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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2014 – 2, n° 5
    . Scepticismes en politique
  • Auteurs : Laborie (Karine), Ménissier (Thierry)
  • Pages : 9 à 14
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812433580
  • ISBN : 978-2-8124-3358-0
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3358-0.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/11/2014
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Introduction

Aborder le scepticisme en politique pourrait apparaître comme un lointain écho de la défiance de nos contemporains à légard de la politique. Réduit à une attitude voire à une posture dans laquelle il serait toujours loisible de sabriter, le scepticisme consisterait à douter des capacités de la politique à tenir ses promesses aussi bien pour organiser efficacement les affaires humaines, notamment en périodes de crises, que pour élaborer un monde commun. En retour, un tel doute serait susceptible dentretenir un indifférentisme pernicieux pour la santé du corps politique.

Or, si un tel diagnostic est susceptible dêtre porté sur la politique, il ne peut prendre la forme dun arrêt dans lequel lapproche sceptique de la politique serait préalablement enfermée. Sauf à en appauvrir la notion, rien nassure en effet quune telle présentation prenne en vue la constitution historique dune double tradition sceptique (pyrrhonienne et académicienne), dans sa polarisation rationnelle contre le dogmatisme, et quelle rende justice à la dynamique dont le scepticisme est porteur au sein de la pensée philosophique voire de laction (en la préservant notamment du blocage).

Dès ses commencements grecs, le scepticisme ne se présente pas sous les traits dune école philosophique au sens où lambition de prendre des positions (relativement à lêtre, la connaissance ou encore le souverain bien), de les fixer dans des dogmes afin den assurer la diffusion et la transmission nest affichée par aucun de ceux qui se désignèrent sous lappellation de skeptikoi. Pyrrhon lui-même, en qui la postérité verra le fondateur du scepticisme, ne fut pas un scholarque. En revanche, il fut considéré par les générations postérieures comme celui qui « sest approché du scepticisme dune manière plus consistante et plus éclatante que ceux qui lont précédé1 ».

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Le scepticisme donne bien lieu à une tradition. Quil sagisse dune disposition, lindifférence, dune pratique de lexamen débouchant sur la suspension du jugement ou encore dune stratégie argumentative, les tropes, le legs sceptique ne saurait être contesté. Son processus de transmission na pourtant rien dune ligne continue. Rythmée par des revirements, des bifurcations voire des trahisons, lhistoire du scepticisme indique par ailleurs quil ne cessa dintégrer les objections qui lui furent adressées au point de se reconfigurer au gré de cette opposition même.

En matière politique, il semble relativement admis que le scepticisme favorise la reconduction des formes établies. Lobservation de la règle des règles, « suivre les lois et coutumes du pays dans lequel on vit », est censée épuiser lapproche sceptique de la politique. Ainsi sexplique son assimilation fréquente à un conformisme. Majeur dun point de vue gnoséologique, lapport de la double tradition sceptique serait mineur dun point de vue politique. En convenant de sen remettre toujours à lordre établi, en ne sautorisant aucun écart de conduite à son égard, le scepticisme consacrerait un double renoncement : celui de juger ce qui est institué à laune de ce qui devrait lêtre, celui de promouvoir sa réforme, si les circonstances lexigent. Improductif aussi bien en matière délaboration doctrinale que dengagement dans les affaires communes, sa viabilité politique ne ferait pas même question.

Labsence dattachement à une théorie normative ou à une typologie des biens et des maux naturels entretient, de surcroit, la suspicion que le scepticisme se plie à ce qui est établi, au point de le cautionner sans discernement. Ne pas privilégier x plutôt que y revient à accorder, de fait, une primauté au donné et à lui reconnaître une autorité. La loyauté du citoyen présumé sceptique pourrait nêtre que le masque de sa vassalité. Ne pas sopposer à ce qui est établi, cest de fait laccepter voire le renforcer selon le vieil adage du droit : « Qui tacet consentit ». Prêt à tout accepter, comment un sceptique peut-il alors contrer des pratiques, des législations ou des régimes que daucuns jugeraient inacceptables ? Rétif à toute prise de position tranchée, le scepticisme deviendrait une force dappoint pour tout régime politique sans exception. Le soupçon qui pèse sur sa compromission avec les plus contestables dentre eux rend discutable non plus seulement sa viabilité politique mais sa crédibilité philosophique.

