Recensions d'ouvrages
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Entreprise & Société
2022 – 2, n° 12. varia - Auteur : Pérez (Roland)
- Pages : 251 à 258
- Revue : Entreprise & Société
Alain-Charles Martinet (2022), Homo Strategicus. Capitalisme liquide, destruction créatrice et mondes habitables, Caen, Éditions Management & Société, 227 p.
Recension par Roland Pérez
Cet ouvrage, paru ce printemps 2022, a été publié par les éditons Management et Société (EMS) dans une nouvelle collection, intitulée « Grands auteurs francophones », lancée en 2020. Cette initiative de cette maison d’édition tient probablement au fait qu’une collection précédente, consacrée aux « Grands auteurs » de ce champ disciplinaire et déclinée par spécialités (finance, marketing, stratégie…), était très majoritairement axée sur des auteurs anglo-saxons, conformément à la notoriété internationale de ces auteurs et à leurs importances respectives dans les spécialités concernées. Au moment où nombre de chercheurs français/francophones rappellent que « le management n’est pas une science anglo-saxonne », il est apparu opportun aux éditions EMS, devenues la référence nationale dans le domaine des sciences de gestion/management, de consacrer une série dédiée aux auteurs francophones. C’est ainsi qu’ont été déjà publiés une demi-douzaine d’ouvrages rédigés par des auteurs reconnus en France ou dans des pays francophones ; d’autres sont en cours ou annoncés…
Alain-Charles Martinet avait, à l’évidence, toute sa place dans ce cercle des « Grands auteurs francophones », cet universitaire lyonnais ayant accompli, sur plusieurs dizaines d’années, un parcours exemplaire dans le champ des sciences de gestion, depuis sa thèse de doctorat – l’une des premières à être soutenues dans la nouvelle section universitaire dédiée à la gestion – jusqu’à aujourd’hui ; parcours marqué par une quinzaine d’ouvrages personnels ou dont il a assuré la direction éditoriale et par des responsabilités institutionnelles croissantes dans le monde français/francophone des sciences de gestion.
Compte tenu de cette notoriété, l’auteur aurait pu se contenter d’un texte rapide, résumant ses différentes contributions, voire les reprenant ici ou là. Au contraire, Alain-Charles Martinet a voulu produire un 252essai original, tentant à la fois de donner un témoignage sur l’évolution passée et un point de vue sur les enjeux à venir. C’est peu de dire qu’il a réussi ce double pari : l’ouvrage qu’il nous propose est de très grande qualité et apporte, à notre sens, une contribution majeure au champ disciplinaire concerné.
L’ouvrage est intitulé Homo Strategicus avec un sous-titre plus détaillé : Capitalisme liquide, destruction créatrice et mondes habitables. Chacun de ces termes – dont on imagine qu’ils sont été murement réfléchis – porte sens :
Le titre principal reflète l’objet d’étude et le positionnement théorique de l’auteur à son sujet : (i) l’objet d’étude est bien l’acteur (individuel ou collectif) qui conçoit une stratégie et la met en œuvre ; c’est bien un « homo strategicus » ; (ii) cet acteur ne se réduit pas à l’« homo œconomicus » forgé par l’analyse économique néo-classique (communément appelé « École de Chicago »). Contrairement à cette conception simplificatrice, Alain-Charles Martinet, fidèle à son maitre Igor Ansoff et à des chercheurs dont il est proche comme Jean-Louis Le Moigne, considère qu’il convient de prendre en compte « la contextualité et l’historicité des pratiques stratégiques et leur interdépendance avec les mutations des économies et des sociétés » (p 17).
Le sous-titre se réfère au contenu actuel de « l’arène stratégique » à laquelle Homo Strategicus est confronté dans la période contemporaine ; chaque composante constituant une caractéristique significative de l’époque contemporaine.
–« Capitalisme liquide » : l’expression, utilisée par des économistes critiques, fait référence à la financiarisation croissante des économies capitalistes, aboutissant à des situations contre productives comme le concept de fabless (entreprise sans usines) comme le recommandait l’ancien PDG d’Alcatel (p. 46) ou l’importance prise par les dividendes et rachats d’actions, dans maintes sociétés cotées, au détriment de l’investissement productif (p. 47).
