L’éthique environnementale et le care De la sobriété volontaire à la vigilance
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2013 – 2, n° 3. Prendre soin de la nature et des hommes - Auteur : Hess (Gérald)
- Pages : 59 à 80
- Revue : Éthique, politique, religions
L’éthique environnementale et le care
De la sobriété volontaire à la vigilance
La nature est vulnérable. Elle l’est de manière inédite aujourd’hui au vu de l’ampleur des effets des activités humaines sur l’environnement. La perspective technoscientifique devenue hégémonique en Europe à partir du xviie siècle s’accompagne d’un essor prodigieux de la technique, pour le meilleur et le pire. La crise écologique contemporaine porte clairement l’empreinte de ce développement. La perte de la biodiversité – à l’échelle des gènes, de l’espèce ou de l’écosystème –, les diverses pollutions de l’air, de l’eau ou du sol, par exemple, incitent aujourd’hui à prendre soin d’une nature blessée. Ce « prendre soin » de la nature conduit à des pratiques qui visent à réparer un environnement endommagé : assainissement des sols d’une ancienne décharge, nettoyage des plages et des oiseaux suite à une marée noire, pratiques de recyclage, applications de savoir-faire écologiques pour le rétablissement d’une population d’espèces menacées, etc.
« Prendre soin d’une nature blessée » : nous sommes là, semble-t-il, au cœur d’une démarche théorisée entre autres par la féministe Joan Tronto, celle du care (le soin)1. Toutefois, si la philosophe s’est limitée au domaine humain, elle n’a pas exclu la possibilité d’une éthique du soin porté à l’environnement2. L’éthique du soin récuse aussi bien les éthiques déontologiques fondées sur des principes universels que les éthiques conséquentialistes qui jugent la valeur morale d’une action suivant
ses conséquences positives ou négatives. L’une et l’autre supposent une conception de l’humain comme être autonome, indépendant des autres. Par ailleurs, elles prétendent juger à partir d’un point de vue impartial.
Il en va tout autrement dans les éthiques du soin. Celles-ci portent au contraire l’attention aux situations singulières des relations de proximité et de vulnérabilité qui exigent une prise en charge au quotidien. La réponse aux besoins reconnus et sa mise en œuvre pratique par des actes concrets reposent sur des dispositions – des vertus – comme la compassion, la solidarité, la sollicitude. L’éthique du soin relève clairement d’une éthique des vertus. À première vue, l’éthique du soin constitue un apport intéressant au champ de l’éthique environnementale. Plusieurs commentateurs des écrits fondateurs de la Land ethic de l’écologue et forestier Aldo Leopold ou de la Deep ecology d’Arne Næss y voient une consonance évidente avec le care. L’éthique environnementale et l’éthique du soin, écrit par exemple Marie Gaille, « rejettent toutes deux les comportements d’agression, d’exploitation et de domination au profit d’un “prendre soin” et d’un souci […]. Elles dénoncent toutes deux l’illusion d’indépendance qui va généralement de pair avec ces comportements. La mise en avant de l’interdépendance comme condition humaine par excellence, que l’on rencontre sous la plume de Joan Tronto, entre ainsi en résonance avec cette affirmation d’Arne Næss : “Tenter d’ignorer notre dépendance et d’établir un rôle de maître à esclave a contribué à l’aliénation de l’homme lui-même”3 ».
La pensée du care peut-elle être pour autant une réponse adéquate à la crise écologique, au même titre que l’éthique environnementale prétend l’être en proposant une morale non anthropocentrée ? Car cette crise n’est pas seulement celle d’une atteinte à un environnement auquel il suffirait de prodiguer des soins pour le remettre en état. Elle est malheureusement plus profonde. J’aimerais tenter dans la suite de ma présentation de justifier la réponse positive que j’apporte à cette question. L’éthique du soin me paraît être appropriée à la spécificité de la crise écologique contemporaine non par ce qu’elle a de plus manifeste ou de plus visible, à savoir les actes concrets de soin – le care-giving comme Tronto appelle cette phase de l’éthique du soin.
Elle l’est plus fondamentalement, par ce qui en constitue la singularité : la reconnaissance des besoins d’autrui et la réponse à ces besoins au sens d’une responsabilité pour autrui – le caring about et le taking care of.
À l’origine du soin il y a la relation à l’autre, un autre qui, on va le voir, ne se limite pas seulement à l’autre homme, mais englobe la nature non humaine. De ce point de vue, je crois pouvoir discerner une disposition pratique à la reconnaissance de cette altérité et de ses besoins, une véritable vertu de la relation à autrui envisagée à partir de la diversité de ses apparitions – l’homme, l’animal, la plante, le paysage, un tremblement de terre, etc. Cette vertu, je la nomme la « vigilance ». Elle conditionne alors les vertus du care qui conduisent aux pratiques concrètes du soin. Mais elle est susceptible également de conduire à des comportements qui ne relèvent pas d’une éthique du soin proprement dite.
En réponse à la crise écologique, en effet, on recourt régulièrement et de plus en plus fréquemment à des expressions comme « simplicité volontaire4 » ou « sobriété heureuse5 », bref à l’idée d’une autolimitation choisie des désirs. Or qu’est-ce qui, dans la situation environnementale d’aujourd’hui, peut m’amener à refreiner ma conduite consumériste ? Quelle raison pourrais-je avoir de m’imposer une restriction de mes besoins ? J’aimerais suggérer que la relation à l’autre – dans la reconnaissance des besoins, ceux de l’homme d’aujourd’hui et de demain et ceux de la nature dont il dépend – dévoile, dans et par la vigilance, une vulnérabilité que la modernité technoscientifique a (trop) longtemps refoulée. Elle en appelle à ma responsabilité. Et du moment que celle-ci ne peut se traduire concrètement par des pratiques de soin seulement, les comportements animés par une sobriété délibérée semblent former une réponse éthique appropriée à la crise écologique.
Par le fondement commun de la vertu de vigilance qui soutient la relation à autrui, renforce la reconnaissance de ses besoins et intensifie l’appel à la responsabilité, la sobriété volontaire est donc bien animée du même esprit que l’éthique du soin sans être elle-même une pratique du soin. Elle apparaît comme un comportement moral face à la crise
environnementale là où il devient inadéquat de parler d’une éthique du soin.
