Préface Raison et foi, la religion philosophique des Lumières. Éléments de contexte historiques et conceptuels
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2016 – 1, n° 8. La religion philosophique des Lumières - Auteur : Lequan (Mai)
- Pages : 9 à 48
- Revue : Éthique, politique, religions
Préface
Raison et foi, la religion philosophique des Lumières.
Éléments de contexte historiques et conceptuels
La question du rapport entre raison et foi1 se pose avec une acuité particulière au xviiie siècle. Après le Grand Siècle, les Lumières inventent en effet de nouvelles modalités de rencontre notamment entre philosophie et religion. À la fois la distinction se creuse entre ces deux types de discours et leur dialogue s’approfondit, s’enrichit sur la base non seulement d’une reconnaissance de leurs spécificités propres, mais encore bien souvent dans la perspective de les harmoniser, de les concilier. La rationalité philosophique, en laquelle Descartes voyait une figure de la « lumière naturelle », distincte de la « lumière surnaturelle » de la foi religieuse, se livre à un libre examen critique des religions, principalement monothéistes révélées, et notamment chrétienne, et, dans une moindre mesure, des polythéismes antiques ou encore des religions orientales déployant une autre conception de la divinité. Les Lumières européennes marquent un des points culminants du débat entre philosophes et théologiens, tout en admettant des recoupements partiels entre leurs approches respectives. Le xviiie siècle distingue par exemple deux types de théologiens : le théologien doctrinal ou savant, qui cherche à établir la vérité des dogmes et articles de foi propres à une Église historique donnée, à partir de et en conformité avec sa tradition et ses textes sacrés, et le théologien philosophe, qui soumet la religion au libre examen critique de la raison naturelle, cherchant tantôt à justifier
rationnellement les religions (au premier rang desquelles le christianisme), tantôt à distinguer, en les articulant ou en les dissociant, foi et raison, religion et philosophie, en dotant par exemple la philosophie d’un prolongement ou appendice religieux (doctrine de Dieu), qui s’en distingue par nature ou par degré.
Philosophie et religion sont ainsi amenées à réaffirmer, en les précisant, leurs caractères propres, l’enjeu de leur débat étant bien souvent la définition même de la rationalité, laquelle fournit le critère essentiel, voire unique, de leur démarcation. Les Lumières héritent, tout en le requalifiant, en le réinterprétant, en l’infléchissant dans tel ou tel sens, du partage cartésien entre lumière naturelle de la raison, donnée par Dieu à tout homme (bien que chacun en use diversement), et lumière surnaturelle de la foi, que Dieu ne donne qu’à certains hommes et qui est censée se justifier en et par elle-même, sans recours à aucune justification rationnelle.
Descartes pense la distinction, voire la séparation de foi et raison, de religion et de philosophie, non leur opposition. Il délimite leurs champs respectifs, sans dévaluer l’une au profit de l’autre2. S’il fait de la rationalité
le critère de recevabilité du discours philosophique (et scientifique), ceci s’opère en marge et de la foi religieuse privée du croyant et de la théologie en tant qu’exégèse érudite des Saintes Écritures :
Je révérais notre théologie, et prétendais, autant qu’un autre, à gagner le ciel ; mais ayant appris, comme chose très assurée, que le chemin n’en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu’aux plus doctes, et que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n’eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que, pour entreprendre de les examiner, et y réussir, il était besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et d’être plus qu’homme3.
Cette distinction des deux discours permet à Descartes de traiter de Dieu et des preuves de son existence, objets traditionnels de la théologie, en les considérant désormais comme vérités, non révélées, mais rationnelles, dont la philosophie, et notamment sa racine métaphysique, peut, voire doit, à bon droit s’emparer, indépendamment de toute religion révélée et de toute herméneutique théologique. Avec Descartes, le xviie siècle affirme de façon irréversible la différence entre le Dieu de la religion, intérieur et privé, et le Dieu de la philosophie, concept métaphysique rationnel d’un être suprême infiniment parfait (bon et sage).
C’est dans son sillage, et dans celui (inversé en chiasme) de Pascal, soulignant quant à lui les limites de la raison confrontée à la foi religieuse issue du cœur4, que les Lumières au xviiie siècle vont affiner, en de multiples variantes, leur pensée du rapport entre raison et foi, ainsi qu’entre philosophie et religion, voire théologie. Si parmi les grands post-cartésiens Leibniz invente une « théodicée » philosophique, doctrine métaphysique rationnelle de la justification de la justice divine face au scandale du mal mondain, où le Dieu du christianisme et le Dieu de la métaphysique ne font qu’un, Spinoza quant à lui creuse l’écart entre le Dieu de la religion révélée et le Dieu du philosophe rationaliste :
Quand certaines Églises ajoutent que Dieu a pris une forme humaine, […] je ne sais pas ce qu’elles veulent dire ; et même, à dire vrai, affirmer cela ne me paraît pas moins absurde que de dire que le cercle a pris la forme d’un carré5.
Son Traité théologico-politique prône une liberté de philosopher destinée à affranchir l’homme des dogmatismes et préjugés théologiques. Sans nécessairement réfuter les textes sacrés, il s’agit pour Spinoza de relativiser, c’est-à-dire déjà de critiquer (non au sens de dénoncer, mais au sens grec de krinein, délimiter, différencier, départager, discriminer) les pratiques religieuses que les hommes en tirent.
Si les vérités révélées déconcertent souvent la raison du philosophe des Lumières, celui-ci, loin de les rejeter inconditionnellement, fait choix de les examiner (littéralement peser, mesurer) à l’aune de la rationalité, de les interroger de façon critique, entrant parfois en controverse avec elles. À l’instar du Grand Siècle, les Lumières se caractérisent par l’intensification des controverses, disputationes et polémiques entre les deux types de discours que le cartésianisme a contribué à scinder, assurant par là à chacun un camp où il pourra se retrancher en cas de différend trop violent. C’est en grande partie à travers ces diverses controverses, lesquelles s’érigent en genre philosophique à part, que s’effectue la progressive fondation d’un rationalisme proprement philosophique appliqué au concept de Dieu, à la foi, à la religion, à ses dogmes (dont la Révélation), ainsi qu’à la théologie. Si après Descartes le philosophe de la raison n’accepte de vérité qu’évidente en elle-même, le philosophe des Lumières, en vertu même de la distinction cartésienne entre raison et foi religieuse, étudie les procédures de justification auxquelles recourent les religions (autorité d’une tradition scripturaire, preuves a posteriori telles que les miracles), procédures que le philosophe considère tantôt comme purement et simplement irrationnelles (étrangères à la méthode exigée par la raison philosophique), tantôt comme des prolongements, conscients ou non, de la rationalité philosophique sur un terrain autre que le sien, ou du moins comme des vérités susceptibles d’être justifiées par la raison sous certaines conditions, qu’il s’agit à chaque fois pour la raison philosophique de redéfinir. Si le fondement de la vérité en philosophie se doit d’être intérieur à la rationalité, sans la déborder, le dialogue de la philosophie avec la religion, loin d’en être supprimé, s’en trouve éclairé d’un jour nouveau et de facto
enrichi d’une complexité inédite. C’est au xviiie siècle que le philosophe discute sans doute avec le plus d’âpreté les dogmes des religions révélées dans la perspective tantôt d’un irénisme entre foi et raison (qu’illustre le Discours préliminaire des Essais de théodicée de Leibniz), tantôt d’une guerre ouverte (polémiques et controverses) entre elles (qu’illustre le mot d’ordre voltairien « Écrasons l’infâme ! »), tantôt d’une paix armée entre elles, qu’illustre Kant, en faisant, dans sa Religion dans les limites de la simple raison, de la foi religieuse une enveloppe sensible, un outil contingent, un prolongement possible du noyau essentiel qu’est la seule foi véritable ou religion en esprit et en vérité, à savoir la foi morale de la raison elle-même. Il s’agit pour les philosophes des Lumières, avec les nuances et modalités propres que chacun d’eux apporte, d’articuler, sur la base de leur distinction, de façon tantôt pacifique, tantôt polémique, tantôt par un mixte de guerre et paix, les discours de la religion et de la philosophie. La philosophie en tire une partie de son sens et de sa valeur et trouve là une occasion supplémentaire de définir plus précisément le criterium de son identité propre, en tant que discours rationnel libre au service du vrai. Ce qui fait le propre de la philosophie n’est pas tant en effet le contenu des thèses qu’elle soutient que le type d’évidence, de démonstration, de preuve dont elle les assortit. Autrement dit, les Lumières distinguent la religion de la philosophie non pas tant par leurs objets que par leurs méthodes, de sorte que philosophie et religion peuvent tout à fait soutenir une même affirmation (relative par exemple aux attributs de l’être divin), mais elles le font toujours et nécessairement sur des plans différents, en usant de procédés différents et en sollicitant des facultés différentes (par exemple le cœur intuitif pour la foi et la raison discursive pour la métaphysique, selon le partage pascalien). Ainsi certains dogmes religieux peuvent-ils être considérés comme des réponses non philosophiques à des questions que se pose aussi le philosophe. La philosophie des Lumières en ses trois approches (irénique, polémique, mixte) redécouvre parfois par la raison seule ce que la foi, via la Révélation et la grâce, enseigne par ailleurs. En avalisant l’indépendance réciproque de la raison et de la foi, de la philosophie et de la religion, les Lumières rompent résolument avec la conception médiévale, tantôt radicale, de la philosophie comme « servante de la théologie », tantôt modérée de la théologie comme branche de la philosophie rationnelle, en l’occurrence de la métaphysique spéciale.
Toutefois, ce strict partage des disciplines, que sont philosophie et religion (ainsi que son prolongement théologique), n’exclut nullement que le philosophe, en métaphysicien rationaliste, convoque ponctuellement le témoignage des Écritures à l’appui de ses propres démonstrations, comme le fait par exemple Leibniz :
Ainsi, je suis fort éloigné du sentiment de ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de règles de bonté et de perfection dans la nature des choses, ou dans les idées que Dieu en a, et que les ouvrages de Dieu ne sont bons que pour cette raison formelle que Dieu les a faits. Car si cela était, Dieu sachant qu’il en est l’auteur, n’avait que faire de les regarder par après et de les trouver bons, comme le témoigne la sainte écriture6.
Leibniz convoque ici l’autorité biblique, se situant délibérément sur la frontière (limite poreuse et mouvante, à distinguer d’une borne infranchissable et fixe) tracée par Descartes entre foi et raison, en faisant comme si le philosophe pouvait aussi, soit en tant qu’homme et en tant que croyant, soit en tant que penseur rationaliste, croire a priori en la divinité de l’origine des Écritures. La divinité des Écritures, que convoque ici la démonstration leibnizienne, illustre en tout cas la liberté avec laquelle la philosophie des Lumières s’autorise à emprunter des éléments à son autre et à faire sien le matériau que lui fournit la foi religieuse (moyennant, ou non, une transposition altérant qualitativement le contenu de la thèse ainsi empruntée). La conception souple et ouverte de la rationalité philosophique propre aux Lumières s’accommode en effet d’emprunts ponctuels du philosophe à des arguments religieux extra-philosophiques7.
Kant également dans La Religion …, réduisant le contenu de toute véritable religion à son noyau moral rationnel (pur et pratique), montre que le christianisme n’est pas seulement une « religion révélée », mais aussi une « religion naturelle », fondée sur la raison morale, et il le fait en convoquant par exemple le Sermon sur la montagne, texte qui contient, selon lui, l’essentiel du christianisme moral. Il réinterprète ainsi à l’aune de la rationalité philosophique morale le Sermon, lequel nous enjoint de suivre l’esprit de la loi (morale) plus que la lettre de telle religion. Kant y voit une dénonciation (issue de la religion, mais
que le philosophe peut faire sienne) de l’hypocrisie de certains interdits religieux (comme par exemple l’interdit de l’adultère) qui n’ont rien de moral, mais commandent seulement une conformité extérieure de l’acte à la loi statutaire d’une Église historique donnée. Plus généralement, Kant admet une possible compatibilité, voire un accord, une « union » (comme l’indiquent et sa Religion et sa correspondance contemporaine de la rédaction de La religion) entre les vérités de la religion et celles de la philosophie, entre la foi historique dogmatique positive en une Église et en une Révélation et la foi pratique pure, unique aune de vérité de toute religion. Tout en distinguant nettement la religion de la philosophie, la foi positive de la foi rationnelle, il reconnaît volontiers le primat du christianisme moral en tant que religion naturelle : « parmi toutes les religions publiques qu’il y eut jamais, seule la religion chrétienne a ce caractère8 » d’être une religion morale, i. e. rationnelle ou naturelle. Le projet kantien consiste en effet, dans la continuité du geste leibnizien, mais en inversant celui-ci (Leibniz plaçait la raison au service de la foi, Kant place la foi religieuse au service de la foi rationnelle de la pure religion naturelle), à tenter d’harmoniser, aussi loin que possible, raison et foi religieuse en une Révélation (notamment chrétienne).
