Introduction
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2014 – 2, n° 5. Scepticismes en politique - Auteurs : Laborie (Karine), Ménissier (Thierry)
- Pages : 9 à 14
- Revue : Éthique, politique, religions
Introduction
Aborder le scepticisme en politique pourrait apparaître comme un lointain écho de la défiance de nos contemporains à l’égard de la politique. Réduit à une attitude voire à une posture dans laquelle il serait toujours loisible de s’abriter, le scepticisme consisterait à douter des capacités de la politique à tenir ses promesses aussi bien pour organiser efficacement les affaires humaines, notamment en périodes de crises, que pour élaborer un monde commun. En retour, un tel doute serait susceptible d’entretenir un indifférentisme pernicieux pour la santé du corps politique.
Or, si un tel diagnostic est susceptible d’être porté sur la politique, il ne peut prendre la forme d’un arrêt dans lequel l’approche sceptique de la politique serait préalablement enfermée. Sauf à en appauvrir la notion, rien n’assure en effet qu’une telle présentation prenne en vue la constitution historique d’une double tradition sceptique (pyrrhonienne et académicienne), dans sa polarisation rationnelle contre le dogmatisme, et qu’elle rende justice à la dynamique dont le scepticisme est porteur au sein de la pensée philosophique voire de l’action (en la préservant notamment du blocage).
Dès ses commencements grecs, le scepticisme ne se présente pas sous les traits d’une école philosophique au sens où l’ambition de prendre des positions (relativement à l’être, la connaissance ou encore le souverain bien), de les fixer dans des dogmes afin d’en assurer la diffusion et la transmission n’est affichée par aucun de ceux qui se désignèrent sous l’appellation de skeptikoi. Pyrrhon lui-même, en qui la postérité verra le fondateur du scepticisme, ne fut pas un scholarque. En revanche, il fut considéré par les générations postérieures comme celui qui « s’est approché du scepticisme d’une manière plus consistante et plus éclatante que ceux qui l’ont précédé1 ».
Le scepticisme donne bien lieu à une tradition. Qu’il s’agisse d’une disposition, l’indifférence, d’une pratique de l’examen débouchant sur la suspension du jugement ou encore d’une stratégie argumentative, les tropes, le legs sceptique ne saurait être contesté. Son processus de transmission n’a pourtant rien d’une ligne continue. Rythmée par des revirements, des bifurcations voire des trahisons, l’histoire du scepticisme indique par ailleurs qu’il ne cessa d’intégrer les objections qui lui furent adressées au point de se reconfigurer au gré de cette opposition même.
En matière politique, il semble relativement admis que le scepticisme favorise la reconduction des formes établies. L’observation de la règle des règles, « suivre les lois et coutumes du pays dans lequel on vit », est censée épuiser l’approche sceptique de la politique. Ainsi s’explique son assimilation fréquente à un conformisme. Majeur d’un point de vue gnoséologique, l’apport de la double tradition sceptique serait mineur d’un point de vue politique. En convenant de s’en remettre toujours à l’ordre établi, en ne s’autorisant aucun écart de conduite à son égard, le scepticisme consacrerait un double renoncement : celui de juger ce qui est institué à l’aune de ce qui devrait l’être, celui de promouvoir sa réforme, si les circonstances l’exigent. Improductif aussi bien en matière d’élaboration doctrinale que d’engagement dans les affaires communes, sa viabilité politique ne ferait pas même question.
L’absence d’attachement à une théorie normative ou à une typologie des biens et des maux naturels entretient, de surcroit, la suspicion que le scepticisme se plie à ce qui est établi, au point de le cautionner sans discernement. Ne pas privilégier x plutôt que y revient à accorder, de fait, une primauté au donné et à lui reconnaître une autorité. La loyauté du citoyen présumé sceptique pourrait n’être que le masque de sa vassalité. Ne pas s’opposer à ce qui est établi, c’est de fait l’accepter voire le renforcer selon le vieil adage du droit : « Qui tacet consentit ». Prêt à tout accepter, comment un sceptique peut-il alors contrer des pratiques, des législations ou des régimes que d’aucuns jugeraient inacceptables ? Rétif à toute prise de position tranchée, le scepticisme deviendrait une force d’appoint pour tout régime politique sans exception. Le soupçon qui pèse sur sa compromission avec les plus contestables d’entre eux rend discutable non plus seulement sa viabilité politique mais sa crédibilité philosophique.
L’allégeance du scepticisme à l’égard de l’ordre établi reste toutefois sujette à caution. En effet, l’observation de « la règle des règles » ne saurait être déliée d’une pratique de l’examen dont elle n’est, en réalité, qu’une retombée pratique, comme en témoignait déjà le dixième trope élaboré par Enésidème. La suspension de l’assentiment s’impose comme un résultat en vertu du contre-balancement entre les lois, les coutumes, les lois et coutumes. De même, leur amoncellement et concaténation, pratiqués par un Montaigne par exemple, disposent à ne plus croire qu’elles trouvent leur fondement dans des lois naturelles, fidèles expression d’une raison universelle. La variation sceptique restitue la variété et l’irrégularité des conventions humaines en lieu et place d’une unité et nécessité qui, toujours recherchée ou admise, en reste la grande absente. L’examen sceptique rend attentif à ce qui s’offre dans sa variété plutôt qu’il ne dispose à le modeler selon une norme pré-donnée. Ce faisant, il prémunit contre les illusions d’une quête fondationnelle de l’ordre politique.