Avant d’en venir à cette conclusion, il convient d’abord de préciser la spécificité de la crise écologique contemporaine. Cette clarification permettra de montrer que les vertus du care et les pratiques qui en sont issues ne sont pas à la mesure de l’enjeu. La deuxième étape de la réflexion portera sur la sobriété volontaire souvent invoquée en guise de réponse, la seule qui vaille sur le plan individuel, aux problèmes environnementaux actuels. On verra cependant que la sobriété, à première vue, n’a que peu à voir avec la pensée du care. Si elle est moralement souhaitable dans le contexte environnemental actuel, c’est en regard d’un rapport du sujet à un autre que soi. Je justifierai mon interprétation en mobilisant à la fois une conception de la Deep ecology, celle de son fondateur Arne Næss, ainsi qu’une vision écoféministe du rapport de l’homme à la nature. Une vision qui rejoint, quant à elle, la critique sociale et politique de la pensée du care dont l’enjeu est justement la relation à une altérité. Cette quatrième étape de mon parcours conduira à suggérer alors, dans une dernière partie, l’hypothèse qu’une vertu est bel et bien à l’œuvre dans toute relation à autrui : la vigilance. Cette vertu devrait apparaître ainsi comme ce qui nourrit aussi bien les vertus du care, les pratiques qui en découlent que les comportements de sobriété dont le motif est également la relation à l’autre, qu’il soit humain ou non humain.
La spécificité de la crise écologique contemporaine
et l’éthique du soin
La crise écologique actuelle n’est certes pas une première dans l’histoire de l’humanité. D’autres civilisations n’ont pas été épargnées non plus par des problèmes environnementaux qu’elles ont elles-mêmes engendrés. La déforestation, l’épuisement des ressources aquifères, l’érosion, la salinisation et la perte de fertilité des sols, par exemple, sont des problèmes récurrents dans la succession des diverses civilisations6.
Toutefois, on l’a dit, les problèmes environnementaux contemporains portent clairement l’empreinte d’un développement prodigieux et inédit des technologies depuis plus de deux siècles et de leur domination croissante sur l’environnement. Hormis l’épuisement des ressources biotiques qui rendent de précieux services écologiques, celui des ressources énergétiques conventionnelles (pétrole, charbon, gaz conventionnel) et des gisements actuels de certaines substances naturelles (fer, cuivre, or nickel ou certains métaux rares) est une autre difficulté. S’y ajoute la dissémination phénoménale de produits chimiques toxiques dans l’air et le sol, l’appropriation humaine croissante de la capacité photosynthétique de la Terre et, bien entendu, le changement climatique.
Au fond, toutes ces difficultés remettent au premier plan l’idée d’une finitude de la nature. Plus que jamais les sociétés développées sont confrontées à des limites que la modernité a, pour un temps, occultées : celles des ressources naturelles et celles imposées par le fonctionnement de la biosphère. Autrement dit, le défi environnemental d’aujourd’hui n’est pas seulement et prioritairement une question de pollutions, car on peut toujours tenter de résoudre des problèmes de pollution par des technologies appropriées. La crise écologique contemporaine se manifeste surtout en termes d’augmentation des flux de matières7. Or celle-ci n’exige pas simplement de consommer mieux ; elle exige de consommer moins. Voyons cela de plus près.
La réponse actuelle la plus communément invoquée à la situation décrite ci-dessus est celle du développement durable. Elle consiste à tendre à découpler la production de valeur (ou l’augmentation du PIB) et la consommation de ressources (ou l’augmentation des flux de matières). L’économie circulaire, l’économie de fonctionnalité et les technologies sont les principaux moyens par lesquels ce découplage est censé se réaliser. Recycler autant que faire se peut les déchets et s’en servir comme matières premières dans le processus de production de biens, substituer à l’achat d’un bien matériel celui du service qu’il rend, l’efficience et l’innovation technologiques sont, pour les économistes du développement durable, les manières de résoudre la crise écologique. Sont-elles pour autant des manières durables adaptées à la nécessité de diminuer la consommation ?
C’est à l’économiste anglais Tim Jackson, professeur de développement durable à l’université de Surrey et commissaire à l’économie de la Commission britannique pour le développement durable que l’on doit la critique la plus sérieuse à l’encontre du découplage. Ce dernier, affirme-t-il, est indispensable. Mais, ajoute-t-il, « la question est plutôt de savoir le volume de ce que nous pouvons accomplir. Jusqu’où le découplage est-il viable technologiquement et économiquement8 ? ». En fait, comme le montre le rapport du GIEC de 2007, la quantité d’énergie primaire nécessaire pour produire une unité de production économique mondiale a baissé constamment au cours de la deuxième moitié du xxe siècle. Elle est aujourd’hui 33% plus faible qu’en 1970. C’est un découplage clairement attesté. Malheureusement, il ne s’agit que d’un découplage relatif. En réalité, à l’échelle planétaire la consommation de combustibles fossiles suit la courbe évolutive du PIB mondial. Or celui-ci a doublé entre 1980 et 2007. On constate une tendance similaire à propos de l’extraction des métaux de première fusion (fer, bauxite, cuivre, etc.). Ici il semble même que le découplage n’a plus vraiment lieu puisque l’extraction du minerai de fer, de bauxite, de cuivre et de nickel dépasse aujourd’hui l’augmentation du PIB9. En chiffre absolu et à l’échelle mondiale, il n’y a donc pas eu de découplage au cours de ces quarante dernières années pour les combustibles fossiles et les métaux conventionnels.
Une même logique anime la question de l’empreinte carbone. Si elle a baissé en moyenne de 0,7% par année depuis 1990, la population a augmenté de 1,3% par an et le revenu moyen par habitant de 1,4% durant la même période. L’efficacité énergétique n’a ni compensé l’augmentation de la population ni celle du revenu. Une projection de la situation à 2050 et de l’effort à fournir d’ici là pour atteindre un objectif où le taux de concentration atmosphérique d’oxyde de carbone se situerait autour de 450 ppm (par rapport à la situation préindustrielle de 280 ppm et de plus de 387 ppm aujourd’hui)10 amène Tim Jackson à une conclusion pessimiste, mais réaliste. « Il est pour le moins fantaisiste, écrit-il, de tabler sur une baisse “considérable” des émissions et de l’utilisation des
ressources sans se confronter à la structure des économies de marché11 ». Le découplage absolu est d’autant plus difficile que l’efficacité énergétique est souvent compensée par ce que l’on nomme l’effet rebond. Une voiture hybride à basse consommation énergétique, par exemple, conduira son propriétaire, grâce à l’argent économisé pour le carburant, à conduire plus souvent et/ou sur de plus longues distances. Ce comportement réduit à néant l’effet escompté par l’efficacité énergétique.