Pour concilier avec une foi empirique [historique] […] le fondement d’une foi morale […], il faut une analyse de la Révélation qui nous est parvenue, c’est-à-dire une explication générale de celle-ci, de façon que le sens en soit en harmonie avec les règles pratiques générales d’une pure religion de la raison9.
Kant repense ainsi à nouveau frais le rapport entre religion naturelle et religion révélée, sans exclure qu’elles se recoupent partiellement, comme dans le cas paradigmatique du christianisme moral.
La religion […] est la conscience de tous nos devoirs comme commandements divins. Celle où je dois savoir au préalable que quelque chose est un commandement divin, pour le reconnaître comme mon devoir, est la religion révélée […] ; au contraire, celle où je dois savoir par avance que quelque chose est un devoir avant que je puisse le reconnaître comme commandement de
Dieu, est la religion naturelle […], de laquelle chacun peut être convaincu par sa [seule] raison […]. [Toutefois] une religion peut être une religion naturelle, tout en étant aussi révélée, si elle est ainsi constituée que les hommes eussent pu ou dû y parvenir grâce au seul usage de leur raison […]. Dans ce cas, la religion est objectivement naturelle, bien que subjectivement révélée ; c’est pourquoi la première dénomination lui convient proprement […]. Mais il en va autrement de la religion qui, du fait de sa constitution intérieure, ne peut être considérée que comme révélée. Si celle-ci n’était pas conservée par une tradition […] ou dans des livres sacrés comme documents, elle disparaîtrait du monde […]. Toutefois, par un côté au moins, toute religion, même la religion révélée, doit renfermer aussi certains principes de la religion naturelle. Car la Révélation ne peut être ajoutée par la pensée au concept d’une religion que par la raison […]. Pour [Jésus-Christ], ce n’est pas l’observation des devoirs […] statutaires d’Église, mais seulement la pure intention morale du cœur qui peut rendre agréable à Dieu (Matthieu V, 20-48)10.
Pour Kant donc, le credo historique est en soi superflu, quoique celui-ci puisse être philosophiquement, rationnellement, moralement sensé, à condition qu’on le dépouille de ce qu’il contient précisément d’historique. Quand bien même elle s’appuie sur des textes bibliques (comme le Sermon), la philosophie rationaliste ne reconnaît ni dogmes, ni autorités spirituelles.
Si à titre personnel Descartes, Spinoza, Leibniz ou Malebranche peuvent avoir une foi religieuse, en revanche, en tant que philosophes, ils renoncent à légitimer leur foi par des arguments autres que strictement philosophiques, bien que cela ne les empêche pas ponctuellement de recourir, à titre d’auxiliaires de la démonstration, à des arguments religieux, en les plaçant au service de la philosophie, c’est-à-dire de la raison. La philosophie des Lumières incarnant l’exigence inconditionnelle d’une rationalité autonome, définie depuis Descartes comme lumière naturelle, ne saurait laisser place à la religion qu’en-dehors d’elle-même, sans toutefois s’interdire des emprunts à la foi, ni de penser la convergence possible, voire l’union nécessaire de la foi et de la raison. Si le philosophe peut donc être religieux à titre privé, dans l’intimité de sa conscience, il ne saurait l’être en tant que philosophe. Les Lumières prôneront souvent non pas tant un athéisme qu’une religion philosophique, ou religion de la raison, dite aussi parfois religion naturelle, prenant la forme tantôt d’un déisme minimal (admettant l’existence d’un être suprême), tantôt d’un théisme maximal
(admettant un Dieu créateur), fondée sur le libre examen critique par la raison de la religion révélée, de ses dogmes et de ses rites cultuels. Les Lumières iront parfois même jusqu’à dénoncer violemment la religion révélée, comme chez Diderot ou Voltaire, lequel incarne aujourd’hui encore l’une des figures les plus radicales de l’anticléricalisme.
Le déisme, qui constitue l’une des figures majeures de la religion des Lumières, naît en Angleterre autour des philosophes Charles Blount, John Toland ou Anthony Collins, qui, réfutant les religions révélées (faisant appel au surnaturel), prônent une religion naturelle permettant de concilier foi et raison. Pour le déisme, la divinité (qu’il convient de distinguer du Dieu personnel du christianisme), une fois sa création achevée, n’intervient plus ni dans la nature, ni dans l’histoire. Proche parent de l’argument physico-théologique, le déisme fait du monde une machine fonctionnant sans l’intervention de son créateur. La divinité du déisme se distingue ainsi et du Dieu de la métaphysique de Leibniz (qui crée un monde parfait, mais dans lequel il intervient parfois par des miracles, phénomènes se produisant à même la nature, mais dérogeant aux lois naturelles considérées comme simples « maximes subalternes » de la volonté divine11) et du Dieu de la cosmologie de Newton (appelé de temps à autre à opérer un réglage au sein de sa création lorsque celle-ci dysfonctionne). Le déisme puise son origine principalement dans les Lumières anglaises et écossaises. Il n’est nullement incompatible avec les vérités de la science rationnelle, et notamment avec la physique moderne fondée par Newton. Bien au contraire, la science non seulement s’adosse volontiers à la religion déiste des Lumières, mais encore revendique son statut d’outil au service de la défense de la religion. Pour l’Angleterre et l’Écosse du xviiie siècle, la science, loin de contredire ou de menacer la religion, se présente comme le meilleur rempart notamment du protestantisme. La diffusion de la Réforme favorise même l’avènement de la science moderne. Les textes savants, souvent d’inspiration empiriste, produits par la Royal Society de Londres illustrent ce lien étroit entre science et foi (déiste ou protestante) au tournant des xviie et xviiie siècles. Si la philosophie des Lumières en tant qu’âge de la raison est associée en France au rejet du religieux, elle ne l’est nullement Outre-Manche, où elle défend le plus souvent la science. À l’instar de Locke, les auteurs
anglais des Lumières prônent une religion raisonnable, tolérante, ouverte, conciliant la voix transcendante de Dieu et les voies immanentes de la raison humaine, même si ce primat de la raison (philosophique et scientifique) a pu historiquement se révéler à double tranchant pour les Églises protestantes, quand, poussé à son terme, il mène au déisme d’un Toland, voire au scepticisme d’un Hume. En outre, le primat de la rationalité philosophique des Lumières dans l’Angleterre du xviiie siècle a aussi sa contre-partie dans les manifestations ostentatoires exacerbées du sentiment religieux. La religion de la raison ravive, par réaction, toutes sortes de superstitions et d’enthousiasmes. Locke dans The Reasonableness of Christianity (1695), Toland dans son Christianity not Mysterious (1696), Hume dans An Enquiry Concerning Human Understanding (1748), mais aussi des hommes d’Église (comme les méthodistes) mettent au jour la complexité de la relation – tantôt possible, tantôt impossible – entre foi et raison12.
Parmi les Lumières anglo-saxonnes, Thomas Paine, penseur anglo-américain, occupe une place à part, avec son ouvrage, dont le titre même vaut manifeste et programme de l’Enlightenment, Le siècle de la raison ou recherches sur la vraie théologie et sur la théologie fabuleuse (1794-1795 pour les deux premières éditions). Paine y adopte une position déiste fondée sur la critique de la religion institutionnalisée. Si l’ouvrage connaît un vif quoique bref succès en Amérique, il est reçu de façon plus tiède par le lectorat britannique, qui craint le radicalisme politique de son auteur, influencé par les idéaux de la Révolution française. Redoutant la propagation d’idées potentiellement révolutionnaires, le gouvernement britannique poursuit les imprimeurs et libraires qui publient ou distribuent l’ouvrage. Paine y dénonce la corruption de l’Église chrétienne et ses visées inavouées de conquête du pouvoir politique. Selon lui, la Bible, loin d’être un texte inspiré par Dieu, est un livre parmi d’autres. Le Siècle de la raison, qui inspirera les libres penseurs britanniques du xixe siècle, promeut le déisme comme religion naturelle et admet une divinité créatrice. Si cette critique de la religion n’est pas nouvelle, le
style irrévérencieux de Paine contribue du moins à populariser le déisme, qui devient ainsi accessible au grand public. Paine prolonge la tradition des premiers déistes britanniques du xviiie siècle, qui en appellent à une enquête rationnelle libre en matière de religion. Considérant que le christianisme primitif repose sur la liberté de conscience, les déistes au nom de la raison revendiquent tolérance en matière de foi et réclament la fin des persécutions religieuses. Les déistes anglais des Lumières sont fondamentalement rationalistes et partisans d’une vision newtonienne du monde fondée sur le primat des lois physiques, sans lesquelles la nature serait inexplicable à la raison humaine. Ils réfutent les miracles, dont les preuves fournies par les Saintes Écritures ne sont ni suffisantes, ni nécessaires pour établir l’existence de Dieu. La divinité des déistes, loin d’intervenir personnellement dans la vie quotidienne des hommes, n’est que la cause première universelle abstraite et le principe moteur du monde. Aux antipodes des religions révélées, le déisme des Lumières anglaises se veut une religion naturelle, rationnelle, simple, manifeste, ordinaire et universelle. Il concilie l’existence d’une divinité et les requisits rationalistes de la science physique moderne.
Il existe toutefois au sein du déisme anglais du xviiie siècle des nuances. Certains déistes, minoritaires, admettent par exemple la Révélation, tandis que la majorité d’entre eux dénie à la Révélation tout pouvoir explicatif, celle-ci ne se communiquant qu’à quelques personnes, voire à une seule. En outre, le déisme dénonce les contradictions existant entre les Révélations des divers monothéismes, voire au sein même du christianisme. Enfin, la Révélation mène souvent les masses de fidèles à la superstition. Pour la plupart des déistes, les prêtres corrompent le christianisme délibérément par des intrigues à leur propre avantage, en promouvant des rituels inutiles et des dogmes illogiques, voire dangereux et pervers (comme celui du péché originel par exemple, qui ne servirait qu’à permettre aux chefs religieux de mieux asservir la population). Le déisme de l’Enlightenment se définit ainsi d’abord et avant tout comme une œuvre de libération, d’émancipation et de résistance intellectuelle face aux superstitions, à l’oppression politique et aux injustices sociales véhiculées par l’obscurantisme religieux. Le siècle de la raison de Paine, mais aussi La justice politique de William Godwin (1793) incarnent en effet un radicalisme politique, qu’on trouve également chez Richard Price, ministre dissident, ou chez Joseph Priestley, philosophe et théologien
contraint d’émigrer en Amérique à cause de son zèle républicain. Toutefois le déisme anglais, plus pur produit de cet « âge de raison » censé définir les Lumières, indissociable et d’une conception légaliste de la nature et d’une vision révolutionnaire radicale de l’ordre politique (héritée des idéaux républicains de la Révolution française), reste une position minoritaire, réservée à une élite savante et souvent vue avec suspicion par la population et les politiques.
Plus généralement, l’un des mots d’ordre phare des Lumières européennes, directement lié à l’exigence d’un libre examen critique des religions (notamment révélées) à l’aune de la lumière naturelle de la raison, consiste à prôner la tolérance en matière de foi : tolérance entre catholiques et protestants, entre chrétiens et non-chrétiens, entre croyants et non-croyants (athées ou agnostiques). Le xviiie siècle redéfinit la tolérance et en fait le maître-mot de la religion philosophique rationaliste des Lumières. Cessant d’être une qualité passive, assimilée à la patience, voire à l’indifférence, la tolérance en matière de foi religieuse devient une valeur positive, voire une vertu morale et intellectuelle. Dans une Europe qui sort à peine de longues guerres de religions, la France s’illustre en matière de tolérance par la révocation par Louis XVI de l’édit de Nantes, révocation qui ouvre l’ère nouvelle non pas seulement d’une tolérance en matière religieuse, mais d’une véritable religion de la tolérance propre aux Lumières. Selon cette dernière, Dieu donne à l’homme la raison pour lui permettre d’accéder au salut sans la médiation, sinon de toute foi, du moins de toute Église historique. Les Lumières françaises revendiquent avec force la liberté de conscience religieuse dans la sphère privée, réduisant d’autant les prérogatives du souverain.
