La méthode géométrique dans la Demonstratio evangelica de Pierre-Daniel Huet
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2016 – 1, n° 8. La religion philosophique des Lumières - Auteur : Lærke (Mogens)
- Pages : 49 à 67
- Revue : Éthique, politique, religions
La méthode géométrique
dans la Demonstratio evangelica
de Pierre-Daniel Huet
La Demonstratio evangelica est un grand ouvrage apologétique publié en 1679 par l’érudit français Pierre-Daniel Huet (1630-1721)1. Huet y propose un argument en faveur de l’authenticité de la Bible et de la vérité du christianisme contre l’auteur du traité De libertate philosophandi, c’est-à-dire Spinoza2. L’ouvrage se présente d’abord comme une contribution aux controverses de l’époque sur les principes de l’exégèse biblique. Il contient un argument en faveur de la nature prophétique de l’Écriture sainte qui fait contraste avec l’historisation, et donc la désacralisation, de la Bible s’exprimant dans le Tractatus theologico-politicus (1670) de Spinoza ou encore dans l’Histoire critique de l’Ancien Testament (1678) de Richard Simon. Selon April Shelford, dans la préface du livre, Huet engage toutefois aussi une polémique dissimulée contre Arnauld et Nicole3. De ce point de vue, soutient-elle, il faut comprendre le texte « dans un contexte distinctement français, où le cartésianisme posait
des questions sur la méthode historique et sur la certitude, bien différentes de celles du xvie siècle4 ». Or ce deuxième contexte plus caché ne porte pas exactement sur l’interprétation de la Bible. Il concerne plutôt la nature et l’application du mos geometricus, à savoir cette « méthode géométrique » qui, surtout dans les milieux cartésiens, représentait le modèle par excellence de la construction démonstrative du savoir. Car la méthode géométrique n’est pas seulement vénérée par les cartésiens. Huet, anti-cartésien de premier rang, s’en sert également dans la Demonstratio evangelica. Les commentateurs se sont souvent étonnés de ce choix de méthode. S’agit-il d’un choix « de pure forme », comme l’estime Albert Monod5 ? Christian Bartholomess dit-il vrai, quand il affirme que Huet ne fait qu’« affecte[r] des formes géométriques, à l’exemple de Spinoza6 » ? Selon l’analyse la plus sophistiquée dont nous disposons, celle proposée par A. Shelford, en adoptant ce « format bizarre », Huet « forçait l’érudition humaniste dans un moule euclidien et retravaillait l’apologétique chrétienne ancienne pour la rendre conforme à la forme géométrique7 ». L’argument géométrique de Huet est « ingénieux et érudit », mais en fin de compte « plus astucieux que convaincant8 ».
Nous montrerons ici qu’il s’agit de quelque chose de plus subtil qu’un artifice rhétorique mal choisi. En réalité, Huet élabore un argument assez sophistiqué en faveur de l’idée que la méthode géométrique peut convenir à la démonstration théologique, même quand il est question de théologie révélée et donc de vérités qui ne peuvent être connues qu’avec une certitude morale. L’analyse qui suit vise ainsi à démontrer la fausseté de la dichotomie habituellement invoquée entre les érudits humanistes et les cartésiens géomètres, puisqu’il existe à l’âge classique également des érudits géomètres, pour qui le mos geometricus revêt un sens radicalement différent de celui que lui attribuent les cartésiens. Cette conception alternative diffère notamment de celle des cartésiens en ce qu’elle sépare l’emploi légitime de la méthode géométrique de l’exigence de certitude absolue que la tradition cartésienne fait peser
sur les axiomes. Par conséquent, selon cette conception, il n’y a rien de contradictoire dans le fait de se servir, comme le fait Huet dans sa démonstration évangélique, du mos geometricus afin d’élaborer une démonstration qui vise la certitude morale, et non absolue.
L’argument de la Demonstratio
Les principes de sa démonstration tiennent en sept définitions, deux postulats et quatre axiomes. Les postulats ne font pas proprement partie de la démonstration, mais constituent plutôt des propositions pratiques qui servent à préparer l’esprit du lecteur à la démonstration qui va suivre : le lecteur doit « faire preuve d’un esprit docile et avide de vérité, et non pas querelleur ou obstiné » et accorder que « ce que nous démontrerons ici doit être cru avec autant de certitude que l’on croit toute autre chose reposant sur des raisons de force égale9 ». Voici les définitions et les axiomes :
Déf. I : « Un livre est authentique quand il a été écrit par l’auteur à qui on l’attribue et environ dans le temps qu’on lui assigne ».
Déf. II : « Un livre contemporain est celui qui a été écrit environ dans le temps où sont arrivés les événements dont il parle ».
Déf. III : « L’histoire est le récit d’événements déjà arrivés au moment où on les raconte ».
Déf. IV : « La prophétie est le récit d’événements futurs, qui n’étaient pas encore arrivés au moment où la prophétie a été faite, et qu’il est impossible de prévoir à partir de causes naturelles ».
Déf. V : « La religion est celle qui ne propose à croire que des choses vraies ».
Déf. VI : « Le Messie est l’homme-Dieu envoyé de manière divine par Dieu pour sauver les hommes, et prédit par les prophètes dans l’Ancien Testament ».
Déf. VII : « La religion chrétienne est celle qui déclare que Jésus de Nazareth est le Messie, et qui admet pour vrai tout ce qui est écrit à son sujet dans les livres sacrés de l’Ancien et du Nouveau Testament10 ».
Ax. I : « Un livre est authentique quand il a été cru tel dans tous les temps sans interruption depuis sa publication ».
Ax. II : « Une histoire est vraie quand elle rapporte les faits comme ils sont rapportés par d’autres auteurs contemporains, ou qui vivaient dans des temps rapprochés des faits qu’on rapporte ».
Ax. III : « Une prophétie est vraie quand ce dont elle a prédit l’avènement est réellement arrivé ».
Ax. IV : « Tout don de prophétie vient de Dieu11 ».