Dans ce contexte, l’éthique du soin constitue-t-elle une réplique appropriée à la spécificité du défi de la crise écologique actuelle telle que nous l’avons décrite ci-dessus ? Il semble difficile de voir comment elle serait à même de l’être. En effet, les vertus associées au care, comme la sollicitude, la bienveillance, le souci d’autrui, la solidarité, etc. ne sont ici guère utiles. La nature est vulnérable bien entendu, et aujourd’hui plus que jamais. Toutefois, on l’a vu, maintenir coûte que coûte la biodiversité par des mesures écologiques, renaturer les cours d’eau, assainir les sols et l’air, recycler nos ordures, etc. ce sont là des pratiques certes indispensables, mais insuffisantes. Le problème n’est plus seulement la pollution et le mitage ; il est celui des flux de matières dont l’augmentation épuise de manière irréversible les ressources dont l’homme a besoin pour vivre.
La sobriété volontaire comme réponse
à la crise écologique actuelle
Ce sont donc les économies de marché fondées essentiellement sur la croissance, c’est-à-dire sur la recherche du profit et sur la consommation, que Jackson met en cause. La vision économique du développement durable ne s’avère précisément pas durable. En fait, pour l’économiste britannique il s’agit de repenser ni plus ni moins un modèle macroéconomique qui, contrairement au modèle dominant aujourd’hui, prend en compte à la fois la société et l’environnement. Et pour ce faire, il suggère, avec la notion de prospérité, de retourner à la tradition philosophique issue d’Aristote. Une vie prospère, précise-t-il, ne se réduit ni à
la richesse matérielle ni à la seule satisfaction des besoins élémentaires. La prospérité est en rapport avec une vie humaine heureuse, épanouie. Elle a trait à la qualité de vie et non au niveau de vie.
Il est sans doute difficile, voire impossible de définir ce qu’est une vie épanouie. Il est en revanche possible de définir les conditions pour qu’un tel épanouissement puisse avoir lieu. La philosophe américaine Martha Nussbaum et l’économiste d’origine indienne Amartya Sen se sont penchés sur ces conditions qu’ils nomment des « capabilités ». Le concept de capabilité est une tentative pour circonscrire, sur le plan philosophique, le cadre au sein duquel une vie humaine peut s’épanouir. Il ne définit pas à proprement parler le contenu du bonheur, mais, selon Nussbaum, « ce que les personnes ont actuellement les moyens de faire et d’être (to be able to do and to be) en un sens informé par une idée intuitive d’une existence à la mesure de la dignité de l’être humain12 ». Dans le registre économique, Sen considère les capabilités comme les « possibilités réelles de vivre13 » et non comme des moyens d’existence (un haut revenu, des biens de confort ou des produits de subsistance matérielle). « L’avantage d’une personne, précise Sen, […] est jugé inférieur à celui d’une autre si elle a moins de capabilités – moins de possibilités réelles – de réaliser ce à quoi elle a des raisons d’attribuer de la valeur14 ». Par exemple, le fonctionnement physiologique réel d’une personne sous-alimentée et d’une personne aisée qui jeûne pour des raisons religieuses ou politiques est le même du point de vue nutritionnel. Mais en termes de capabilités, la différence saute aux yeux : le jeûne de la personne aisée est choisi ; ses capabilités sont bien plus grandes que celles de la personne sous-alimentée par la pauvreté15. Les capabilités ont à voir avec la liberté de choisir et de réaliser certains aspects de la vie humaine jugés importants. Mais elles diffèrent de la réalisation même de ces aspects. « Promouvoir les capabilités, précise Nussbaum, revient à promouvoir des zones de liberté, ce qui n’est pas la même chose que de faire fonctionner les individus d’une certaine manière16 ».
Grâce à la notion de capabilité, la prospérité à laquelle songe Jackson peut se déployer en direction de la sobriété volontaire. Dans un monde confronté aux finitudes de la nature (des ressources et de la biosphère), un mode de vie sobre ne s’oppose pas à une vie humaine épanouie. C’est même le contraire : il semble mieux viser le bonheur qu’une vie vouée à la consommation débridée. Car, dans l’esprit des capabilités, ce qui a de la valeur ce ne sont pas les moyens d’existence (la richesse, le pouvoir ou l’acquisition de biens matériels, par exemple), mais les possibilités des individus de faire et d’être ce qu’ils valorisent naturellement : la possibilité de vivre une vie saine, de vivre une vie qui a un sens, la possibilité d’être membre d’une communauté sociale, d’engager des relations avec autrui, de vivre ses émotions, de développer une vision du monde, etc17. Le cadre conceptuel des capabilités permet de donner sens à un mode de vie sobre précisément parce qu’il montre que l’épanouissement humain n’a aucun rapport avec des désirs ou des besoins dont la satisfaction influe directement sur l’épuisement des ressources naturelles. Certes, il ne conduit pas forcément à la sobriété volontaire. Mais, dans le contexte écologique qui est le nôtre aujourd’hui – celui de la finitude des ressources et de la biosphère – il fournit une bonne raison pour encourager ce mode d’existence particulier et pour le rendre souhaitable, voire désirable. On observe du reste que la corrélation entre le sentiment subjectif de bonheur et l’augmentation de revenu est toute relative : elle vaut aussi longtemps qu’un certain niveau de revenu – faible – n’est pas atteint. Au-delà, les deux paramètres commencent à diverger18.
Il y a donc bien une réelle accointance entre la sobriété volontaire et l’épanouissement humain. Dès lors, même si un mode de vie sobre ne semble présenter, par lui-même, aucune connotation renvoyant à des pratiques de soin, du moins sa finalité rejoint-elle celle d’une éthique du soin. En effet, selon sa formulation la plus générale, le care est « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend notre corps, notre soi et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à entrelacer en
un réseau complexe de soutien à la vie19 ». L’épanouissement humain est au cœur des pratiques du soin comme de la sobriété volontaire.
Cela dit, cette visée commune suffit-elle à inscrire la sobriété volontaire dans le giron d’une éthique du soin ? Je ne le pense pas, car à ce niveau d’abstraction même un éthicien conséquentialiste – dont se distinguent clairement, comme on l’a dit, les tenants de l’éthique du soin – ne trouverait rien à redire à ce but ultime de l’action morale. Par conséquent, l’affinité conceptuelle de la sobriété volontaire avec la pensée du care, si elle existe, doit être cherchée ailleurs.