Mais si la religion s’autonomise, tend à se retirer de la sphère publique et politique pour se replier dans l’intériorité des consciences individuelles privées, elle n’en continue pas moins d’alimenter, tout au long du xviiie siècle, de vifs débats publics, ainsi que maintes controverses et polémiques dépassant de loin le monde académique universitaire ou le public instruit des savants. Par exemple, la réception de la bulle Unigenitus rendue par le Pape (à la demande de Louis XIV) en 1713, qui condamne le jansénisme et deviendra loi d’État en 1730, provoque en France de nombreuses querelles. Les jansénistes, soutenus par une partie du clergé et des fidèles, mobilisent avocats et magistrats du Parlement. Ce débat d’ordre initialement religieux opposant Jésuites et Jansénistes s’invite
dans la sphère publique et politique (suscitant notamment un mouvement d’opposition à la monarchie absolue) et traverse tout le siècle. Il culmine dans quelques grandes crises (comme l’affaire des convulsionnaires de Saint-Médard ou celle des billets de confession dans les années 1750). Ces querelles d’origine théologique sont largement diffusées dans le grand public via par exemple les Nouvelles ecclésiastiques, journal jésuite imprimé et distribué clandestinement, qui contribue à politiser le débat.
Le siècle des Lumières marque aussi l’intérêt porté par le philosophe à des religions et des communautés religieuses autres que chrétiennes, à la fois en Europe et hors d’Europe. Kant par exemple, tout en louant le christianisme moral comme religion naturelle, nourri des récits des voyageurs, qui lui offrent des descriptions détaillées des religions du monde, loue la nécessaire diversité des religions13. Musulmans et juifs, Indiens et Chinois, païens d’Afrique et d’Amérique font objet d’une même curiosité. Le philosophe se trouve aussi contraint de penser les mutations socio-culturelles de son temps et en vient à jeter les bases d’une cartographie, d’une histoire, voire d’une sociologie des religions. Par exemple en Europe de l’Ouest, les communautés juives s’émancipent du pouvoir rabbinique et sortent peu à peu de leur isolement. Leur intégration socio-politique s’amorce en Prusse dans les années 1780 autour de la figure de Moses Mendelssohn, puis en France, où la Révolution de 1789 leur accorde l’égalité politique. Aux frontières extérieures de l’Europe, l’islam aussi, en tant que religion et en tant que structure du pouvoir politique, fait l’objet d’un regard nouveau de la part du philosophe, tantôt élogieux, tantôt critique, lié au recul progressif de l’Empire ottoman, lequel incarne l’archétype du despotisme que la philosophie des Lumières dénonce, comme Montesquieu dans L’Esprit des lois ou, sous forme de fiction littéraire, dans ses Lettres persanes. Les philosophes commencent à s’intéresser à l’islam pour en discuter les thèses. Leibniz par exemple, dans la Préface aux Essais de théodicée, dénonce le « fatalisme mahométan14 » (fatum mahumetanum), niant toute liberté humaine, qu’il distingue et du fatum stoïcum et du fatum christianum. L’islam fournit
matière à réflexion critique et indirectement parfois, via le despotisme politique oriental auquel on l’associe, matière à dénoncer le christianisme, voire les monarchies absolues d’Europe. L’islam offre au philosophe des Lumières un cas d’école et un point de vue décentré, propice au libre examen critique de la raison. Plus généralement, l’Europe des Lumières est fascinée par les mœurs, coutumes, langues et religions des peuples qu’elle découvre. C’est le début de l’histoire comparée des civilisations et des religions, qui permet de dénoncer les superstitions issues du christianisme, en les confrontant aux religions sans Église d’autres peuples, proches parentes de simples morales naturelles.
Mais au-delà de ce fourmillement d’idées, si l’on veut tenter de clarifier les époques (au sens de moments logiques plus qu’au sens de périodes chronologiques) qui ponctuent et scandent le xviiie siècle eu égard au débat que la raison y engage avec la foi, la religion, la Révélation et la théologie, on peut considérer15 que l’œuvre intellectuelle et philosophique propre des Lumières européennes consiste à instruire un procès en cinq actes.
Premier acte : le siècle s’ouvre avec la mise en scène philosophique du procès de Dieu dans les Essais de théodicée de Leibniz (1710). Si Voltaire tentera plus tard sur le mode ironique de neutraliser, par le récit des aventures imaginaires de Candide, les thèses de Leibniz (incarnées et ridiculisées par le philosophe Pangloss), non seulement dans le conte littéraire de Candide, mais encore dans son Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), il partage en réalité avec Leibniz et prolonge ce geste philosophique inaugural consistant à convoquer Dieu devant le tribunal de la raison humaine pour qu’Il se justifie de l’existence scandaleuse du mal dans le monde. Que l’accusé soit disculpé ou condamné, l’audace inaugurale de Leibniz réside dans cette mise en accusation inouïe de Dieu. Relativement au débat de la foi et de la raison, on peut considérer que le xviiie siècle s’ouvre avec ce spectaculaire procès de Dieu, accusé d’avoir, sinon causé délibérément le mal physique et moral dans le monde, du moins de l’y avoir autorisé, permis, toléré.
Cette accusation s’inscrit toutefois dans le cadre général du projet leibnizien d’harmoniser les vérités de la foi avec celles de la raison, et corrélativement la théologie avec la philosophie, programme exposé
en plusieurs passages du Discours préliminaire des Essais de théodicée, intitulé « Discours de la conformité de la foi avec la raison » :
La question de la conformité de la foi avec la raison a toujours été un grand problème […]. La question de l’usage de la philosophie dans la théologie a été agitée parmi les chrétiens, et l’on a eu de la peine à convenir des bornes de cet usage […]. Mais une vérité ne saurait jamais être contre la raison […]. Par la raison on n’entend pas ici les opinions et les discours des hommes, ni même l’habitude qu’ils ont prise de juger des choses selon le cours ordinaire de la nature, mais l’enchaînement inviolable des vérités […]. Comme M. Descartes l’a fort bien remarqué, le bon sens est donné en partage à tous […]. La droite raison est un enchaînement de vérités […]. On n’a pas besoin d’autre criterium ni d’autre juge des controverses en matière de raison16.
Les Essais de théodicée s’ouvrent sur ce rappel, qui peut définir en partie le programme des Lumières eu égard à l’accord pacifique nécessaire entre foi et religion :
Après avoir réglé les droits de la foi et de la raison d’une manière qui fait servir la raison à la foi, bien loin de lui être contraire, nous verrons comment elles exercent ces droits pour maintenir et pour accorder ensemble ce que la lumière naturelle [raison] et la lumière révélée [surnaturelle de la foi] nous apprennent de Dieu et de l’homme par rapport au mal17.
Le lieu du procès inaugural leibnizien est plus précisément la philosophie rationaliste morale, et non la science. Le xviiie siècle adosse en effet encore souvent sa vision de la science de la nature (physique, cosmologie) à l’existence de Dieu comme sage créateur ou régulateur de la machine du monde physique. Certes, quelques philosophes matérialistes athées (comme La Mettrie, dans son Homme-machine, Helvetius, dans De l’esprit ou dans le Discours préliminaire à ses Œuvres philosophiques publiées à Berlin en 1751, ou encore D’Holbach, dans son Système de la nature ou des lois du monde physique et du monde moral et dans Le bon sens ou idées naturelles opposées aux idées surnaturelles)18 prolongent au siècle des Lumières la tradition des
libres-penseurs épicuriens érudits du xviie siècle (Gassendi, La Mothe Le Vayer, Cyrano de Bergerac). Mais majoritairement la philosophie des Lumières, en dépit du procès emblématique de Galilée par l’Église catholique, continue de fonder doublement la science physique moderne sur l’idée d’un Dieu inspiré du Dieu chrétien, dans la mesure où 1) la séparation biblique de la Création et du créateur permet paradoxalement de laïciser la nature et où 2) la garantie divine de la régularité et de l’unité des lois physiques rend la nature humainement connaissable. En revanche dans le domaine moral le xviiie siècle remet fondamentalement en cause la gouvernance de Dieu. Si la diffusion de la Réforme en Europe favorise l’essor de la physique moderne, en matière morale elle entrave l’essor de la liberté humaine. Luther dans son Traité du serf-arbitre, puis Calvin par sa doctrine de la double prédestination fragilisent le libre-arbitre humain. Le scepticisme moral du protestantisme à l’endroit de la liberté humaine constitue sans doute l’une des causes profondes indirectes du procès que Leibniz intente à Dieu, dans la mesure où sa théodicée vise, certes, à disculper Dieu de toute responsabilité directe dans l’existence du mal, mais en sauvant la liberté humaine. Si tout dépend de la volonté divine, comme le veut la Réforme, le philosophe est en droit de demander à Dieu raison du mal. En distinguant d’une part le mal métaphysique (imperfection, finitude inhérentes aux créatures), seul voulu par Dieu, et d’autre part les maux physiques et moraux (que Dieu se contente de tolérer dans l’exacte mesure où ils contribuent à réaliser le meilleur des mondes possibles), Leibniz parvient provisoirement à innocenter Dieu, assurant par là une paix relative mais fragile entre foi et raison, entre religion (chrétienne) et philosophie.
Deuxième acte : Hume instruit un procès en appel, en attaquant, dans ses Dialogues sur la religion naturelle (1779) non seulement la gouvernance de Dieu, mais encore son existence même. Hume radicalise, dramatise et généralise l’accusation leibnizienne contre Dieu en déplaçant la question de l’existence du mal vers celle de la possible inexistence de Dieu. En outre, la gouvernance de Dieu n’est plus jugée à l’aune du seul mal moral, mais aussi à l’aune de la cohérence du monde physique. En sapant les notions de causalité et de finalité, Hume distend le lien de Dieu à la
nature, de sorte que la marque de Dieu sur son ouvrage perd de sa visibilité. La religion ou théologie naturelle minimaliste prônée par Hume, indissociable de son scepticisme, se réduit à la seule croyance en un Dieu créateur du monde :
Le tout de la théologie naturelle […] se résout en une seule proposition, simple, quoique assez ambiguë […], que la cause ou les causes de l’ordre de l’univers présentent probablement quelque lointaine analogie avec l’intelligence humaine19.
La dissolution sceptique des preuves de l’existence de Dieu et la reconnaissance de l’impuissance de la raison conduisent Hume à en appeler, de manière paradoxale et ironique, au saut ultime, rationnellement inexplicable, à l’énigme insondable que constitue la Révélation divine :
Le sentiment le plus naturel qu’un esprit bien disposé puisse éprouver en cette occasion est une attente ardente et un vif désir qu’il plaise au ciel de dissiper, ou du moins d’alléger, cette profonde ignorance, en accordant à l’humanité quelque Révélation plus particulière et en lui découvrant quelque chose de la nature, des attributs et des opérations du divin objet de notre foi. Toute personne pénétrée d’un juste sentiment des imperfections de la raison humaine se précipitera avec la plus grande avidité vers la vérité révélée20.
Le deuxième acte du procès de Dieu et de la religion révélée aboutit donc, dans un premier temps, à la dénonciation sceptique humienne des limites de la raison humaine. La religion ou théologie naturelle de Hume, entée sur un scepticisme à l’endroit de la raison, se situe aux antipodes du prétendu optimisme des Lumières. Face à une nature incohérente, à une histoire désordonnée, à un Dieu caché et incompréhensible, qui se refuse à se donner autrement que par le mystère d’une Révélation improbable, la raison se trouve condamnée à reconnaître sa propre faiblesse.
Dès son Histoire naturelle de la religion (1757), Hume distingue eu égard à la religion deux questions : « celle qui concerne son origine dans la nature humaine21 », qui fera l’objet des Dialogues sur la religion naturelle, et « celle qui concerne le fondement de la religion dans la raison »,
qui commande la présente enquête généalogique sur la religion, que Hume définit en général comme croyance en une puissance intelligente invisible œuvrant dans la nature et l’histoire. La contemplation de la nature en son unité et uniformité invite le savant à y projeter un dessein final dû à un auteur intelligent. Cette croyance nécessaire de la raison en un Dieu cause suprême de la nature forme l’essentiel de la religion naturelle des savants et philosophes22. Cette religion en effet, supposant un haut degré de science et de culture, ne saurait être populaire, et son influence sur la société humaine reste négligeable. Enfin son contenu minimal se borne à supposer une analogie entre cause de la nature et intelligence humaine. Cette religion naturelle, que Hume tient pour une foi inévitable de la raison, confirme le lien étroit qui unit science et religion dans la culture savante du xviiie siècle. A contrario les religions populaires historiques sont sans lien ou presque avec la science. Loin de s’enraciner dans l’observation des œuvres de la nature, elles proviennent, selon Hume, bien plutôt du primat anthropologico-psychologique des affects ordinaires de la vie humaine. Les religions populaires puisent leur source en particulier dans les passions de peur et d’espoir, dans « le souci anxieux du bonheur, la crainte des maux futurs, la terreur de la mort, la soif de vengeance, la faim et l’aspiration aux autres nécessités de l’existence23 ». En outre, ces passions se renforcent et s’entretiennent grâce à l’ignorance dans laquelle est l’homme des causes qui régissent le cours de sa vie. Puissance des passions et impuissance de la raison sont donc le double terreau de prédilection des croyances religieuses populaires. Cette conjonction explique aussi leur universalité, leur force et leur permanence. Selon la généalogie anthropologique et psychologique humienne des religions populaires, la disparition de ces croyances est hautement improbable car 1) les passions sont plus primitives et plus puissantes en l’homme que sa raison et 2) la raison seule ne suffit jamais à diriger et expliquer la vie de l’homme ; jamais la science n’apaise complètement les craintes et espoirs suscités par les aléas de l’existence.