Huet résume comme suit l’argument global qu’il propose sur la base de ces définitions et axiomes :
Les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament ont été écrits dans le temps et à l’époque qu’on leur assigne, ainsi que par les auteurs auxquels on les attribue ; il s’ensuit que l’histoire et la vie de Jésus de Nazareth ont été prédites dans l’Ancien Testament longtemps avant qu’on en trouve l’accomplissement dans le Nouveau. En admettant donc que les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament ont été écrits dans le temps qu’on leur assigne et par les auteurs auxquels on les attribue, et que les prophéties concernant Jésus de Nazareth et contenues dans l’Ancien Testament ont reçu leur accomplissement dans le Nouveau, il faut nécessairement admettre que les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament sont vrais. D’un autre côté, si les prophéties de l’Ancien Testament concernant Jésus de Nazareth ont reçu leur accomplissement dans le Nouveau, et si les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament sont vrais, il faut en conclure que Jésus de Nazareth est le Messie12.
Il s’agit d’un argument en trois étapes. D’abord, l’authenticité des livres divins est établie par la critique historique : elle « se tire du canon des livres saints dressé par Esdras avec l’autorité de la grande Synagogue » et de « l’ancienne version grecque » dont « tout le monde du moins s’accorde qu’elle est antérieure à la venue de Jésus-Christ13 ». Ensuite, pour établir la vérité des deux Testaments, Huet s’appuie sur le critère de vérité historique proposé par Flavius Josèphe : « la concordance sur les mêmes points des dires et des écrits de tous14 ». Il s’agit donc de rassembler et
de comparer des témoignages. Dans l’histoire sacrée toutefois, il n’y a pas seulement concordance historique des témoignages contemporains, mais également concordance des témoignages prophétiques, car l’Ancien Testament contient des « récits des événements futurs ». Pour mettre en évidence la concordance prophétique entre les deux Testaments, Huet procède d’une manière qui n’est pas sans un certain effet visuel : il établit deux colonnes parallèles, en mettant d’un côté les prophéties de l’Ancien Testament et, de l’autre, le récit de leur accomplissement dans le Nouveau. C’est une stratégie d’argumentation qu’il répète dans pas moins de 161 chapitres15. Or, selon l’axiome IV, de telles concordances prophétiques ne prouvent pas seulement la vérité du récit, mais encore son inspiration divine. Huet peut alors conclure
en montrant que, dans le Nouveau Testament, il arrive ce qui est prédit dans l’Ancien, apparaît la cohérence et concordance des Testaments ; et du fait qu’ils s’appuient l’un et l’autre, leur vérité se montre clairement, ainsi que celle de la religion chrétienne qui s’y appuie16.
Selon Huet, établir la concordance des deux Testaments ne prouve pas seulement la vérité et la divinité de la religion chrétienne, mais également comment la religion juive s’accomplit dans la chrétienne par l’intermédiaire des prophètes. En même temps que la Demonstratio evangelica sert à rejeter les athées et les libertins, elle peut également servir à amener les juifs à se détourner de leur endurcissement et obstination pour enfin se convertir17.
Huet va y ajouter encore un autre argument auxiliaire qui concerne le rapport qu’entretient le judaïsme avec le paganisme. Il propose de montrer que tous les païens ont puisé leur théologie dans les livres saints, à savoir que « toute cette mythologie avait sa source dans les livres sacrés, dans l’histoire sainte, malgré les changements, les altérations
et les replâtrages qu’elle a subis18 ». Il s’applique surtout à faire voir « que les dieux et les héros des nations les plus anciennes et les plus illustres » ne sont autres que Moïse « défiguré » (Mosem dissimulare) ou des « transfigurations de Moïse » (Mosis simulacris). En reprenant le fil de la tradition humaniste de prisca theologia, Huet se propose ainsi de montrer que toute les religions païennes contenaient déjà les semences du christianisme, donc que les païens étaient déjà des crypto-chrétiens pour ainsi dire. Comme Huet le remarque lui-même en 1690, ce raisonnement est ce « qu’on a le plus incriminé dans [s]on ouvrage19 ». Huet répond à ces critiques à plusieurs reprises : dans une lettre de 168720, écrite à propos d’une critique proposée par Basnage de Beauval ; dans la préface de l’édition de 1690 de la Demonstratio ; et de nouveau dans la réplique aux attaques virulentes de John Toland, qu’il propose dans une lettre publiée sous le nom de « M. Morin, de l’Académie des Inscriptions » dans les Dissertations sur diverses matières éditées par Tilladet en 171221. Tout en défendant son propos, Huet, dans ces trois textes, insiste sur le fait que cette partie de son argumentation ne fait pas partie de la « démonstration » proprement dite, et il n’hésite pas à la qualifier de non nécessaire et de subsidiaire :
Du reste, je n’entreprendrai point ici de justifier toutes les comparaisons que j’ai faites de Moïse avec les Dieux de la Fable. Il est vrai qu’elles ne sont point essentiellement nécessaires à la démonstration de la vérité de notre Religion. Mais il est vrai aussi qu’elle sont d’un très grand ornement, et même d’une grande force, quoiqu’on ne les emploie que comme des preuves subsidiaires, en faisant voir l’antiquité et l’autorité de Moïse et de ses Lois22.
Ce que reflète cette réaction, nous semble-t-il, c’est l’exaspération d’un Huet qui voit son argument principal noyé dans des disputes sur son argument auxiliaire. S’il ne revient pas sur son argument auxiliaire, qu’il estime toujours tout à fait valable, il semble bien avoir saisi l’erreur stratégique qu’il a commise en incluant ses réflexions sur Moïse et le paganisme dans son livre, puisqu’elles ne font pas vraiment partie de sa démonstration, et qu’elles n’ont servi qu’à lui attirer des critiques.
L’emploi de la méthode géométrique
Retournons alors à l’argument principal. Dans la Demonstratio evangelica, dans la partie du début qui contient ses définitions, Huet commence par expliquer brièvement ce qui caractérise la méthode géométrique :
Les géomètres commencent habituellement par expliquer et délimiter par une définition la chose dont il s’agit. Ensuite, ils demandent qu’on leur concède certains points qui sont généralement convenus par tous, et qu’on ne peut nier sans faire du tort ; alors ils établissent leurs énoncés comme quelque chose de manifeste et admise par tout le monde. C’est aussi ce que je vais faire pour que notre démonstration puisse procéder avec ordre, et que nous puissions conclure de façon scientifique (epistemonikos) [pour que nous arrivions à la science par la raison]23.
