Raison pure pratique et foi historique doctrinale dans trois lettres de Kant de 1792-1793 Vers une définition criticiste de l’Université
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2016 – 1, n° 8. La religion philosophique des Lumières - Auteur : Lequan (Mai)
- Pages : 139 à 166
- Revue : Éthique, politique, religions
Raison pure pratique
et foi historique doctrinale
dans trois lettres de Kant
de 1792-1793
Vers une définition criticiste de l’Université
Parmi les nombreux textes que Kant consacre à l’articulation de la morale et de la religion, au rapport de la foi rationnelle pure pratique à la foi historique, positive, doctrinale, voire dogmatique, trois lettres, adressées à Fichte, Reuss et Staeudlin datées de 1792 et 1793, se détachent. Ces trois lettres, contemporaines de la rédaction de la Religion dans les limites de la simple raison (1793-1794), en ponctuent la genèse. Pour différents que soient les trois destinataires de ces lettres (Fichte, jeune philosophe rationaliste disciple de Kant ; Reuss, professeur de philosophie et théologien catholique ; Staeudlin, professeur de théologie, protestant proche des Lumières), ils ont en commun d’adhérer au criticisme kantien et à son idée d’une critique rationnelle de la religion (notamment chrétienne). Fichte prône une critique de toute forme de Révélation ; Reuss une critique de l’enseignement catholique ; Staeudlin une critique de la doctrine chrétienne à l’aune des principes du criticisme kantien. Dans les trois lettres qu’il leur adresse, Kant ne se contente pas d’articuler, comme dans sa Religion, foi positive historique et foi rationnelle morale, par une distinction en complémentarité, sans opposition. Il dialogue aussi avec ses interlocuteurs, du moins dans une certaine mesure, car – il l’avoue lui-même – il n’a lu leurs ouvrages que partiellement et superficiellement1. La première lettre de Kant répond à l’Essai d’une
critique de toute révélation (1791-1792) de Fichte ; la deuxième répond à la dissertation de Reuss Doit-on expliquer la philosophie de Kant dans les écoles catholiques ? (1789) ; la troisième répond aux Idées pour une critique du système de la religion chrétienne (1791) de Staeudlin. Ces trois lettres, illustrant la position originale de Kant au sein de l’Aufklärung quant à la nature du rapport entre philosophie et religion, entre raison et foi, forment une argumentation progressive et cohérente, qui culmine dans la mise au jour de l’enjeu proprement universitaire de la distinction entre croyance pratico-morale rationnelle et foi religieuse historique positive.
La lettre de Kant à Fichte du 2 février 1792 :
la religion positive, schème
ou symbole de la religion morale ?
En 1791, Fichte adresse à son maître Kant sa Critique de toute révélation (i. e. de toute Révélation qui ne soit pas conforme ou réductible à la raison pure pratique), qu’il lui dédie. Fin 1791, l’ouvrage est censuré par le Doyen de la Faculté de théologie de Halle, qui refuse l’imprimatur à cause, entre autres, de sa virulente critique des miracles. Venant d’apprendre ce refus, Fichte adresse à Kant le 23 janvier 1792 une lettre informant son maître que, malgré la censure, il ne modifiera pas le contenu de sa critique des miracles2. C’est à cette lettre que Kant répond le 2 février 1792, mêlant étroitement la critique fichtéenne radicale de toute forme de Révélation en général à sa propre pensée du lien, sous certaines conditions, entre morale et religion, entre foi rationnelle pure pratique et foi historique positive (dogmatique). Kant a déjà exposé les grandes lignes de sa pensée du lien entre morale et religion dans la Section « Opinion, foi, savoir »
du « Canon de la raison pure » de la Critique de la raison pure ; dans les trois « Postulats de la raison pure pratique » de la Critique de la raison pratique ; et dans les derniers paragraphes de la Critique de la faculté de juger (dans le cadre de sa distinction entre théologie morale et morale théologique). La Religion de 1793 achèvera de donner sa forme définitive à cette articulation morale-religion.
Dans tous ces écrits, Kant fait de la morale le socle et le noyau objectif et nécessaire de la religion, laquelle n’est qu’un simple prolongement ou appendice subjectif et contingent de la morale3. Selon Kant, la raison pure pratico-morale peut recourir, à titre d’auxiliaire subjectif, pédagogique et historique, à la foi religieuse positive en une Église et en ses dogmes (comme la Révélation chrétienne et ses miracles). Mais dans cette lettre de 1792, qui fait transition entre les trois Critiques et la future Religion, Kant tente d’intégrer la thèse de Fichte à la sienne propre en une synthèse originale :
Aucune religion ne peut contenir d’autres articles de foi que ceux qui le sont également pour la simple raison pure. Cette proposition [pourtant] […] ne supprime ni la nécessité subjective d’une Révélation, ni même le miracle4.
La première partie de la citation (eine Religion überhaupt könne keine andern Glaubensartikel enthalten als die es auch für die blosse reine Vernunft sind) semble accréditer la thèse radicale de Fichte, tandis que la seconde partie de la citation (Dieser Satz hebt weder die subjektive Notwendigkeit einer Offenbarung, noch selbst das Wunder auf) énonce la thèse propre de Kant, qu’exposera la Seconde Préface de 1794 à la Religion, à savoir la thèse de la « compatibilité », voire de « l’unité » ou « union » de la foi rationnelle pure pratique (morale) et de la foi historique positive en des dogmes (Révélation, miracles).
Cette lettre à la fois résume les acquis des trois Critiques et sert de laboratoire d’expérimentation pour la future Religion de 1793. Kant y précise pourquoi et comment ces deux formes de foi peuvent se lier, voire s’unir, sans néanmoins jamais se confondre, l’une prolongeant l’autre selon
d’autres moyens. Sur le fond d’une distinction entre morale et religion5, les miracles et la Révélation, relevant d’une croyance subjectivement nécessaire, peuvent (sans nécessité toutefois) servir d’introduction, de propédeutique historique et pédagogique à la religion morale, en nous préparant à la découverte de la foi rationnelle pure d’essence morale. Bien que la morale conduise infailliblement à la religion (morale), c’est-à-dire bien que la foi rationnelle pure se suffise à elle-même6 et puisse en droit se passer de l’auxiliaire didactique provisoire qu’est la foi positive, ces deux formes de foi peuvent cohabiter avec profit pour l’une comme pour l’autre, sous certaines conditions. Toutes deux appartiennent au genre de la foi ou croyance (Glauben), que le « Canon de la raison pure » de 1781 distingue et de la simple opinion (Meinen subjectivement et objectivement contingent) et du savoir (Wissen subjectivement et objectivement nécessaire), opinion, foi et savoir formant eux-mêmes trois degrés du Für-wahr-halten, assentiment ou fait de tenir pour vrai. La foi, qu’elle soit rationnelle pure pratique ou religieuse, historique, dogmatique (Révélation et miracles d’une Église donnée), est à la fois assentiment (Für-wahr-halten) au sens large et croyance (Glauben) au sens strict et, comme telle, est toujours seulement subjectivement nécessaire.
À la différence de Fichte et de sa critique radicale de toute Révélation (non conforme à la religion morale), Kant n’oppose pas frontalement, d’un côté, une vraie religion qui serait, en tant qu’appendice de la
morale, subjectivement et objectivement nécessaire, sur le mode du savoir, et de l’autre, une religion inauthentique, nécessaire seulement du point de vue subjectif, foi en des miracles et en une Révélation. Ces deux formes de foi (Glauben) sont nécessaires seulement subjectivement, mais avec une différence de degré : la foi rationnelle pure (illustrée par la doctrine des trois postulats de la raison pratique : liberté, existence de Dieu, immortalité de l’âme) contient indirectement, via la preuve de la liberté par le factum rationis de la loi morale, une dimension pré- ou proto-objective. Sans être un savoir objectivement et subjectivement nécessaire, la foi morale (sous-tendant les trois postulats) est quasi objective. Elle vaut par analogie comme si (als ob) elle était objective. Quoiqu’elle ne le soit pas en toute rigueur (elle n’est objective que du point de vue pratique, non du point de vue du savoir théorique), elle peut être tenue pour universellement et objectivement nécessaire, car le postulat de la liberté, qui fonde les deux autres, n’est en fait postulé (hypothèse nécessaire) que par la raison pure théorique, tandis qu’il est prouvé par la raison pure pratique, grâce à la loi morale, qui confère de la réalité objective à la liberté pratique (comme autonomie du vouloir). Si Fichte rejette unilatéralement comme purement et simplement subjective la nécessité qui s’attache à la foi religieuse historique, positive, doctrinale en une Révélation et en des miracles, selon Kant, plus nuancé et plus prudent face à la censure, la foi rationnelle pratique pure (trois postulats), bien que subjectivement nécessaire, n’exclut pas le secours de la foi historique positive dans les dogmes d’une Église. La foi religieuse peut en effet servir de propédeutique didactique pour découvrir l’autonomie morale et déceler en celle-ci son propre et véritable principe objectif. Historiquement, pédagogiquement et subjectivement, la foi doctrinale positive peut favoriser la découverte de la foi rationnelle pratique pure, qui forme son socle et son noyau. Elle peut alors soit s’effacer, tel un chemin provisoire devant le terme du chemin, tel un moyen devant la fin qu’il sert, la foi rationnelle morale, soit continuer d’accompagner la foi morale comme son « enveloppe sensible » (sinnliche Hülle), comme sa manifestation phénoménale. Dans ce dernier cas, la foi religieuse peut être à son tour soit le schème, image sensible et intelligible, représentation sensible directe (d’un concept d’entendement), soit le type intellectuel formel (d’une loi en général), soit le symbole, représentation sensible indirecte, par analogie (d’une Idée de la raison) de la foi rationnelle
morale. La fonction de représentation sensible (schème, type ou symbole) qu’assume la foi doctrinale par rapport à la foi rationnelle pratique pure ne joue que pour les hommes en tant qu’êtres finis (en partie sensibles). Car en droit, objectivement, absolument parlant, considérée dans la chose même, en l’homme en tant qu’être raisonnable (fût-il aussi sensible), la foi rationnelle pratique pure est auto-suffisante et peut parfaitement se passer de la propédeutique (moyen temporaire) comme de l’enveloppe (figure sensible) d’une foi historique positive.