La sobriété volontaire et l’éthique des vertus
On pourrait tenter d’envisager cette affinité sur le plan de la définition. La sobriété volontaire serait ainsi une vertu morale, relevant tout comme les vertus du care, de l’éthique des vertus. Mais qu’est-ce donc au juste une vertu ? Cette notion du langage moral renvoie à une qualité de caractère louable, à l’excellence d’un tempérament possédé par une personne. Cette valorisation d’une disposition pratique est étroitement associée à des biens dont la visée oriente l’existence d’un individu. Par exemple, la vertu de bonté est attachée à l’importance que nous accordons aux besoins d’autrui. La vertu de bienveillance est étroitement corrélée au fait que le bonheur des autres ne nous est pas indifférent ; la patience conduit à valoriser le fait d’accepter les échecs et les déceptions de manière sereine.
Toutes ces vertus – bonté, bienveillance, patience – sont directement reliées à une finalité à laquelle nous accordons de l’importance : les besoins d’autrui, le bonheur des autres, la sérénité dans l’échec et les déceptions. Une disposition vertueuse est donc en rapport avec un bien qui, par là, se voit valorisé. Et les divers biens visés par l’homme vertueux en font un homme heureux. Rappelons que chez Aristote, l’homme heureux est un homme vertueux : « [l’homme heureux],
écrit le Stagirite, traversera l’existence dans ce bonheur, car toujours et avant tout, il exécutera et aura en vue ce qui est vertueux20 ». La seconde caractéristique de la vertu qui en fait toute la spécificité réside dans l’importance accordée à la prise en considération des biens ainsi visés par les dispositions pratiques dans l’orientation et le développement d’une vie humaine. Dans le comportement vertueux, nous valorisons non seulement des fins, mais également l’intérêt qu’un individu porte sur ces fins. Et cet intérêt se manifeste dans sa manière de vivre.
Le spécialiste de l’éthique des vertus Nicholas Dent considère qu’il s’agit là du « caractère distinctif de l’éthique des vertus […] qui se réfère spécifiquement à la manière précise dont l’attention et l’engagement vis-à-vis des biens en question sont incorporés au caractère et au schéma de vie d’une personne21 ». Somme toute, l’intégration de l’intérêt pour des biens comme le bien-être et le bonheur d’autrui ou la sérénité dans la façon de vivre d’un être humain est valorisée pour elle-même, de manière intrinsèque. Peu importe les conséquences qu’apporte une telle intégration ou le fait de savoir qu’elle est conforme à une règle.
De ce point de vue, la vertu ne dépend pas d’un contexte particulier ou du résultat escompté, lesquels pourraient alors justifier l’estime que nous portons à un homme ou à un comportement vertueux. La vertu est estimable en soi. Or, je pense qu’il n’en va pas ainsi avec la sobriété volontaire. Celle-ci est certes louable, mais elle l’est au sein d’un contexte, celui de la crise écologique. La finitude des ressources et de la biosphère n’est évidemment pas inédite. Elle a toujours été ce qu’elle est aujourd’hui.
Néanmoins, on l’a vu, l’avènement de la modernité marque un tournant et l’hégémonie de la perspective technoscientifique à partir du xviie siècle présente aujourd’hui une facette de cette finitude qu’on ne lui connaissait pas auparavant. Avec l’industrialisation, une économie de marché fondée sur la consommation de masse et la croissance démographique, les limites de la nature sont devenues problématiques. C’est donc par rapport à ce problème que nous sommes amenés à questionner nos conduites et à louer la sobriété, dès lors que les solutions classiques du développement durable s’avèrent finalement sinon dérisoires, du
moins partielles. Un comportement sobre qualifie aujourd’hui une sorte d’« excellence », car il fait écho à un défi auquel ni l’innovation technologique ni l’économie circulaire ou de fonctionnalité ne sont à même de répondre. Imaginons toutefois que ces procédés soient tout de même couronnés de succès à court ou à moyen terme. La sobriété mériterait-elle d’être encore louée comme il semble qu’elle doit l’être désormais ? Il fait peu de doute que ce ne soit pas le cas. Ou encore : supposons un contexte économique et technologique similaire à celui que nous connaissons maintenant, mais avec une population mondiale estimée à quelques centaines de millions d’humains seulement. Y aurait-il alors quelque raison de valoriser une conduite sobre ? Là encore, la réponse semble être négative.
La sobriété volontaire n’est donc pas une vertu, car on ne l’estime pas pour elle-même. Elle n’en est pas moins, à mon avis, fortement souhaitable, voire désirable dans le contexte actuel. De ce développement, il s’ensuit que son affinité conceptuelle avec l’éthique du soin doit se situer à un niveau plus profond que le simple fait d’être, semblable en cela à la vertu, une disposition pratique. Pour le comprendre, posons-nous la question : qu’est-ce qui pourrait nous pousser à adopter un mode de vie sobre ? On pourrait imaginer bien entendu une contrainte extérieure, d’ordre institutionnel. Mais forcée par les institutions, la sobriété ne serait plus volontaire. La réponse évidente – et la plus simple aussi – à la question ci-dessus se trouve donc, à mon sens, dans l’expression même de « sobriété volontaire » : celle-ci est motivée par soi-même.
La sobriété volontaire et son affinité
avec la pensée du care
À quelle conception du soi renvoie l’idée d’une autolimitation choisie, intentionnelle des désirs ? En tout cas certainement pas à une vision égocentrée de l’humain, c’est-à-dire un être conçu comme autonome par rapport aux autres et à son environnement, agissant et décidant en fonction de la satisfaction de ses besoins et poursuivant ses propres intérêts. Le courant philosophique de la phénoménologie s’est efforcé de
montrer tout au long du xxe siècle le caractère extatique du soi, présent au monde et aux autres. Le soi n’est pas encapsulé, mais toujours déjà ouvert à l’altérité. Indépendamment de cette tradition, l’écoféminisme et l’écosophie du philosophe Arne Næss me semblent rejoindre, dans le registre environnemental, l’esprit de la pensée phénoménologique. Pour le penseur norvégien le soi se déploie dans un « champ relationnel22 » où toute chose existe dans une relation d’interdépendance avec les autres. Nous n’expérimentons jamais les choses de notre environnement comme des objets séparés de nous, mais comme des totalités auxquelles nous appartenons et avec lesquelles nous formons une unité. « Les gestalts lient le Je et le non-Je ensemble dans un tout, écrit Næss. La joie devient non ma joie, mais quelque chose de joyeux dont dépendent le Je et d’autres fragments non isolables. “Le bouleau a ri/du rire souple et léger de tous les bouleaux…” : cette gestalt est une création que l’on peut diviser de manière incomplète pour donner un Je qui projette le rire en question vers un bouleau qui, lui, ne rit pas23 ».
