2000-2001), Paris, Galilée, 2013 et 2015, sans parler des derniers séminaires, Séminaire La Bête et le Souverain Volume I (2001-2002) et Séminaire La Bête et le Souverain Volume II (2002-2003), Paris, Galilée, 2008 et 2010.
2 Voir Politiques de l’amitié (Paris, Galilée, 1994) dans lequel Derrida fait la généalogie du concept de politique par rapport à la tradition politique occidentale en lien étroit avec la question de la filiation et celle de l’amitié : « Le concept du politique s’annonce rarement sans quelque adhérence de l’État à la famille, sans ce que nous appellerons une schématique de la filiation : la souche, le genre ou l’espèce, le sexe (Geschlecht), le sang, la naissance, la nature, la nation – autochtone ou non, tellurique ou non. Question abyssale, une fois encore, de la phûsis. », p. 12-13.
3 Cette expression de Derrida découle d’un passage de la Bible et tout particulièrement des Livres prophétiques dont celui de Daniel qui fait écrire à Derrida : « Les quatre bêtes du rêve ou de la vision de Daniel que je vous laisse lire notamment à partir de 7, 1 : il s’agit de “ces quatre énormes bêtes qui sont quatre rois qui se lèveront de la terre”, autrement dit quatre figures bestiales de la souveraineté historico-politique » (La Bête et le Souverain, vol. I, p. 47).
4 On pourrait interpréter toute la pensée politique de Derrida comme une réponse à celle d’Aristote et plus exactement comme une tentative de comprendre la signification de cette « figuration de l’homme comme “animal politique” ou “vivant politique”, “politikon zôon”, selon la formule si connue et si énigmatique d’Aristote dans sa Politique, Livre I, 1253 a3 » (La Bête et le Souverain, vol. I, p. 49).
5 Derrida définit cette idée de « double figuration » de la manière suivante : « La double et contradictoire figuration de l’homme politique comme, d’une part, supérieur, dans sa souveraineté même, à la bête qu’il maîtrise, asservit, domine, domestique ou tue, si bien que la souveraineté consiste à s’élever au dessus de l’animal et à se l’approprier, à disposer de sa vie, mais, d’autre part (contradictoirement), figuration de l’homme politique, et notamment de l’État souverain comme animalité, voire bestialité (nous distinguerons aussi ces deux valeurs), soit une bestialité normale, soit une bestialité monstrueuse ou fabuleuse. L’homme politique supérieur à l’animalité et l’homme politique comme animalité », (La Bête et le Souverain, vol. I, p. 50).
6 Nous voulons ici insister aussi sur le fait que cette interrogation de Derrida sur les liens entre animalité et politique est sa contribution au débat dans la philosophie française des années 1980, suite à l’interrogation par Michel Foucault sur la biopolitique, concept qui sera ensuite repris et interprété par Giorgio Agamben dans son ouvrage sur lequel nous reviendrons plus loin, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997.
7 Derrida explicite le rôle de cette « loi de la raison » avec la question de la souveraineté : « Pourquoi la souveraineté politique, le souverain ou l’État ou le peuple, sont-ils figurés comme ce qui s’élève, par la loi de la raison, au-dessus de la bête, au-dessus de la vie naturelle de l’animal, et tantôt (ou simultanément) comme la manifestation de la bestialité ou de l’animalité humaine, autrement dit de la naturalité humaine ? » (La Bête et le Souverain, vol. I, p. 50).
8 La déconstruction est une pensée de la dénaturalisation de toutes les institutions, politiques ou non.
9 L’importance de la question technique chez Derrida apparaît dès le début de son œuvre avec la question de l’écriture.
10 La question des institutions est omniprésente chez Derrida et leur analyse occupe une grande place, voir l’ouvrage de Derrida sur les institutions académiques d’enseignement et de recherche, Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990.
11 La déconstruction derridienne contient et porte une analyse constante des liens entre nature et culture, comme par exemple dans la deuxième partie de la Grammatologie et ce jusqu’aux dernières œuvres. Par exemple, la deuxième partie de l’ouvrage De la grammatologie s’intitule « Nature, culture, écriture » et propose une déconstruction de l’opposition entre nature et culture de Rousseau jusqu’à Lévi-Strauss.