Il faut faire très attention aux formules de Huet dans ce passage, et surtout à la conception du rôle et de la valeur épistémique des définitions et des axiomes géométriques que ce passage reflète. Dans la tradition cartésienne, les principes mathématiques sont des propositions absolument indubitables, « connues par soi » ; ils figurent parmi ces conceptions innées qu’une âme attentive ne peut nier sans faire violence à sa propre nature24. Or pour Huet, semble-t-il, leur nature est tout autre.
Quand le géomètre propose une définition, maintient-il, il ne s’agit pas d’exprimer l’essence du défini. Il s’agit simplement d’« expliquer et de délimiter » la chose. Et par un « axiome », il ne comprend pas un principe de raison absolument certain, connu en soi, mais quelque chose qui est « généralement convenu par tous », ou « un point qu’on ne peut nier sans faire du tort ». Le mos geometricus ne vise pas à donner des fondements absolument certains :
Platon dit bien qu’on peut prouver la vertu à la manière des géomètres, en posant des principes, en demandant des concessions, en établissant des hypothèses. Cicéron, dans les préceptes à son fils Marcus, ne dit-il pas qu’il va procéder à la manière des géomètres pour mieux inculquer ses leçons, et ne commence-t-il pas par demander qu’on lui accorde certains points ? Proclus n’a-t-il pas traité ses éléments de théologie et de physique à la manière des géomètres, en procédant par des définitions, des propositions, des démonstrations25 ?
Loin de mettre en place des fondements indubitables et absolument premiers, il s’agit au départ pour le géomètre de « postuler des principes », de « demander des concessions », d’« établir des hypothèses ». Tout le sens de la démarche de Huet peut se lire dans cette courte explication. D’abord, d’un point de vue négatif et polémique, il veut montrer que la conception cartésienne de la certitude démonstrative est fausse, et il veut même retrancher du champ de la connaissance humaine tout ce qui relève de l’épistème au sens aristotélicien, sous prétexte que la conception même de la certitude mathématique comme certitude absolue, per se notas, implique une contradiction. Ensuite, il soutient que la méthode géométrique ne va pas forcément de pair avec une conception des principes mathématiques comme absolument certains ou évidents en soi, pas plus qu’elle ne se fonde forcément sur des principes innés. Explorons plus en détail ces deux points.
La négation de la science démonstrative
Selon Huet, les bases axiomatiques de la méthode géométrique ne sont pas des premiers principes absolument certains, mais des notions communément partagées. Sur ce point, il s’appuie sur Cicéron et Proclus. Ainsi, dans le De officiis, Cicéron affirme que « les géomètres […] ne démontrent pas tous leurs principes, mais postulent certaines propositions pour pouvoir établir leurs théorèmes26 ». Et dans In Topica Ciceronis commentaria, Proclus s’accorde avec Cicéron pour dire que les axiomes euclidiens sont des notions communes universellement accordées, plus précisément ce que Proclus appelle des communes animi conceptiones, en suivant Boèce27. En faisant appel à ces auteurs, Huet fait surtout remarquer qu’il existe dans l’histoire du mos geometricus une conception de la méthode différente de celle des cartésiens, et même que cette conception alternative constitue l’acception originelle de la méthode géométrique : c’est une première manœuvre de réappropriation du mos geometricus, car ces références classiques vont lui permettre de soutenir que c’est lui, et non les cartésiens, qui peut légitimement se réclamer des anciens géomètres. Toutefois, en comparant les textes de ces auteurs avec l’usage que Huet en fait, et notamment avec ce qu’il écrit ailleurs sur Proclus28, on se rend rapidement compte que, dans le contexte spécifique de la justification historique de l’association des axiomes et du critère de consentement commun, l’appropriation de cette tradition par Huet omet de façon systématique (et sans aucun doute délibérément) certains aspects des positions des auteurs sur lesquels il s’appuie. Ainsi, Huet néglige d’indiquer que, pour Cicéron, les notions communes sont fondées sur la nature même de notre esprit ; pis, il omet de dire que pour Proclus, platonicien, les notions communes sont en fin de compte des idées innées, le consentement commun n’étant que le signe de leur
vérité29, et cela en dépit du fait que, plus tard dans la Demonstratio, il va justement s’opposer au platonisme de Proclus30. On reste sur l’impression qu’il s’agit d’un usage stratégique et très éclectique de la tradition et que Huet s’applique moins à représenter fidèlement les positions des auteurs qu’il mentionne que de promouvoir sa propre position au moyen de passages soigneusement choisis. Mais pourquoi Huet s’engage-t-il dans une telle réinterprétation biaisée, périlleuse sur le plan historique ? Retournons à l’argument que Huet propose en faveur du consentement commun comme critère de l’axiomatique.
La première étape de l’argument consiste à associer les axiomes aux notions communes et à enraciner les notions communes dans le consentement commun, en faisant de ce dernier l’expression du dictamen naturae, la « voix de la nature31 ». La manœuvre n’a rien de surprenant : Huet ne fait que reprendre une tradition fort vénérable qui remonte à Boèce et à Cicéron et qui est reprise par de très nombreux philosophes médiévaux32. On la trouve également chez Martianus Capella qui suit Cicéron en soutenant que ce qu’on entend par des axiomes sont des « conceptions communes de l’esprit33 ». Bien que Cicéron reste la référence principale pour Huet, il se réclame sur ce point de toute une série de références érudites, notamment pour faire remarquer que le raisonnement a une application non seulement philosophique, mais aussi théologique : il évoque par exemple le Traité des dieux et du monde de Salluste34 ou encore le Contra Apion de Flavius Josèphe35.