D’observation timorée de l’ordre établi, l’approche sceptique de la politique devient cependant trop hardie, porteuse de menace pour la coexistence politique. En pratiquant une opposition sur le mode du contre-balancement entre les lois et/ou les coutumes, les sceptiques anciens érodent le fondement de la loi civile et ce qui justifie l’obéissance des citoyens. En remontant aux sources de la loi, ceux qui usent du scepticisme à la manière de Montaigne ou de Pascal, découvrent que la coutume est, en réalité, sa véritable assise. De tels itinéraires suscitèrent maintes objections dont la moindre ne fut pas de retirer toute autorité à l’ordre établi et de favoriser, à terme, « la ruine de toute police ». La ligne de partage est mince entre un examen qui libère du dogmatisme axiologique, sans fragiliser l’obéissance à ce qui est admis, et un examen qui disposera à transgresser ou à renverser l’ordre établi, supposé toujours injuste en l’absence de toute loi naturelle.
L’adoption sceptique de la règle des règles prend ainsi son sens dans un dédoublement intérieur : « au-dedans comme il te plaît, au dehors comme il convient ». Selon le volet retenu, le scepticisme est accusé tantôt de cautionner l’ordre établi, à un point tel qu’il lui serait toujours inféodé, tantôt de le mettre à nu au risque de lui retirer tout titre de créance. Dénoncé par les uns en raison de sa trop grande docilité, par les autres en raison de la subversion dont il est porteur, le scepticisme
consacre une attitude politiquement équivoque. Le dédoublement lui-même présente une structure isosthénique : le caractère décapant de l’examen contrebalance l’observation des lois et coutumes admises sans résistance et inversement. Mais jusqu’où mène-t-il celui qui l’adopte ? Un retrait loyal ou un silence coupable ?
Au lieu de les écarter, ce dossier d’articles (issu d’un colloque qui s’est tenu à Grenoble en octobre 2012) propose de faire fond sur de telles objections tant le rapport que le scepticisme entretient avec l’ordre établi reste ambivalent. Aussi usée soit-elle, la question du scepticisme en politique n’est pas définitivement réglée, bien plus, elle mérite d’être posée à nouveaux frais. Une telle orientation revient à prendre ses distances à l’endroit du diagnostic selon lequel il faudrait se dégager du scepticisme pour faire face à la crise du temps présent et penser « au-delà du nihilisme ». L’appel à un sursaut sceptique, lancé au milieu des années vingt par Bertrand Russell pour sortir du bipartisme dans lequel s’enfermaient les démocraties libérales, est-il décidément hors de saison ?
Les occasions sont nombreuses de mesurer la vitalité de la recherche contemporaine sur le scepticisme, relancée en particulier aux États-Unis dès 1960 par l’étude pionnière de Richard Popkin2, en France par les travaux de Marcel Conche sur Montaigne et Pyrrhon3. Elle porte aussi bien sur la double tradition sceptique4, l’argumentaire sceptique5 et ses
héritages contemporains6, les stratégies anti-sceptiques déployées dans le champ épistémologique ou moral7 que les limites du sens qu’il y a à douter8. Loin d’être inexistant, l’examen de la relation entre scepticisme et politique donne lieu à des travaux stimulants mais disséminés, réalisés le plus souvent à l’occasion d’études autoriales (sur Montaigne, Bayle, Hume ou encore Nietzsche, Wittgenstein et Cavell). Ce dossier d’articles fournit l’occasion de fédérer l’intérêt partagé pour cette thématique. De plus, en favorisant la rencontre entre des spécialistes éminents du scepticisme et des chercheurs en philosophie politique, de manière plus générale en philosophie pratique, il contribue à une variation des perspectives, particulièrement opportune sur ce sujet.
Ainsi l’ambition qui préside à la publication de ce dossier d’articles est double. Il s’agit d’abord de s’interroger, au gré d’une variation dans l’histoire du scepticisme, sur l’existence et les formes d’une approche sceptique de la politique afin de mieux cerner le jeu politique du scepticisme. N’affichant pas l’ambition de produire une doctrine normative, le scepticisme est-il réductible à une attitude qui trouve dans le dédoublement sa manifestation et sa limite ? Est-il possible au contraire d’esquisser une théorie politique sceptique ? Entre conformisme et démystification, où situer alors le jeu politique du scepticisme ?