Si des miracles (Wunder) ont pu à la rigueur être nécessaires au début, ils sont maintenant inutiles pour fonder la religion (der Religion zugrunde zu legen) […], qui peut se maintenir d’elle-même avec ses articles de foi (da sie sich mit ihren Glaubensartikeln nun schon selbst erhalten kann)7.
Si la foi doctrinale positive dans les miracles a été et est peut-être encore, pour certains hommes, historiquement, pédagogiquement et subjectivement nécessaire (à titre de schème, type ou symbole sensible et/ou de voie d’accès à la religion morale), elle est, prise isolément et pour elle-même (en droit, objectivement), aussi vaine que dangereuse, si l’on prétend fonder sur elle la vraie religion, dont le noyau est en réalité exclusivement moral. Les miracles ont pu servir d’introduction sensible à la religion morale rationnelle, mais en aucun cas ils ne sauraient valoir comme principe ou fondement (Grund) objectif de celle-ci. Ils ne peuvent jamais former le socle ou fond de la seule vraie religion (der Religion zugrunde legen), laquelle est purement rationnelle et purement morale. Comparés au noyau moral de la vraie religion, ils ne sont qu’une manifestation extérieure inessentielle. Kant maintient toutefois, à la différence de Fichte, que si le miracle (comme schème, type ou symbole) peut, voire doit, devenir un jour superflu, une fois la raison parvenue à l’âge de maturité du criticisme (selon la métaphore de 1781), le miracle comme « enveloppe sensible » a pu être, voire a été, historiquement et subjectivement nécessaire. C’est sur l’utilité historique subjective, voire objective, de l’enveloppe sensible de la foi religieuse par rapport à la foi morale que Kant s’écarte de Fichte. Il le redira dans ses lettres à Lavater, Jung-Stilling et Jacobi : dans l’histoire, la Révélation chrétienne, la foi dans les miracles ont de fait servi de guide, de fil conducteur pédagogique, non pour découvrir le factum de la loi morale en notre raison, mais pour faire de cette loi l’unique principe
nodal, central et fondateur de toute religion. Car si la raison peut parvenir seule à découvrir en elle-même la loi morale, en revanche, elle n’aurait peut-être pas découvert la dimension proprement morale de toute religion sans l’enveloppe sensible (schème, type ou symbole) qu’est la foi en une Révélation et en des miracles. Si Fichte dissocie systématiquement foi morale et foi religieuse dans les miracles, Kant tente de les rapprocher sous certaines conditions et interroge la nature du rapport ou médiation entre foi positive et foi rationnelle : si la foi religieuse positive est une enveloppe sensible représentant le contenu intelligible de la foi rationnelle morale, cette enveloppe s’apparente-t-elle à un schème (selon la définition qu’en donne la première Critique), à un type (selon la définition qu’en donne la deuxième Critique) ou bien à un symbole (selon la définition qu’en donne la troisième Critique) ? Telle est la question implicite de Kant.
Les miracles « ne peuvent jamais être des articles de foi (Glaubensartikel) de la simple raison (der blossen Vernunft)8 », quoiqu’ils puissent être (voire aient été) subjectivement nécessaires historiquement et pédagogiquement, à titre de propédeutique, à l’introduction de la seule vraie religion, morale et rationnelle. Kant à la fois avalise la critique fichtéenne de la Révélation comme simple enveloppe sensible du vrai concept de religion morale, et admet, comme il le fera dans la Religion de 1793, que le miracle puisse néanmoins valoir comme représentation sensible de l’Idée de religion morale. Il reste à savoir si cette représentation sensible est proprement schème, type ou symbole de l’Idée en question. Le miracle n’est pas nécessairement, comme le veut Fichte, une image sensible infidèle à ce qu’elle représente (à savoir la religion morale), une représentation inadéquate, imparfaite, dégradée de son modèle, une idole trompeuse et dangereuse, une superstition fanatique, une Schwärmerei ou un mysticisme (intuition illusoire de transcender le sensible).
Trois hypothèses s’ouvrent : le miracle est ou un schème, ou un analogue de schème, et dans ce cas, il est ou un type de la faculté de juger, ou un symbole.
Première hypothèse : si le miracle est un schème, il doit être une image à la fois sensible et intelligible du concept intellectuel de religion morale, et à ce titre il peut être utile à la présentation de l’intelligible dans le sensible. La première Critique définit le schème produit par l’imagination transcendantale comme un « troisième terme qui doit être homogène
d’un côté à la catégorie, de l’autre au phénomène, et qui rend possible l’application de la première au second. Cette représentation médiatrice doit être pure (sans rien d’empirique) et cependant d’un côté intellectuelle, de l’autre sensible9 ». Mais si le miracle est schème sensible de la religion morale, alors celle-ci doit être un concept pur de l’entendement, c’est-à-dire une catégorie. On pourrait alors appliquer au concept de religion morale la formule de l’Introduction à la « Logique transcendantale » de 1781 : « Des pensées sans contenu [i. e. sans intuition sensible] sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles10 ». Le concept, voire la catégorie, de religion morale serait vide sans le schème d’un miracle en général et sans les intuitions empiriques de miracles déterminés issus de telle religion positive (comme l’est par exemple le miracle de l’immaculée conception de la Vierge dans le catholicisme). Mais cette hypothèse rencontre deux obstacles : à suppposer qu’on puisse dégager le schème imaginaire transcendantal, général et pur d’un miracle, la foi morale n’est ni une catégorie (concept pur d’entendement), ni un concept empirique (tiré de l’expérience).
Deuxième hypothèse : si le miracle est un analogue de schème et, plus précisément, un type produit par l’entendement et utilisé par la faculté de juger, au sens où l’entend le chapitre « Typique de la faculté de juger pure » de la Critique de la raison pratique : le type, qui permet l’application de la forme universelle vide de la loi morale à des maximes déterminées, dont les actions sont possibles dans le monde sensible, et qui permet inversement la subsomption des maximes sous la forme pure de la loi morale, est « un schème (si ce terme peut convenir ici) d’une loi même », et cet analogue de schème, que Kant nomme proprement « type », est produit, non par l’imagination, mais par l’entendement : c’est le concept intellectuel et purement formel d’une loi universelle de la nature en général (simple conformité légale). Le type est donc une loi formelle de la nature pensée par l’entendement et auquel recourt le jugement pour lier loi et maximes (application ou subsomption). Cet analogue de schème est
une loi de la nature, mais considérée seulement quant à la forme, et cette loi, nous pouvons l’appeler […] le type de la loi morale […]. Il est […] permis […] d’employer la nature du monde sensible comme type d’une nature intelligible,
pourvu que […] je me borne à lui rapporter la simple forme de la conformité à la loi en général […]. La raison pure pratique […] a le droit (berechtigt ist) et même le besoin (benötigt ist) de se servir de la nature (considérée dans sa forme purement intellectuelle) comme d’un type pour la faculté de juger11.
