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Classiques Garnier

Avant-propos

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Avant-propos

Ce recueil détudes sinscrit au sein dun renouveau des études bergsoniennes, et plus spécifiquement des études sur la pensée politique de Bergson. Il y a plus dune dizaine dannées déjà, en 2002, le premier numéro des Annales Bergsoniennes sous la direction de Frédéric Worms relevait le renouveau des études sur Les Deux Sources de la morale et de la religion de Bergson et lui consacrait tout un dossier. En 2008, paraissait la première édition critique de louvrage de Bergson, aux PUF, par les soins de Ghislain Waterlot et Frédéric Keck. Le même Ghislain Waterlot faisait également paraître, toujours en 2008, les actes dun colloque portant sur Bergson et la religion. Nouvelles perspectives sur les Deux Sources de la morale et de la religion (Paris, PUF, 2008). En 2012 enfin, Bruno Karsenti a proposé une nouvelle édition critique des Deux Sources chez Flammarion, alors quun colloque international au Japon était consacré « aux sources des Deux Sources ».

Par rapport à lensemble de ces manifestations qui témoignent, à lintérieur du renouveau des études bergsoniennes, dun retour à la lecture de lun des livres de Bergson les plus négligés ou méprisés, ce numéro de Éthique, politique, religions est à la fois plus étroit et plus large. Plus étroit, car il sagit de relire le livre de Bergson non dans son intégralité, mais à partir dune thèse précise, celle de la distinction entre le clos et louvert, en suivant dailleurs en cela la suggestion donnée par Frédéric Worms dans Bergson ou les deux sens de la vie (Paris, PUF, 2004), qui faisait de cette distinction un fil conducteur traversant et structurant lensemble des chapitres du livre. Plus large également, car nous avons voulu sortir de lusage proprement bergsonien de cette distinction pour le confronter au sens quelle prend chez dautres philosophes, tels Karl Popper et Eric Voegelin. Il ne sagit donc pas ici uniquement dinterpréter lœuvre dun philosophe, en faisant un travail dexégèse, mais de se demander en quoi la distinction

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conceptuelle entre louvert et le clos peut nous être aujourdhui utile, et sil est profitable de lemployer plutôt quune autre pour comprendre et évaluer les organisations sociales, les morales et les religions dans le monde contemporain.

Hans Blumenberg, dans la troisième partie de la Légitimité des temps modernes et dans son opuscule sur Le Rire de la servante de Thrace, a bien montré que lun des actes les plus significatifs de la Renaissance avait été la réhabilitation de la curiosité intellectuelle. Avec elle, cest plus généralement la notion douverture qui se trouve valorisée, dans différents champs – épistémologiques (la promotion de l« avancement » des sciences, moral (la reconnaissance du « fait » du pluralisme), politique (les premières esquisses dun droit naturel « des gens »), etc. Cest plus précisément lapplication contemporaine de cette notion douverture dans le champ politique qui constitue lobjet de ce recueil, à partir de lanalyse de la notion mise en place par Henri Bergson de « société ouverte ».

La connotation positive qua pris ce terme douverture dans la pensée moderne ne doit pas cacher son ambiguïté : à quoi précisément sont « ouverts » lesprit, la morale ou la société ? Comme lavait en son temps montré Dante Germino (Political Philosophy and the Open Society, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1982), « ouvert » ne veut pas dire ouvert à nimporte quel type dexpérience, mais bien à une expérience « authentique » et « vraie » de lexistence humaine. En retour, la vérité ne saurait, dans ce contexte, être comprise comme une valeur absolue qui fixerait par avance une limite à louverture, et en clôturerait le processus. Cest bien autour de cette ambiguïté que se joue en grande partie le conflit entre Bergson et Popper. La société est « ouverte » pour le premier à lexpérience mystique de la transcendance du divin et de luniversalité des valeurs, au-delà de toute clôture nationale ; elle est « ouverte » pour le second à la possibilité de son propre devenir historique et à la création de nouvelles normes dans et par une praxis politique, au-delà de toute stagnation – et la religion, de ce point de vue, peut elle-même apparaître comme une forme de stagnation dans une forme de pensée pré-rationaliste.

