Préface Au lecteur
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Essay d’une parfaite grammaire de la langue françoise (1659)
- Pages : 105 à 107
- Collection : Descriptions et théories de la langue française, n° 5
- Série : Grammaires françaises des xviie et xviiie siècles, n° 3
PREFACE
Au lecteur
Mon Lecteur ; je ne me donne pas la vanité de vous promettre une Parfaite Grammaire : seulement je fay profession d’en donner un Essay1, m’étant étudié d’eviter les defauts, que j’ay apperceus dans les Grammairiens, qui courent par les mains2 des curieux de nostre langue. Vous n’avez qu’à comparer celle-cy avec les autres, pour en reconnoitre la difference. Je tiendray à grand honneur, que Messieurs de l’Academie y passent leur censure3 ; afin que je me dédise de ce qu’ils auront desaprouvé. Cependant il pourroit bien arriver, que de plus sçavants que moy apprinsent icy quelque chose, quand ce ne seroit qu’à former les Regles du langage plus exactement & plus judicieusement. En [-/3] quoy je trouve de notables manquements parmy nos Grammairiens. Car il y en a quelques-uns qui s’embroüillent, en cherchant le vray point de l’étendüe & des limites de la Regle qu’ils veulent establir : & aprés s’estre bien debatus, desesperant d’en voir le fond, ils vous renvoyent à l’usage. D’autres fondent leurs preceptes sur quelque petit nombre d’exemples, qui leur viennent en l’esprit, sans examiner plus avant ce qui est de l’usage contraire, dans le reste de la Langue : & par ce moyen ils forgent des Regles plus fausses que vrayes4. Vous en aurez de claires preuves, dans la Seconde Partie de cette Grammaire, au no. 24. de la 106septieme Section du Premier Traité ; & au no. 2. du Troisieme Traité5. C’est pourquoy j’espere, à tout le moins, de gagner cela, que ceux qui écriront aprés moy sur cette matiere, y apportent plus de soing & plus d’exactitude ; de peur de s’exposer aux justes plaintes de [-/4] ceux qui seroint mal satisfaits de leur negligence. Quant à vous ; mon Lecteur, afin que vous entendiez quel est le profit, que vous pouvez tirer d’une bonne Grammaire, je ne vous diray que cette sentence d’un homme eloquent de l’antiquité. Ce n’est pas une grande loüange, de bien garder les Regles de la Grammaire : mais aussi n’est ce pas un petit deshonneur d’y manquer lourdement6. Voyla l’inconvenient, dont j’ay voulu vous preserver. Et comme il y a deux sortes de personnes7, qui liront cette Grammaire : les uns qui sçavent desja la Langue, & n’ont besoin que de s’y perfectionner : les autres qui en veulent apprendre les Principes, tels que sont les étrangers : je conseille à ceux, qui en sçavent desja beaucoup, de la lire soigneusement d’un bout à l’autre, & d’y remarquer seulement ce qui pourra servir à corriger leur defauts. Mais quant aux étrangers, qui n’en sçavent que fort peu, ils feront mieux, pour la premiere fois, [-/5]de n’étudier que les pieces les plus necessaires : par exemple, les Declinaisons des Noms & des Articles ; puis les Conjugaisons des Verbes ; sans s’arrester aux Observations8, qui les accableroint de leur multitude, & leur abbatroint le courage, par l’apprehension de ne pouvoir retenir tant de choses en peu de temps. Au reste, je les prie de ne se pas estonner de 107voir tant de Regles & de Preceptes. Car il ne se peut faire autrement, quand on enseigne une Langue, qui est entierement formée, & qui est parvenuë au point de sa perfection : telle qu’est aujourdhuy la Langue Françoise, fondée sur l’usage de la Cour, sur celuy des Maistres de la Langue9, & sur celuy des bons Escrivains10. Monsieur de Vaugelas vivra dans l’estime des bons esprits, tant que le monde durera, ayant obligé infiniment nostre Langue, par ses belles & curieuses Remarques, d’où j’ay transporté en cet Oeuvre tout ce qu’elles contiennent [-/6] de plus beau11. Je ne suis pas pourtant tellement idolatre de ses opinions, que je n’en aye dit mon iugement, quand j’ay creu qu’il s’estoit mesconté : & je scay bien que si cet excellent homme, qui m’a fait l’honneur de me visiter, il y a plus de trente ans12, estoit encore en vie ; sa modestie ne s’en offenseroit pas. J’avoüe franchement que j’ay beaucoup appris de ses Remarques ; & que je le choisirois volontiers pour le principal censeur & le judicieux correcteur de mes fautes, si Dieu ne l’avoit desja retiré au ciel, où toutes les nations ne parleront qu’une Langue, animée du S. Esprit, & heureusement occupée aux louanges du Souverain Bien.[-/7]
1 Les premières lignes de la préface reprennent les principaux termes du titre. L’intitulé des éditions parisiennes « Nouvelle et parfaite grammaire » entre donc en contradiction avec l’esprit dans lequel l’ouvrage a été initialement conçu et avec la préface qui reste quant à elle inchangée.