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Lallégeance du scepticisme à légard de lordre établi reste toutefois sujette à caution. En effet, lobservation de « la règle des règles » ne saurait être déliée dune pratique de lexamen dont elle nest, en réalité, quune retombée pratique, comme en témoignait déjà le dixième trope élaboré par Enésidème. La suspension de lassentiment simpose comme un résultat en vertu du contre-balancement entre les lois, les coutumes, les lois et coutumes. De même, leur amoncellement et concaténation, pratiqués par un Montaigne par exemple, disposent à ne plus croire quelles trouvent leur fondement dans des lois naturelles, fidèles expression dune raison universelle. La variation sceptique restitue la variété et lirrégularité des conventions humaines en lieu et place dune unité et nécessité qui, toujours recherchée ou admise, en reste la grande absente. Lexamen sceptique rend attentif à ce qui soffre dans sa variété plutôt quil ne dispose à le modeler selon une norme pré-donnée. Ce faisant, il prémunit contre les illusions dune quête fondationnelle de lordre politique.

Dobservation timorée de lordre établi, lapproche sceptique de la politique devient cependant trop hardie, porteuse de menace pour la coexistence politique. En pratiquant une opposition sur le mode du contre-balancement entre les lois et/ou les coutumes, les sceptiques anciens érodent le fondement de la loi civile et ce qui justifie lobéissance des citoyens. En remontant aux sources de la loi, ceux qui usent du scepticisme à la manière de Montaigne ou de Pascal, découvrent que la coutume est, en réalité, sa véritable assise. De tels itinéraires suscitèrent maintes objections dont la moindre ne fut pas de retirer toute autorité à lordre établi et de favoriser, à terme, « la ruine de toute police ». La ligne de partage est mince entre un examen qui libère du dogmatisme axiologique, sans fragiliser lobéissance à ce qui est admis, et un examen qui disposera à transgresser ou à renverser lordre établi, supposé toujours injuste en labsence de toute loi naturelle.

Ladoption sceptique de la règle des règles prend ainsi son sens dans un dédoublement intérieur : « au-dedans comme il te plaît, au dehors comme il convient ». Selon le volet retenu, le scepticisme est accusé tantôt de cautionner lordre établi, à un point tel quil lui serait toujours inféodé, tantôt de le mettre à nu au risque de lui retirer tout titre de créance. Dénoncé par les uns en raison de sa trop grande docilité, par les autres en raison de la subversion dont il est porteur, le scepticisme

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consacre une attitude politiquement équivoque. Le dédoublement lui-même présente une structure isosthénique : le caractère décapant de lexamen contrebalance lobservation des lois et coutumes admises sans résistance et inversement. Mais jusquoù mène-t-il celui qui ladopte ? Un retrait loyal ou un silence coupable ?

Au lieu de les écarter, ce dossier darticles (issu dun colloque qui sest tenu à Grenoble en octobre 2012) propose de faire fond sur de telles objections tant le rapport que le scepticisme entretient avec lordre établi reste ambivalent. Aussi usée soit-elle, la question du scepticisme en politique nest pas définitivement réglée, bien plus, elle mérite dêtre posée à nouveaux frais. Une telle orientation revient à prendre ses distances à lendroit du diagnostic selon lequel il faudrait se dégager du scepticisme pour faire face à la crise du temps présent et penser « au-delà du nihilisme ». Lappel à un sursaut sceptique, lancé au milieu des années vingt par Bertrand Russell pour sortir du bipartisme dans lequel senfermaient les démocraties libérales, est-il décidément hors de saison ?

Les occasions sont nombreuses de mesurer la vitalité de la recherche contemporaine sur le scepticisme, relancée en particulier aux États-Unis dès 1960 par létude pionnière de Richard Popkin2, en France par les travaux de Marcel Conche sur Montaigne et Pyrrhon3. Elle porte aussi bien sur la double tradition sceptique4, largumentaire sceptique5 et ses

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héritages contemporains6, les stratégies anti-sceptiques déployées dans le champ épistémologique ou moral7 que les limites du sens quil y a à douter8. Loin dêtre inexistant, lexamen de la relation entre scepticisme et politique donne lieu à des travaux stimulants mais disséminés, réalisés le plus souvent à loccasion détudes autoriales (sur Montaigne, Bayle, Hume ou encore Nietzsche, Wittgenstein et Cavell). Ce dossier darticles fournit loccasion de fédérer lintérêt partagé pour cette thématique. De plus, en favorisant la rencontre entre des spécialistes éminents du scepticisme et des chercheurs en philosophie politique, de manière plus générale en philosophie pratique, il contribue à une variation des perspectives, particulièrement opportune sur ce sujet.

Ainsi lambition qui préside à la publication de ce dossier darticles est double. Il sagit dabord de sinterroger, au gré dune variation dans lhistoire du scepticisme, sur lexistence et les formes dune approche sceptique de la politique afin de mieux cerner le jeu politique du scepticisme. Naffichant pas lambition de produire une doctrine normative, le scepticisme est-il réductible à une attitude qui trouve dans le dédoublement sa manifestation et sa limite ? Est-il possible au contraire desquisser une théorie politique sceptique ? Entre conformisme et démystification, où situer alors le jeu politique du scepticisme ?