Hume distingue toutefois plus précisément, en marge de la religion naturelle savante de la raison, apanage du philosophe, deux types de religions populaires historiques : le polythéisme, croyance naturelle primitive de l’humanité en une multiplicité de dieux, esprits, démons, puissances
invisibles ; et le monothéisme, dont l’apparition est plus tardive dans l’histoire et dont la structure intellectuelle plus construite est aussi plus complexe. Ces deux formes (polythéiste et monothéiste) de religion populaire se distinguent historiquement, conceptuellement et psychologiquement, de la religion naturelle de la raison, en tant que théisme intellectuel minimal. Toutefois, le théisme s’avère plus proche du polythéisme que du monothéisme. Il prolonge le polythéisme sous une autre forme, en le concentrant sur une seule divinité. À la différence de la religion populaire monothéiste, toujours accompagnée de superstitions et de persécutions, le théisme savant se veut purement rationnel et tolérant. Selon Hume, le théisme et, dans une moindre mesure, le polythéisme sont préférables au monothéisme (christianisme, judaïsme, islam) sur quatre points au moins : ils sont 1) plus tolérants (perpétuent moins de persécutions), 2) plus courageux (moins soumis à l’autorité d’une tutelle ecclésiastique), 3) plus humbles, moins enclins aux croyances absurdes (plus conformes à la raison) et 4) plus propices au doute et au libre esprit critique. En dénonçant le monothéisme, Hume cible plus précisément l’apologétique chrétienne et réhabilite de façon volontairement provocatrice le polythéisme des anciens Grecs et Romains, jugé à maints égards plus conformes à la raison. À l’issue de ce procès en appel, tel est le verdict de Hume : les religions populaires en général, et le monothéisme chrétien en particulier, ne sont pas des croyances rationnelles, et il y a peu d’espoir qu’elles soient supplantées un jour par la seule croyance rationnelle recevable qu’est le pur théisme savant, ingrat et abstrait, du philosophe. Ce relatif constat d’échec justifie le troisième acte du procès intenté par les Lumières à la religion.
Troisième acte : avec Kant, tenant d’une position singulière parmi les Aufklärer de son temps, le procès de Dieu (ouvert par la métaphysique de Leibniz et radicalisé par le scepticisme de Hume en procès des religions populaires monothéistes et révélées) devient le procès de la raison elle-même, considérée comme instance double, à fois jugeante et jugée. En effet, la raison non seulement fait comparaître la théologie dogmatique ainsi que la foi religieuse historique devant son propre tribunal, mais encore ce faisant elle y comparaît elle-même. Réactivant et amplifiant dans la Préface à la première édition de 1781 à la Critique de la raison pure la métaphore judiciaire héritée de Leibniz, Kant fait du criticisme même un « tribunal ». Dans ce texte, Kant évoque en effet « la maturité
du jugement d’un siècle qui n’entend plus se laisser amuser par une apparence de savoir » et qui par conséquent adresse à la raison
une mise en demeure de reprendre à nouveau la plus difficile de toutes les tâches, celle de la connaissance de soi-même et d’instituer un tribunal qui, en assurant ses légitimes prétentions, repousse aussi toutes celles de ses exigences qui sont sans fondement […]. Ce tribunal, c’est la Critique de la raison pure elle-même24.
Abandonnant l’optimisme de la théodicée leibnizienne, encore très prégnant dans ses Considérations sur l’optimisme (1759), le Kant de la maturité critique rompt triplement avec Leibniz : 1) avec sa double preuve spéculative dogmatique (cosmologique et physico-théologique) de l’existence de Dieu ; 2) avec sa justification métaphysique de la justice de Dieu et avec son projet même de théodicée25 et 3) avec la manière dont Leibniz réconcilie foi chrétienne et raison philosophique (Leibniz les conciliait en faisant de la raison une alliée au service de la foi, tandis que Kant dans La religion place au contraire la foi religieuse au service de la foi rationnelle, entreprenant de déduire la première à partir de la seconde). Mais le criticisme kantien entend tout autant dépasser le scepticisme humien, lequel n’aboutit qu’au constat ruineux (tant pour la science physique que pour la morale et la religion) de l’imperfection de la raison. Refusant la quadruple conclusion sceptique de Hume (nature incohérente, histoire chaotique, Dieu muet et absent, raison exsangue), Kant ouvre le troisième acte du procès, en l’inscrivant dans le cadre plus général du « tribunal » critique, devant lequel la raison comparaît d’abord elle-même, avant d’y faire comparaître les autres facultés de connaître de l’esprit humain. Pour ce faire, il procède à un double remaniement26.
Premier remaniement : Dieu n’est plus considéré (comme chez Leibniz) comme un être suprême réel, dont l’existence puisse être avérée par des
preuves rationnelles spéculatives, mais comme une simple Idée transcendantale de la raison pure théorique, qu’on peut certes penser (denken), mais non connaître (erkennen), ni prouver (beweisen), et dont on peut, tout au plus, supposer avec profit l’existence, au nom d’une « foi doctrinale spéculative », à laquelle Kant reconnaît le mérite de favoriser le progrès et l’accomplissement systématique de la science de la nature. Dans la Critique de la raison pure, le procès n’est plus celui d’une religion populaire monothéiste révélée (Hume), ni celui du Dieu du christianisme (Leibniz), mais celui de la théologie transcendantale (en tant que science rationnelle spéculative pure, branche de la métaphysique spéciale) et de ses trois preuves de l’existence de Dieu. Le procès devient avec Kant d’abord celui de la théologie métaphysique et, en tant que tel, une partie d’un procès plus vaste qu’instruit le tribunal critique, où la raison, telle un juge en fonction définit ses propres limites. La Critique réfute ainsi comme dialectiques (illusoires, sophistiques) les trois preuves classiques de l’existence de Dieu jusqu’alors en vigueur en philosophie et issues de la raison pure théorique : les preuves ontologique, cosmologique et physico-théologique. Le seul Dieu qu’admette le tribunal de la raison critique n’est plus désormais qu’une simple Idée de la raison spéculative, dont celle-ci ne peut prouver ni qu’il existe, ni qu’il n’existe pas. Aussi Kant renvoie-t-il dos-à-dos le dogmatisme métaphysique (Descartes, Leibniz, Spinoza, Malebranche) et l’athéisme, qu’il condamne pour des raisons morales. Il en découle un second remaniement.
Second remaniement : la charge de la preuve de l’existence de Dieu incombe, selon Kant, non plus à la raison spéculative (comme chez Descartes et les post-cartésiens), laquelle s’égare dans les illusions transcendantes de la Schulmetaphysik, mais à la raison en son usage pratique et pur (moral). L’aveu d’incompétence de la raison théorique face à la question de l’existence de Dieu, qui lui vaut du coup de devenir l’unique source et garantie de l’ordre, de l’unité, de la légalité et donc de la cognoscibilité de la nature, s’accompagne de la mise au jour 1) d’un nouvel usage de la raison pure (qui n’est pas une nouvelle raison : la raison reste bien une27) : son usage pratique (moral), 2) corrélativement d’un
nouveau type de métaphysique, une métaphysique qui n’est plus spéculative, mais pratique (« métaphysique des mœurs » ou « métaphysique de la liberté ») et 3) d’un nouveau genre de preuve de l’existence de Dieu, preuve rationnelle, a priori et proprement morale. Si Kant dénonce toute morale théologique (qui, par exemple chez Crusius, consiste à déduire nos devoirs de la volonté d’un Dieu transcendant), il crée en revanche une théologie morale, qui s’esquisse dès le « Canon de la raison pure » de la Critique de la raison pure, s’accomplit dans la doctrine des trois postulats de la raison pratique dans la Critique de la raison pratique et culmine dans les derniers paragraphes de la Critique de la faculté de juger. Le transfert de la question de Dieu sur le terrain du criticisme moral constitue le second retournement qu’opère Kant eu égard au procès de Dieu inauguré par Leibniz et Hume. L’existence de Dieu (désormais considéré ici non plus comme architecte de la machine du monde physique, mais comme créateur du monde intelligible moral, souverain chef du règne des fins) devient l’objet d’un « postulat » (hypothèse nécessaire subjectivement, bien qu’objectivement fondée dans le Factum rationis de la loi morale) de la raison pure pratique. Selon Kant, l’homme moral est en droit d’espérer que Dieu existe, dans la mesure où le Souverain Bien dérivé (contentement que l’homme peut légitimement espérer tirer de ses actes vertueux), en tant qu’objet unique et total de sa volonté bonne, rend nécessaire l’existence de Dieu, pris comme créateur du monde moral et comme Souverain Bien originaire. La liberté pratique (autonomie) et la loi morale qui la sous-tend fondent désormais le besoin (Bedürfnis) de Dieu et la preuve (Beweis) de Dieu dans la raison elle-même, entendue comme raison pratique, et non plus comme raison spéculative. Le besoin de Dieu s’avère être un besoin de la raison elle-même et l’indice d’un intérêt (Interesse) moral et pur indubitable en elle et universel (commun à tous les hommes). Dieu doit exister parce que l’homme est capable de moralité et que sa volonté bonne vise le souverain bien dérivé (synthèse a priori de vertu et de contentement).
Par ce double renversement, le criticisme produit une preuve inédite, pratique et entièrement a priori, de l’existence de Dieu et, à la différence du scepticisme humien, loin d’invalider totalement et définitivement la raison théorique, il la limite seulement à la connaissance de la nature
phénoménale, où elle a en revanche pleine légitimité. Ce faisant Kant donne raison 1) à Leibniz sur l’innocence divine, mais sans recourir à l’argument métaphysique dogmatique du meilleur des mondes possibles et en évitant à la raison humaine de se hisser au point de vue de Dieu lui-même et 2) à Hume sur l’impossibilité de toute preuve théorique de l’existence de Dieu. Le tribunal critique kantien de la raison à la fois dénonce, contre Leibniz, toute métaphysique spéculative comme dogmatique (dialectique, illusoire) et préserve, contre le scepticisme de Hume, la pleine capacité de la raison théorique à connaître la nature. Kant clôt ainsi le procès de Dieu et de la théologie rationnelle par un accord de paix, ici encore provisoire, qui scelle la séparation théorique, mais la proximité pratique du divin et de l’humain. Selon lui, le criticisme est censé ouvrir une ère de paix perpétuelle en philosophie, où la raison (pure théorique), enfin réconciliée avec elle-même, sera délivrée des conflits (« antinomies ») apparents opposant en métaphysique dogmatiques et sceptiques. L’irénisme critique, qui s’amorce dès la Critique de la raison pure et culmine dans l’Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie (1796), constitue la réponse proprement kantienne au procès de Dieu ouvert par Leibniz et au procès de la religion ouvert par Hume. Avec la pacification critique, le xviiie siècle découvre un nouveau type d’alliance entre foi et raison, Kant inventant une nouvelle forme de foi (fides) ou croyance (Glauben), foi proprement rationnelle et pratique, par laquelle la raison s’affirme à la fois indépendante et solidaire de Dieu.
Il en résulte chez Kant, dans un second temps, un effort pour attribuer à la foi religieuse et à la religion une place spécifique au sein du système critique. Si la philosophie critique théorique (Critique de la raison pure) répond à la première des trois questions de la raison pure (« Que puis-je savoir ? »), si la philosophie critique pratique (Critique de la raison pratique) répond à la deuxième question (« Que dois-je faire ? »), c’est en revanche à la philosophie critique de la religion (esquissée à l’extrême fin de la Critique de la faculté de juger et développée surtout dans La religion) qu’il revient de répondre à la troisième question (« Que m’est-il permis d’espérer ? »). En assignant à la religion une place spécifique au sein de l’architectonique critique, Kant est amené à explorer une nouvelle voie (parallèlement au double renversement opéré respectivement par la première Critique et par les deuxième et troisième Critiques).