Cette hypothèse rencontre à son tour plusieurs obstacles. 1) Le miracle déterminé d’une religion positive, voire le concept de miracle en général, loin d’être le type formel et intellectuel de la pure forme d’une légalité universelle de la nature, constitue bien plutôt une exception aux lois déterminées de la nature, une interruption extraordinaire de l’ordre légal naturel. Si le miracle relève de la nature sensible phénoménale, il n’est pas régi par les lois de celle-ci, ses causes étant cachées dans la sagesse divine. 2) Kant forge la notion de « type » face à un problème spécifique (subsomption des maximes d’action sous la loi morale) : or à supposer que la loi morale, comme noyau de toute religion, soit l’horizon visé, les miracles quant à eux n’ont pas le statut de maximes (principes subjectifs d’action). Ils sont des phénomènes ponctuels du monde sensible, mais non des principes, lesquels comportent toujours un minimum de généralité et d’abstraction. 3) De même que le schème est un procédé universel de l’imagination, le type est un procédé universel de l’entendement pour la faculté de juger. Or le miracle, loin d’être un « procédé universel » de l’une de nos facultés de connaître, est un phénomène, qui plus est objet de croyance subjective. Si Kant admet la possible utilité subjective et empirique du miracle, dans cette lettre il ne va jamais jusqu’à faire du miracle un procédé universel, nécessaire à la représentation adéquate de la religion morale. 4) Si le miracle est un type (à la fois sensible et intellectuel), ce dont il est le type, à savoir l’Idée de religion morale, doit être un analogue de la loi morale. Or la religion morale est une Idée de la raison pure pratique, alors que la loi morale est un fait, en l’occurrence l’unique « fait » (Factum) de la raison pure pratique. Le seul argument justifiant un éventuel rapprochement entre miracle et type, c’est que le miraculeux en général (à l’instar du type d’une loi de la nature) doit être homogène et au monde intelligible et au monde sensible, étant un effet sensible d’une cause suprasensible (das Überschwengliche). Le miracle est un événement naturel, inexplicable par une cause sensible immanente à la nature. Il n’est pas tant un fait
empirique donné (Datum) que l’interprétation surnaturelle d’un fait par une cause suprasensible. On peut donc au mieux situer le miracle au niveau du type (s’il est vrai que type et miracle remplissent, chacun dans son domaine, une même fonction), mais non faire pour autant du miracle un type de loi naturelle.
Troisième hypothèse : le miracle serait donc le symbole de l’Idée rationnelle pure pratique de religion morale. Kant évoque cette hypothèse, la plus vraisemblable, à la fin du chapitre de la « Typique », lorsqu’il condamne le mysticisme tout comme l’empirisme de la raison pratique. Dès la Seconde Préface de 1787 à la première Critique, il fustigeait le mysticisme comme exaltation (Schwärmerei) ou superstition (Aberglauben), consistant à confondre un simple symbole avec un schème (constitutif d’un savoir objectif, universel et nécessaire). Dans la même veine, le § 59 de la troisième Critique distingue nettement hypotypose schématique (présentation directe d’un concept d’entendement dans l’intuition sensible) et hypotypose symbolique (présentation indirecte d’une Idée de la raison dans une forme ou un « procédé de la réflexion12 »). Dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), Kant accréditait cette troisième hypothèse du miracle comme symbole (image sensible indirecte per analogia d’une Idée), comparant la religion doctrinale, en tant qu’orthodoxie d’une Église donnée (avec ses dogmes, miracles, mystères, et plus largement ses rites cultuels empiriques), à un « symbole reçu13 », dont le savant éclairé, faisant un libre et public usage de sa raison, peut s’écarter, voire se passer. Lorsqu’ils font un usage public de leur raison, les croyants et les hommes d’Église (prêtres et pasteurs) ont le droit de critiquer la religion historique positive qui est la leur et peuvent alors considérer ses miracles comme de simples symboles sensibles véhiculés par la tradition. Le miracle, en tant que simple « enveloppe sensible », symboliserait donc la religion morale, et il ne vaudrait par conséquent que dans cette limite fonctionnelle.
Dans cette lettre, Kant se gardant de polémiquer avec Fichte, souligne, plus que les divergences, les convergences entre sa propre doctrine (le miracle, symbole potentiellement utile à la foi morale pure) et celle de Fichte (critique radicale des miracles et de la Révélation).
La Révélation renferme l’intention de placer [les propositions relatives au miracle] dans une enveloppe sensible (in einer sinnichen Hülle), simplement pour les mettre à la portée des esprits faibles (nur aus Akkommodation für Schwache) et […] ne comporte en ce sens qu’une vérité subjective14.
D’accord avec Fichte, Kant considère le miracle comme une enveloppe sensible extérieure (inessentielle), que la religion morale utilise comme une Akkomodation. Le terme d’accommodation, qui se réfère au registre visuel, permet de conforter l’hypothèse du miracle comme symbole. L’œil accommode par approximations successives pour visualiser de façon nette un objet plus ou moins proche. L’Akkommodation des Auges (du latin accommodare, rendre convenable, approprié, adéquat) désigne le fait pour l’œil de s’adapter à la distance où se situe l’objet vu. Le miracle serait donc un symbole destiné à accommoder pour les esprits faibles (en qui domine la finitude sensible), à mettre à leur portée, l’Idée d’une religion morale rationnelle pure située au plus près de la raison pure pratique, voire à l’intérieur même de celle-ci. Considérer le miracle comme accommodation (produite par la religion historique positive), c’est accorder à la foi positive la fonction (quasi physiologique) de rendre accessible à l’œil (à la sensibilité de l’esprit humain), en le rendant visible symboliquement, ce qui n’est qu’une Idée de la raison pure pratique, i. e. le contenu intelligible d’une religion morale.
À la différence de Fichte, Kant conserve une utilité au miracle, non en tant que preuve ou fondement subjectif empirique d’une religion morale, ni même en tant que preuve empirique d’une religion positive (domaine dans lequel seul le théologien peut statuer), mais en tant que mécanisme d’accommodation symbolique permettant de rendre sensible un contenu intelligible (Idée de religion morale) de façon à la fois adéquate et indirecte (adéquate bien qu’indirecte). Quand l’œil accommode, il se dispose physiologiquement à convenir à l’objet vu. La courbure du cristallin s’adapte à l’objet, permettant la formation d’une image nette sur la rétine. À l’instar de l’image fidèle issue de l’accommodation visuelle,
le miracle comme symbole fournit une image sensible conforme à l’objet vu. Le miracle, processus adaptatif d’accommodation indirect (analogique ou symbolique) donnant à l’œil (l’esprit humain fini) une vue distincte de l’objet, permet ainsi de reconnaître, sous l’image sensible qu’il véhicule, l’Idée de religion morale15.
Par cette métaphore de l’accommodation visuelle (conformation) de la foi positive à la foi rationnelle, de la religion historique à la religion morale, Kant à la fois se montre proche de Fichte et se démarque du radicalisme de son jeune disciple. Là où Fichte creuse l’écart entre ces deux formes de foi, Kant propose d’accommoder l’une à l’autre, tout en respectant leurs spécifités propres. L’accommodation visuelle, en tant qu’adaptation adéquate de l’enveloppe sensible (miracles et Révélation d’une religion positive) au contenu intelligible (Idée d’une religion morale rationnelle pure), est non seulement possible, mais encore nécessaire subjectivement pour certains hommes (voire objectivement pour tout homme en tant qu’être fini). Dans cette lettre, la synthèse de Kant et de Fichte repose sur le double sens du mot « enveloppe » : Hülle est à la fois ce qui recouvre une chose en la masquant, ce qui fait obstacle à une saisie de son cœur véritable (le noyau moral de toute religion), et ce qui, telle une housse ou une gaine, épouse exactement la forme de ce qu’elle enveloppe et contribue utilement à en rendre la forme visible. Sans l’enveloppe sensible des miracles et de la Révélation, sans le contenant symbolique adhérent16 de la foi doctrinale, la religion morale ne se donnerait pas à voir avec tant d’évidence, voire ne se donnerait pas du tout à voir à l’homme fini. Le champ sémantique de la vue, du symbole comme accommodation visuelle, de l’enveloppe sensible ou visible, central dans toute cette lettre, permet à Kant de faire de la foi doctrinale dans les miracles certes seulement une sinnliche Hülle de l’Idée morale de religion, mais aussi, en reconnaissant aux miracles une utilité subjective, de se séparer du radicalisme fichtéen.
L’enveloppe symbolique en vertu de sa dimension sensible ne peut dire que de façon imagée, imparfaite, incomplète, ce qu’elle contient ou représente (elle est un contenant qui masque en partie son contenu,
l’Idée de religion morale), mais, par sa fonction d’accommodation ou conformation à l’intelligible, elle révèle, donne à voir le contenu, qui, sans elle, resterait invisible. L’interprétation du miracle comme enveloppe sensible symbolique est l’élément de doctrine proprement kantien qui dépasse, en l’intégrant et en la nuançant, la critique fichtéenne des miracles. Kant se désolidarise de l’aspect le plus violent de la critique fichtéenne de toute Révélation. Selon lui, Fichte s’est imprudemment exposé aux foudres de la censure par son refus radical d’accorder toute utilité positive aux miracles, à la Révélation et en général aux symboles de la foi historique positive, laquelle peut favoriser l’avènement de la foi rationnelle morale (comme « religion en esprit et en vérité »).