Le soi est ainsi dès l’origine en relation avec son environnement. Il ne se réduit pas à l’ego, à un Je qui projette sur la neutralité des choses des propriétés qui en constituent alors les couleurs et le relief. L’expérience vécue de la nature n’en fait pas un monde séparé perçu par un soi qui lui serait extérieur. Le soi forme avec son environnement une unité que l’on pourrait, à juste titre, qualifier de phénoménologique. Cette unité varie en fonction de la capacité d’identification du soi avec ce qui n’est pas soi : un insecte, une montagne, etc24.
Cette identification, Næss l’interprète écologiquement comme une « symbiose », comme l’expression d’une « appartenance écosphérique25 ». Avec les hommes et les animaux, elle passe par l’empathie ; avec les éléments inanimés de la nature elle passe inévitablement par l’anthropomorphisme ou l’animisme. Elle est la condition de vertus comme la solidarité ou la loyauté26. Bref, conclut Næss, « la perspective écosophique se développe par le biais d’une identification si profonde
que l’ego personnel ou l’organisme ne sont plus des limites adéquates à son propre soi. On s’éprouve soi-même comme une part authentique de toute vie27 ». La visée ultime du processus d’identification est le Soi, c’est-à-dire une identité idéale dont les gestalts ou les unités phénoménologiques sont des exemplaires. Cette conception du soi permet de comprendre que dans le contexte de la crise écologique contemporaine – celui de l’épuisement des ressources naturelles et biosphériques – le soi prend en compte l’épanouissement des autres organismes humains et non humains. L’identification avec l’homme et la nature, selon cette vision des choses, conduira forcément à restreindre ses besoins en distinguant, comme le propose Næss, les « besoins vitaux » – légitimes – des besoins « périphériques » – moralement condamnables28.
La féministe australienne Val Plumwood connaît bien la version næssienne de la Deep ecology. Elle lui reproche sa logique sous-jacente, celle de l’identité, de la fusion des intérêts. Dans l’identité, pense-t-elle, on perd les différences, car on assimile l’autre au même. Je ne suis pas identique à la nature, mais je ne suis pas différent d’elle non plus. Il y a une réelle continuité entre l’homme et la nature, continuité que Næss réduit à une identité. Néanmoins, cet écueil pourrait également se renverser si le monde non humain était réduit à une différence absolue. Ce qui, selon la philosophe, serait tout aussi dommageable29. La conception du soi défendue par Plumwood fait de lui un être en relation avec autrui. Le soi se définit à la fois par ce qui le différencie de l’altérité et ce qui le rapproche de lui. Il s’agit, et on discerne ici l’inspiration féministe de la pensée de Plumwood, d’éviter les rapports dualistes d’oppression tels qu’on les observe exemplairement entre l’homme et la femme dans de nombreuses sociétés ou dans l’attitude du colonisateur envers le colonisé. Un féminisme bien compris revendique la reconnaissance d’une continuité et la reconnaissance d’une différence30.
Une telle relation qui dépasse le dualisme – masculin et dominant – de la pensée occidentale s’exprime dans la solidarité. « La solidarité, écrit
l’auteure, ne requiert pas seulement l’affirmation de la différence, mais également une sensibilité à la différence entre se poser soi-même avec l’autre et se poser soi-même comme autre, et cela requiert en retour la reconnaissance et le rejet des concepts d’oppression et des projets d’unité ou de fusion31 ». La solidarité à l’égard du monde non humain demande un décentrement de soi, afin de pouvoir saisir le rapport à autrui tout à la fois dans sa propre perspective et dans la perspective de l’autre. C’est par elle qu’on réussit à dépasser les rapports de domination et d’exclusion. Plumwood peut ainsi parler d’un « soi écologique », c’est-à-dire d’un soi en relation qui intègre parmi ses propres fins l’épanouissement des autres êtres de la Terre et de la communauté terrestre32. Une telle conception du soi promeut les concepts d’amitié, de solidarité, de soin33, tous concepts dont on a vu qu’ils sont essentiels à une éthique du soin.
En s’inscrivant dans le prolongement de la Deep ecology telle que l’interprète Næss, l’écoféminisme rejoint ce qui est au centre de la pensée du care : la relation à autrui. Le détour par une réception critique de l’écologie profonde, suggérée par l’écoféminisme plumwoodien, me permet de faire ainsi, si j’ose dire, d’une pierre deux coups. Il atteste d’abord que la sobriété volontaire émane de soi, mais d’un soi décloisonné, capable de différencier ses besoins vitaux de ses besoins périphériques. Besoins auxquels il saura renoncer si le contexte l’exige. Ensuite, il débouche sur l’idée que ce soi est fondamentalement un soi en relation. L’autre de cette relation en appelle effectivement à ma responsabilité, laquelle se manifeste dans des pratiques de soin régies par la solidarité, l’amitié, la sollicitude, le respect, etc34.
Nous avons désormais déroulé le fil qui relie la sobriété volontaire au fondement de l’éthique du soin. Celui ou celle qui décide de privilégier la sobriété le fait par soi-même. Mais ce soi est un soi en relation avec autrui. Et pourtant, la sobriété est une disposition pratique de nature différente de celles qui visent à prodiguer des soins – elle ne relève pas du care giving. Si, néanmoins, je ne l’estime pas étrangère à celles-ci,
c’est parce les deux genres de disposition découlent, sur le plan éthique, d’une vertu primordiale qui influe précisément sur ce qui les rapproche – le soi relationnel, autrement dit la relation à autrui. Il s’agit de la vertu de vigilance.