2 Ce n’est pas seulement une image : Chiflet conçoit un outil qui doit pouvoir être manipulé et tenu en main (voir supra, introduction).
3 En appeler à l’Académie française indique le statut que Chiflet donne à son livre, il le met au rang des plus grands, susceptibles de supplanter les autres grammaires et d’intéresser les savants.
4 Chiflet expose en creux sa propre méthode : une approche empirique, fondée sur les données, et la conscience de l’importance des inventaires et de leur exactitude pour élaborer ensuite une règle.
5 Chiflet renvoie le lecteur aux Traités sur la place des adjectifs et sur le genre des noms. Ce faisant il attire aussi l’attention sur la manière dont s’organise son ouvrage et les outils de circulation mis à la disposition du lecteur.
6 Qui est cet homme éloquent ? Nous n’avons pas retrouvé la source exacte de cette phrase, présentée en italique, comme une citation. La teneur est proche de ce que dit Irson dans la préface de sa grammaire, en invoquant Quintilien : « Si l’on m’objecte que c’est trop s’abaisser que d’apprendre les Préceptes de la grammaire, je repondray que c’est encore plus s’abaisser que de tomber tous les jours dans mille fautes qui font passer pour ridicules ceux qui n’en ont pas la connoissance, & que selon le sentiment de Quintilien, cet Art n’a rien de bas ny de méprisable ; & qu’il est à l’égard de l’Eloquence & des Sciences les plus plus sublimes, ce que le fondement est à l’égard d’un superbe édifice » (1656, Préface).
7 Chiflet envisage un lectorat complexe. En s’adressant aussi au lecteur novice, voire étranger, il se distingue de Vaugelas qui s’adressait à ceux qui voulaient perfectionner leur style. Il distingue toutefois ces deux niveaux de lecture en suggérant deux parcours.
8 Ces sections sont celles qui contiennent le plus de références à Vaugelas. Leur matière est explicitement un emprunt aux Remarques, et parfois une relance de la discussion sur les cas douteux. Il réserve donc bien la lecture de Vaugelas au lectorat que ce dernier envisageait.
9 À comparer avec la célèbre définition du bon usage selon Vaugelas : « C’est la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’escrire de la plus saine partie des Autheurs du temps » (1647, Préface). Chiflet parle de « Maistres de la langue », qu’il distingue des bons écrivains, tout comme Vaugelas d’ailleurs : « l’Usage qui se forme de la Cour et des Autheurs, et que lors qu’il sera douteux ou inconnu, il en faudra croire les maistres de la langue, et les meilleurs Escrivains » (1647, Préface). On peut penser à l’Académie et aux savants qui la composent. La référence à la Cour est problématique également. Prendre la Cour de France, et donc l’entourage du roi de France comme référence peut être une position difficile à soutenir dans le contexte de tensions diplomatiques entre la France et l’Espagne (dont relève Chiflet).
10 Dans l’original : « E’crivains ». Nous rétablissons la graphie escrivain, conformément à l’usage observé par Chiflet dans le reste de la grammaire.
11 A rapprocher de la déclaration de Macé : « Je n’ay donc fait que cueillir ces belles, et judicieuses Remarques. Je n’ay fait que les développer des raisonnemans et des exemples, qui en déroboient souvant la veuë et le profit. Si j’ay aiousté quelque chose, ça esté seulement de les reduire en ordre Alphabetique : pour l’utilité de tous ceux qui sont curieus d’aprandre à bien parler, et à bien escrire une Langue si achevée comme est maintenant la nostre » (1651, Préface au lecteur).
12 Sur cette rencontre, voir supra, introduction.
- Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- ISBN : 978-2-406-10460-5
- EAN : 9782406104605
- ISSN : 2274-0317
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10460-5.p.0105
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/04/2021
- Langue : Français