La lettre file la figure proprement kantienne du lien (possible, voire nécessaire) entre ces deux formes de foi, tout en rappelant « la différence (Unterschied) entre une foi dogmatique élevée au-dessus de toute espèce de doute et une foi purement morale […] s’appuyant sur des bases morales (bloss moralischen […] auf moralische Gründe […] sich stützenden Annehmung)17 », littéralement une supposition reposant sur des fondements-principes moraux (comme le sont par exemple les trois postulats de 1788). Alors que la foi doctrinale (dogmatique) ne souffre aucun doute et se tient elle-même, à tort, pour un savoir objectivement nécessaire et certain, la foi de la raison pure pratique a conscience de ses propres limites ; elle se sait n’être qu’un assentiment subjectivement nécessaire, mais objectivement contingent, bien que son principe et fondement (Grund) soit fourni par la loi morale, comme fait de conscience a priori, apodictique, quasi-objectif, universellement certain en tout être raisonnable en général.
La lettre se conclut sur un accord de Kant avec son disciple, mais tout en se démarquant habilement du radicalisme fichtéen, Kant faisant de la foi historique un instrument utile qu’on peut « souhaite[r] posséder », dans la mesure où elle peut « contribuer » à la foi morale18 en y conformant ses symboles par accommodation. Ce sera de nouveau le projet de la Religion : critiquer la religion positive historique (Révélation, miracles) en la limitant au noyau ou contenu de la raison morale. La Religion bornera en effet la foi doctrinale « innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft », la blosse Vernunft désignant à la fois la raison pure et simple, prise seule, sans l’adjuvant de la
foi doctrinale19, et la raison pure (non empirique), dont les postulats pratiques reposent sur le Grund factuel de la loi morale. La Religion affinera la synthèse fichtéano-kantienne, en affirmant que, certes, la religion morale doit idéalement se suffire à elle-même et peut in fine faire l’économie de la croyance empirico-subjective dans les miracles et la Révélation (thèse fichtéenne), mais que les symboles de la religion positive sont néanmoins utiles s’ils résultent d’un processus d’accommodation-conformation à l’Idée rationnelle de la religion morale (thèse kantienne).
Si une religion morale […] doit être fondée, alors tous les miracles, que l’histoire rattache à son introduction, doivent à la fin rendre superflue la croyance au miracle en général. Car c’est révéler un degré punissable d’incroyance morale que de refuser d’accorder aux prescriptions du devoir, telles qu’elles sont gravées dans le cœur de l’homme par la raison, une suffisante autorité, à moins qu’elles ne soient en outre affermies par des miracles [thèse fichtéenne] […]. Toutefois […] l’introduction d’[une religion fondée en esprit et en vérité] […], encore qu’elle n’en ait pas besoin, se trouve, dans l’histoire, accompagnée de miracles, qui, pour ainsi dire, l’ornent, afin d’annoncer la fin de la première religion [foi positive] […]. La vraie religion […] peut se soutenir dès lors et dans la suite par des principes rationnels, elle qui, en son temps, a dû s’introduire par de semblables moyens [symboliques : thèse kantienne]20.
La lettre de Kant à Reuss de mai 1793,
ou l’instrumentalisation de la foi religieuse
Matern Reuss, ecclésiastique catholique de l’ordre des Bénédictins, favorable à la philosophie de Kant, professeur de logique, de métaphysique et de théologie à l’Université de Würzbourg, entre en relation avec Kant à la fois par admiration intellectuelle pour lui et pour donner plus de crédibilité aux cours sur Kant qu’il dispense dans les écoles catholiques21. Il adresse à Kant son libelle Soll man auf katholischen Schulen
Kants Philosophie erklären ? (1789), qui montre l’intérêt qu’ont les écoles catholiques à enseigner la philosophie de Kant, laquelle favorise et la religion et la morale22.
L’unique lettre que Kant adresse en retour à Reuss en mai 1793 accompagne l’envoi de sa Religion, que Kant qualifie alors de « traité au contenu théologique, mais au sens philosophique, et non au sens proprement biblique du terme » (Abhandlung philosophisch nicht eigentlich biblisch-theologischen Inhalts), traité qui s’efforce de ne heurter les « doctrines et usages d’aucune Église » (wider die Lehren und Gebräuche keiner Kirche zu verstoBen)23. Dans cette lettre, Kant précise que son ouvrage traite « non pas de la croyance que peut et doit avoir un homme en général, mais uniquement un homme qui se fonde simplement sur la raison, en ce qui concerne la religion, laquelle repose […] tout entière sur des principes a priori (die gänzlich auf Prinzipien a priori beruhet)24 » moraux. Ce traité ne s’adresse donc pas aux croyants de quelque Église particulière, dont la foi doctrinale historique « repose sur des preuves empiriques (auf empirischen Beweisgründen beruhend)25 », telles que les miracles. Bien que distinct du théologien biblique, le théologien-philosophe ou « théologien engagé dans une entreprise purement philosophique » (der rein philosophierende Theolog), ne se désintéresse ni de la foi historique positive, ni de ses dogmes (Révélation, miracles). Toutefois il n’admet ceux-ci que s’ils sont conformes à l’esprit moral de toute religion et favorisent de ce fait l’avènement de la foi rationnelle pure. Lorsqu’elle est avérée, l’homogénéité ou conformité relative entre les deux formes de foi permet une médiation instrumentale bénéfique entre elles. La foi religieuse historique sert alors de « moyen » (Mittel) en vue d’affermir, voire de révéler à elle-même, la foi rationnelle pure d’essence morale. En matière de théologie, le philosophe est donc ouvert à la religion positive, quelle qu’elle soit, et doit faire preuve de tolérance à son égard, pourvu toutefois qu’elle se montre conforme à la foi rationnelle pure
morale. La religion positive a son utilité si, loin de contredire la foi pratique, elle lui sert non seulement d’enveloppe (comme l’affirme la lettre à Fichte), mais encore de moyen symbolique. Mais Kant va bien au-delà de ce requisit minimal de non-contradiction logique entre les deux formes de foi. S’il refuse à la foi d’Église toute nécessité objective (qui en ferait un savoir), il admet en revanche, dans certains cas, une possible homogénéité entre elles, malgré leurs formes très différentes, et va jusqu’à penser l’union de la foi religieuse et de la foi rationnelle. Certains hommes ont en effet besoin du secours auxiliaire de preuves empiriquement fondées (empirischen Beweisgründe), comme les miracles, pour accéder à la foi rationnelle pure. Sans ces preuves empiriques, ils ne s’élèveraient pas à la conscience de cette foi rationnelle, qui forme l’essence morale de toute religion. À la différence de Fichte, Kant ne prétend pas qu’en tout homme la seule raison pure morale suffise à fonder la religion, mais qu’en certains hommes, ou du moins temporairement, son alliance avec la foi historique est subjectivement utile, voire nécessaire.
Là où Fichte entend réduire de force toute foi à la seule raison, Kant à la fois distingue et lie foi rationnelle et foi religieuse. Il voit même un avantage à placer la foi religieuse au service de la foi rationnelle. Selon la Seconde Préface de 1794 à la Religion, la foi religieuse, telle un grand cercle centré sur un cercle plus étroit, peut servir d’instrument pour la foi rationnelle. Réduction chez Fichte ; instrumentalisation chez Kant. Tous deux diffèrent sur la façon de formuler la clause restrictive de validité de la foi religieuse. Pour Fichte, la foi ne vaut que restreinte à sa forme rationnelle pure. Pour Kant, la foi rationnelle pure peut s’adjoindre, si nécessaire, la foi religieuse comme une aide ancillaire. Ces deux types de foi, loin d’être incompatibles, cohabitent avec profit
lorsque les prescriptions de la Révélation ne portent pas préjudice (demjenigen nur nicht Abbruch tut) à ce que la raison exige avec force (was die Vernunft […] mit Macht fordert) comme appartenant à une conviction purement morale (als zur reinen moralischen Gesinnung gehörig)26.
La lettre à Reuss annonce ainsi l’image des deux cercles concentriques, qu’utilisera la Préface de 1794 : la foi rationnelle pure forme le noyau, le cœur, le petit cercle de toute vraie religion, laquelle, en tant que foi
historique positive, forme son grand cercle, de sorte que ces deux formes de foi se recoupent partiellement. Leur intersection n’est pas vide.
Puisque la Révélation peut bien […] comprendre en soi [telle une enveloppe symbolique recouvrant une Idée] une pure religion de la raison, mais qu’en revanche cette dernière ne peut contenir l’histoire liée à la Révélation, je pourrais concevoir l’une comme une sphère plus large de la foi, renfermant l’autre en soi comme plus étroite (donc non comme des cercles extérieurs l’un à l’autre, mais concentriques), et ce serait dans cette dernière [la religion rationnelle] que le philosophe […] aurait à se tenir27.