Questions délicates tant le scepticisme présente une grande plasticité. Au cours de l’histoire, il a su s’inscrire dans toutes les configurations politiques sous couvert de n’être tributaire d’aucune en particulier. Bien plus, comme l’enseigne son histoire et ses avatars, il entretient un rapport singulier à sa propre tradition : entre filiation revendiquée ou contestée, retournement ou instrumentalisation. La manière dont le scepticisme est relié à sa propre tradition peut servir de fil conducteur pour penser des scepticismes en politique. Une telle hypothèse présente pourtant un double écueil : celui d’essentialiser la notion de scepticisme au nom de sa pureté, celui de l’éparpiller voire la dissoudre au nom de la variété de ses formes. Peut-on engager une variation sur les scepticismes en politique sans perdre la notion même de scepticisme ? Il appartiendra à chacun d’être attentif à la signification du scepticisme mobilisée par les options
en présence et à leurs effets en retour sur l’approche contemporaine du scepticisme qu’elles peuvent ainsi contribuer à reconfigurer.
Ce dossier invite, dans le même temps, à relancer la discussion sur la viabilité du scepticisme en théorie politique. Peut-on et jusqu’à quel point jouer le jeu du scepticisme en politique ? Le scepticisme est-il totalement inopérant voire dangereux en politique si bien que la politique constitue « la frontière du scepticisme », selon l’expression de Marcel Conche, ou bien peut-on et dans quelle mesure le considérer comme une ressource sur ce terrain, notamment en période de crise ? L’enjeu de cette publication consiste à déterminer si la politique gagne ou non à se protéger du scepticisme et si le scepticisme s’avère producteur pour la penser et la pratiquer.
L’examen du « conformisme » attribué au scepticisme tout comme celui du retrait dans la sphère privée, auquel il mènerait inéluctablement, sont susceptibles de renouveler l’approche politique du scepticisme. Loin de proposer une justification idéologique de l’obéissance, le pyrrhonisme d’un Sextus Empiricus met l’accent sur la complexité de la décision individuelle, décision toujours prise en situation. Loin de rendre impossible l’engagement dans les affaires communes, l’indifférence d’un Montaigne, le régule de manière opportune. La possibilité de penser et de pratiquer un engagement sceptique se fait ainsi jour. Cette publication contribue par ailleurs à repérer des usages paradoxaux de l’argumentaire sceptique dans la position et le traitement des questions politiques modernes et contemporaines. L’argumentaire sceptique est-il toujours facteur de blocage pour la décision publique ? Quand l’incertitude sur un risque n’est plus un motif pour ne pas agir mais pèse dans la décision prise, alors il faut convenir de ce que le scepticisme s’inscrit dans la dynamique même de la décision publique.
Karine Laborie
Thierry Ménissier
1 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes (édition bilingue), traduction P. Pellegrin, Paris, Le Seuil, 1997, p. 55.
2 Richard H. Popkin, The History of Scepticism from Erasmus to Descartes, Assen, Van Gorcum, 1960 ; 2e éd. rév., New York, Harper and Row, 1964 ; 3eéd. rév. et augm., The History of skepticism from Erasmus to Spinoza, Berkeley, University of California Press, 1979 ; Richard H. Popkin, Histoire du scepticisme d’Erasme à Spinoza, trad. Christine Hivet, présentation Catherine Larrère, Paris, PUF, 1995. Voir aussi L’histoire du scepticisme de Sextus Empiricus à Richard H. Popkin, numéro spécial de la Revue de Synthèse, Albin Michel, no 2-3, avril-septembre 1998.
3 Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse, Ed. Seghers, 1964 ; 4e éd., Éd. de Mégare, 1992 ; rééd. PUF, coll. « Perspectives critiques », 2002 ; Pyrrhon ou l’apparence, Éd. de Mégare, 1973 ; rééd. PUF, coll. « Perspectives critiques », 1994 ; Montaigne et la philosophie, Éd. de Mégare, 1987 ; rééd. PUF, coll. « Perspectives critiques », 1996 ; 3e éd. 1999.
4 Voir Le scepticisme antique, perspectives historiques et systématiques, Actes du colloque international sur le scepticisme antique, édités par André-Jean Voelke, Cahiers de la revue de théologie et de philosophie, Juin 1988, no 15, Genève-Lausanne-Neuchâtel, 1990 ; Positions du « scepticisme chrétien », in Les Éudes philosophiques, 2008/2, no 85 ; Astérion, La réception des Académiques à l’Âge moderne, dir. Sylvia Giocanti, 11/2013.
5 Cahiers philosophiques, Paris, CNDP Delagrave édition, no 115, octobre 2008 : La rationalité sceptique.
6 Revue de métaphysique et de morale, no 38, 2003/2 : Naturalisme(s). Héritages contemporains de Hume.
7 Claudine Tiercelin, Le Doute en question, Paris, Éditions de l’éclat, 2005.
8 Revue de métaphysique et de morale, janvier-mars 2010 : Le scepticisme. Aux limites de la question.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-8124-3358-0
- EAN : 9782812433580
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3358-0.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/11/2014
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français