Cette voie, qui va devenir emblématique d’un certain courant de la religion philosophique des Lumières, consiste à réduire le christianisme à son noyau moral (y compris sa Révélation) et à en faire non seulement une religion historique, mais aussi et surtout une religion naturelle, c’est-à-dire rationnelle. Il ne s’agit pas d’un geste absolument nouveau, dans la mesure où l’accord de la raison humaine (immanente) avec la Révélation biblique (transcendante) était déjà affirmé par certains Pères de l’Église, comme par exemple Saint Thomas ou Maïmonide28. Mais Kant porte à son point culminant l’ambition du xviiie siècle, non seulement d’harmoniser raison et foi en une Révélation (dont on trouverait trace dès le xviie siècle, par exemple chez Malebranche), mais bien d’inclure la Révélation chrétienne dans la rationalité ou de déduire la Révélation à partir de la simple raison (pratique pure). Kant incarne ici une position originale et tout en nuance, ménageant, plus que ne le fera son jeune et radical disciple Fichte, une place, en marge de la philosophie morale rationaliste, pour la foi religieuse (historique positive), qu’il considère tantôt minimalement comme simple outil subjectif provisoire au service de la foi rationnelle morale, tantôt au maximum comme une enveloppe sensible symbolisant la foi rationnelle morale, c’est-à-dire la vraie religion ou religion en esprit. Kant fonde la vérité de la religion sur un noyau moral intégralement rationnel et pur. Il déduit la religion de la morale et réduit celle-là à celle-ci, comme un grand cercle se déduit de et se réduit à son petit cercle concentrique29. Il s’agit, non d’invalider toute religion historique positive, mais de ne lui accorder qu’une place ancillaire, seconde (à la limite superflue), puisqu’en droit (absolument parlant) sont inutiles objectivement la lettre extérieure du culte prôné par telle Église historique, ainsi que la Révélation, les dogmes, mystères et miracles que véhiculent sa tradition. Kant ne reconnaît à l’enveloppe sensible symbolique des religions révélées, au mieux, que l’utilité facultative d’un moyen subjectif provisoire de cultiver la seule vraie foi à ses
yeux, la foi rationnelle morale, qui forme le vrai cœur de toute religion. Dorénavant ce n’est plus la Révélation relatée par les Saintes Écritures (témoignage hétéronomique eu égard à l’homme et déduit de la volonté d’un Dieu transcendant), mais la raison (pure pratique) qui dicte (en régime d’autonomie morale) son contenu à la religion, y compris la Révélation, laquelle devient intégralement compréhensible moralement dans les limites de la simple raison, la blosse Vernunft désignant, dans le titre de l’ouvrage, à la fois la raison pure, c’est-à-dire entièrement a priori, et la pure et simple raison ou raison prise toute seule.
Il en résulte enfin dans un troisième temps – et c’est là la dernière étape du procès kantien – une reconfiguration des liens académiques et institutionnels au sein de l’Université entre la Faculté de philosophie (dite inférieure) et la Faculté de théologie (dite supérieure), la première étant par définition entièrement libre de penser et d’interroger de façon critique les dogmes des religions révélées (au premier rang desquelles le christianisme), la seconde étant en revanche tenue de défendre une position orthodoxe en matière de foi, conforme à l’Église et au clergé dont elle dépend. Dans le Conflit des Facultés (1798), Kant appelle en effet de ses vœux l’institution d’un nouveau type de dialogue entre philosophie et théologie, en tant que disciplines académiques, où c’est la Faculté de philosophie (incarnant la raison) qui trancherait les différends et controverses opposant philosophes et théologiens :
On peut aussi sans doute concéder à la Faculté de théologie l’orgueilleuse prétention de prendre la Faculté de philosophie pour sa servante, mais alors la question subsiste toujours de savoir si celle-ci précède avec la torche sa gracieuse Dame ou si elle la suit portant la traîne30.
Dans le cadre de la réaction conservatrice opposée aux Lumières qui suit en Prusse la mort de Frédéric II le Grand et en France la Révolution de 1789, Kant redéfinit du point de vue universitaire les rapports entre théologie et philosophie, conformément au droit de libre examen critique récemment conquis par la raison et qui fait d’elle un juge ou arbitre selon la métaphore judiciaire du tribunal critique. Le conflit des Facultés de philosophie et de théologie au sein de l’Université renvoie à la distinction kantienne entre foi religieuse (foi d’Église) et foi rationnelle pure pratique. La première repose sur des statuts, c’est-à-dire « des lois
dérivant de la volonté d’un autre », la seconde sur « des lois intérieures qui peuvent se déduire de la raison propre de tout homme31 ». Cette distinction ne signifie ni séparation, ni opposition (incompatibilité) entre le docteur de la loi statutaire fixée par une Église historique, lequel obéit à un principe d’hétéronomie, et le savant de la raison, le philosophe, qui obéit au principe de l’autonomie morale (soumettant sa volonté à la loi morale intérieure à la raison de tout homme). Le docteur de la loi ou théologien doctrinal place la volonté morale de l’homme sous l’autorité d’un Dieu extérieur et transcendant (comme dans la morale théologique, hétéronomique par excellence, de Crusius), tandis que le philosophe rationaliste des Lumières, qu’incarne le criticisme, se contente de prouver Dieu au moyen de sa seule raison pure pratique via le fait rationnel intérieur de la loi morale. Ainsi Kant distingue-t-il, sans les opposer, la religion en vérité ou en esprit, entièrement déductible à partir de la simple raison morale, et la religion d’une Église historique positive dont le contenu littéral dogmatique constitue l’objet d’étude de la théologie doctrinale ou biblique. Kant distingue ainsi, mais dans le but de mieux les articuler l’une à l’autre, deux types de religion (selon l’esprit et selon la lettre), deux types de foi (foi doctrinale dogmatique et foi rationnelle morale), deux types d’Église (l’Église historique visible et l’Église invisible, éternelle, universelle, « règne des fins », monde moral intelligible, cité éthique, corpus mysticum de tous les êtres soumis à la loi morale et dont le souverain chef est Dieu) et corrélativement deux types de théologie (la théologie philosophique et la théologie biblique). La religion vraie (religion vraie, rationnelle, naturelle), sans s’identifier à la morale, en est le prolongement légitime nécessaire. Elle en diffère par la seule forme, en ce qu’elle présente les lois de la raison pratique comme l’expression de la volonté divine, de façon à en faciliter l’accomplissement par la volonté humaine. En revanche, la religion historique positive (foi en une Révélation par exemple) n’est elle-même qu’un prolongement possible de la religion vraie :
La morale n’a aucunement besoin de la religion, mais se suffit à elle-même grâce à la raison pure pratique […]. [Toutefois] la morale conduit immanquablement à la religion […]. Cependant, dans le champ des sciences, il s’oppose à la théologie biblique une théologie philosophique, qui est le bien
confié à une autre Faculté. Cette théologie [philosophique], si toutefois elle demeure dans les limites de la simple raison, […] doit avoir pleine liberté de se développer, aussi loin que s’étend sa science32.
Kant montre dans cette optique que le christianisme est la foi d’Église qui convient le mieux à la pure religion morale de la raison. Il distingue en effet au sein du christianisme deux niveaux : celui de la religion historique positive (credo littéral) et celui de la religion rationnelle morale (religion vraie ou en esprit, liée à l’Église universelle). Le christianisme
se trouve, dans la Bible, composé de deux parties dissemblables : l’une, qui contient le canon, et l’autre l’organon ou véhicule [enveloppe sensible symbolique] de la religion ; le premier peut être appelé la pure foi religieuse (fondée, sans statuts, sur la simple raison), et l’autre, la foi de l’Église qui repose tout entière sur des statuts, exigeant une Révélation, pour être regardés comme un enseignement et des préceptes sacrés33.
Kant en tire les trois principaux principes méthodologiques auxquels doit se plier la théologie philosophique, en tant qu’exégèse scripturaire menée par la raison seule : le philosophe théologien rationaliste doit 1) ramener les dogmes de l’Écriture (Révélation, Trinité, Incarnation etc.) à leur strict contenu rationnel moral, faire de ces dogmes, non plus un au-delà imaginaire pour la raison, mais un organon (outil, instrument) symbolique sensible, produit par et pour la simple raison ; 2) désolidariser la foi religieuse en ces dogmes scripturaires de tout mérite moral : Kant affirme l’unique valeur des œuvres, c’est-à-dire des actes moraux accomplis par pur respect pour la loi morale, indépendamment de tout espoir de récompense promis par la religion : le seul moyen de plaire à Dieu est d’agir vertueusement, non d’obéir aux préceptes littéraux d’une Église historique ; 3) interpréter l’œuvre (et donc la valeur) d’un homme à l’aune de l’usage qu’il fait de sa force morale (de sa volonté), sans recourir à l’intervention divine. Contre la théorie de la grâce divine (chère à Malebranche, qui, lui aussi, tentait d’atténuer la tension entre raison et foi en proposant une forme originale de rationalisation de la foi), Kant soutient l’autosuffisance de la raison humaine. Il rompt par là délibérément avec la Réforme, qui plaçait l’essence du christianisme dans l’Écriture, la foi et la grâce. Dorénavant, la raison se soumet l’Écriture, qu’elle réinterprète à l’aune
de ses propres exigences morales, et secondarise, voire congédie autant que possible et la foi et la grâce. Telle est la solution du rationalisme kantien : la philosophie reconnaît le noyau rationnel de la Révélation chrétienne, moyennant quoi la théologie reconnaît en retour la validité de l’interprétation philosophique des Écritures. Toutefois ce compromis reste fragile. Il est bientôt contesté, du côté de la philosophie, par ceux qui, comme par exemple Hegel dans L’esprit du christianisme et son destin (1798), situent l’essence du christianisme dans un amour de Dieu dépassant toute forme de légalité morale (comme on la trouve dans le judaïsme). Et du côté des théologiens, d’abord tentés par cette offre kantienne de paix, on déplore que la foi d’Église se dissolve et se perde dans cette religion de la pure raison et de la raison pure.
Quatrième acte : après le procès métaphysico-moral de Dieu (Leibniz), après le procès critique de la théologie rationnelle (Kant), et en marge du procès de la religion monothéiste (Hume), le xviiie siècle instruit le procès plus spécifique de la Révélation (principalement chrétienne), comme relation privilégiée des hommes à Dieu outrepassant la raison humaine. Les Lumières iront jusqu’à voir dans la Révélation une ruse et un subterfuge politiques. Plus généralement et au-delà de la seule Révélation, le juge qu’est la raison naturelle, institué et revendiqué par la philosophie des Lumières, met en accusation les dogmes, articles de foi, miracles et mystères du christianisme. Le xviiie siècle lit avec avidité le Traité des trois imposteurs34, qui, ôtant toute transcendance à la Révélation, réduit celle-ci à un simple projet politique (inavoué) de domination, à un simple instrument immanent du pouvoir séculier. Comparaissant devant le tribunal de la raison, la Révélation à la fois se sécularise, se laïcise et s’instrumentalise :
Les ambitieux, qui ont toujours été de grands maîtres en l’art de fourber, ont tous suivi la même route dans l’établissement de leurs lois. Pour obliger le peuple à s’y soumettre de lui-même, ils l’ont persuadé, à la faveur de l’ignorance qui lui est naturelle, qu’ils les avaient reçues ou d’un dieu ou d’une déesse35.
Le Traité dénonce ainsi « l’imposture » des fondateurs de religions, qui ne seraient en fait mus que par leur ambition politique. Moïse,
Numa-Pompilius, Jésus-Christ, Mahomet y apparaissent comme des précurseurs du Prince de Machiavel, dont la soif de pouvoir est hostile à la vérité.
Ce sont en particulier les Lumières françaises qui instruisent avec le plus de passion le procès de la religion en tant que religion révélée, allant parfois, dans leurs formes les plus radicales, jusqu’à professer athéisme et anticléricalisme36. Pour n’en retenir que deux exemples fameux, Diderot dans ses Pensées philosophiques (1746) et Voltaire dans son Dictionnaire philosophique (1764) dénoncent avec virulence l’absurdité des religions dites révélées, et du christianisme en particulier, usant tour à tour d’ironie et d’indignation (« Écrasons l’infâme ! » de Voltaire). Dans la veine du Traité des trois imposteurs, tous deux dénoncent le cynisme politique des fondateurs de religions révélées. Selon Diderot,
Tous les peuples ont de ces faits, à qui, pour être merveilleux, il ne manque que d’être vrais ; avec lesquels on démontre tout, mais qu’on ne prouve point ; qu’on n’ose nier sans être impie, et qu’on ne peut croire sans être imbécile37.
