Avant-propos
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2015 – 2, n° 7. Sociétés fermées et sociétés ouvertes, de Bergson à nos jours - Auteurs : Gontier (Thierry), Madelrieux (Stéphane)
- Pages : 9 à 13
- Revue : Éthique, politique, religions
Avant-propos
Ce recueil d’études s’inscrit au sein d’un renouveau des études bergsoniennes, et plus spécifiquement des études sur la pensée politique de Bergson. Il y a plus d’une dizaine d’années déjà, en 2002, le premier numéro des Annales Bergsoniennes sous la direction de Frédéric Worms relevait le renouveau des études sur Les Deux Sources de la morale et de la religion de Bergson et lui consacrait tout un dossier. En 2008, paraissait la première édition critique de l’ouvrage de Bergson, aux PUF, par les soins de Ghislain Waterlot et Frédéric Keck. Le même Ghislain Waterlot faisait également paraître, toujours en 2008, les actes d’un colloque portant sur Bergson et la religion. Nouvelles perspectives sur les Deux Sources de la morale et de la religion (Paris, PUF, 2008). En 2012 enfin, Bruno Karsenti a proposé une nouvelle édition critique des Deux Sources chez Flammarion, alors qu’un colloque international au Japon était consacré « aux sources des Deux Sources ».
Par rapport à l’ensemble de ces manifestations qui témoignent, à l’intérieur du renouveau des études bergsoniennes, d’un retour à la lecture de l’un des livres de Bergson les plus négligés ou méprisés, ce numéro de Éthique, politique, religions est à la fois plus étroit et plus large. Plus étroit, car il s’agit de relire le livre de Bergson non dans son intégralité, mais à partir d’une thèse précise, celle de la distinction entre le clos et l’ouvert, en suivant d’ailleurs en cela la suggestion donnée par Frédéric Worms dans Bergson ou les deux sens de la vie (Paris, PUF, 2004), qui faisait de cette distinction un fil conducteur traversant et structurant l’ensemble des chapitres du livre. Plus large également, car nous avons voulu sortir de l’usage proprement bergsonien de cette distinction pour le confronter au sens qu’elle prend chez d’autres philosophes, tels Karl Popper et Eric Voegelin. Il ne s’agit donc pas ici uniquement d’interpréter l’œuvre d’un philosophe, en faisant un travail d’exégèse, mais de se demander en quoi la distinction
conceptuelle entre l’ouvert et le clos peut nous être aujourd’hui utile, et s’il est profitable de l’employer plutôt qu’une autre pour comprendre et évaluer les organisations sociales, les morales et les religions dans le monde contemporain.
Hans Blumenberg, dans la troisième partie de la Légitimité des temps modernes et dans son opuscule sur Le Rire de la servante de Thrace, a bien montré que l’un des actes les plus significatifs de la Renaissance avait été la réhabilitation de la curiosité intellectuelle. Avec elle, c’est plus généralement la notion d’ouverture qui se trouve valorisée, dans différents champs – épistémologiques (la promotion de l’« avancement » des sciences, moral (la reconnaissance du « fait » du pluralisme), politique (les premières esquisses d’un droit naturel « des gens »), etc. C’est plus précisément l’application contemporaine de cette notion d’ouverture dans le champ politique qui constitue l’objet de ce recueil, à partir de l’analyse de la notion mise en place par Henri Bergson de « société ouverte ».
La connotation positive qu’a pris ce terme d’ouverture dans la pensée moderne ne doit pas cacher son ambiguïté : à quoi précisément sont « ouverts » l’esprit, la morale ou la société ? Comme l’avait en son temps montré Dante Germino (Political Philosophy and the Open Society, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1982), « ouvert » ne veut pas dire ouvert à n’importe quel type d’expérience, mais bien à une expérience « authentique » et « vraie » de l’existence humaine. En retour, la vérité ne saurait, dans ce contexte, être comprise comme une valeur absolue qui fixerait par avance une limite à l’ouverture, et en clôturerait le processus. C’est bien autour de cette ambiguïté que se joue en grande partie le conflit entre Bergson et Popper. La société est « ouverte » pour le premier à l’expérience mystique de la transcendance du divin et de l’universalité des valeurs, au-delà de toute clôture nationale ; elle est « ouverte » pour le second à la possibilité de son propre devenir historique et à la création de nouvelles normes dans et par une praxis politique, au-delà de toute stagnation – et la religion, de ce point de vue, peut elle-même apparaître comme une forme de stagnation dans une forme de pensée pré-rationaliste.