La lettre à Reuss fait ainsi de la foi religieuse (large) un moyen ou instrument au service de l’accomplissement (Ausführung) de la foi rationnelle (étroite) dans le monde historique sensible. Toutefois la nécessité de la foi religieuse demeure subjective et empirique. Si la raison ne se reconnaît qu’en partie dans ce reflet imparfait d’elle-même, elle comprend du moins l’intérêt qu’elle a à laisser être, comme un cercle plus large qui la prolonge, comme une enveloppe sensible qui à la fois la rend visible et l’orne, l’embellit, la foi positive en une Révélation et en des miracles.
La lettre de Kant à Staeudlin du 4 mai 1793 :
au-delà du conflit des Facultés de théologie
et de philosophie
Comme Reuss, Carl Friedrich Staeudlin, professeur à la Faculté de théologie de Göttingen, est un kantien, mais à la différence de Reuss, c’est un protestant luthérien. Partisan de l’Aufklärung et d’un christianisme de la raison, il propose, dans ses Idées pour une critique du système de la religion critique, à l’instar de Kant, de soumettre la religion positive (Révélation et miracles) au tribunal critique de la raison pure. Aussi, il adresse le 9 novembre 1791 une lettre à Kant à laquelle il joint un exemplaire de ses Idées. Kant lui répond en mai 1793, en lui joignant à son tour un exemplaire de sa Religion. Pour Kant comme pour Staeudlin, la foi positive peut guider la raison pure pratique dans la découverte
du noyau moral de toute religion, mais à condition que l’on se tienne également éloigné des deux écueils que dénonce le criticisme : à savoir l’athéisme impie (empirisme matérialiste) et la superstition (mysticisme, enthousiasme fanatique, Schwärmerei)28. En revanche Staeudlin se sépare de Kant en ce qu’il reconnaît aux miracles, outre une nécessité morale subjective, une nécessité logique objective (rationnelle) ; et, de façon étonnante pour un théologien biblique, il ne développe aucune théorie du mal radical, contrairement à Kant.
La lettre de Kant du 4 mai 1793 rappelle d’abord la place architectonique de la religion dans le plan tripartite de sa philosophie, dans le cadre des trois questions fondamentales de la raison pure énoncées dès le « Canon » de 178129, puis repris par la Logique : 1) Que puis-je savoir ? (was kann ich wissen ?), qui engage la métaphysique et la philosophie de la connaissance théorique (la première Critique y répond) ; 2) Que dois-je faire ? (was soll ich tun ?), qui engage la morale et la philosophie pratique (la deuxième Critique y répond) et 3) Que m’est-il permis d’espérer ? (was darf ich hoffen ?), sous-entendu si je fais mon devoir moral, qui engage une doctrine de la foi, une philosophie de la religion et plus largement des fins dernières (la troisième Critique et la Religion y répondent). Dans cette lettre comme dans sa Logique, Kant ajoute une quatrième question : Qu’est-ce que l’homme ? (was ist der Mensch ?), qui engage l’anthropologie et plus généralement l’ensemble de sa philosophie (la troisième Critique et l’Anthropologie du point de vue pragmatique y répondent). Dans cette lettre, Kant précise toutefois que son traité de la Religion répond de façon plus ciblée à la troisième question, dans le sillage du criticisme.
Avec […] la Religion dans les limites, j’ai essayé d’exécuter la troisième partie de mon plan. Dans ce travail, une conscience scrupuleuse (Gewissenhaftigkeit) et un véritable respect (wahre Hochachtung) pour la religion chrétienne, mais en même temps le principe de la franchise qui convient m’ont conduit […] à exposer ouvertement comment je crois comprendre l’union possible (die mögliche Vereinigung) de la religion [positive historique] avec la raison pratique la plus pure30.
Si jusqu’ici Kant ne fait que prolonger l’esprit de ses lettres à Fichte et Reuss et résumer son traité de 1793, un élément nouveau apparaît ici. Kant lie désormais sa doctrine de la religion, formulée du point de vue d’un théologien-philosophe, à la question du conflit (antinomie) des forces, voire de la violence guerrière, qui oppose parfois théologiens bibliques et théologiens-philosophes, et ce faisant il engage une réflexion nouvelle sur le statut de l’Université, laquelle se définit, via sa Faculté de philosophie, comme le lieu du savoir libre au seul service de la vérité et comme l’incarnation institutionnelle du tribunal critique de la raison dans l’histoire. L’antithétique entre théologiens bibliques et théologiens-philosophes, entre foi religieuse et foi rationnelle morale, doit se muer en un débat arguments contre arguments, sur le terrain de la raison critique neutre et pacifiste, décrite par Kant dès 1781, puis de nouveau en 1796. Le conflit entre les Facultés de théologie et de philosophie doit par là perdre de sa violence guerrière et donner lieu, sinon à un accord (pacte ou traité) de paix, du moins à une paix armée, à laquelle Kant identife le criticisme lui-même. Or la transformation de la violence guerrière en paix vive et armée, maintenant en son sein l’antagonisme des forces en présence, induit une redéfinition de l’Université. Cette lettre décrit en fait le nécessaire passage de la violence guerrière, anarchique et sauvage de l’état de nature (auquel Kant en 1781 comparait l’enfance dogmatique de la raison) à un conflit régulé, maîtrisé, jugulé, des arguments sur le terrain de la raison, sauf qu’ici l’antinomie (opposition thèse-antithèse) diffère de celle de 1781. En 1781, la métaphysique dogmatique (enfance de la raison) s’opposait au scepticisme (adolescence de la raison), en une antinomie que seul le criticisme (maturité de la raison) pouvait résoudre. Ici en revanche, c’est la philosophie critique pratique elle-même qui s’oppose à la foi religieuse dogmatique d’Église, en une antinomie comprise sur le modèle physique de l’opposition des forces, avec le risque
d’une escalade de la force en puissance, et de celle-ci en violence31. Cette antinomie violente opposant les arguments des théologiens-philosophes à ceux des théologiens bibliques ne peut échapper à sa dérive guerrière qu’en redéfinissant l’Université à l’aune de l’idéal de la liberté critique du penser. La lettre de Kant à Staeudlin se structure ainsi en trois temps.
Premier temps : « Le théologien biblique (der biblische Theolog) ne peut […] rien opposer (entgegensetzen) d’autre à la raison que de nouveau la raison (als wiederum Vernunft) ou bien la violence (oder Gewalt)32 ». Il s’agit d’exclure la violence illimitée entre les protagonistes de la controverse. En outre, une guerre ouverte entre religion et philosophie morale aurait pour conséquence institutionnelle un éclatement de l’Université. Kant privilégie la première possibilité, qui consiste pour le théologien-philosophe à amener le théologien biblique sur son propre terrain, celui du débat entre arguments rationnels. Il faut éviter un conflit de la raison (pure pratique) avec son autre (les preuves empiriques de la foi positive, Révélation et miracles). Or c’est seulement à l’aune du « tribunal » de la raison que les conflits en général peuvent se régler de façon pacifique, non violente, par voie de procédure légale, voire judiciaire, selon l’expression de la première Critique empruntée au droit33. Poursuivant l’effort iréniste de Leibniz (dans son Discours préliminaire aux Essais de théodicée), Kant entend réconcilier raison et foi, en l’occurrence philosophie morale et religion positive, en transférant leur débat dans le champ de la raison, et ce, dans le contexte universitaire allemand de la fin du xviiie siècle. Il entend éviter toute radicalisation de l’antinomie des forces présentes en violence guerrière, en les ramenant toutes deux sur le terrain de l’argumentation rationnelle, sans recours aux preuves empiriques. La paix, voire l’unité, l’accord entre foi et raison, entre religion et philosophie, est à ce prix, comme le redira la Seconde Préface à la Religion34. Si l’Université échouait à garantir la paix entre théologien biblique et théologien-philosophe, ce dernier l’emporterait de toute façon. Le théologien doit donc apprendre à voir en la raison morale du philosophe
une alliée, non une ennemie. Le Conflit des Facultés de 1798 appellera de nouveau de ses vœux cette paix nécessaire entre théologie biblique et philosophie morale : si le débat universitaire entre théologiens et philosophes ne repose pas sur la raison pure, mais sur des preuves sensibles, alors domine tantôt la « ruse » (dont la séduction est une sous-espèce), tantôt la « violence35 ».
Deuxième temps de la lettre : dans le cadre de la censure (exercée par la Cour36 et par les Églises, et relayée par les Facultés de théologie) menaçant la liberté publique d’expression et de pensée, Kant entend éviter la violence (Gewalt) dans laquelle tend à dégénérer le débat entre religion et philosophie. Si le théologien biblique
ne veut pas mériter le reproche d’user de violence (ce qui est fort à craindre dans la crise (Krisis) actuelle de la liberté, avec la restriction générale qui la limite dans son usage public), il faut qu’il ôte leur force à ces arguments de la raison (Vernunftgründe), s’il les juge préjudiciables, et non en fulminant des anathèmes (Bannstrahlen) à l’encontre des arguments de la raison, du haut des nuées de l’atmosphère de la Cour37.