Selon Voltaire :
Après notre sainte religion, qui sans doute est la seule bonne, quelle serait la moins mauvaise ? Ne serait-ce pas la plus simple ? Ne serait-ce pas celle qui enseignerait beaucoup de morale et très peu de dogmes ? Celle qui tendrait à rendre les hommes justes sans les rendre absurdes ? Celle qui n’ordonnerait point de croire des choses impossibles, contradictoires, injurieuses à la Divinité et pernicieuses au genre humain, et qui n’oserait point menacer des peines éternelles quiconque aurait le sens commun ? Ne serait-ce point celle qui ne
soutiendrait pas sa créance par des bourreaux, et qui n’inonderait pas la terre de sang pour des sophismes inintelligibles ? Celle dans laquelle une équivoque, un jeu de mots, et deux ou trois chartes supposées ne feraient pas un souverain et un dieu d’un prêtre souvent incestueux, homicide et empoisonneur ? Celle qui ne soumettrait pas les rois à ce prêtre ? Celle qui n’enseignerait que l’adoration d’un Dieu, la justice, la tolérance et l’humanité38 ?
Si la critique philosophique de la religion n’est pas nouvelle et si les Lumières françaises sont loin d’être les premières à redéfinir en ces termes le rapport de la raison à la foi, Diderot et Voltaire mettent du moins l’éloquence et la passion au service de ce geste philosophique qu’est la critique rationnelle des religions révélées. Ils réactivent, plus qu’ils n’inventent, une polémique anti-religieuse dont on trouve trace dès la réaction païenne qui s’était développée au début de l’ère chrétienne autour de Celse ou des tentatives de restauration de Julien l’Apostat. La rationalité philosophique des Lumières françaises, qu’il convient de ne pas lire a posteriori (par un effet rétrospectif anachronique) comme une anticipation du positivisme scientiste ultérieur, s’affirme en exploitant un fond de refus et d’indignation ancien contre la religion révélée et notamment contre le christianisme. Si le matérialisme, l’athéisme et l’anticléricalisme (tantôt liés, tantôt dissociés) ont pu fleurir dans la France du xviiie siècle, les positions de Diderot et Voltaire s’en distinguent. Pour Diderot par exemple, la science physique moderne peut se satisfaire d’un matérialisme39, mais, loin d’inciter à l’athéisme, elle conforte bien plutôt le théisme, croyance en un Dieu créateur de la nature. Diderot reprend d’ailleurs les métaphores classiques du Dieu architecte ou artisan (Dieu machiniste qui chez Leibniz crée un univers physiquement parfait, mais où s’invitent de temps en temps les miracles de « l’ordre de la grâce », ou Dieu horloger qui chez Newton remonte de temps à autre la machine imparfaite de l’univers). Chez Diderot, la critique de la Révélation chrétienne n’émancipe donc nullement la science vis-à-vis de Dieu, mais fonde bien plutôt la science sur un théisme, lequel est l’une des formes originales qu’a pu prendre au xviiie siècle la religion philosophique des Lumières, qui s’apparente
plus à une philosophie de la religion. La science physique nous conduit au théisme comme à son fondement. Non seulement la science prouve l’existence de Dieu, mais elle est la seule à pouvoir légitimement le faire, et ce, selon la seule voie de la rationalité (ici théorique, et non pratique comme chez Kant) et sans qu’il lui soit besoin de convoquer quelque Révélation divine que ce soit.
Ce n’est que dans les ouvrages de Newton, de Musschenbrœk, d’Hartsœker et de Nieuwentyt [i. e. de science physique], qu’on a trouvé des preuves satisfaisantes de l’existence d’un être souverainement intelligent. Grâce aux travaux de ces grands hommes, le monde n’est plus un dieu : c’est une machine qui a ses roues, ses cordes, ses poulies, ses ressorts et ses poids40.
Diderot prolonge ici la thèse rationaliste cartésienne de la solidarité moderne entre Création divine et mécanisme naturel.
L’originalité de ce quatrième acte du procès, instruit par la philosophie française des Lumières, ne réside pas tant dans la dénonciation de l’absurdité, voire du machiavélisme politique de la Révélation chrétienne par la raison (c’était déjà un thème de l’apologétique des Pères de l’Église) que dans une synthèse de trois motifs (eux aussi déjà développés en amont des Lumières) : 1) la critique du pouvoir papal et en général des autorités ecclésiastiques dans la lignée (du côté de la religion) de Luther et Calvin et (du côté de la philosophie juridico-politique) de Jean Bodin dans ses Six Livres de la République (1576) ; 2) l’appel à la tolérance en matière de foi religieuse (qu’on trouve déjà par exemple chez Montaigne ou Locke) et 3) la critique des vaines superstitions, là aussi déjà prônée au xviie siècle par exemple par Pierre Bayle dans ses Pensées diverses sur la comète (1683)41. Ici émerge en tout cas le thème de la défense de la liberté de conscience intérieure (et secondairement de la libre pratique cultuelle), au nom de la rationalité des Lumières, liberté religieuse que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 inscrira bientôt dans la sphère juridico-politique en en faisant un droit fondamental de l’homme. Les Lumières françaises ajoutent ainsi à la dénonciation (ancienne) de l’absurdité de toute Révélation l’appel double de la raison à lutter contre le pouvoir (temporel et spirituel, politique et religieux) du Vatican et à cultiver la tolérance de l’État en matière de religion.
Enfin cinquième acte : la raison philosophique des Lumières entreprend d’expliquer les religions comme phénomènes culturels humains historiques parmi d’autres selon une méthode à la fois généalogique, génétique et archéologique. Après le procès de Dieu (Leibniz), de la religion monothéiste (Hume), des théologies spéculative dogmatique et doctrinale biblique (Kant) et de la Révélation (Diderot, Voltaire), il reste aux Lumières à faire comparaître les religions, prises cette fois comme institutions culturelles et pratiques cultuelles, devant le tribunal d’une raison historique, historienne, voire historiciste. C’est principalement avec Condorcet que l’histoire, sans encore être instituée en tribunal mondial42, se trouve convoquée comme recours contre l’oppression religieuse. Dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795), Condorcet, mêlant étroitement religion et histoire, historicise la religion chrétienne, dont la justification est désormais à chercher dans le temps humain. La vérité du christianisme est d’abord et avant tout issue de l’histoire et de ses concrétions successives. Le christianisme, fruit d’un processus historique, loin d’avoir une essence transcendante résidant dans une Révélation divine, prend lui-même la forme d’un récit historique (la Bible), construction culturelle et intellectuelle humaine. Condorcet examine le processus historique et le mécanisme intellectuel par lesquels l’apologétique chrétienne en vient à interpréter l’histoire humaine de façon prophétique, voire messianique, en plaçant son sens (à la fois signification et direction téléologique) dans l’événement annoncé et promis du retour en gloire du Christ. Pour le christianisme lui-même, une partie de sa vérité réside dans le sens historique même de cette attente, de cet inaccomplissement, qui surplombe le déroulement de l’histoire, le devenir universel du genre humain visant à manifester la puissance du Christ et de son Église. Pour Condorcet, à la fois philosophe rationaliste de l’histoire et penseur critique examinant à l’aune de la raison historique le messianisme chrétien, il s’agit de comprendre à la fois comment de facto l’histoire fait la vérité du christianisme et comment le christianisme en est venu à s’arroger le droit d’éclairer et d’orienter l’histoire en lui fournissant son telos. Condorcet accomplit ainsi un double geste philosophique : il historicise le christianisme et se donne par là les moyens de penser les conditions intellectuelles mêmes d’une
herméneutique chrétienne de l’histoire humaine comme histoire sainte, providentielle, voire messianique.
Ce faisant à la fois il s’inspire et se démarque de Bossuet et Turgot. À la fin du Grand Siècle, Bossuet dans la première partie de son Discours sur l’histoire universelle (1681), intitulée « Les époques ou la suite des temps », rappelant le sens originaire grec du mot « époque », proposait un modèle de périodisation de l’histoire humaine calqué sur les sept âges du monde chrétien43. Condorcet de même scande son Esquisse en époques. Il s’inspire aussi de son maître Turgot, qui, dans son discours Tableau philosophique des progrès successifs de l’esprit humain (1750), proclamait les avantages que le christianisme procure au genre humain en termes de salut éternel, de lumières, de paix et de bonheur. Toutefois Condorcet se sépare de ses deux grands prédécesseurs dans la mesure où, contre Turgot, il récuse tout concours de la religion au progrès intellectuel et spirituel de l’humanité et où, contre Bossuet, il rejette l’idée d’une Providence divine extérieure à l’humanité et fait de l’esprit humain le seul acteur et auteur (garant) de son histoire. Si chez Bossuet et Turgot, l’histoire permet de lier christianisme et salut de l’humanité, chez Condorcet elle illustre à la fois l’autonomie de l’esprit humain, seul responsable de son progrès, et le rôle néfaste des religions dans ce processus émancipateur. Retournant la tradition apologétique chrétienne de l’histoire providentielle, qui faisait de l’histoire un plaidoyer en faveur de la religion, Condorcet en fait un réquisitoire contre la religion.
Sa lecture historicisée de la religion chrétienne s’articule en quatre thèses principales. 1) Les religions proviennent historiquement de la
confiscation du savoir par une minorité savante au détriment de la masse ignorante. 2) La caste sacerdotale s’allie à la caste des guerriers et des rois pour mieux asseoir son pouvoir sur le peuple. 3) Le christianisme confirme et aggrave ce système de domination : prêtres et moines tentent d’étouffer ou de retarder les progrès de l’esprit humain et la diffusion des Lumières dans le peuple, dans lesquels ils voient une menace pour la pérennité de leur propre pouvoir politique. Condorcet souligne à ce sujet la tension entre le message de l’Évangile et le système de domination politique mis en place par l’Église romaine. Il évoque avec ironie la conception évangélique de l’égalité des hommes, qui paradoxalement éveille en eux l’esprit critique et le goût de penser librement par eux-mêmes44 :
Les principes de fraternité générale, qui faisaient partie de la morale chrétienne, condamnaient l’esclavage ; et les prêtres, n’ayant aucun intérêt politique à contredire sur ce point des maximes qui honoraient leur cause, aidèrent par leurs discours à une destruction que les événements et les mœurs devaient nécessairement amener. Ce changement a été le germe d’une révolution dans les destinées de l’espèce humaine ; elle lui doit d’avoir pu connaître la véritable liberté45.
En philosophe rationaliste des Lumières, Condorcet invite à pratiquer un libre examen critique de l’Écriture Sainte au service de l’émancipation (intellectuelle, morale, religieuse) de l’humanité. 4) Dans ce combat pour la domination intellectuelle et politique des sociétés que se livrent les Églises et leurs clergés (castes sacerdotales issues d’une minorité savante), alliés aux politiques et aux militaires, l’événement décisif susceptible d’inverser le rapport de force en faveur du peuple est l’invention de l’imprimerie et la diffusion universelle des savoirs qu’elle permet. Grâce à Gutenberg, savoir et pouvoir politique ne sont plus réservés à une élite. Les Lumières sont appelées à se diffuser toujours plus largement du public instruit des savants et des philosophes46 vers le peuple, via la formation d’une opinion publique, qui, s’émancipant peu à peu de la tutelle morale
et religieuse des Églises, est appelée à juger par elle-même des progrès de l’esprit humain dans l’histoire. L’événement crucial de l’imprimerie de masse est censé accélérer le déclin du pouvoir sacerdotal et remplacer celui-ci par une nouvelle classe de savants, issus de la publicité du débat intellectuel et de l’universalité de sa diffusion. Condorcet prédit en effet la victoire des savants et philosophes et la fin du pouvoir politique de la caste sacerdotale, proposant ainsi une lecture politique du rôle de la religion dans l’histoire. Le savant est appelé à supplanter le prêtre, la science à supplanter la religion, et l’opinion publique (favorisée par la diffusion d’ouvrages imprimés) à supplanter le principe d’autorité (que Kant dénonce comme « état de tutelle », comme pensée hétéronomique). Condorcet dénonce ainsi l’obscurantisme religieux, réfractaire par nature au progrès de la science et de la raison.
Au-delà de son anti-christianisme militant Condorcet exprime une nouvelle forme de foi rationnelle (distincte de la foi morale promue par Kant) dans le progrès et la victoire de la raison sur l’obscurantisme politico-religieux. En un sens il invente une nouvelle religion, religion des Lumières, religion de la raison (bien qu’en un sens différent de celui que pouvaient prêter à cette expression Leibniz, Hume, Kant, Voltaire ou Diderot). À la foi religieuse dans une révélation entée dans une tradition scripturaire dissimulant plus ou moins les visées politiques de la caste sacerdotale, Condorcet substitue une foi dans l’émancipation de l’esprit humain hors de tout état de tutelle obscurantiste. Condorcet clôt donc le cinquième et dernier acte du procès de Dieu, de la religion, de la théologie et de la Révélation en instruisant, à partir du tribunal de l’histoire, le procès de l’oppression politique, de l’ignorance et de l’obscurantisme intellectuel que véhiculent les religions en général. Mais ce faisant ne reste-t-il pas prisonnier lui-même de la lecture chrétienne de l’histoire providentielle (téléologie du salut) qu’il dénonce pourtant ? C’est encore à l’intérieur d’un cadre de référence issu de la religion chrétienne qu’il s’emploie à dénoncer les méfaits des religions. Telle est, sinon l’ambiguïté, du moins la faiblesse de la synthèse philosophique rationnelle qu’il tente entre histoire et religion.