12 Ce qui intéresse fondamentalement Derrida dans cette confrontation de la souveraineté politique par rapport aux limites entre nature et culture, au-delà de la question politique, c’est l’éthique, à savoir l’élaboration d’un « vivre-ensemble » qui aurait dépassé tout dualisme entre nature et culture : « Vivre ensemble ne se réduit ni à la symbiose organique ni au contrat juridico-politique. Ni à la “vie” selon la nature ou la naissance, le sang ou la terre, ni à la vie selon la convention, le contrat ou l’institution. “Vivre ensemble”, si c’était possible, ce serait mettre à l’épreuve l’insuffisance de ce vieux couple de concepts qui conditionne en Occident à peu près toute métaphysique, toute interprétation du lien social, toute philosophie politique ou toute sociologie de l’être-ensemble, le vieux couple physis/nomos, physis/thesis, nature/convention, vie biologique/droit – droit que je distingue ici, plus que jamais, de la justice et de la justive du “vivre ensemble”. on ne pensera le “vivre ensemble”, et le “vivre” du “vivre ensemble” et le “comment ensemble” qu’en se portant au-delà de tout ce qui se fonde sur cette opposition nature/culture. C’est-à-dire au-delà de tout, à peu près tout », J. Derrida, Le dernier des Juifs, Paris, Galilée, 2014, p. 34.
13 J. Derrida, La bête et le souverain, Volume I (2001-2002), op. cit., p. 50.
14 Sur la théorie de la souveraineté de Hobbes, voir le livre de Luc Foisneau, Hobbes. La vie inquiète, et tout particulièrement la Partie I, « Changement d’État politique », Paris, Gallimard, 2016.
15 Cette logique prothétique à l’œuvre dans la souveraineté hobbesienne se trouve explicitement formulée par Hobbes dans le Léviathan : « La nature, qui est l’art pratiqué par Dieu pour fabriquer le monde et le gouverner, est imitée par l’art de l’homme, qui peut, ici comme en beaucoup d’autres domaines, fabriquer un animal artificiel […]. Mais l’art va plus loin en imitant l’œuvre raisonnable et la plus excellente de la nature : l’homme. », Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, trad. fr. G. Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 63.
16 Sur le Léviathan comme dieu mortel, nous renvoyons au livre de Gérard Mairet, Le dieu mortel. Essai de non-philosophie de l’État, PUF, Paris, 1987, particulièrement p. 21-27.
17 Il est à noter que ce n’est pas la question de l’état de nature qui intéresse Derrida mais bien plutôt l’idée que l’État ne peut pas être pensé en dehors de cette analogie qui est une prise de position sur le lien entre nature et culture, à savoir une thèse sur l’homme en référence constante à l’animalité, c’est-à-dire ce qu’on pourrait appeler un humanisme politique d’inspiration théologique : « Beaucoup de commentateurs experts de Hobbes ou d’ailleurs de Bodin, croient nécessaire d’insister sur la modernité de leur concept de souveraineté, en tant qu’il serait justement émancipé de la théologie et de la religion et aurait enfin atterri sur un sol purement humain, comme concept politique et non théologique, comme concept non théologico-politique. Or les choses me paraissent bien plus retorses, comme la logique et la rhétorique de ces théoriciens du politique. S’il est peu contestable, en effet, que Hobbes, par exemple, fasse tout pour anthropologiser, humaniser l’origine et le fondement de la souveraineté étatique (par exemple en réaffirmant littéralement, explicitement, que la convention qui institue le souverain est une convention entre les hommes et non avec Dieu), il reste que cette anthropologisation, cette modernisation, cette sécularisation si vous voulez, reste de façon essentielle tenue par la tresse d’un double cordon ombilical » avec l’imitation de l’institution humaine de l’État avec l’œuvre divine d’une part et, d’autre part, avec ce que Derrida appelle la « logique (chrétienne ou non) de la lieutenance » qui le conduit à conclure que « l’absoluité du souverain humain, son immortalité requise et déclarée, reste d’essence divine, quelle que soit la substitution, la représentation ou la lieutenance qui l’institue statutairement à cette place » (La Bête et le Souverain, vol. I, p. 85-86).
18 Cette question de l’historicité de la théorie de la souveraineté de Hobbes, qui mériterait une autre étude concernant l’interprétation derridienne, est ce qui différencie en profondeur les lectures de Foucault et de Derrida : sur cette question de l’historicisation, voir le chapitre du livre de Luc Foisneau, « Historiciser le droit de souveraineté », dans Hobbes. La vie inquiète, op. cit., p. 437-463.