Cette dualité Bergson-Popper sous-tend nombre de débats autour des Deux Sources de la morale et de la religion et sa postérité. Elle oppose assurément deux lignes d’interprétation, toutes deux bien représentées
dans ce recueil d’études. La première met l’accent sur la nécessité de la médiation religieuse ou mystique dans le procès d’ouverture des sociétés vers la paix mondiale et/ou sur la nature essentiellement évangélique de la démocratie. La seconde trouve cette médiation par trop coûteuse. Elle est conduite à poser la question des gains théoriques et pratiques de la distinction bergsonienne de l’ouvert et du clos par rapport à d’autres distinctions en cours. En morale, par exemple, quel intérêt y a-t-il à distinguer entre morale close et morale ouverte, plutôt qu’entre morale de la loi et morale des conséquences, ou bien morale de la raison et morale du sentiment, comme on le fait communément ? Dans le domaine religieux, la distinction en religions statiques et religions dynamiques est-elle plus éclairante que celle entre monothéisme et polythéisme, religion naturelle et religion révélée ? En philosophie sociale enfin, la différence entre sociétés ouvertes et sociétés closes déplace-t-elle opportunément les frontières par rapport à la distinction des sociétés holistes et des sociétés individualistes, ou même entre sociétés de type militaire vouées à la guerre et en sociétés de type industriel vouée à la paix du commerce comme le proposait Spencer juste avant Bergson ?
Tout en reconnaissant l’utilité de la distinction du clos et de l’ouvert dans l’analyse du champ social, cette ligne de lecture se demande s’il faut en accepter la dimension métaphysique et religieuse : l’âme n’est-elle « ouverte » que si elle prend contact avec « le principe même de la vie » ? Ou faut-il opérer une révision conceptuelle tendant à une forme de « laïcisation » de cette distinction ? Une société est-elle d’autant plus ouverte qu’elle est portée par une religion ouverte ou même plusieurs religions, mais s’ouvrant toutes en direction d’une visée unique ? Ou bien est-elle d’autant plus ouverte qu’elle peut assurer en son sein la coexistence pacifique d’une pluralité de religions closes divergentes ? Doit-on encore chercher seulement à neutraliser l’homme naturel qui est toujours en nous et qui veut la guerre ou doit-on chercher en outre à le surmonter dans la transformation de la nature humaine et la création d’une surhumanité ? Et, au final, parlons-nous, comme Bergson, d’une société ouverte, embrassant la totalité du genre humain, ou, comme Popper, de sociétés ouvertes, qui se constituent dans l’histoire à partir de leurs relations dialectiques ?
Se fait jour ici le partage entre une conception maximaliste de la distinction, qui conçoit la paix dans l’horizon d’une unification de tous par et dans un amour qui parviendrait à remonter la pente des différences et des divergences jusqu’à atteindre le principe unique de la vie ; et une conception minimaliste qui conçoit la paix plutôt sous un principe négatif de tolérance ou de non-nuisance permettant d’assurer l’acceptation réciproque d’une pluralité toujours plus grande de morales, de religions et de communautés, en neutralisant l’effet négatif de la clôture que Bergson redoutait, et qui conduit à faire de tous ceux qui ne sont pas nos amis des ennemis en puissance.
Une interrogation sur la nécessité théorique et pratique, mais également sur les coûts de l’introduction d’une telle distinction semble ainsi nécessaire pour qui veut prolonger Bergson aujourd’hui. C’est d’ailleurs bien ainsi que Bergson demandait à être lu. À la première ligne de son dernier chapitre, il écrit en effet : « un des résultats de notre analyse a été de distinguer profondément, dans le domaine social, le clos et l’ouvert » (Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), Paris, PUF, 2008, p. 282). Et il ajoute, un peu plus loin, qu’une telle distinction permet de résoudre ou de supprimer certains problèmes théoriques, comme elle permet d’orienter la pratique, notamment l’action politique. Cette distinction est donc introduite, très consciemment et très explicitement, par Bergson lui-même, comme un instrument conceptuel, propre à servir à la fois d’outil de clarification, de critère d’évaluation et de plan d’action. Or à tout instrument on doit d’abord demander sa fonction – c’est-à-dire son sens –, puis l’on doit vérifier s’il fonctionne – c’est-à-dire en juger la valeur. Nous avons voulu dans ce recueil laisser ces questions « ouvertes », afin de faire droit à la diversité de lectures et utilisations possibles du couple bergsonien de l’ouvert et du clos dans les contextes contemporains. Ce recueil fait suite à un colloque international, organisé par Thierry Gontier et Stéphane Madelrieux à l’Université Lyon 3 (Institut de recherches philosophiques de Lyon) les 31 janvier et 1er février 2013, avec l’aide de l’Institut supérieur d’étude des religions et de la laïcité (ISERL) et de l’Institut universitaire de France (IUF).
N’ont été retenues pour ce recueil que des interventions qui rapportaient directement la thématique de l’ouvert et du clos à la problématique bergsonienne. L’une d’entre elle a cependant été publiée dans une autre
revue, afin d’éviter un doublon sur Eric Voegelin. Nous en donnons ici la référence : Thierry Gontier, “Open and Closed Societies. Voegelin as a Reader of Bergson”, Politics, Religion and Ideology, volume 16, issue 1, 2015, p. 23-38.
Thierry Gontier
Université Lyon 3 – IRPhiL
Membre honoraire de l’Institut universitaire de France
Stéphane Madelrieux
Université Lyon 3 – IRPhiL
Membre de l’Institut universitaire de France
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-05782-6
- EAN : 9782406057826
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05782-6.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/04/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français