En conclusion, ce procès en cinq actes révèle un xviiie siècle riche et complexe. Cette époque – littéralement ce moment qui arrête, suspend le devenir historique – loin d’illustrer une pensée homogène ou uniforme, se sera autorisée à penser, avec une totale liberté d’esprit et d’examen
critique, dont la raison fait sa devise (« pense par toi-même »), divers types de rapports possibles entre foi et raison, entre religion et philosophie. On ne saurait sans simplification abusive parler d’une ou de la philosophie des Lumières, mais bien plutôt des philosophies des Lumières, tant l’époque regorge de positions philosophiques divergentes sur la question du rapport de la foi à la raison (pour s’en tenir aux figures majeures évoquées ici : Leibniz, Hume, Kant, Voltaire, Diderot, Condorcet). Les philosophies des Lumières en Europe (Angleterre, Allemagne, France) entretiennent avec les religions des rapports mouvants et subtils, allant de la paix à la guerre, en passant par maintes formes intermédiaires. S’il faut toutefois in fine dégager ce qui fait l’unité cohérente relative d’un style de pensée propre à l’Europe du xviiie, unité qui en fait précisément une « époque » au sens grec du terme, celle-ci résiderait dans l’unique mot d’ordre du penser libre appliqué au rapport entre foi et raison, dans l’exigence de soumettre au libre et public examen critique de la rationalité philosophique toutes les religions, et en particulier les religions révélées (au premier rang desquelles le christianisme). Le siècle des Lumières est le siècle qui repense à nouveaux frais, et de façon encore aujourd’hui fructueuse, les rapports de la raison avec le christianisme. Cet effort audacieux pour parler rationnellement des religions représente enfin une nouvelle phase dans le processus de constitution de la Modernité, souvent accompagné d’affrontements violents, mais riche de pensées originales, voire audacieuses. Mais l’actualité du xviiie siècle et de la religion des Lumières ne réside pas seulement dans le riche foisonnement, parfois contradictoire, des questions et réponses qu’il nous lègue. Elle vaut plus radicalement par son exemple intellectuel, inscrit dans la devise kantienne de l’Aufklärung, « sapere aude », devise du courage de la raison pour penser en régime d’autonomie, indépendamment de toute tutelle (notamment religieuse). Le xviiie siècle aura été le creuset d’une multiplicité de religions philosophiques, pouvant prendre les formes les plus diverses et combinant foi et raison selon des modalités très variées. Ces religions philosophiques des Lumières sont à vrai dire plus des philosophies de la religion, où, en rupture avec la figure médiévale de la philosophie servante de la théologie, c’est désormais la raison qui, en tant que lumière naturelle, dicte à la foi, non certes son contenu thétique ou ses objets, mais du moins sa place, sa fonction, son statut et ses limites.
Le présent numéro, qui rassemble cinq études, obéit à un quadruple choix : 1) centrer le regard sur des enjeux précis à travers quelques auteurs emblématiques en offrant un tour d’horizon sur quelques unes des problématiques religieuses au tournant de l’âge classique et du siècle des Lumières ; 2) corréler l’étude d’auteurs du xviiie siècle à celle d’auteurs de la fin du xviie siècle (pré-Lumières), en qui se prédessine l’esprit des Lumières, en tant qu’ils amorcent un processus de sécularisation des questions religieuses et théologiques et annoncent l’émergence proche d’une religion philosophique, voire d’une philosophie rationaliste de la religion, qui sera proprement celle des Lumières ; 3) respecter l’équilibre entre majores (grands auteurs classiques) et minores, lesquels ont, eux aussi, pris part aux controverses religieuses et au débat entre théologie et philosophie au tournant des deux siècles ; 4) renoncer à toute visée d’exhaustivité : les « Lumières radicales » par exemple ne sont pas abordées dans le présent numéro (la critique voltairienne de la Révélation chrétienne ou encore l’athéisme matérialiste du xviiie siècle).
La première étude porte sur l’un de ces minores, Pierre-Daniel Huet et sa Demonstratio evangelica (1679), ouvrage important en son temps, mais délaissé à tort par l’histoire des idées, où Huet utilise la méthode géométrique au service d’une démonstration de l’authenticité de la Bible, en retournant contre Spinoza et la plupart des cercles cartésiens les arguments qui opposent méthode géométrique et méthode historique ou herméneutique. C’est sur la raison mathématique que Huet entend édifier la vérité de la foi chrétienne, et c’est dans cette mesure qu’il se rattache au lent processus de germination des Lumières qui éclora au siècle suivant et prônera une philosophie religieuse rationnelle. Dans sa Demonstratio evangelica, œuvre d’abord consacrée aux controverses portant sur l’exégèse biblique, Huet revendique une méthode géométrique de façon apparemment étonnante pour un anti-cartésien. C’est qu’en fait il s’appuie sur une définition de la géométrie tout autre que celle de Descartes. La géométrie de Huet mobilise, non tant des principes absolument certains (Descartes), que des postulats et des notions communes. La question du consentement commun est en effet au centre et de la critique adressée par Descartes à Herbert de Cherbury et de la critique adressée par Huet lui-même à Descartes. Cette étude resitue ainsi la logique interne de l’œuvre de Huet dans le contexte de ses prises de position à la fois contre les cartésiens et contre les port-royalistes
(Nicole), faisant de l’usage religieux de la méthode géométrique un objet de controverse en lui-même.
C’est encore à quatre auteurs de la fin de l’âge classique (Arnauld, Nicole, Simon et Le Clerc) qu’est consacrée la deuxième étude. Celle-ci montre comment les querelles religieuses (notamment entre protestants et catholiques après la révocation de l’Édit de Nantes) préparent un processus de sécularisation, qui constituera une véritable mutation d’époque, à partir de l’exemple de la réplique des jansénistes aux calvinistes par des arguments historiques plutôt qu’exégétiques. C’est par l’historicisation de questions théologiques que la place est ici préparée pour les Lumières. Le processus de sécularisation (qui passe par le recours à l’érudition ainsi qu’à un déplacement des instances de jugement) investit en effet les textes théologiques et les controverses religieuses de la fin du xviie siècle, dans la mesure où ces controverses témoignent d’une logique historico-critique, qui distingue outils de jugement et enjeux proprement religieux. Les controverses entre catholiques et protestants, en réfléchissant notamment au poids historique de l’origine comme critère d’authenticité contribuent à développer une vision sécularisée de l’histoire comme temporalité évolutive, en rupture avec la tradition rapportée à une origine. Le projet d’Arnauld et Nicole est ainsi ressaisi dans le contexte de ces controverses, comme par exemple la querelle de la Perpétuité de la foi, qui connut des développements assez imposants pour défendre, contre les protestants, la transsubtantiation comme dogme immuable de l’Église latine. Richard Simon renvoie quant à lui dos-à-dos Jean Claude et Nicole et dénonce le manque de connaissance philologique de ce dernier en matière de théologie orientale. Enfin Jean Le Clerc abonde dans le même sens : c’est désormais l’attention à la singularité de la situation qui guide son enquête, et non plus la fidélité à l’origine comme critère de vérité. Après le raisonnement logique de Nicole et l’approche philologique de Simon, Le Clerc valorise la compréhension synchronique des témoins. Si tous ces auteurs visent bien toujours le salut, leur méthode en revanche annonce déjà en partie l’esprit des Lumières, en ce qu’ils introduisent dans le genre théologico-religieux de la controverse une considération philosophique rationaliste du temps, contribuant à séculariser l’histoire, et en ce qu’ils situent le critère de jugement, non plus de façon dogmatique dans l’origine d’une tradition, mais dans la mise en évidence d’une discontinuité historique.
Les trois autres études portent plus classiquement sur trois auteurs incontournables eu égard à la religion philosophique des Lumières : Montesquieu, Rousseau et Kant.
La première étude aborde le statut de la religion chez le jeune Montesquieu, qui très tôt circonscrit les grands problèmes liés au statut de la religion dans la cité, en puisant à des sources variées, telles que par exemple la religion naturelle de Cicéron (dont l’influence apparaît dans son Discours sur Cicéron ou ses Notes sur Cicéron), le néo-platonicien de Cambridge Cudworth, ou encore l’érudit Jean Le Clerc, dont l’œuvre philosophique et théologique a beaucoup inspiré les Lumières. Cette étude exhume des textes peu connus de Montesquieu, comme par exemple la Dissertation sur la politique des Romains dans la religion (1716) dans le contexte des premières décennies du siècle, où les débats sur la foi et la raison sont encore souvent largement marqués par les Pensées diverses sur la comète de Pierre Bayle.
La deuxième étude traite de la difficile question de la « religion civile » dans le Contrat social de Rousseau et révèle, par une approche génétique, le rôle à la fois central et problématique de la religion civile, au croisement du droit politique et d’une anthropologie des mœurs (via les sentiments de sociabilité qui neutralisent heureusement les tendances au fanatisme religieux dans la cité). Il s’agit de souligner les apories du texte rousseauiste, la profession de foi civile renforçant l’obligation politique, mais sans parvenir à la fonder. Cette étude analyse la genèse contrariée du concept de religion civile dans la pensée politique de Rousseau dans le cadre de la polémique qui l’oppose à Voltaire dans les années 1750 (autour de la Lettre sur la Providence et de la Lettre sur l’optimisme), ainsi que la place de la religion civile dans l’économie conceptuelle du Contrat social, en convoquant des ajouts manuscrits faits par Rousseau au dos du chapitre du « Législateur » du Contrat social. Rousseau, récusant la distinction commune entre intolérance civile et intolérance ecclésiastique, appelle à fonder l’État sur un principe général de tolérance.
Enfin, la dernière étude porte sur la religion chez Kant, en dialogue avec trois de ses interlocuteurs : Fichte et deux théologiens, le catholique Reuss et le protestant Staeudlin, auteur chacun d’un ouvrage relatif au rapport de la foi et de la raison. Il s’agit d’éclairer la genèse du texte majeur de Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, par ses échanges épistolaires avec ces trois correspondants dans les années 1792-1793. Kant
y précise le statut qu’il accorde au miracle comme enveloppe sensible et symbole, qu’il comprend en termes d’accommodation visuelle par rapport à l’objet qu’il s’agit de voir, à savoir la religion morale ou pure foi rationnelle pratique. Refusant et l’athéisme et la superstition, Kant fait en général de la religion historique un simple outil subjectif au service de la fin objective qu’est la foi rationnelle, ce qui le conduit à redéfinir l’enjeu du conflit universitaire des Facultés de théologie et de philosophie. Avec Kant les controverses religieuses du xviie siècle (auxquelles participaient Huet, Nicole, Simon, Le Clerc) se trouvent transposées au plan académique dans l’institution du savoir libre qu’est l’Université. Le penser libre incarné par la Faculté de philosophie devient l’impératif de l’Université tout entière, la valeur rectrice de toute une société et le mot d’ordre qui fait l’unité et la cohérence de toute l’époque, rompant avec le modèle médiéval de la philosophie « servante de la théologie ». Les controverses entre foi et raison, théologie et philosophie ne peuvent être tranchées définitivement que par une refonte de l’Université à l’aune de l’exigence propre aux Lumières (que Kant lie à la fonction judiciaire du criticisme) : penser en faisant un usage libre et public de sa propre raison.
Mai Lequan
Université Lyon III – IRPhiL
1 Selon le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, la foi en général et la foi religieuse en particulier se définit comme « un acte de la volonté par lequel on adopte comme vraie une vision du monde qui n’est ni rationnellement démontrable, ni évidente », mais sans exclure (comme l’indique la note de Maurice Blondel) son possible caractère raisonnable. La foi n’est pas une conviction rationnelle objective, mais une persuasion intime subjective, la raison étant impuissante à comprendre le mystère de Dieu (selon Pascal).