Cette dualité Bergson-Popper sous-tend nombre de débats autour des Deux Sources de la morale et de la religion et sa postérité. Elle oppose assurément deux lignes dinterprétation, toutes deux bien représentées

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dans ce recueil détudes. La première met laccent sur la nécessité de la médiation religieuse ou mystique dans le procès douverture des sociétés vers la paix mondiale et/ou sur la nature essentiellement évangélique de la démocratie. La seconde trouve cette médiation par trop coûteuse. Elle est conduite à poser la question des gains théoriques et pratiques de la distinction bergsonienne de louvert et du clos par rapport à dautres distinctions en cours. En morale, par exemple, quel intérêt y a-t-il à distinguer entre morale close et morale ouverte, plutôt quentre morale de la loi et morale des conséquences, ou bien morale de la raison et morale du sentiment, comme on le fait communément ? Dans le domaine religieux, la distinction en religions statiques et religions dynamiques est-elle plus éclairante que celle entre monothéisme et polythéisme, religion naturelle et religion révélée ? En philosophie sociale enfin, la différence entre sociétés ouvertes et sociétés closes déplace-t-elle opportunément les frontières par rapport à la distinction des sociétés holistes et des sociétés individualistes, ou même entre sociétés de type militaire vouées à la guerre et en sociétés de type industriel vouée à la paix du commerce comme le proposait Spencer juste avant Bergson ?

Tout en reconnaissant lutilité de la distinction du clos et de louvert dans lanalyse du champ social, cette ligne de lecture se demande sil faut en accepter la dimension métaphysique et religieuse : lâme nest-elle « ouverte » que si elle prend contact avec « le principe même de la vie » ? Ou faut-il opérer une révision conceptuelle tendant à une forme de « laïcisation » de cette distinction ? Une société est-elle dautant plus ouverte quelle est portée par une religion ouverte ou même plusieurs religions, mais souvrant toutes en direction dune visée unique ? Ou bien est-elle dautant plus ouverte quelle peut assurer en son sein la coexistence pacifique dune pluralité de religions closes divergentes ? Doit-on encore chercher seulement à neutraliser lhomme naturel qui est toujours en nous et qui veut la guerre ou doit-on chercher en outre à le surmonter dans la transformation de la nature humaine et la création dune surhumanité ? Et, au final, parlons-nous, comme Bergson, dune société ouverte, embrassant la totalité du genre humain, ou, comme Popper, de sociétés ouvertes, qui se constituent dans lhistoire à partir de leurs relations dialectiques ?

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Se fait jour ici le partage entre une conception maximaliste de la distinction, qui conçoit la paix dans lhorizon dune unification de tous par et dans un amour qui parviendrait à remonter la pente des différences et des divergences jusquà atteindre le principe unique de la vie ; et une conception minimaliste qui conçoit la paix plutôt sous un principe négatif de tolérance ou de non-nuisance permettant dassurer lacceptation réciproque dune pluralité toujours plus grande de morales, de religions et de communautés, en neutralisant leffet négatif de la clôture que Bergson redoutait, et qui conduit à faire de tous ceux qui ne sont pas nos amis des ennemis en puissance.

Une interrogation sur la nécessité théorique et pratique, mais également sur les coûts de lintroduction dune telle distinction semble ainsi nécessaire pour qui veut prolonger Bergson aujourdhui. Cest dailleurs bien ainsi que Bergson demandait à être lu. À la première ligne de son dernier chapitre, il écrit en effet : « un des résultats de notre analyse a été de distinguer profondément, dans le domaine social, le clos et louvert » (Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), Paris, PUF, 2008, p. 282). Et il ajoute, un peu plus loin, quune telle distinction permet de résoudre ou de supprimer certains problèmes théoriques, comme elle permet dorienter la pratique, notamment laction politique. Cette distinction est donc introduite, très consciemment et très explicitement, par Bergson lui-même, comme un instrument conceptuel, propre à servir à la fois doutil de clarification, de critère dévaluation et de plan daction. Or à tout instrument on doit dabord demander sa fonction – cest-à-dire son sens –, puis lon doit vérifier sil fonctionne – cest-à-dire en juger la valeur. Nous avons voulu dans ce recueil laisser ces questions « ouvertes », afin de faire droit à la diversité de lectures et utilisations possibles du couple bergsonien de louvert et du clos dans les contextes contemporains. Ce recueil fait suite à un colloque international, organisé par Thierry Gontier et Stéphane Madelrieux à lUniversité Lyon 3 (Institut de recherches philosophiques de Lyon) les 31 janvier et 1er février 2013, avec laide de lInstitut supérieur détude des religions et de la laïcité (ISERL) et de lInstitut universitaire de France (IUF).

Nont été retenues pour ce recueil que des interventions qui rapportaient directement la thématique de louvert et du clos à la problématique bergsonienne. Lune dentre elle a cependant été publiée dans une autre

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revue, afin déviter un doublon sur Eric Voegelin. Nous en donnons ici la référence : Thierry Gontier, “Open and Closed Societies. Voegelin as a Reader of Bergson”, Politics, Religion and Ideology, volume 16, issue 1, 2015, p. 23-38.

Thierry Gontier

Université Lyon 3 – IRPhiL
Membre honoraire de lInstitut universitaire de France

Stéphane Madelrieux

Université Lyon 3 – IRPhiL
Membre de lInstitut universitaire de France