La vertu de vigilance
Avec cette notion j’aborde maintenant la dernière étape de notre parcours. La vigilance relève de cet état de conscience qu’est l’attention, un phénomène étudié tant par la phénoménologie, la psychologie ou la philosophie de l’esprit35. La perspective en première personne de la phénoménologie prédispose toutefois celle-ci à s’intéresser de près à ce champ de recherche. La notion de vigilance elle-même n’en demeure pas moins peu étudiée, les disciplines de l’esprit étant davantage intéressées à l’activité mentale générique de l’attention. Je suggère de définir la vigilance comme une qualité de l’attention qui articule ces trois dimensions de l’expérience consciente que sont le soi, l’altérité et le temps. Cette qualité est constitutive de la signification éthique de la vigilance au sens d’une disposition pratique de la conscience, disposition qui est louable et valorisée pour elle-même. Elle fait dès lors de la vigilance une vertu. Une description – méta-éthique – détaillée du phénomène de la vigilance déborde largement le cadre et le propos de la présente contribution. On se contentera ici d’esquisser quelques traits d’une réflexion amenée à se poursuivre au-delà de la présente analyse.
Le concept de vigilance mobilise l’idée d’une altérité comme présence qui perce la structure égoïque du sujet, centré sur lui-même. C’est là l’intuition profonde du philosophe Emmanuel Levinas36. L’altérité interpelle le soi et exige une réponse. Cette responsivité d’un sujet ébranlé
dans son ego prend corps selon une double modalité, mais dans une seule étoffe, au sein d’un même milieu : le temps. L’une et l’autre modalités de la réponse renvoient chaque fois à une rupture. La première brisure temporelle est relative à la continuité de la mémoire et de l’histoire du sujet, de son passé. L’appel d’autrui ouvre à un avenir authentique qui libère le moi de son propre pouvoir et de sa maîtrise sur les choses. Dans ce temps de l’avenir, il ne s’agit ni d’anticipation ni de projection, mais d’une attention à ce qui peut surgir à chaque instant, « à des événements, à des signaux, à des alertes, à des menaces, à des moments brefs et uniques de décision37 ». La seconde modalité de la réponse du sujet est son retard incompressible par rapport à l’interpellation par autrui. Celle-ci laisse une trace dont le soi, dans le temps, porte témoignage : celle de sa responsabilité par autrui et pour lui.
Cette description une fois esquissée, relevons que Levinas lui-même n’a jamais envisagé la possibilité d’une présence des entités naturelles non humaines, telle qu’elle puisse ébranler la clôture identitaire du sujet humain (son moi), sa possession et sa maîtrise sur le monde. L’étrangeté d’autrui, pour le phénoménologue, c’est sa liberté38. La relation à l’autre, telle que Levinas la comprend et malgré sa radicalité par ailleurs, demeure clairement anthropocentrée. Les choses non humaines, pense-t-il, ne me sont jamais présentes comme l’est l’autre homme ; elles n’ont pas de « visage ».
Néanmoins, l’ambition de l’éthique environnementale depuis ses débuts dans les années 1970 consiste à montrer qu’il n’en va pas nécessairement ainsi39. Que ce soit en invoquant la sensibilité de l’animal, les propriétés du vivant ou de la matière, de nombreux éthiciens de l’environnement estiment que, d’une certaine manière, la nature est autonome, qu’elle échappe partiellement à notre prise conceptuelle, bref qu’elle est bel et bien, elle aussi, une présence – un visage – au-delà de toute qualification. L’écoféminisme de Plumwood dont j’ai parlé précédemment illustre parfaitement ce point de vue. Faut-il toutefois prétendre, à l’instar de plusieurs philosophes de l’environnement, que cette présence de la nature présuppose une finalité, un dessein qui lui serait immanents40 ? Je ne crois pas que ce présupposé soit indispensable.
Il est vrai que la nature n’est pas en rapport avec moi de telle manière qu’elle serait « entièrement par rapport à soi41 ». La présence de la nature non humaine n’est pas la présence de l’autre humain. Et pourtant, elle m’ébranle. Mais elle le fait à la mesure de ma vigilance.
L’altérité de la nature est d’abord dissimulée par les descriptions que j’en donne – scientifiques en particulier. Toutefois, en retournant, par l’attention, à ce que je partage avec elle42 – la sensibilité avec l’animal, la vie avec les organismes, l’unité physico-symbolique avec l’écoumène – ce qui « n’est pas par rapport à moi43 » mais autre que moi peut alors se révéler. Tout dans la nature est susceptible de devenir une présence – un visage – dès lors que je renonce à l’assurance identitaire que me procure la conscience (réflexive) fermée sur elle-même, autrement dit : dès lors que je m’ouvre au temps de l’avenir, que je suis simplement présent au monde. Notons que cet aspect pour ainsi dire « propédeutique » de la vigilance défendu ici n’en reste pas moins une interprétation rétrospective. Il ne doit pas dissimuler la grande leçon de Levinas, à savoir l’altération originaire du sujet par autrui, sa passivité fondamentale.
Il s’ensuit, comme le remarque fort justement Matthew Calarco dans sa critique adressée à Levinas à propos de l’animal, que « si l’expérience morale naît de la rencontre imprévisible d’un Autre qui interrompt tous mes calculs égoïstes en m’appelant à me soucier de lui, […], s’il est impossible de savoir à l’avance quel genre d’être ou d’entité est susceptible d’élever une revendication à mon endroit, alors comment pourrait-on répondre une bonne fois pour toutes à la question de savoir ce qui compte et ce qui ne compte pas, ce qui constitue l’objet de mon souci et ce qui ne le peut pas44 ? » Finalement, tout est en mesure de devenir une présence, un visage.
Les brèves considérations ci-dessus invitent donc à voir dans la vigilance une vertu morale, c’est-à-dire une disposition de la conscience qui « répond » à une présence – une altérité humaine ou non humaine. Or, si l’éthique du soin consiste bien à se soucier d’autrui, alors cette forme morale de l’attention manifestée dans la relation à la nature me semble rejoindre clairement une préoccupation également au fondement de la pensée du care.
Conclusion
Je suis parti de la question de savoir si la pensée du care pouvait être une réponse appropriée aux enjeux de la crise écologique contemporaine. La sobriété volontaire a semblé constituer à cet égard une attitude désirable face aux défis environnementaux globaux auxquels l’humanité est confrontée aujourd’hui. À première vue la sobriété volontaire ne relève pas d’une éthique du soin. Si elle caractérise bel et bien une disposition pratique, elle ne semble effectivement pas définir une vertu. De plus, elle ne consiste pas à développer la bienveillance, la sollicitude ou la solidarité envers la nature, par exemple, ni à en prendre soin, comme cherche à le faire l’éthique du soin envers les êtres humains vulnérables. Et pourtant, elle présente bien une affinité conceptuelle avec une telle éthique. Le recours à des éthiques environnementales non anthropocentrées comme celles proposées par Næss ou Plumwood ont permis, en effet, de remonter à leur source commune, celle d’un soi décloisonné, en relation avec autrui.