Par la suite, dans une seconde étape, bien plus problématique, Huet fait du consentement commun le seul critère de vérité. Il note ainsi que « ce qu’Aristote dit du probable peut également être dit du vrai », en faisant référence aux Topiques I, i36. Cette référence est très révélatrice ; elle est presque de l’ordre d’une provocation. Comme Huet le sait bien, il détourne complètement ce texte célèbre où Aristote s’applique justement à distinguer la vraisemblance (endoxa) du démonstrativement vrai (épistèmé). Aristote y explique que la science s’appuie démonstrativement sur des premiers principes qui sont connus en eux-mêmes et par eux-mêmes, alors que le vraisemblable est ce à quoi la plupart des gens, ou les plus sages, donnent leur accord37. Cette distinction sert à établir une distinction qualitative entre certitude morale et certitude mathématique, et permet d’affirmer que la certitude mathématique n’est pas du même ordre que la certitude qui se fonde sur l’expérience ou le témoignage. Or, selon Huet, la mathématique et la morale sont æque explorata : elles tirent leur certitude de la même source, le consentement commun, et elle doivent donc être considérées sur le même pied et selon les mêmes critères. C’est dans ce contexte que nous devons saisir la référence aux Topiques : en s’opposant à toute équivoque sur la notion de certitude, Huet ne retient que le côté endoxal de l’opposition aristotélicienne, en affirmant que le vrai se réduit à ce qu’Aristote affirme de la vraisemblance, en niant tout simplement l’existence de la science démonstrative comme un domaine épistémologique à part, distinct de l’endoxa38. Cette élimination de la science démonstrative du champ des connaissances humaines semble au premier abord être un faux pas épistémologique, et la référence aux Topiques un usage maladroit d’un texte aristotélicien qui résiste absolument à une telle lecture. En réalité, il s’agit d’un stratagème interprétatif qui manifeste un désaccord profond avec la tradition cartésienne quant à la nature des notions communes.
Comme Huet, Descartes associe « axiome » et « notion commune39 ». Toutefois, il ne le fait pas dans le même sens, et le contraste est instructif
pour mieux saisir la spécificité de la position huetienne. Descartes aborde notamment la question des notions communes en discutant la doctrine d’Edward Herbert de Cherbury. Dans le De veritate, Herbert de Cherbury développe une théorie des notions communes qui associe la notion cicéronienne du dictamen naturae au critère du consentement universel, en soutenant que celui-ci est le signe qui nous permet de reconnaître les « vérités de l’intellect », qui sont des idées innées générales nous permettant de distinguer le vrai du faux40. Ces idées générales sont les notions communes. Dans un premier temps, Descartes reproche à Herbert de Cherbury d’avoir déclaré communes des notions qui en réalité ne répondent pas au critère de « ne pas pouvoir être niée[s] par personne41 ». Toutefois, leur désaccord est bien plus profond que cela et concerne le sens même de ce qu’est une notion commune. Descartes écrit à Huygens :
L’auteur [i. e. Herbert de Cherbury] prend pour règle de ses vérités le consentement universel ; pour moi je n’ai pour règle des miennes que la lumière naturelle, ce qui convient bien en quelque chose : car tous les hommes ayant une même lumière naturelle, ils semblent devoir tous avoir les mêmes notions, mais il est très différent, en ce qu’il n’y a presque personne qui se serve bien de cette lumière, d’où vient que plusieurs (par exemple tous ceux que nous connaissons) peuvent consentir à une même erreur42.
Pour Descartes, les notions communes sont universellement vraies du point de vue d’une faculté de connaître qui est certes communément partagée par les hommes, mais non pas également actualisée en eux tous. Il s’agit donc des notions qui sont potentiellement communes à tous43. Quand Descartes affirme que les notions communes ne peuvent être niées par nul homme, cela ne vaut donc que pour autant que les hommes y prêtent attention et qu’ils ne sont pas « aveuglés par des préjugés44 ».
Or la plupart des gens n’y prêtent pas attention : pour que leur esprit les actualise, il faut une « occasion », une « rencontre45 ». Ce qui est actuellement admis par tout le monde est plutôt de l’ordre des opinions partagées. Or, chez Descartes, c’est le rôle du doute hyperbolique de balayer ce champ-là afin de s’assurer que rien de ce que nous déclarons axiomatiquement vrai ne soit de l’ordre du simple préjugé communément partagé. Descartes diffère donc d’Herbert de Cherbury en ce que ce dernier comprend par notion commune une vérité innée universellement et actuellement admise, alors que Descartes comprend par là une vérité innée universellement, mais seulement potentiellement admise. Tous deux s’accordent sur l’innéité des notions communes, mais se divisent au sujet de la nature de la communauté en question, qui est manifeste et actuelle pour Herbert de Cherbury, alors qu’elle est pour Descartes purement potentielle en raison de nos préjugés et de notre manque d’attention.
Comment situer Huet dans ce débat ? Huet, dans l’explication de la Définition 7 de la Demonstratio, tout en s’opposant à ce même platonisme de Proclus qu’il met de côté en se réclamant lui-même du philosophe grec dans la préface, écrit :
J’ai dit que l’esprit ne conçoit que ce qui lui arrive par les sens : c’est l’enseignement des péripatéticiens. Platon et ses disciples sont d’un avis contraire ; ils disent avec Timée et d’autres pythagoriciens que nous naissons avec des idées toutes formées […]. Ce sont de bien belles paroles, mais tout cela croule dès qu’on veut lui faire subir le moindre examen46.
Huet s’oppose à toute forme d’innéisme. Mais, comparé avec l’innéisme d’Herbert de Cherbury, celui de Descartes représente sans doute pour Huet une version pire. On peut sur ce point consulter la Censura philosophiae cartesianae. Huet y soutient que si les idées innées ne sont que potentiellement présentes à l’esprit, rien ne nous permet vraiment de les distinguer des « idées adventices », c’est-à-dire de ces idées qui ne sont ni innées, ni inventées, mais qui s’imposent à notre esprit de l’extérieur, autrement dit les idées qui viennent des sens47. Car les idées adventices ne nous viennent
à l’esprit que par une cause extérieure ; les idées innées, en revanche, ne nous viennent à l’esprit que pour autant que nous y prêtons attention et que l’occasion se présente. Mais par quel critère savons-nous si une idée s’impose à notre esprit pour l’une ou l’autre raison ? Comment distinguer, en effet, entre ce qui dans les circonstances extérieures est cause efficiente et ce qui n’est que cause occasionnelle de l’idée ? Autrement dit, rien ne nous empêche de dire que toutes nos idées adventices sont innées, ou encore de dire que toutes nos idées innées sont adventices.
La conception cartésienne des idées innées constitue en effet pour Huet un postulat gratuit. De surcroît, quand il est question des idées innées que les principes géométriques sont censés constituer, c’est un postulat gratuit que l’expérience contredit abondamment, parce que non seulement le vulgaire, mais même les géomètres et les philosophes sont tout à fait capables de se disputer au sujet des axiomes mathématiques : l’accord universel, qui, selon Descartes, devrait s’actualiser parmi les hommes qui effectivement y prêtent attention, ne se réalise pas : « Il y a eu jusqu’à des mathématiciens qui ont contesté les principes de géométrie48 ». Mieux vaudrait alors abandonner tout à fait cette doctrine vexitissimam des idées innées pour se référer à des notions communes basées sur l’expérience seule, mais qui sont effectivement admises par tout le monde. Or c’est justement ce que préconise Huet dans la Demonstratio evangelica quand il se propose d’établir l’authenticité et la vérité de l’Écriture sainte en s’appuyant sur le fait que « certaines thèses morales et pratiques, appelées positions ou principes, comme il vous plaira, basées sur l’expérience et l’histoire, ont beaucoup plus de personnes qui les admettent, beaucoup moins qui les rejettent, que les principes de la géométrie49 ».