2 Voir Juan Carlos Moreno Romo, La religión de Descartes, Barcelone, Anthropos, 2015 et Vindicación del cartesianismo radical, Barcelone, Anthropos, 2010 : selon l’auteur, la religion de Descartes serait autant naturelle que surnaturelle, et le grand philosophe rationaliste aurait eu, en marge de sa foi en la lumière naturelle de la raison, une foi religieuse catholique, qui ne serait pas seulement une foi privée ou personnelle comme on le soutient le plus souvent. L’auteur s’emploie à montrer en quoi la foi catholique de Descartes a pu jouer y compris dans sa philosophie rationaliste même et va jusqu’à faire des Méditations métaphysiques une œuvre d’apologétique chrétienne. Cette thèse, iconoclaste dans les études cartésiennes, vise à montrer (à partir d’une étude de l’espace occidental de réception du cartésianisme), contre Richard Watson, Anthony Clifford Grayling et Russell Shorto, que Descartes n’est pas un « Voltaire du xviie siècle ». L’auteur examine plusieurs hypothèses au sujet de la religion de Descartes : était-il un protestant caché ou bien un catholique militant, voire un espion au service des Jésuites et/ou des Habsbourg ? Commentant le larvatus prodeo (« j’avance masqué »), l’auteur se demande si le « dualisme » cartésien pourrait masquer un dualisme luthérien, arguant du fait que ce sont principalement les lecteurs protestants (Leibniz, la princesse Elisabeth) qui ont donné à la question du dualisme une importance que Descartes lui-même ne lui accordait pas. L’auteur convoque aussi d’autres lecteurs de Descartes de culture protestante (Kierkegaard, Jaspers), qui, selon lui, permettent de lier le rationalisme de Descartes à son fidéisme catholique, le doute méthodique laissant par exemple intacte « la religion en laquelle Dieu [lui] a fait la grâce d’être instruit dès [son] enfance » (AT VI, 22). S’appuyant sur les travaux du théologien Hans Küng ainsi que de philosophes catholiques de langue espagnole (comme Miguel de Unamuno ou José Luis Aranguren), l’auteur met au jour la continuité qui existe selon lui entre l’entreprise philosophique rationaliste de Descartes et celle de ses maîtres jésuites, notamment de Suárez. Cette lecture d’un Descartes catholique, inspirée par l’encyclique Fides et ratio de Jean-Paul II, très discutée aujourd’hui encore, réouvre le débat d’un Descartes religieux, et non seulement rationaliste.
3 Descartes, Discours de la méthode, Ire partie, in Descartes, Œuvres et lettres, Paris, NRF Gallimard, Pléiade, 1953, p. 130.
4 Pascal aussi établit les limites réciproques de la foi (du cœur intuitif) et de la raison (discursive), mais cette fois non plus aux dépens de la foi, mais à son bénéfice. « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent […]. Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles ? » (Pensées et opuscules, no 267 Brunschvicg, no 373 Lafuma, Manuscrit no 247 Paris, Classiques Hachette, 1957, p. 455-456).
5 Lettre LXXIII à Oldenburg de 1675, Paris, NRF Gallimard, Pléiade, 1955, p. 1283.
6 Discours de métaphysique, § 2, Paris, Vrin, 1990, p. 26 ; nous soulignons [n. s.].
7 Sur cette question, Spinoza se montre quant à lui plus prudent, considérant que la divinité des Écritures devrait découler d’un examen sévère de son contenu.
8 Religion dans les limites de la simple raison, I, Remarque générale, Paris, Vrin, 1983, p. 92. « Il n’existe qu’une religion (vraie), mais il peut exister beaucoup de formes de croyances » (ibid., III, 1, 5 « La constitution de toute Église est toujours fondée sur quelque croyance historique (révélée) », p. 137).
9 Ibid., III, 1, 6 « La croyance d’Église a pour suprême interprète la pure foi religieuse », p. 139 ; n. s.
10 Ibid., IV, 1 « Du service de Dieu dans une religion en général » et IV, 1, 1, p. 174-179 ; trad. mod.
11 Discours de métaphysique, § 7, p. 34.
12 Voir David Hempton, “Enlightenment and faith”, in P. Langford éd., The Eighteenth Century, 1688-1815, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 71-102 ; Richard Kroll, Richard Ashcraft et Perez Zagorin éd., Philosophy, Science, and Religion in England, 1640-1700, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 ; Isabel Rivers, Reason, Grace and Sentiment : a study of the language of religion and ethics in England, 1660-1780, Cambridge, Cambridge University Press, 1991 (vol. 1) et 2000 (vol. 2).
13 En référence implicite au mythe biblique de la Tour de Babel, Kant considère que « la Nature […] utilise deux procédés pour empêcher la fusion des peuples et pour les séparer, à savoir la diversité des langues et des religions » (Projet de paix perpétuelle, « Ier Supplément de la garantie de la paix perpétuelle », Paris, Vrin, 1990, p. 47).
14 Essais de théodicée, Préface, Paris, Garnier Flammarion, 1969, p. 31. « Raisonne[r] à la turque », c’est « employe[r] la raison paresseuse, tirée du destin irrésistible » (Ibid., p. 32).
15 Voir Mark Sherringham, « La critique philosophique de la religion au xviiie siècle » (conférence), Eduscol, article auquel nous empruntons la plupart des analyses suivantes.
16 Essais de théodicée, « Discours de la conformité de la foi avec la raison », p. 53-86.
17 Ibid., I, 1, p. 103 ; n. s.
18 Voir Jean-Claude Bourdin, Sophie Audidière, Jean-Marie Lardic, Francine Markovits et Yves-Charles Zarka, Matérialistes français au xviiie siècle : La Mettrie, Helvetius, D’Holbach, Paris, PUF, 2006 ; Olivier Bloch éd., Le matérialisme du xviiie siècle et la littérature clandestine, Paris, Vrin, 1982 ; J.-C. Bourdin, Les matérialismes au xviiie siècle. Textes choisis et présentés, Paris, Payot, 1996, Présentation générale (p. 1-33) ; Annie Becq (éd.), Aspects du discours matérialiste en France autour de 1770, Université de Caen, Textes et documents, 1981 ; Olivier Bloch, « L’héritage libertin dans le matérialisme des Lumières », in Dix-huitième siècle, Paris, 24, 1992, « Le matérialisme des Lumières ».
19 Hume, Dialogues sur la religion naturelle, Paris, Vrin, 1987, p. 158.
20 Ibid., n. s.
21 Histoire naturelle de la religion, Paris, Vrin, 1980, p. 39.
22 Voir Dialogues sur la religion naturelle, p. 144-145.
23 Histoire naturelle de la religion, p. 46-47.
24 Critique de la raison pure, Première Préface, Ak IV, 9 ; Paris, Garnier Flammarion, 1987, p. 31.
25 Dans Sur l’insuccès de toutes les tentatives des philosophes en matière de théodicée (1791), Kant proclame la fin de toute théodicée.
26 Voir Robert Theis, La raison et son Dieu. Étude sur la théologie kantienne, Paris, Vrin, 2012 ; Kant. Théologie et religion, éd. R. Theis, Paris, Vrin, 2013 : en particulier Jean Ferrari, « Théologie transcendantale et religion de la raison » (p. 13-30) ; R. Theis, « Le Christ comme archétype de toute moralité » (p. 271-283) et Ingeborg Schüssler, « L’interprétation pratico-morale de la Trinité chez Kant » (p. 285-295) ; Giovanni Ferretti, Ontologie et théologie chez Kant, Paris, Le Cerf, 2001.
27 « Il ne peut y avoir qu’une seule et même raison, qui ne doit souffrir de distinction que dans ses applications [usages] » (Fondements de la métaphysique des mœurs, AK IV, 391 ; in Kant, Œuvres philosophiques, Paris, Pléiade, 1980-1986, t. II, p. 249). Voir M. Lequan « L’émergence de la distinction entre raison pratique et raison théorique dans la Recherche (1762-1764) », in Kant. La raison pratique. Concepts et héritages, éd. S. Grapotte, M. Ruffing et R. Terra, Paris, Vrin, 2015 (p. 183-195).
28 Ce thème de la compatibilité entre raison et foi en une Révélation est revendiqué par exemple par l’Église catholique. Voir par exemple la lettre encyclique de Jean-Paul II, Fides et ratio. Sur les rapports entre la foi et la religion du 14 septembre 1788.
29 « Comme la Révélation peut au moins comprendre en soi aussi une pure religion de la raison, je pourrai considérer l’une comme une sphère plus large de la foi, qui, en elle-même, enferme l’autre comme une sphère plus étroite (non par suite comme deux cercles extérieurs l’un à l’autre, mais comme deux cercles concentriques) » (La religion, Seconde Préface de 1794, p. 61).
30 Kant, Conflit des Facultés, Paris, Vrin, 1973, p. 27.
31 Ibid., p. 38.
32 La religion, Première Préface de 1793, p. 53-57.
33 Conflit des Facultés, p. 38-39.
34 Attribué tantôt à Frédéric II de Hohenstauffen, tantôt à Spinoza ou à l’un de ses disciples.
35 Traité des trois imposteurs, Paris, Max Milo Éditions, 2002, p. 61.
36 Toutefois, l’athéisme anticlérical dont ont pu faire preuve les Lumières françaises n’est pas le fait exclusif d’un courant laïque. On en trouve trace également chez des hommes d’Église d’obédience matérialiste (prolongeant la tradition des matérialistes du xviie siècle), comme par exemple l’abbé Etienne Guillaume dans son traité L’âme matérielle (1728) ou le curé Jean Meslier dans son Testament (sans doute rédigé peu avant sa mort en 1729), auteurs peu connus qu’on redécouvre aujourd’hui, mais qui eurent une grande influence au xviiie siècle. Tous deux en effet soutiennent, contre Descartes, la thèse de la matérialité de l’âme en se réclamant des thèses physiologiques de Malebranche et notamment de sa théorie des « traces » cérébrales exposée dans la Recherche de la vérité et dans les Conversations chrétiennes, n’hésitant pas à utiliser à contre-emploi la référence à l’Oratorien. Voir Delphine Antoine-Mahut, « L’apport paradoxal de Malebranche aux matérialismes des Lumières », conférence à la Société Rhodanienne de Philosophie, Université Lyon 3, mars 2016 ; Jean-Christophe Angaut, « Le curé Meslier, un matérialiste cartésien ? », in Qu’est-ce qu’être cartésien ?, éd. D. Antoine-Mahut, Lyon, ENS Éditions, 2013 (p. 395-415).
37 Diderot, Œuvres philosophiques, Paris, Garnier, 1964, p. 39.
38 Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier Flammarion, 1964, p. 333-334.
39 Sur le matérialisme original de Diderot, voir Yvon Belaval, « Le matérialisme de Diderot », in Europäische Aufklärung. Festschrift für Herbert Dieckmann zum 60ten Geburtstag, Münich, 1966 ; J.-C. Bourdin, Diderot et le matérialisme, Paris, PUF, 1996 ; Elisabeth de Fontenay, Diderot ou le matérialisme enchanté, Paris, Grasset, 1981.
40 Diderot, Œuvres philosophiques, p. 17-18.
41 Voir Hubert Bost, Pierre Bayle et la religion, Paris, PUF, 1994.
42 Comme le fera Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit (1820) et dans la Raison dans l’histoire (1822-1830).
43 « Ainsi, dans l’ordre des siècles, il faut certains temps marqués par quelque grand événement auquel on rapporte tout le reste. C’est ce qui s’appelle époque, d’un mot grec qui signifie s’arrêter [suspendre, mettre en suspens ou à part], parce qu’on s’arrête là pour considérer comme d’un lieu de repos tout ce qui est arrivé devant ou après et éviter par ce moyen les anachronismes, c’est-à-dire cette sorte d’erreur qui fait confondre les temps » (Discours sur l’histoire universelle, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 41). Bossuet distinguait notamment 12 époques dans l’histoire ainsi relue à l’aune du christianisme : 1) Adam ou la création ; 2) Noé ou le déluge ; 3) Abraham ou le commencement du peuple de Dieu et de l’Alliance ; 4) Moïse ou la loi écrite ; 5) la prise de Troie et les temps héroïques ; 6) Salomon ou le temple achevé ; 7) Romulus ou la fondation de Rome ; 8) Cyrus ou les Juifs rétablis ; 9) Scipion ou Carthage vaincue ; 10) la naissance de Jésus-Christ ; 11) Constantin ou la paix de l’Église et 12) Charlemagne ou l’établissement du nouvel empire. Bossuet mêlait ainsi histoire sainte et histoire profane, sous l’autorité de la Providence divine qui fait tout concourir à sa plus grande gloire et qui étend son autorité sur toute l’humanité et sur ses rois.
44 Selon la devise kantienne des Lumières sapere aude (« ose penser par toi-même », par ton propre entendement, en l’occurrence indépendamment de toute tutelle religieuse et ecclésiale).
45 Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Garnier Flammarion, 1988, p. 42-43.
46 Que Kant définit dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784) comme l’ensemble des hommes qui lisent et écrivent en faisant un usage public et libre de leur raison.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-06300-1
- EAN : 9782406063001
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06300-1.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/09/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français