J’ai tenté de montrer qu’à cette origine partagée correspond une vertu : la vertu morale de vigilance. Celle-ci se situe en amont des pratiques de soin ; elle est, pour reprendre la terminologie de Tronto, de l’ordre d’un caring about et d’un taking care of de l’homme et de la nature non humaine. De la vertu de vigilance découle dès lors les autres vertus et les pratiques du soin – le care giving. Mais, on l’a vu, la sobriété volontaire renvoie aussi, au fond, à un soi en relation avec autrui – l’autre humain et l’autre de la nature. Il s’ensuit qu’elle est une disposition pratique, contextualisée pour ainsi dire par la crise écologique, qui
procède également de la vertu de vigilance. La sobriété volontaire n’est pas une vertu morale, certes. Cependant, comme pour les vertus du care et les pratiques qui leur sont associées, elle n’a de sens qu’en recourant à la vertu de vigilance.
En définitive, une réflexion conjuguée de l’éthique environnementale et de la pensée du care apparaît féconde. L’éthique environnementale, du moins chez les auteurs convoqués, contribue à élargir le champ de l’éthique du soin en montrant que la relation à autrui ne s’arrête pas à l’autre humain, à l’homme vulnérable. La nature non humaine est également une altérité dont je peux prendre soin et envers laquelle la bienveillance ou la solidarité sont possibles. Inversement, l’éthique du soin enrichit une éthique non anthropocentrée, invitant les penseurs environnementalistes à s’interroger sur ce qui semble requis pour voir la nature comme une altérité, comme un autre qui en appelle à la responsabilité de l’homme. Car pour un esprit contemporain imprégné de science ce n’est là en aucune façon une évidence. Or, au cœur du care il y a la reconnaissance des besoins d’autrui et la responsabilité pour lui. La pensée du care amène à réfléchir aux conditions éthiques de cette reconnaissance et de cette responsabilité, à ce que cela suppose d’un point de vue moral, tout à l’amont d’une relation à l’autre de la nature. Ces questions-là, les théories écocentrées de Næss ou Plumwood les laissent dans l’ombre, plus intéressées aux implications de cette relation, à ce qui en dérive sur le plan éthique.
À l’issue de cette étude, il apparaît que la sobriété volontaire, fil d’Ariane de notre réflexion, montre en quoi l’éthique environnementale et l’éthique du soin, loin de diverger, peuvent s’avérer complémentaires. Renvoyant à la pensée du care sans relever du care, la sobriété délibérée est à même de définir cette juste disposition pratique à l’égard de l’environnement, là où la validité ou la pertinence d’une éthique du soin semble compromise. Sans être une vertu morale, elle n’en possède pas moins, par les temps qui courent, une réelle signification éthique.
Gérald Hess
Université de Lausanne
Bibliographie
Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Richard Bodéüs, Paris, GF Flammarion, 2004.
Bourg, Dominique et Whiteside, Kerry, Vers une démocratie écologique, Le citoyen, le savant et le politique, Paris, Seuil, 2010.
Bourg Dominique et Philippe Roch (dir.), Sobriété volontaire. En quête de nouveaux modes de vie, Genève, Labor et Fides, 2012.
Calarco, Matthew, « Nul ne sait où commence ni où finit le visage. L’humanisme et la question de l’animal », trad. Hicham-Stéphane Afeissa, in Hicham-Stéphane Afeissa et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (dir.), Philosophie animale. Différence, responsabilité et communauté, Paris, Vrin, 2010, p. 83-124.
Dent, Nicolas, « Vertu. Éthique de la vertu », in Canto-Sperber, Monique (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, Puf, 2004, p. 2011-2019.
Diamond, Jared, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, trad. Agnès Botz et Jean-Luc Fidel, Paris, Gallimard, 2005
Duval, Raymond, Temps et vigilance, Paris, Vrin, 1990.
Fischer, Berenice et Tronto, Joan, « Towards a Feminist Theory of Caring », in Abel, Emily K. et Nelson, Margaret (dir.), Circles of Care. Work and Identity in Women’s Lives, Albany, State Universitiy of New York, 1990, p. 35-62.
Gaille, Marie, « De la “crise écologique” au stade du miroir moral », in Laugier, Sandra (dir.), Tous vulnérables. Le care, les animaux et l’environnement, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2012, p. 205-232.
Hess, Gérald, Éthiques de la nature, Paris, PUF, 2013.
Husserl, Edmund, Phénoménologie de l’attention, trad. Natalie Depraz, Paris, Vrin, 2009.
Jackson, Tim, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, trad. Etopia, Nemur/Bruxelles, Etopia/De Boeck, 2010.
Larrère, Catherine, « Care et environnement : la montagne ou le jardin ? », in Laugier, Sandra (dir.), Tous vulnérables. Le care, les animaux et l’environnement, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2012, p. 233-261.
Laugier, Sandra (dir.), Tous vulnérables. Le care, les animaux et l’environnement, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2012.
Lenoir, Frédéric, La guérison du monde, Paris, Fayard, 2012.
Levinas, Emmanuel, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, (1971), Paris, Poche Essais, 1990.
Levinas, Emmanuel, « De la conscience à la veille. À partir de Husserl », in De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, p. 34-61.
Levinas, Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, (1978), Paris, Poche Essais, 1990.
Næss, Arne, Écologie, communauté et style de vie, trad. Charles Ruelle, Paris, Éditions MF, 2008.
Nussbaum, Martha, Frontiers of Justice. Disability, Nationality, Species Membership, Cambridge/London, Harvard University Press, 2007.
Nussbaum, Martha, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, trad. Solange Chavel, Paris, Climats, 2012.
Plumwood, Val, Feminism and the Mastery of Nature, London/New York, Routledge, 1993.
Plumwood, Val, Environmental Culture. The ecological crisis of reason, London/New York, Routledge, 2002.
Puesch, Michel, Développement durable : un avenir à faire soi-même, Paris, le Pommier, 2010.
Rabhi, Pierre, Vers la sobriété heureuse, Arles, Actes Sud, 2010.
Raïd, Layla, « De la Land ethic aux éthiques du care », in Laugier, Sandra (dir.), Tous vulnérables. Le care, les animaux et l’environnement, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2012, p. 173-203.
Rockström, Johan et al., « A safe operating space for humanity », Nature, 2009, 46, p. 472-475.