Kant fait ici allusion à la crise que suscite la censure exercée non seulement par l’édit Wöllner sous le règne de Frédéric-Guillaume II de Prusse, mais par les Facultés de théologie : refus d’imprimatur essuyé par Fichte pour sa Critique de toute Révélation et refus qu’il essuie lui-même pour sa Religion. Pour sortir de cette crise (comme en 1781 Kant cherchait une solution à la crise des antinomies de la raison pure théorique), il faut que le théologien biblique délaisse les preuves empiriques et combatte la raison pure pratique sur le terrain qui est le sien, au lieu de proclamer des anathèmes à l’encontre de tout ce qui diverge de la doctrine d’Église qu’il est censé représenter. Par le terme Bannstrahl (anathème, littéralement ordre de bannissement), Kant vise ici une sentence d’exclusion consistant à rejeter un croyant ou une pratique hors d’une Église. Kant veut mettre un terme à la spirale de violence ascendante de l’anathème prononcé par une Église, quelle qu’elle soit, consistant à condamner et à
ex-communier comme hérétiques tous ceux qui combattent son autorité ou sa doctrine. Pour ce faire, il appelle à un dialogue entre théologiens et philosophes sur le terrain neutre et universel de la raison. Il entend substituer à la stratégie violente et guerrière de l’anathème la logique pacificatrice, mais vivante et armée, d’un dialogue intérieur à la raison, capable de réconcilier foi religieuse et philosophie, précisément sur le terrain de la morale. Le théologien biblique doit « mesure[r] ses forces (Kräfte) avec ce que la philosophie pourrait paraître lui opposer (scheinen möchte)38 ». En effet, loin de s’opposer réellement, le théologien biblique semble bien plutôt s’opposer au théologien-philosophe. À l’instar des antinomies de la raison pure théorique de 1781, leur conflit n’est en fait qu’apparent et illusoire. Cette lettre, dominée par une volonté iréniste, travaille à concilier (sous certaines conditions) religion et morale (là où Fichte en restait à leur stérile opposition) en amenant le théologien biblique à reconnaître que son propre intérêt consiste à rechercher des arguments issus de la raison pure « pour être armé contre toute objection future39 ».
Kant y évoque la « commission de censure » (Zensurkommission) de Berlin, qui refusera la publication de sa Religion. Bien qu’il n’ait pas lui-même eu recours à cette procédure de conciliation, il rappelle à Staeudlin qu’un auteur censuré par une commission « peut faire appel au jugement d’une [autre] Université du pays (das Urteil einer einheimischen Universität anfrufen), car […] chaque Faculté est obligée de […] contenir les prétentions des autres (der anderen Ansprüche zurückzuhalten40 ». L’auteur censuré peut user de son droit de recours, solliciter le libre débat public (entre les Facultés de théologie des diverses Universités comme entre les Facultés de théologie et de philosophie) et soumettre son cas devant un « sénat académique (akademischer Senat) […] pour trancher valablement (gültig entscheiden) ce conflit juridique (Rechtsstreit)41 ». Ce faisant au lieu d’en être victime, il se joue habilement des dissensions entre une Faculté de théologie et une Faculté de philosophie, voire des dissensions internes à plusieurs Facultés de théologie, ainsi que des dissensions éventuelles entre Université et clergé (catholique ou protestant).
De même, le Conflit des Facultés fustigera les « agents des trois Facultés supérieures », au premier rang desquelles la Faculté de théologie, en tant que « faiseurs de miracles » cherchant surtout à séduire le peuple.
Il n’est pas permis à la Faculté de philosophie d’œuvrer publiquement contre [les agents de ces trois Facultés supérieures], non pour renverser leurs enseignements, mais seulement pour s’opposer au pouvoir magique que le public leur attribue superstitieusement, à eux et aux observances qui y sont liées […]. Il y a donc ici un conflit […] essentiel et qui ne doit jamais cesser entre les Facultés supérieures [de théologie, de droit, de médecine] et la Faculté inférieure [de philosophie] […]. [Ce conflit] sera premièrement inéluctable […]. Mais deuxièmement, il sera aussi légal, […] comme devoir de cette dernière Faculté [la Faculté de philosophie], sinon de dire publiquement toute la vérité, en tout cas d’être attentive au fait que tout ce que […] l’on érige en principe soit vrai […]. La Faculté de philosophie doit être libre d’examiner et d’apprécier publiquement par la froide raison l’origine et la teneur d’un tel prétendu fondement [empirique : Révélation, miracles] d’un enseignement, sans s’effrayer de la sacralité de l’objet […]. 1) Ce conflit ne peut ni ne doit cesser par un accord de paix (amicabilis compositio), mais requiert (en tant que procès) une sentence, c’est-à-dire le verdict, ayant force de loi, d’un juge (la raison) […]. 2) Ce conflit ne peut jamais s’arrêter, et la Faculté de philosophie est celle qui doit y être constamment préparée […]. Par conséquent, la Faculté de philosophie ne peut jamais déposer ses armes face au danger qui menace la vérité, dont la protection lui est confiée. 3) Ce conflit ne peut jamais porter atteinte au prestige du gouvernement. Car ce n’est pas un conflit des Facultés avec le gouvernement, mais le conflit d’une Faculté avec les autres […]. Cet antagonisme, c’est-à-dire ce conflit de deux partis […], n’est donc pas une guerre, c’est-à-dire un différend […] en ce qui concerne le mien et le tien scientifiques […]. Par conséquent, aucun droit ne peut être reconnu aux Facultés supérieures sans qu’en même temps il demeure permis à la Faculté inférieure [de philosophie] de présenter au public savant ses objections sur ce point42.
Troisième temps de la lettre : la sortie de crise, la résolution de la tension violente consiste dans la définition de l’Université comme lieu de savoir vrai et comme analogue historique et institutionnel du tribunal critique de la raison. Kant utilise en effet la même métaphore judiciaire d’un tribunal neutre, seul capable de trancher pacifiquement par procédure les conflits entre Facultés (Fakultäten) universitaires, entre facultés de connaître (Erkenntnisvermögen : raison, entendement, imagination, sensibilité), entre dogmatiques et sceptiques dans l’antithétique de
la raison pure de 1781. En cas de crise, pour terminer le conflit des Facultés, on peut recourir au sénat académique, qui fait de l’Université un tribunal supérieur, dont la fin, la vocation, l’essence est de viser le salut des sciences, là où le censeur (théologien) vise le salut des âmes43. Kant affirme ici la dimension à la fois pacificatrice et une (indivisible) de l’Université, c’est-à-dire de la raison. L’Université via sa Faculté de philosophie, tout comme la raison, est l’instance judiciaire supérieure apte à pacifier les conflits d’arguments rationnels entre Facultés, et notamment les controverses entre philosophie et théologie, entre morale et religion, entre foi rationnelle pure pratique et foi historique positive en des miracles empiriques. L’Université, analogue au tribunal critique de la raison pure, concilie les points de vue divergents. Mais de même que la raison pure comparaissant devant son propre tribunal doit s’assigner à elle-même des limites (par exemple en tant que faculté de connaissance spéculative), de même, l’Université, une et indivisible, doit garantir la paix entre ses diverses Facultés, non en confondant leurs limites respectives, non en fusionnant les disciplines ou les sciences (ce qui est toujours néfaste44), non en confondant leurs langues respectives (comme dans le mythe biblique de la Tour de Babel que Kant fustigera dans son Projet de paix perpétuelle en 179545), mais en fondant l’accord et l’unité entre disciplines (en l’occurrence philosophie et théologie), par essence distinctes, sur leur dialogue rationnel.
Cette définition criticiste et iréniste de l’Université (instance supérieure aux diverses Facultés qui la composent et qui sont tentées de se déchirer en son sein, comme la métaphysique est un « champ de bataille » déchiré par le conflit sanglant entre dogmatiques et sceptiques) sera reprise dans l’Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie de 1796, qui, dans le sillage de la première Critique, achèvera de faire passer le thème de la paix perpétuelle du terrain juridico-politique historique, qui était le sien dans le Projet de paix perpétuelle de 1795, à celui, purement philosophique, du savoir et de la vérité. L’Université, comme la raison, grâce à la Faculté de philosophie, qui en incarne l’idéal, se doit de rechercher
librement la vérité dans et par une paix armée jugulant la violence guerrière ouverte des controversistes. Telle est sa double mission, en tant que figure historique du tribunal critique de la raison, qui, tel un juge neutre, arbitre les différends pacifiquement, et non par voie de guerre (violence armée). L’Université à la fois se compose de diverses Facultés indépendantes, gardant chacune dans son domaine sa pleine souveraineté scientifique, et unifie en un tout supérieur toutes ses composantes, en garantissant leur dialogue pacifique, telle une cour pénale en droit international. Dès que les débats entre philosophie et théologie expriment un libre usage public de la raison, l’Université devient « l’arbitre de leurs différends publics », selon l’expression qu’utilise Kant pour désigner le Congrès permanent des États européens (en tant que confédération). Dans la Doctrine du droit (1797), Kant évoquera de nouveau « dans le droit des gens en vue du maintien de la paix, l’assemblée des États généraux qui se tint à La Haye en la première moitié de ce siècle […] comme arbitre de leurs conflits ouverts46 ».