19 J. Derrida, Ibid., p. 83.
20 Le rapport de Derrida à Bodin mériterait à lui tout seul une autre étude qui reste à faire.
21 Derrida voit dans cette crise de la souveraineté nationale, autre point important de la pensée politique de Derrida, l’un des éléments les plus importants de notre actualité, laquelle crise oblige à repenser aussi de fond en comble la souveraineté moderne inventée par Hobbes principalement.
22 Il est important de souligner l’idée présente chez Derrida que la souveraineté est somme toute d’invention historique récente malgré la thèse d’une grande résistance historique qui la fait exister comme événement fondateur de la modernité politique en Occident.
23 Cette thèse que nous défendons ici d’une souveraineté prothétatique comme forme historique première de la modernité n’épuise en rien la question de la souveraineté car nous avons pu identifier dans un travail en cours sur Derrida deux autres formes historiques de souveraineté qui s’imbriquent à la première. Ces deux autres formes que nous avons désignées des noms de « souveraineté autoptique » et de « souveraineté apophantique » en leur irréductible historicité dans la perspective de la déconstruction, ne peuvent faire l’objet ici d’une présentation.
24 J. Derrida, Ibid., p. 76.
25 Derrida définit avec précision le concept d’irresponsabilité qu’il utilise pour penser la puissance du souverain lui-même en insistant sur l’idée que, dans l’optique de la déconstruction derridienne, l’irresponsabilité est la non-réponse : « La double exclusion dont nous parlons, là où elle associe dans la non-convention la bête et Dieu, mais aussi la non-réponse elle nous donne à penser que le souverain du souverain, Dieu, lui non plus, comme la bête, ne répond pas, qu’en tout cas nous ne pouvons être assurés de son acceptation, nous ne pouvons pas compter sur sa réponse. Et c’est bien là la définition la plus profonde de la souveraineté absolue, de l’absolu de la souveraineté, de cette absoluité qui l’absout, la délie de tout devoir de réciprocité. Le souverain ne répond pas, il est celui qui peut, qui a le droit de ne pas répondre, en particulier de ne pas répondre de ses actes. Il est au dessus du droit qu’il a le droit de suspendre […] Le souverain a le droit de ne pas répondre. Il a droit au silence de cette dissymétrie. Il a droit à une certaine irresponsabilité » (La Bête et le Souverain, vol. I, p. 91).
26 J. Derrida, Ibid., p. 76.
27 Th. Hobbes, Léviathan, Paris, Gallimard, 2000, chap. xviii, 1, p. 412.
28 Mais la représentation politique ne doit pas être confondue avec le régime démocratique que Hobbes rejette.
29 Le droit que s’accorde donc le souverain dans le Léviathan de tout faire et de tout juger par lui-même est l’élément également important dans l’optique derridienne pour en déconstruire sa figure, en y insistant sur le lien entre droit et non-droit, à savoir la question fondamentale de l’exception dans cette théorie de la souveraineté que Derrida conceptualise de la façon suivante : « Qu’on ne puisse pas faire de l’exception une norme générale, une règle, une loi ou un théorème, c’est bien la question. Mais justement, la souveraineté, comme l’exception, comme la décision, fait la loi en exceptant de la loi, en suspendant la norme et le droit qu’elle impose, par sa propre force, au moment même où elle en marque le suspens dans l’acte de poser la loi ou le droit. La position ou la fondation de la loi ou du droit sont exceptionnelles et ne sont en elles-mêmes ni légales ni proprement juridiques » (La Bête et le Souverain, vol. I, p. 91).
30 Autre élément central de la pensée politique derridienne, c’est le lien étroit entre souveraineté et raison dont il faut apprendre à penser la double existence ontologique et politique de manière inséparable : « Or la souveraineté est d’abord un des traits par lesquels la raison définit son propre pouvoir et son propre élément, à savoir une certaine inconditionnalité. C’est aussi, en un seul point de singularité indivisible (Dieu, le monarque, le peuple, l’État ou l’État-nation) la concentration de la force et de l’exception absolues » (Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 207).