Sen, Amartya, L’idée de justice, trad. Paul Chemla, Paris, Flammarion, 2010.
Tronto, Joan, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009.
Warren, Karen J., Ecofeminist Philosophy. A western Perspective on What It Is and Whay It Matters, Lanham/Boulder, Rowman & Littlefield Publishers, 2000.
1 Je traduis le terme de care par « soin », tout en étant conscient que la notion de care ne se limite pas aux soins prodigués par des professionnels, mais renvoie à une vision plus générale de la relation à l’autre portée par une communauté. Cette vision comprend le souci d’autrui, l’attention, la sollicitude, la responsabilité, etc. C’est dans ce sens étendu qu’il convient également d’entendre le terme de soin tel qu’il est utilisé dans la présente contribution.
2 Voir J. Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009, p. 144.
3 M. Gaille, « De la “crise écologique” au stade du miroir moral », dans S. Laugier (dir.), Tous vulnérables. Le care, les animaux et l’environnement, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2012, p. 229. Voir aussi dans le même recueil, C. Larrère, « Care et environnement : la montagne ou le jardin ? », p. 233-261 et L. Raïd, « De la Land ethic aux éthiques du care », p. 173-203.
4 M. Puesch, Développement durable : un avenir à faire soi-même, Paris, le Pommier, 2010.
5 P. Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Arles, Actes Sud, 2010 ; F. Lenoir, La Guérison du monde, Paris, Fayard, 2012 ; D. Bourg et Ph. Roch (dir.), Sobriété volontaire. En quête de nouveaux modes de vie, Genève, Labor et Fides, 2012.
6 Voir J. Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, trad. A. Botz et J.-L. Fidel, Paris, Gallimard, 2005.
7 En ce sens, comme le montre Dominique Bourg, l’enjeu est clairement politique et non plus seulement technologique. Voir D. Bourg et K. Whiteside, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Paris, Seuil, p. 9-19.
8 T. Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, trad. Etopia, Nemur/Bruxelles, Etopia/De Boeck, 2010, p. 85.
9 Voir ibid., p. 83-84, en particulier les tableaux 5.3 et 5.5.
10 Voir J. Rockström, « A safe operating space for humanity », Nature, 2009, 46, p. 472-475.
11 T. Jackson, Prospérité sans croissance …, p. 94.
12 M. Nussbaum, Frontiers of Justice. Disability, Nationality, Species Membership, Cambridge/London, Harvard University Press, 2007, p. 70.
13 A. Sen, L’idée de justice, trad. P. Chemla, Paris, Flammarion, 2010, p. 286.
14 Ibid., p. 284.
15 Voir ibid., p. 290.
16 M. Nussbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, trad. S. Chavel, Paris, Climats, 2012, p. 45-46.
17 Voir M. Nussbaum, Frontiers of Justice…, p. 76-81 et Capabilités…, p. 53-57.
18 Voir T. Jackson, Prospérité sans croissance…, p. 55.
19 B. Fischer et J. Tronto, « Towards a Feminist Theory of Caring », in Emily K. Abel et M. Nelson (dir.), Circles of Care. Work and Identiy in Women’s Lives, Albany, State University of New York Press, 1990, p. 142. Cité par L. Raïd, « De la Land ethic… », p. 179.
20 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. R. Bodéüs, Paris, GF Flammarion, 2004, p. 67 (I, 1097b 1-4).
21 N. Dent, « Vertu. Éthique de la vertu », in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 2004, p. 2014.
22 A. Næss, Écologie, communauté et style de vie, trad. C. Ruelle, Paris, Éditions MF, 2008, p. 95.
23 Ibid., p. 103.
24 Voir ibid., p. 252.
25 Ibid., p. 247.
26 Voir ibid., p. 253.
27 Voir ibid., p. 253.
28 Voir ibid., p. 251.
29 Voir V. Plumwood, Environmental Culture. The ecological crisis of reason, London/New York, Routledge, 2002, p. 197-200.
30 Voir V. Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, London/New York, Routledge, 1993, p. 67.
31 Plumwood, Environmental Culture…, p. 202.
32 Voir Plumwood, Feminism…, p. 154.
33 Voir idem.
34 Notons que l’écoféminisme de la philosophe américaine Karen J. Warren s’appuie explicitement sur une éthique du soin. Voir K. Warren, Ecofeminist Philosophy. A Western Perspective on What It Is and Why It Matters, Lanham/Boulder, Rowman & Littlefield Publishers, p. 105-118.
35 Voir E. Husserl, Phénoménologie de l’attention, trad. N. Depraz, Paris, Vrin, 2009.
36 Voir E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Poche Essais, 1990. Le terme de « vigilance » est formulé par Levinas dans une contribution de 1974 intitulée « De la conscience à la veille. À partir de Husserl » (in E. Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1998, p. 34-61). À travers une interprétation du fondateur de la phénoménologie Edmund Husserl, cet essai s’efforce d’éclairer une « scission de l’identité, […] – autrement qu’être – » (p. 50) sous-jacente à la conscience.
37 R. Duval, Temps et vigilance, Paris, Vrin, 1990, p. 26.
38 Voir E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris, Poche Essais, p. 20.
39 Voir G. Hess, Éthiques de la nature, Paris, PUF, 2013.
40 Voir par exemple Hans Jonas, Michael Meyer-Abich ou Homes Rolston III.
41 E. Levinas, Totalité et infini …, p. 71.
42 Ce que j’ai en commun avec les diverses sortes d’entités naturelles non humaines (l’animal, le vivant, etc.) est déterminant pour différencier la spécificité des modes de responsabilité pour l’altérité de la nature et des réponses pratiques auxquelles elle conduit. Précisons qu’une éthique environnementale qui fait de l’altérité de la nature un élément central de sa réflexion ne peut s’en tenir à ce niveau d’abstraction tel qu’il est décrit ici. Il n’est néanmoins pas possible d’en dire davantage, car un développement sur ce point déborde largement le sujet de la présente contribution.
43 E. Lévinas, Totalité et infini …, p. 71.
44 M. Calarco, « Nul ne sait où commence ni où finit le visage. L’humanisme et la question de l’animal », in H.S. Afeissa et J.B. Jeangène Vilmer (dir.), Philosophie animale. Différence, responsabilité et communauté, Paris, Vrin, 2010, p. 117.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-8124-2120-4
- EAN : 9782812421204
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2120-4.p.0059
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/02/2014
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français