Le cartésianisme dispose bien évidemment d’une réponse à la critique de l’innéisme : ce qui marque pour l’esprit la différence entre les idées innées et les idées adventices est l’évidence intrinsèque des premières : la vérité des idées innées, claires et distinctes, se déclare d’elle-même à l’esprit auquel elles se présentent. Toutes les véritables notions communes, comme les axiomes mathématiques, sont per se notas50. C’est pourquoi on peut fonder des démonstrations absolument certaines sur les axiomes.
Or la réplique huetienne est sans équivoque : pour Huet, l’idée qu’il puisse y avoir quelque chose d’évident en soi-même n’a tout simplement pas de sens. Huet ne l’affirme pas explicitement dans la Demonstratio, mais nous pouvons à ce propos consulter, une fois encore, la Censura, et notamment les additions à l’édition de 1694, ajoutées en guise de réfutation de la Réponse à la Censure de Régis. Huet aborde ici la question par le biais de sa critique du cogito, qui, pour les cartésiens, joue le rôle de paradigme de l’idée claire évidente en elle-même :
Les cartésiens répondent que ceux qui pensent que la norme de la vérité diffère de la vérité elle-même se trompent, parce que cette norme n’est rien d’autre que cette vérité connue par elle-même. Rien de plus absurde ne peut être avancé. Car dans toute proposition il se trouve nécessairement les trois [éléments] suivants : la proposition elle-même ; la vérité prononcée ; et la marque ou le signe de la vérité [character seu nota veritatis]. Ces trois [éléments] sont complètement distincts […]. La marque de la vérité, par laquelle elle est distinguée du faux, est différente de la vérité elle-même. Et pourtant les cartésiens confondent ces trois [éléments] […]. [L]a vérité d’un argument est certainement quelque chose de différent de l’argument lui-même. En outre, d’où que la connaissance de la vérité de l’argument puisse provenir, elle doit certainement être connue par sa marque ou par son critère, c’est-à-dire par un signe certain par lequel elle est reconnue comme différente du faux. Car quand nous cherchons en nous la marque de la vérité, les cartésiens nous trompent en prenant la vérité elle-même pour cette marque51.
Le thème est récurrent dans la Censura. Huet s’en prend partout à ce qu’il considère comme une supercherie philosophique : l’affirmation cartésienne de la structure non syllogistique du cogito ; le refus de considérer le cogito comme une inférence logique ; l’insistance sur la nature immédiate et intuitive de la connexion entre la pensée et l’être. Huet refuse catégoriquement qu’il puisse y avoir une vérité ex se nota. Et nous voilà de retour à la référence aux Topiques d’Aristote dans la Demonstratio et à la réduction que Huet envisage du domaine de la science à l’endoxa. Il est faux de définir la véritable science démonstrative en faisant appel à des vérités qui sont leur propre signe, ou en s’appuyant sur des axiomes censés être des « propositions claires et évidentes en elles-mêmes », comme le disent Arnauld et Nicole dans la Logique52. Une vérité ne peut pas se déclarer d’elle-même : soutenir le contraire conduit directement à
un cercle vicieux53. Huet rejette donc l’idée d’une science démonstrative fondée sur des principes premiers au sens aristotélicien, parce qu’il ne peut pas y en avoir. Voilà qui explique l’élimination de l’épistème en faveur d’une épistémologie exclusivement centrée sur l’endoxa.
La séparation de la méthode géométrique
de la certitude mathématique
La notion traditionnelle de certitude mathématique et la conception des axiomes conçus par soi sur laquelle elle repose sont catégoriquement rejetées par Huet. On pourrait alors s’attendre à ce que le mos geometricus n’ait pas non plus d’avenir. Mais Huet n’en conclut aucunement à une dévaluation de la méthode mathématique. Il s’en sert plutôt pour réévaluer ses fondements et pour « exposer la véritable nature de la géométrie et des principes de la géométrie », comme il le note dans son propre exemplaire de la Demonstratio54. C’est sur ce point que Huet se sent mal compris par ses lecteurs, et avec raison : il ne s’agit jamais pour lui de dévaluer les connaissances mathématiques en faveur de l’érudition et de la foi, mais d’élaborer un argument permettant de mettre les mathématiques au service de l’érudition et de la foi. L’élaboration de cet argument se fait en deux temps : d’une part, afin de ramener à un niveau approprié la prétention des géomètres à la certitude, montrer que les principes de la géométrie ne sont pas absolument certains, donc revoir la certitude mathématique à la baisse ; d’autre part, pour élargir le domaine d’application de la méthode géométrique, montrer que la démonstration géométrique peut convenir non seulement pour la philosophie, mais également pour la preuve des vérités révélées de la religion, donc revoir la puissance de la méthode géométrique à la hausse.
La stratégie qu’adopte Huet pour atteindre ce double objectif à première vue paradoxal consiste à séparer les bases axiomatiques du mos geometricus de l’évidence en soi, donc à séparer la méthode géométrique de cette prétendue
certitude absolue qui est censée se déclarer d’elle-même, pour la rattacher à la seule véritable certitude qui existe, à savoir celle, morale, qui ne se fonde pas de façon intrinsèque sur la nature de la chose elle-même, mais sur des facteurs extrinsèques. Quand Huet insiste sur le fait qu’une démonstration géométrique ne peut pas prétendre à la certitude absolue, il ne s’agit donc pas pour lui de rabaisser la démonstration géométrique en faveur d’une autre forme de démonstration, purement morale. Il s’agit bien au contraire de reprendre la démonstration géométrique pour s’en servir pour parvenir à une certitude morale, tout en rejetant comme contradictoire toute conception d’une certitude mathématique absolue, distincte de la certitude morale.