31 Ibid., p. 196.
32 Derrida recourt au concept médical d’« auto-immunité » en le politisant dès son livre consacré à la religion : Foi et savoir. Les deux sources de la « religion » aux limites de la simple raison, Paris, Seuil, 1996, dans lequel il donne les raisons de l’utilisation de ce concept pour penser à la fois la science et la religion, concept qui sera approfondi dans Voyous.
33 J. Derrida, Ibid., p. 197.
34 Ce principe de lecture à l’œuvre chez Derrida a été appliqué à de nombreux auteurs pour montrer que la déconstruction se produit d’abord dans les « faits » avant d’être une pensée philosophique : tous les penseurs de la souveraineté, de Platon à Schmitt, ont fait l’objet d’une telle lecture déconstructive, sans exception. Voir sur ce point le chapitre 2 de De la grammatologie, « Ce dangereux supplément… », et tout particulièrement le paragraphe « L’exorbitant. Question de méthode », p. 226-234.
35 Voir le chapitre 18 du Léviathan, « des droits des souverains d’institution » où Hobbes explicite pourquoi la puissance souveraine sera toujours un moindre mal que son absence. La puissance souveraine comme moindre mal n’est pas l’absence de domination politique, mais bien plutôt l’utilisation de cette même domination à des fins de protection contre la guerre civile : « La nature, en effet, a doté les humains de remarquables verres grossissants (qui sont leurs passions et l’amour de soi) à travers lesquels chaque petit paiement paraît être un vaste sacrifice ; mais ils sont privés de ces verres d’approche (à savoir la science morale et civile) pour voir de loin les misères suspendues au-dessus d’eux, et que l’on ne peut éviter sans en payer le prix. » (op. cit., p. 104).
36 Nous ne pouvons ici ouvrir la question du théologico-politique et des critiques adressées par Derrida à ceux qui pensent que chez Hobbes la théorie de la souveraineté a définitivement exclu la théologie politique, ce dont Derrida doute très fortement.
37 En ce sens, nous défendrons la thèse selon laquelle ce que Derrida appelle la démocratie dans sa pensée politique peut se définir comme un régime politique dans lequel l’inconditionnalité éthique permettrait de désapproprier la souveraineté de son indivisibilité, à savoir de sa toute-puissance provenant de son impartageabilité : une démocratie sans souveraineté et ouverte à la différence.
38 J. Derrida, La Bête et le Souverain, vol. I. p. 82.
39 Par « effet de souveraineté », il faut entendre chez Derrida l’idée, insistons-y, que la souveraineté n’est jamais réductible à ses normes politiques et juridiques, mais est toujours comme déjà dépassée par une force qui lui est extérieure et qu’elle ne peut maîtriser complètement, ou plus exactement comme une extériorité qu’elle ne peut prendre en compte et qu’elle ne peut que dénier : il nous semble assez clair maintenant que cette extériorité qu’elle refuse en tant que telle et qui explique son être même relève de trois figures qui sont au cœur de déconstruction : « Le souverain comme un Dieu, comme une bête ou comme la mort, voilà tous les reliefs d’un “comme” qui restent sur notre table. Si la souveraineté était (mais je n’en crois rien) le propre de l’homme, elle le serait comme cette extase expropriante de l’irresponsabilité, comme ce lieu de la non-réponse qu’on appelle communément et dogmatiquement la bestialité, la divinité ou la mort » (La Bête et le Souverain, vol. I. p. 91).
40 Si nous parlons de « seconde nature » de la souveraineté en lien avec sa structure auto-immunitaire, c’est pour souligner l’impossibilité de distinguer dans la déconstruction les deux catégories de « nature »et de « culture » qui occupent encore aujourd’hui l’espace de notre pensée politique.
41 Le concept de « contrat » entièrement repensé par Derrida invite donc à imaginer une tout autre conception de la responsabilité dans le domaine du politique, irréductible à une philosophie rationaliste et individualiste du contrat.
42 Cette formule s’inspire de la célèbre phrase de Derrida dans De la grammatologie, qui en a constitué comme la marque de fabrique mais au prix de bien des mésinterprétations encore opérantes : « Il n’y a pas de hors-texte » (op. cit., p. 227).
- CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN: 978-2-406-08298-9
- EAN: 9782406082989
- ISSN: 2271-7234
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08298-9.p.0123
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-17-2018
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Sovereign, sovereignty, indivisibility, prosthetics, Hobbes