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Classiques Garnier

[Introduction de la troisième partie]

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Linvention de soi concerne-t-elle la personne, lauteur ou le personnage ? Deux écrivains ont souligné linanité de linvention de la personne. Pour Jean-Jacques Rousseau, il est dangereux de se concevoir différent de ce que lon est : « Voulant être ce quon nest pas, on parvient à se croire autre chose que ce quon est, et voilà comment on devient fou1. » André Gide, quant à lui, relève : « Mais celui que jétais, cet autre, ah ! Comment le redeviendrais-je2 ! » De telles visions ne peuvent certes sappliquer à la démarche décrivains tels Patrick Modiano. On sintéressera ci-après plutôt à linvention de soi comme auteur et/ou comme personnage. Elle débouche sur linvention du récit qui porte alors sur la mise en intrigue, nourrie des souvenirs denfance de lauteur, de ses interrogations, de ses rencontres, de ses quêtes, reconfigurée dans sa rêverie.

Cherchant à élaborer « lesquisse dune typologie du récit à la première personne3, » Jean Rousset sefforce de définir la manière dont un auteur se présente lui-même. Il envisage trois sortes de portraits : ce que les autres voient en moi, ce que je suis réellement et enfin ce que je pense être. Déterminer ce quest réellement Patrick Modiano et ce quil pense être est un exercice difficile pour qui ne vit pas dans son intimité ; cela ne relève pas de la démarche littéraire. Lapproche de Claude Lévi-Strauss4, plus simple, paraît mieux convenir à létude menée ici. Elle distingue lidentité qui nous vient du dehors et celle que nous essayons détablir du dedans. Patrick Modiano semble accorder du crédit à cette distinction, lorsquil déclare :

Jai toujours pensé que ceux qui me lisent me connaissent mieux que je ne me comprends5.

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En partant de lopposition entre identification et identité, on cherchera dabord comment Patrick Modiano aborde la question de la filiation, quelle relation peut être établie entre identité auctoriale et identité narrative, et enfin on vérifiera si linvention de soi en tant quauteur ou en tant que personnage constitue une clé dentrée dans son œuvre.

Une remarque préliminaire doit être faite. Patrick Modiano après avoir expliqué dans la « Préface » dInterrogatoire : par Patrick Modiano, édition Gallimard/Témoins en 1976 que son projet était de se « créer un passé et une mémoire avec le passé et la mémoire des autres » (Modiano, 1976, p. 9), fait dire au narrateur de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, édition Folio en 1976 :

Mais non, il aurait eu le sentiment dêtre un imposteur et de voler lidentité dun autre. (Modiano, 2016, p. 121)

Le propos peut paraître contradictoire. Plus simplement, il invite à distinguer désormais ce que dit lauteur de ce que dit le narrateur.

1 Jean-Jacques Rousseau, « Seconde préface », Julie, ou La Nouvelle Héloïse, in Œuvres complètes II La Nouvelle Héloïse Théâtre Poésies Essais littéraires, édition Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, Pléiade, 1964, II, p. 21.

2 André Gide, Les Nourritures terrestres, in Romans, Récits et Soties, Œuvres lyriques, édition Maurice Nadeau, Yvonne Davet, Jean-Jacques Thierry, Paris, Gallimard, Pléiade, 1958, p. 245.

3 Jean Rousset, Narcisse Romancier : essai sur la première personne dans le roman, Paris, Librairie José Conti, 1973, p. 15.

4 Claude Lévi-Strauss (dir.), LIdentité, Paris, Grasset, 1977, p. 77.

5 Patrick Modiano, in Jérôme Garcin, « Rencontre avec P Modiano », op. cit.