Huet n’estime pas que cette argumentation porte atteinte à la dignité de la méthode géométrique. Bien au contraire, en s’appropriant cette méthode il propose aussi d’élargir considérablement le domaine de son application légitime par rapport à la position cartésienne. Sa réévaluation des fondements axiomatiques de la méthode géométrique va notamment lui permettre d’étendre l’utilisation de cette méthode à la religion et de légitimer son usage dans une « démonstration évangélique ». On peut à ce propos consulter une note postérieure à 1679, mais dont la datation est indéterminée, que Huet rédige sur la préface de Nicole aux Nouveaux éléments de géométrie d’Arnauld. Dans cette préface, Nicole insiste sur le fait qu’en morale et en religion la méthode géométrique n’est pas appropriée, mais qu’il faut dans ces matières se servir de preuves seulement vraisemblables et en fin de compte difficilement formalisables. Nicole écrit :
Il ne faut pas dissimuler néanmoins que cette coutume même de rejeter tout ce qui n’est pas entièrement clair peut engager dans un défaut très considérable, qui est de vouloir pratiquer cette exactitude en toute sorte de matières et de contredire tout ce qui n’est pas proposé avec évidence géométrique. Cependant il y a une infinité de choses dont on ne doit pas juger en cette manière et qui ne peuvent pas être réduites à des démonstrations méthodiques. Et la raison en est qu’elles ne dépendent pas d’un certain nombre de principes grossiers et certains, comme les vérités mathématiques, mais d’un grand nombre de preuves et de circonstances qu’il faut que l’esprit voie tout d’un coup, et qui, n’étant pas convaincantes séparément, ne laissent pas de persuader avec raison lorsqu’elles sont jointes et unies ensemble. La plupart des matières morales et humaines sont de ce nombre ; et il y a même des vérités en religion qui se prouvent beaucoup mieux par la lumière de plusieurs principes qui s’entraident et se soutiennent les uns les autres, que par des raisonnements semblables aux démonstrations géométriques […]. Il y a différents degrés de preuves. Il y en a dont on conclut la certitude et d’autres dont on conclut l’apparence, et de
plusieurs apparences jointes ensemble on conclut quelquefois une certitude à laquelle tous les esprits raisonnables doivent se rendre. Il n’est pas absolument certain que l’on doive voir le soleil quelqu’un des jours de l’année qui vient, je le dois néanmoins croire ; et je serais ridicule d’en douter, quoiqu’il soit impossible de le démontrer. La raison ne doit pas prétendre de démontrer géométriquement ces choses ; mais elle peut prouver géométriquement que c’est une sottise de ne les pas croire : et c’est en cette manière qu’on se peut servir de la géométrie même dans ces sortes de matières, pour faire voir plus clairement la force de la vraisemblance qui nous le doit faire croire55.
En matière de religion, la méthode géométrique n’a donc pas de place selon Nicole, sauf quand il s’agit d’établir ce point méta-épistémologique qui consiste à dire que la certitude morale obtenue par une approche non géométrique est largement suffisante dans le contexte religieux. Huet n’est décidément pas d’accord :
Les choses que ce philosophe [Nicole] propose sont fort éloignées de ce qui est avancé dans la démonstration évangélique. 1) Il suppose tous les principes de la géométrie véritables, et toutes ses démonstrations certaines. J’ai fait voir le contraire […]. 2) Il met les matières de la religion au nombre de celles qui ne peuvent pas être réduites à des démonstrations méthodiques, et où l’on ne doit pas exiger partout cette suite méthodique de propositions que l’on voit dans la géométrie. J’ai fait voir le contraire, en prouvant la religion par une suite méthodique de propositions semblables à celles que l’on voit dans la géométrie. 3) Quand il dit que la religion se prouve beaucoup mieux par la lumière de plusieurs principes qui s’entraident et se soutiennent les uns les autres, que par des raisonnements semblables aux démonstrations géométriques : il oppose les uns aux autres et accorde que la religion se peut prouver par ces principes qui s’entraident, et nie qu’elle se puisse aussi prouver par des raisonnements semblables aux démonstrations géométriques. Ainsi il admet les premiers, et rejette les derniers ; moi j’ai pris les derniers et m’en suis servi, sans toutefois exclure les premiers, mais joignant les uns aux autres. 4) Il ne veut pas qu’on exige sur les matières de religion les preuves géométriques. Mon ouvrage est fait pour satisfaire à ceux qui les exigent56.
En séparant, d’un côté, les bases axiomatiques de la méthode géométrique et, de l’autre, la prétendue certitude mathématique, Huet propose une interprétation du mos geometricus qui diffère fondamentalement de celle des cartésiens comme aussi de celle des Messieurs de Port-Royal, une interprétation qui change complètement la valeur épistémique du raisonnement géométrique,
ni à mettre en doute le domaine de son application légitime. Séparer les bases axiomatiques de la certitude mathématique permet en effet de se servir sans contradiction de la méthode géométrique dans une démonstration visant à établir la certitude morale de la religion, contrairement à ce qu’affirme Nicole.
Conclusion
Loin d’opposer simplement l’esprit géométrique à celui de l’érudition, il s’agit pour Huet dans la Demonstratio evangelica de s’opposer à la façon dont les cartésiens ont inscrit les géomètres sous la bannière de leur recherche futile de la certitude absolue. Huet ne cherche pas à nier la puissance du raisonnement géométrique ni à mettre en doute la certitude supérieure qu’on peut obtenir par la mise en forme géométrique. Bien au contraire, il insiste sur cette supériorité, ce qui explique son choix de ce mode d’exposition pour sa démonstration de l’authenticité et de la vérité de la religion chrétienne. En revanche, pour Huet, la puissance de la méthode géométrique n’est pas tributaire d’une capacité de mettre en place des vérités absolument indubitables, capacité qui pour Huet est parfaitement illusoire. Cette puissance réside plutôt dans sa manière d’ordonner les vérités tirées de l’expérience de façon que leur certitude morale apparaisse. Or c’est exactement un tel argument géométrique en faveur de la certitude morale de la religion chrétienne qu’il développe en montrant l’accord prophétique des deux Testaments. Son choix de la méthode géométrique pour sa démonstration est donc parfaitement cohérent avec la conception qu’il se fait de cette méthode. Si les commentateurs se sont interrogés sur la pertinence de son choix, c’est uniquement parce qu’ils ont pris comme point de départ de leur analyse cette même conception cartésienne de la méthode géométrique à laquelle Huet s’oppose.