L’Université idéale que dessine cette lettre est donc un analogue à la fois du tribunal critique de la raison pure et, à ce titre, garante de la paix perpétuelle entre les facultés de connaître comme entre les Facultés (entre religion et morale, foi et raison), et d’une cour pénale internationale, laquelle « tranche l[es] conflits [entre États] d’une manière civile comme par un procès, et non pas de façon barbare (à la manière des sauvages), c’est-à-dire par la guerre47 ». Enfin, l’Université se doit de promouvoir en son sein et, plus largement, dans la société civile à laquelle elle prépare ses étudiants, en tant que futurs citoyens, le processus des Lumières, c’est-à-dire « la liberté […] de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines », selon l’expression de Qu’est-ce que les Lumières48 ?. Le Conflit des Facultés assignera en général à l’institution scolaire la fonction de cultiver le libre usage public de sa raison et de diffuser les Lumières du public savant vers le peuple.
Par la formation de la jeunesse dans le cadre de l’instruction familiale et ensuite dans les écoles, des écoles élémentaires jusqu’aux plus élevées [les Universités], en un processus de culture spirituelle et morale renforcé par l’enseignement religieux, on arrive en fin de compte […] à éduquer de bons citoyens49.
Si l’usage privé de la raison peut être à bon droit limité par une censure institutionnalisée, voire par une auto-censure individuelle (l’officier, le prêtre, le fonctionnaire de l’administration fiscale ont un droit limité d’user à titre privé, i. e. dans l’exercice de leurs fonctions, de leur liberté de critique), Kant lie l’idéal universitaire à une politique des Lumières fondée sur le libre usage public de la raison, en l’occurrence ici en matière religieuse. Le Conflit des Facultés soulignera de nouveau, on le voit, le grand bénéfice d’une politique des Lumières : favoriser la convergence, voire l’unité, entre foi rationnelle et foi historique, entre morale et religion, entre philosophie et théologie.
Dès 1784, Kant louait les prêtres et pasteurs qui, comme Reuss ou Staeudlin, « sans préjudice des devoirs de leur charge, soume[ttent] librement et publiquement à l’examen du monde, en leurs qualités de savants, leurs jugements et leurs idées, s’écartant ici et là du symbole reçu50 », c’est-à-dire de l’enveloppe empirique dont se pare la foi historique positive.
Dans la Religion, il reviendra sur cette nécessaire paix armée entre théologien biblique et théologien-philosophe, entre les Facultés de théologie et de philosophie, et sur le rôle de l’Université, en tant qu’instance judiciaire supérieure (tribunal critique) chargée de régler leurs différends. Il y développera la même séquence d’arguments que dans cette lettre, qui sert ainsi de cellule germinale pour la future Religion : 1) le théologien biblique peut ou user de violence guerrière contre la foi morale du théologien-philosophe et user à son encontre de la censure ou opposer aux arguments de la raison d’autres arguments rationnels ; 2) le théologien biblique a tout intérêt à instaurer avec le théologien-philosophe un dialogue pacifique, mais armé sur le terrain de la raison ; 3) il revient in fine à l’Université et à la Faculté de philosophie en particulier, qui en est la quintessence, en tant que tribunal critique garante du libre et public usage de la raison, de régler pacifiquement leurs différends. Toutes deux doivent à la fois maintenir la séparation de leurs sciences (philosophie et théologie) et travailler à une paix armée durable entre elles, par un échange ouvert, vivant, arguments rationnels contre arguments rationnels. En 1796, Kant décrira de nouveau cette paix vive (entre philosophes ainsi qu’entre philosophes et théologiens ou métaphysiciens dogmatiques) comme un
état continuellement armé […], qui par là même accompagne sans cesse l’activité de la raison [et] ouvre la perspective d’une paix perpétuelle entre les philosophes […], paix qui en outre a l’avantage de maintenir toujours en alerte les forces du sujet […] et ainsi d’aider encore, par la philosophie, le dessein qu’a la Nature de vivifier continuellement le sujet et d’écarter de lui un sommeil léthargique51.
À la différence des trois Facultés supérieures (médecine, droit, théologie), liées au gouvernement et tenues de diffuser un enseignement orthodoxe, la Faculté de philosophie, étant inférieure, peut et doit rechercher le vrai librement52, notamment en invitant les autres Facultés au dialogue sur le terrain neutre et universel de la raison. La Religion donnera à la lettre à Staeudlin sa confirmation et son aboutissement.
À la théologie biblique s’oppose une théologie philosophique, qui est le bien confié à une autre Faculté. Cette théologie philosophique, lorsqu’elle demeure uniquement à l’intérieur des limites de la simple raison, et, pour appuyer et expliquer ses définitions, utilise l’histoire, les langues, les livres de tous les peuples et la Bible elle-même […], doit avoir la liberté totale de s’étendre aussi loin que s’étend sa science.
S’il arrive au philosophe de dépasser les limites de son domaine et d’intervenir de fait dans la théologie biblique, c’est à la Faculté de théologie que revient le droit de censure supérieure et première, dans la mesure où elle conserve le privilège de certaines doctrines, tandis que
[la Faculté de philosophie] tend à faire des siennes un commerce libre et ouvert ; aussi la première seule [la Faculté de théologie] peut-elle se plaindre qu’on attente à son droit exclusif […] ; une religion, qui, de manière irréfléchie, déclare la guerre à la raison, serait avec le temps incapable de se soutenir contre elle […] ; le théologien biblique peut se trouver en accord avec le philosophe ou croire qu’il doit le réfuter, pourvu qu’il l’écoute. C’est ainsi seulement qu’il peut être armé à l’avance contre toutes les difficultés que celui-ci pourrait lui créer. Mais […] les décrier comme impies, c’est un expédient misérable qui ne tient pas ; [ou à l’inverse] mélanger l’un et l’autre […], c’est un manque de sérieux qui fait qu’à la fin personne ne sait correctement ce qu’il doit penser de la doctrine religieuse en totalité53.
En conclusion, dans ces trois lettres, Kant s’efforce donc de concilier foi religieuse et foi morale, en faisant de la première un moyen et une enveloppe symbolique sensible au service de cette dernière, comme fin et contenu intelligible. Ces lettres, en ce qu’elles tentent de lier religion et philosophie dans un esprit iréniste, ne sont pas seulement un contrepoint utile à la lecture de la Religion de 179354, mais l’illustration de l’idéal universitaire kantien, porté par la Faculté de philosophie, comme lieu du libre et public usage de notre raison et incarnation vivante d’une politique des Lumières au service de la seule vérité.
Mai Lequan
Université Lyon III – IRPHIL
1 « Je n’ai pu faire encore jusqu’à présent qu’une lecture partielle de […] la Critique de toute révélation. Pour pouvoir en juger, il faudrait que je la lise entièrement sans interruption […]. Or jusqu’à présent, je n’ai pu trouver ni le temps nécessaire, ni une disposition d’esprit favorable […]. C’est peut-être en comparant votre travail et mon nouveau traité intitulé Religion dans les limites que vous pourrez le plus facilement juger comment mes idées concordent sur ce point avec les vôtres ou comment elles en diffèrent » (Lettre de Kant à Fichte du 12 mai 1793, no 326, Kants Gesammelte Schriften, herausgegeben von der Preussischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin [cité désormais AK Tome, page], AK XI, 578 ; in J.-L. Bruch, Kant, Lettres sur la morale et la religion, Paris, Aubier-Montaigne, 1969, p. 163 ; in Correspondance par I. Kant, Paris, Gallimard, NRF, 1991, p. 579).
2 Finalement l’ouvrage de Fichte sera publié sans modification, suite à l’élection d’un Doyen plus libéral à la tête de la Faculté de théologie de Halle. Par ailleurs, le texte de Fichte sera publié de façon anonyme et attribué par erreur à Kant, qui rectifie l’erreur dans une note de l’Allgemeine Literatur Zeitung de juillet 1792.
3 La religion est « la morale en relation à Dieu comme législateur » (Critique de la faculté de juger, § 89, AK V, 460 ; Kant, Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, NRF, Pléiade, 3 vol., 1980-1986 [cité désormais OP Tome, page], OP II, 1268).
4 Lettre de Kant à Fichte du 2 février 1792, no 276, AK XI, 504 ; in J.-L. Bruch, op. cit., p 159 ; in Correspondance, p. 503 ; trad. mod.