Questions délicates tant le scepticisme présente une grande plasticité. Au cours de lhistoire, il a su sinscrire dans toutes les configurations politiques sous couvert de nêtre tributaire daucune en particulier. Bien plus, comme lenseigne son histoire et ses avatars, il entretient un rapport singulier à sa propre tradition : entre filiation revendiquée ou contestée, retournement ou instrumentalisation. La manière dont le scepticisme est relié à sa propre tradition peut servir de fil conducteur pour penser des scepticismes en politique. Une telle hypothèse présente pourtant un double écueil : celui dessentialiser la notion de scepticisme au nom de sa pureté, celui de léparpiller voire la dissoudre au nom de la variété de ses formes. Peut-on engager une variation sur les scepticismes en politique sans perdre la notion même de scepticisme ? Il appartiendra à chacun dêtre attentif à la signification du scepticisme mobilisée par les options

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en présence et à leurs effets en retour sur lapproche contemporaine du scepticisme quelles peuvent ainsi contribuer à reconfigurer.

Ce dossier invite, dans le même temps, à relancer la discussion sur la viabilité du scepticisme en théorie politique. Peut-on et jusquà quel point jouer le jeu du scepticisme en politique ? Le scepticisme est-il totalement inopérant voire dangereux en politique si bien que la politique constitue « la frontière du scepticisme », selon lexpression de Marcel Conche, ou bien peut-on et dans quelle mesure le considérer comme une ressource sur ce terrain, notamment en période de crise ? Lenjeu de cette publication consiste à déterminer si la politique gagne ou non à se protéger du scepticisme et si le scepticisme savère producteur pour la penser et la pratiquer.

Lexamen du « conformisme » attribué au scepticisme tout comme celui du retrait dans la sphère privée, auquel il mènerait inéluctablement, sont susceptibles de renouveler lapproche politique du scepticisme. Loin de proposer une justification idéologique de lobéissance, le pyrrhonisme dun Sextus Empiricus met laccent sur la complexité de la décision individuelle, décision toujours prise en situation. Loin de rendre impossible lengagement dans les affaires communes, lindifférence dun Montaigne, le régule de manière opportune. La possibilité de penser et de pratiquer un engagement sceptique se fait ainsi jour. Cette publication contribue par ailleurs à repérer des usages paradoxaux de largumentaire sceptique dans la position et le traitement des questions politiques modernes et contemporaines. Largumentaire sceptique est-il toujours facteur de blocage pour la décision publique ? Quand lincertitude sur un risque nest plus un motif pour ne pas agir mais pèse dans la décision prise, alors il faut convenir de ce que le scepticisme sinscrit dans la dynamique même de la décision publique.

Karine Laborie

Thierry Ménissier

1 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes (édition bilingue), traduction P. Pellegrin, Paris, Le Seuil, 1997, p. 55.

2 Richard H. Popkin, The History of Scepticism from Erasmus to Descartes, Assen, Van Gorcum, 1960 ; 2e éd. rév., New York, Harper and Row, 1964 ; 3eéd. rév. et augm., The History of skepticism from Erasmus to Spinoza, Berkeley, University of California Press, 1979 ; Richard H. Popkin, Histoire du scepticisme dErasme à Spinoza, trad. Christine Hivet, présentation Catherine Larrère, Paris, PUF, 1995. Voir aussi Lhistoire du scepticisme de Sextus Empiricus à Richard H. Popkin, numéro spécial de la Revue de Synthèse, Albin Michel, no 2-3, avril-septembre 1998.

3 Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse, Ed. Seghers, 1964 ; 4e éd., Éd. de Mégare, 1992 ; rééd. PUF, coll. « Perspectives critiques », 2002 ; Pyrrhon ou lapparence, Éd. de Mégare, 1973 ; rééd. PUF, coll. « Perspectives critiques », 1994 ; Montaigne et la philosophie, Éd. de Mégare, 1987 ; rééd. PUF, coll. « Perspectives critiques », 1996 ; 3e éd. 1999.

4 Voir Le scepticisme antique, perspectives historiques et systématiques, Actes du colloque international sur le scepticisme antique, édités par André-Jean Voelke, Cahiers de la revue de théologie et de philosophie, Juin 1988, no 15, Genève-Lausanne-Neuchâtel, 1990 ; Positions du « scepticisme chrétien », in Les Éudes philosophiques, 2008/2, no 85 ; Astérion, La réception des Académiques à lÂge moderne, dir. Sylvia Giocanti, 11/2013.

5 Cahiers philosophiques, Paris, CNDP Delagrave édition, no 115, octobre 2008 : La rationalité sceptique.

6 Revue de métaphysique et de morale, no 38, 2003/2 : Naturalisme(s). Héritages contemporains de Hume.

7 Claudine Tiercelin, Le Doute en question, Paris, Éditions de léclat, 2005.

8 Revue de métaphysique et de morale, janvier-mars 2010 : Le scepticisme. Aux limites de la question.