Mogens Lærke
IHRIM (UMR 5037), CNRS – ENS Lyon
1 Ce texte reprend en forme abrégée des développements également contenus dans M. Lærke, Les Lumières de Leibniz. Controverses avec Huet, Bayle, Regis et More, Paris, Classiques Garnier, 2015, chap. iii.
2 Nous avons consulté les éditions suivantes de la Demonstratio evangelica de Huet : 1re édition, Paris, 1679 ; 2e édition, Amsterdam, 1680 ; 3e édition, Paris, 1690 et 8e édition, Venise, 1733. Le livre est traduit en français par l’abbé Migne d’après l’édition de 1690 dans le vol. V de la grande compilation de textes apologétiques, intitulée Démonstrations évangéliques (Paris, Montrouge, 1842). L’édition de 1690 comporte un certain nombre d’ajouts par rapport à l’editio princeps de 1679. Nous citons l’édition de 1679, sauf pour la Préface de l’édition de 1690 (11 pages sans pagination, trad. Migne, p. 7-19) et pour les passages rajoutés dans le corps du texte dans cette même édition, indiqués par <…> (dans la référence, le numéro de page dans l’édition de 1690 est indiqué de la même manière). Nous indiquons entre parenthèses la page dans la traduction de Migne, qui a son utilité, même s’il s’agit souvent d’une paraphrase. Les traductions sont pour l’essentiel les nôtres, en reprenant parfois les choix de Migne.
3 Voir April Shelford, “Thinking Geometrically in Pierre-Daniel Huet’s Demonstratio Evangelica”, in Journal of the History of Ideas, 63 :4 (2002), p. 599-617.
4 Ibid., p. 601.
5 Voir Albert Monod, De Pascal à Chateaubriand. Les défenseurs français du christianisme de 1670 à 1802, Paris, Félix Alcan, 1916, p. 86.
6 Christian Bartholomess, Huet, Evêque d’Avranches, ou Le Scepticisme théologique, Paris, Franck, 1850, p. 5.
7 A. Shelford, “Thinking Geometrically”, p. 601.
8 Ibid., p. 614 et 617.
9 Huet, Demonstratio evangelica, « Postulata », p. 10 (trad. Migne, p. 35-36).
10 Ibid., « Definitiones », p. 6-7 (trad. Migne, p. 27-28 et 31-32).
11 Ibid., « Axiomata », p. 11-12 (trad. Migne, p. 37-38 et 39-40).
12 Ibid., « Summa demonstrationis evangelicae », p. 640 (trad. Migne, p. 935-936). Voir aussi l’explication de la Prop. IX, 330 (trad. Migne, p. 589-590).
13 Ibid., Prop. 4, p. 38 (trad. Migne, p. 81-82).
14 Voir Ibid., Préface de 1679, p. 4 (trad. Migne, p. 25-26). Voir aussi Flavius Josèphe, Contre Apion, trad. R. Harmand, Paris, Ernest Leroux, 1911, I, v, 23 : « la preuve de la vérité historique serait la concordance sur les mêmes points des dires et des écrits de tous ».
15 Voir ibid., Prop. IX, chap. ix-clxix, p. 388-620 (trad. Migne, p. 663-910).
16 Ibid., Préface de 1679, p. 2-3 (trad. Migne, p. 23-24).
17 Ibid., p. 2 (trad. Migne, p. 21-22) : « Parmi une multitude d’arguments disponibles j’ai choisi celui qui m’avait autrefois servi à triompher de l’endurcissement d’un certain juif, un homme adroit et subtil, à savoir celui tiré des prophètes ». Selon Huet lui-même, son projet avait été conçu après ses conversations avec Menassah Ben-Israel pendant un séjour à Amsterdam en 1652. Voir Ibid., Préface de 1679, p. 2-3 (trad. Migne, p. 21-22 et 23-24).
18 Ibid., Préface de 1690 [non paginée] (trad. Migne, p. 13-14). Des arguments similaires se trouvent déjà dans le De idolatria gentilii (1642) de Gérard Jean Vossius et dans Philippe Duplessis-Mornay, De la vérité de la religion chrétienne (1581). Voir Elena Rapetti, Pierre-Daniel Huet : erudizione, filosofia, apologetica, Milana, Vita et Pensioro, 1999, p. 40.
19 Ibid., Préface de 1690 [sans pagination] (trad. Migne, p. 13-14).
20 Huet, « Défense de quelques endroits de la Démonstration Évangélique, Lettre de M. Huet à Monsieur Banage [sic], à Rotterdam » [lettre datée du 20 décembre 1687], in M. L. de Tilladet (dir.), Dissertations sur diverses matières de religion et de philologique, 2 vol., Paris, François Fournier Libraire, 1712, vol. I, p. 464-470.
21 De Tilladet, Dissertations, op. cit., vol. I, p. 438-463. John Toland attaque violemment la Demonstratio evangelica dans l’Adeïsidaemon et les Origines Judaicae de 1709. Huet connaît les travaux de Toland par le biais de la réfutation qu’en propose Jacques de la Faye dans la Defensio religionis nec non Mosis et Gentis Judaicae, contra duas dissertationes Joh. Tolandi (Utrecht, 1709).
22 Huet, Défense de quelques endroits, p. 466-467.
23 Huet, Demonstratio evangelica, « Definitiones », p. 6 <éd. 1690, p. 7> (trad. Migne, p. 27-28).
24 Voir notamment Descartes, Secundae responsiones, in Œuvres, 11 vol., éd. C. Adam et P. Tannery, Paris, Cerf, 1897-1909 [cité désormais AT] AT VII, 162-163 / AT IX.1, 126 : « qu’ils examinent diligemment les propositions qui n’ont pas besoin de preuve pour être connues [propositiones per se notas], et dont chacun trouve les notions en soi-même […] ; et qu’ainsi ils exercent cette clarté de l’entendement qui leur a été donnée par la nature ». Pour un court commentaire de ce passage, voir André Robinet, Descartes. La lumière naturelle. Intuition, disposition, complexion, p. 43. Voir aussi Arnauld et Nicole, Logique ou l’art de penser, Paris, Gallimard, 1992, IV, vi, p. 297-302 ; et Antoine Arnauld, Nouveaux éléments de géométrie, 1re éd. 1667 ; 2e éd., Paris, Guillaume Desprez, 1683, sect. « Définitions de quelques mots » [sans pagination].