5 Sur l’accord de la raison morale avec la religion chrétienne révélée, voir J.-L. Bruch, op. cit., note 2, p. 165.
6 « La morale […] (aussi bien objectivement par rapport au vouloir que subjectivement par rapport au pouvoir) n’a en aucune façon besoin de la religion ; elle se suffit à elle-même, grâce à la raison pure pratique […]. Mais, bien que la morale n’ait nul besoin pour son usage d’une quelconque représentation d’une fin qui devrait précéder la détermination de la volonté, il peut toutefois se faire qu’elle possède une nécessaire relation à une fin semblable, non certes comme à un fondement, mais plutôt comme aux nécessaires conséquences de [ses] maximes » (La religion dans les limites de la simple raison, Préface de la 1re édition de 1793, AK VI, 3-6 ; OP II, 15-18 ; trad. mod. ; nous soulignons [désormais n. s.]). « Puisque la Révélation peut bien […] comprendre en soi une pure religion de la raison, mais qu’en revanche cette dernière ne peut contenir l’histoire liée à la Révélation, je pourrais concevoir l’une comme une sphère plus large de la foi, renfermant l’autre en soi comme plus étroite (donc comme des cercles non extérieurs l’un à l’autre, mais concentriques), et ce serait dans cette dernière que le philosophe […] aurait à se tenir ; […] il devrait y avoir non seulement compatibilité entre la raison et l’Écriture, mais encore unité, de telle sorte que celui qui (sous la direction des principes moraux) suit l’une ne saurait manquer de suivre l’autre et de s’accorder avec elle » (ibid., Préface de la 2e édition de 1794, AK VI, 12-13 ; OP II, 25-26).
7 Lettre de Kant à Fichte du 2 février 1792, AK XI, 504 ; p. 160 ; p. 503-504 ; n.s.
8 Ibid.
9 Critique de la raison pure, « Du schématisme des concepts purs de l’entendement », AK III, 134 ; OP I, 885.
10 Ibid., AK III, 75 ; OP I, 812.
11 Critique de la raison pratique, AK V, 67-69 ; OP II, 690-692 ; n.s.
12 Critique de la faculté de juger, § 59, AK V, 350-354 ; OP II, 1441-1445. Sur le risque inhérent au mysticisme, à la Schwärmerei, à la superstition, à l’enthousiasme fanatique, à la croyance anthropomorphique en Dieu, de confondre schème et symbole analogique, voir aussi Prolégomènes à toute métaphysique future, § 58, AK IV, 357 ; OP II, 142-143 ; Logique, § 84, Remarques 1 et 2, AK IX, 133 ; Paris, Vrin, 1989, p. 144 ; Religion dans les limites de la simple raison, IIe Partie, 1re section, b, note, AK VI, 65 ; OP III, 81 et Progrès de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de Wolff, AK XX, Band 7, 280 ; OP III, 1234.
13 Qu’est-ce que les Lumières ?, AK VIII, 40-41 ; OP II, 216.
14 Lettre à Fichte du 2 février 1792, AK XI, 504 ; p. 160 ; p. 503-504.
15 Spontanément l’œil sain voit net à l’infini, mais doit accommoder pour toute vision de près.
16 Au sens de la « beauté adhérente » (anhängende Schönheit, pulchritudo adhaerens) comme conformité, fidélité au concept de perfection de l’objet. Voir Critique de la faculté de juger, § 16, AK V, 229 ; OP II, 990.
17 Lettre de Kant à Fichte du 2 février 1792, AK XI, 504, p. 161 ; p. 504.
18 Ibid.
19 Ce que Descartes nommait la « lumière naturelle », indépendante de la « lumière surnaturelle » de la foi religieuse.
20 Religion, II, 2, Remarque générale, AK VI, 84 ; OP III, 105 ; trad. mod. ; n.s.
21 « Même dans l’enseignement religieux, on se sert de vos principes, aussi bien dans la catéchèse que dans les sermons » (Lettre de Reuss à Kant du 1er avril 1796, AK XII, 69 ; in J.-L. Bruch, Kant, Lettres sur la morale et la religion, p. 180).
22 Auteur de Vorlesungen über die theoretische und praktische Philosophie, exposé élogieux du criticisme kantien, et commentant littéralement les textes de Kant dans ses cours, Reuss contribue à la diffusion du criticisme dans les milieux catholiques. La Souabe mise à part, la philosophie de Kant est paradoxalement mieux reçue en terre catholique qu’en terre protestante luthérienne. Voir J.-L. Bruch, La philosophie religieuse de Kant, Paris, Aubier, 1968, p. 224-227.
23 Lettre de Kant à Reuss de mai 1793, p. 184 ; p. 576 ; trad. mod.
24 Ibid.
25 Ibid.
26 Ibid.
27 Religion, Seconde Préface de 1794, AK VI, 12 ; OP III, 25.
28 « Par la critique seulement peuvent être coupés à la racine même le matérialisme (Materialism), le fatalisme (Fatalism), l’athéisme (Atheism), l’incrédulité (Unglauben) des esprits forts, l’exaltation (Schwärmerei) et la superstition (Aberglauben), qui peuvent être universellement nuisibles » (Critique de la raison pure, AK III, 21 ; OP I, 750-751). La typique de la faculté de juger pure pratique « préserve aussi du mysticisme (Mystizism) de la raison pratique, lequel fait un schème (Schema) de ce qui ne servait que de symbole (Symbol) […] et s’égare dans le transcendant (ins Überschwengliche). La seule chose qui convienne à l’usage des concepts moraux, c’est le rationalisme (Rationalism) de la faculté de juger, lequel ne prend de la nature sensible que ce que la raison pure peut aussi concevoir par elle-même, c’est-à-dire la conformité à la loi », via le type de la simple forme d’une loi de la nature (GesetzmäBigkeit) en général. Le mysticisme est toutefois moins grave que ne l’est l’empirisme athée, car « le mysticisme (Mystizismus) n’est pas encore absolument incompatible avec la pureté et la sublimité de la loi morale, et en outre, ce n’est pas une chose naturelle et conforme à la façon de penser commune que de pousser son imagination jusqu’à des intuitions suprasensibles » (Critique de la raison pratique, AK V, 70-71 ; OP II, 694).
29 Voir Critique de la raison pure, AK III, 522 ; OP I, 1365.
30 Lettre de Kant à Staeudlin du 4 mai 1793, no 322, AK XI, 574 ; p. 189 ; p. 575.
31 Sur ces trois degrés (force, puissance et violence), voir M. Lequan, « Kant », in Dictionnaire de la violence, dir. M. Marzano, Paris, PUF, 2011, p. 787-795.
32 Lettre de Kant à Staeudlin du 4 mai 1793, p. 189 ; p. 575.
33 Voir Critique de la raison pure, Préface de la 1re édition de 1781, AK IV, 9 ; OP I, 727.
34 « Je crois, du fond de mon âme et après la plus mûre réflexion, que la doctrine du Christ, nettoyée des barbouillages cléricaux […], constitue le système le plus parfait que je puisse penser » (AK XVIII, 693).
35 Conflit des Facultés, 1re Section, I, 3, AK VII, 30 ; OP III, 829.
36 Sur la censure de l’édit Wölner en vigueur à la Cour de Prusse notamment sous la règne de Frédéric Guillaume II, voir Domenico Losurdo, Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1993, p. 81 et chap. « Trois types de compromis avec la censure et le pouvoir », p. 214-236.
37 Lettre de Kant à Staeudlin du 4 mai 1793, p. 189 ; p. 575.
38 Ibid., p. 191 ; p. 575.
39 Ibid.
40 Ibid., p. 192 ; p. 576.
41 Ibid.
42 Conflit des Facultés, 1re Section, I, 3, AK VII, 31-36 ; OP III, 830-837.
43 Voir J.-L. Bruch, op. cit., note 5, p. 194.
44 « Ce n’est pas étendre les sciences, mais les défigurer que de laisser leurs limites empiéter les unes sur les autres » (Critique de la raison pure, Ak III, 8 ; OP I, 735).
45 « La Nature […] se sert de deux moyens pour empêcher les peuples de se confondre : de la diversité des langues et [de celle] des religions » (Projet de paix perpétuelle, AK VIII, 367 ; OP III, 361).
46 Doctrine du droit, § 61, AK VI, 350 ; OP III, 625 ; n. s.
47 Ibid.
48 Qu’est-ce que les Lumières ?, AK VIII, 36 ; OP II, 211.
49 Conflit des Facultés, IIe Section, Prop. 10, AK VII, 92-93 ; OP III, 904-905 ; n. s.
50 Qu’est-ce que les Lumières ?, AK VIII, 40-41 ; OP II, 216.
51 Voir Annonce de la proche conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie, AK VIII, 416 ; OP III, 423-424.
52 « La Faculté de philosophie […] est attachée au principe de la liberté » (Conflit des Facultés, 1re Section, I, 3, AK VII, 30 ; OP III, 829).
53 Religion, 1re Préface, AK VI, 9-11 ; OP II, 22-24 ; n. s.
54 Qui reçoit finalement l’imprimatur suite à la démarche de Kant entamée en août 1792 auprès de la Faculté de théologie de l’Université de Königsberg.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-06300-1
- EAN : 9782406063001
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06300-1.p.0139
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/09/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Kant, raison, foi, Lumières, université