[Introduction de la troisième partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: Essai sur l’invention de soi dans l’œuvre de Patrick Modiano. La vérité du rêve
- Pages: 175 to 176
- Collection: Studies in Twentieth and Twenty-First-Century Literature, n° 97
L’invention de soi concerne-t-elle la personne, l’auteur ou le personnage ? Deux écrivains ont souligné l’inanité de l’invention de la personne. Pour Jean-Jacques Rousseau, il est dangereux de se concevoir différent de ce que l’on est : « Voulant être ce qu’on n’est pas, on parvient à se croire autre chose que ce qu’on est, et voilà comment on devient fou1. » André Gide, quant à lui, relève : « Mais celui que j’étais, cet autre, ah ! Comment le redeviendrais-je2 ! » De telles visions ne peuvent certes s’appliquer à la démarche d’écrivains tels Patrick Modiano. On s’intéressera ci-après plutôt à l’invention de soi comme auteur et/ou comme personnage. Elle débouche sur l’invention du récit qui porte alors sur la mise en intrigue, nourrie des souvenirs d’enfance de l’auteur, de ses interrogations, de ses rencontres, de ses quêtes, reconfigurée dans sa rêverie.
Cherchant à élaborer « l’esquisse d’une typologie du récit à la première personne3, » Jean Rousset s’efforce de définir la manière dont un auteur se présente lui-même. Il envisage trois sortes de portraits : ce que les autres voient en moi, ce que je suis réellement et enfin ce que je pense être. Déterminer ce qu’est réellement Patrick Modiano et ce qu’il pense être est un exercice difficile pour qui ne vit pas dans son intimité ; cela ne relève pas de la démarche littéraire. L’approche de Claude Lévi-Strauss4, plus simple, paraît mieux convenir à l’étude menée ici. Elle distingue l’identité qui nous vient du dehors et celle que nous essayons d’établir du dedans. Patrick Modiano semble accorder du crédit à cette distinction, lorsqu’il déclare :
J’ai toujours pensé que ceux qui me lisent me connaissent mieux que je ne me comprends5.
176En partant de l’opposition entre identification et identité, on cherchera d’abord comment Patrick Modiano aborde la question de la filiation, quelle relation peut être établie entre identité auctoriale et identité narrative, et enfin on vérifiera si l’invention de soi en tant qu’auteur ou en tant que personnage constitue une clé d’entrée dans son œuvre.
Une remarque préliminaire doit être faite. Patrick Modiano après avoir expliqué dans la « Préface » d’Interrogatoire : par Patrick Modiano, édition Gallimard/Témoins en 1976 que son projet était de se « créer un passé et une mémoire avec le passé et la mémoire des autres » (Modiano, 1976, p. 9), fait dire au narrateur de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, édition Folio en 1976 :
Mais non, il aurait eu le sentiment d’être un imposteur et de voler l’identité d’un autre. (Modiano, 2016, p. 121)
Le propos peut paraître contradictoire. Plus simplement, il invite à distinguer désormais ce que dit l’auteur de ce que dit le narrateur.
1 Jean-Jacques Rousseau, « Seconde préface », Julie, ou La Nouvelle Héloïse, in Œuvres complètes II La Nouvelle Héloïse Théâtre Poésies Essais littéraires, édition Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, Pléiade, 1964, II, p. 21.
2 André Gide, Les Nourritures terrestres, in Romans, Récits et Soties, Œuvres lyriques, édition Maurice Nadeau, Yvonne Davet, Jean-Jacques Thierry, Paris, Gallimard, Pléiade, 1958, p. 245.
3 Jean Rousset, Narcisse Romancier : essai sur la première personne dans le roman, Paris, Librairie José Conti, 1973, p. 15.
4 Claude Lévi-Strauss (dir.), L’Identité, Paris, Grasset, 1977, p. 77.
5 Patrick Modiano, in Jérôme Garcin, « Rencontre avec P Modiano », op. cit.