25 Huet, Demonstratio evangelica, Préface de 1679, p. 4 <Préface de 1690, p. 5> (trad. Migne, p. 25-26).
26 Cicéron, De officiis, trad. C. Appuhn, Paris, Garnier, 1867, III, vii.
27 Voir la longue note d’Oliver Gutman in Pseudo-Avicenna, Liber Celi et Mundi, Brill, Leiden, 2003, p. 267, note 1.
28 Pour une analyse du rôle de Proclus dans l’argumentation de Huet, voir April Shelford, Faith and Glory : Pierre-Daniel Huet and the Making of the Demonstratio evangelica (1679), Thèse de Doctorat, Département d’histoire, Princeton University, 1997, p. 689-692. Huet se sert de la critique de Proclus pour attaquer de façon oblique le platonisme de Descartes.
29 Voir Marcia L. Colish, The Stoic Tradition from Antiquity to the Early Middle Ages, 2 vol., Brill, Leiden, 1990, vol. I, p. 279.
30 Voir Huet, Demonstratio evangelica, Définition VII, p. 8 (trad. Migne, 33/34).
31 Huet, Demonstratio evangelica, Préface de 1679, p. 4 (trad. Migne, 25-26) : « Cicéron le dit aussi avec plus d’élégance : Le consentement général est la voix de la nature ». Pour Cicéron, voir Tusculanes, in Œuvres, vol. IV, dir. M. Nisard, Paris, Firmin Didot Frères, 1869, I, xiii, et I, xv.
32 Voir sur ce point Edward Grant, God and Reason in the Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 42-43 ; et Charles Burnett, “Scientific Speculations”, in Peter Dronke (dir.), A History of Twelfth-Century Western Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1922, p. 158.
33 Capella, Nuptiis philologiae et mercurii et de septem Artibus Liberalibus libri novem, éd. U. F. Kopp, Francfort, Ad Franciscum Varrentrapp, 1836, VI, § 723, p. 577.
34 Voir Salluste, Traité des dieux et du monde, trad. J. H. S. Formey, Paris, Imprimerie de Paris, 1796, 1.
35 Huet, Demonstratio evangelica, Préface de 1679, p. 4 (trad. Migne 25/26) : « ce que Josèphe dit de l’histoire : la preuve de la vérité historique serait la concordance sur les mêmes points des dires et des écrits de tous ». Voir Flavius Josèphe, Contre Apion, v, 23 : « la preuve de la vérité historique serait la concordance sur les mêmes points des dires et des écrits de tous ».
36 Huet, Demonstratio evangelica, Préface de 1679, p. 3 (trad. Migne, p. 23-24).
37 Voir Aristote, Topiques, trad. Barthélemy Saint-Hilaire, Paris, Ladrange, 1893, livre 1, chap. 1.
38 Voir A. Shelford, “Thinking Geometrically”, p. 611.
39 Voir par exemple Descartes, Meditationes metaphysicae, Sec. Resp., AT VII, 164 : « Axiomata sive Notiones Communes ».
40 Sur cette théorie voir Richard H. Popkin, The History of Scepticism. From Savonarola to Bayle, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 129-132 ; J. Lagrée, Le Salut du laïc. Sur Herbert de Cherbury, Paris, Vrin, 1989, p. 30-36.
41 Lettre de Descartes à Mersenne du 25 décembre 1639, AT II, 629 : « M. Herbert prend beaucoup de choses pour notions communes qui ne le sont point ; et il est certain qu’on ne doit recevoir pour notion que ce qui ne peut être nié de personne ».
42 Lettre de Descartes à Huygens du 16 octobre 1639, AT II, 597-598. Voir aussi Descartes, Entretiens avec Burman, 16 avril 1648, AT V, 146, et Epistola ad P. Dinet, AT VII, 580.
43 Voir Descartes, Principia philosophiae, I, §§ 49-50, AT VIII, 23-24 / IX [ii], 46. Voir aussi Regulae, XII, AT X, 419, et Notæ in programma, AT VIII, 359-360.
44 Descartes, Principia, I, art. 49, A VIII, 22-23 / AT IX.2, 46. Voir aussi Descartes, Secundae responsiones, AT VII, 162-163 / AT IX, 126.
45 Descartes, Principia, I, art. 13, AT VIII, 9 / AT IX.2, 30-31. Voir aussi Descartes, Regulae, XII, AT X, 420.
46 Huet, Demonstratio evangelica, Définition VII, p. 8 (trad. Migne, p. 33-34). Voir aussi Demonstratio evangelica, Définition VII, p. 9 (trad. Migne, p. 33/34), et Huet, Censura philosophiae cartesianae, 4e éd. aucta et emendata, Parisiis, Joannem Anisson, 1694, III, ix, 135.
47 Huet, Censura, III, ix, 138. Pour Descartes, voir Méditations métaphysiques, III, AT IX.1, 29.
48 Huet, Demonstratio evangelica, Préface de 1679, p. 4 (trad. Migne, p. 25-26). Voir aussi Huet, Censura, II, ix, 10, et Huet, Censura, I, xi, 57 ; Huet, Traité philosophique, III, xv, 278.
49 Huet, Demonstratio evangelica, Préface de 1679, p. 4 (trad. Migne, p. 23-24).
50 Descartes, Regulae, XII, AT X, 420.
51 Huet, Censura, II, i, p. 86-88 [nous traduisons].
52 Arnauld et Nicole, Logique ou l’art de penser, IV, vi, p. 297.
53 Huet, Censura, II, xiii, p. 108 [nous traduisons] : « Il va donc, ou bien prendre la perception claire et distincte comme étant crédible en soi, et ainsi s’engager dans un cercle, ou bien soutenir que la perception claire et distincte requiert une autre perception claire et distincte par laquelle elle est crédible, et ainsi produire une régression à l’infini ».
54 Ibid.
55 Nicole, « Préface », in Arnauld, Nouveaux éléments de géométrie, [11 pages non paginées].
56 BNF, Ms. F. Lat. 11453, f. 69, cité in E. Rapetti, Pierre-Daniel Huet, note 87-88, p. 31-32.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-06300-1
- EAN : 9782406063001
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06300-1.p.0049
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/09/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Méthode géométrique, Pierre-Daniel Huet, certitude, cartésianisme, démonstration, notion commune