–« Destruction créatrice » : la référence est évidemment celle de Joseph Schumpeter, reprise par François Perroux et plus récemment par Philippe Aghion et Pierre Caye montrant les excès possibles, pouvant prendre la forme d’une « création destructive » (p. 159).
–« Mondes habitables » : cette fois, l’origine de la référence est plus récente, au sens de la prise en compte des limites écosystèmes qui 253–abritent les activités humaines ; situations appelant à « substituer au paradigme mécaniste de l’âge productiviste… un paradigme bio-socio-économique » (p. 176).
Si titre et sous-titres annoncent la problématique étudiée, le lecteur peut en vérifier le bien-fondé par une lecture attentive du contenu de l’ouvrage. Celui-ci se présente en deux parties consacrées respectivement à l’évolution historique de l’analyse stratégique et aux orientations stratégiques pour le futur, avec, entre ces deux parties, quelques pages intitulées « Intermondes » dans lesquelles l’auteur donne sa vision du passage « du monde d’hier au monde de demain », mettant l’accent sur « l’homo œconomicus confiné » et sur le « capitalisme réencastré et monétisé » (p. 131-144)
Dans la première partie, intitulée « Généalogie(s) », l’auteur propose un voyage dans le corpus de la pensée stratégique sur plusieurs décennies, corpus dont Alain-Charles Martinet a été un témoin attentif et souvent – comme on le sait – un éminent contributeur. Il dresse trois constats :
–La « montée du capitalisme liquide » entraine un « reflux de la stratégie » : Alain-Charles Martinet considère en effet que, pour cette dernière « 30 ans de marche triomphale » ont été suivis de « 30 ans de reflux progressif » (p. 23) ;
–« L’extension mimétique du néo-libéralisme » amène des « mésusages de la stratégie » ; ainsi dans le secteur public avec le New Public Management (p. 66) ou dans le secteur de l’économie sociale et solidaire (p. 103) ;
–« On ne nait pas homo œconomicus mais on le devient » ; avec d’autres chercheurs lyonnais comme David Courpasson et Pierre-Yves Gomez, Alain-Charles Martinet considère que « homo œconomicus tend à vider le management de son contenu humain » (p. 116).
Dans la seconde partie, intitulée « Politique(s) et stratégie(s) », l’auteur présente les sept points qui lui paraissent majeurs pour la « régénération » – qu’il souhaite – d’homo œconomicus :
–L’État doit redevenir « vraiment stratège » dans le domaine régalien qui ne se confond pas avec celui de l’entreprise (p. 146-150)
–La Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) est « nécessaire mais limitée » car, s’il est clair que « l’entreprise est en société 254–et pas seulement en marché », les pratiques de RSE sont souvent « cosmétiques » (social and green washing) (p. 150-155)
–La dialectique « destruction créatrice – création destructive » pose le problème du développement durable qui doit être fondé « sur des bases renouvelées » (p. 156-167).
–« Maintenir et imaginer » sont les finalités de la stratégie ; elles constituent en quelque sorte sa « vocation architecturale » (p. 167-172)
–« Habiter les territoires » correspond à une « visée politico-stratégique » (p. 173-179)
–« Connaitre pour agir » se conjugue avec « connaitre en agissant » comme le propose Jean-Louis Le Moigne, recommandant de « tresser les trois brins d’une guirlande éternelle : éthique, épistémique et pragmatisme » (p. 180-189)
– In fine, « complexité, émergence guidée et dialogique généralisée » constituent les principes directeurs d’une « théorie stratégique pour les temps présents » (p. 189-195)
L’ouvrage se conclut par des « propos d’étape » (p. 197-204) complétés par une abondante bibliographie, incluant les principales publications de l’auteur « tramant le fil de chaine du présent texte » (p. 209-227)
Comme le lecteur pourra s’en rendre compte par ce court résumé reprenant les principaux intitulés de cet ouvrage et de ses différentes composantes, nous avons affaire à une publication d’exception. Les responsables de cette collection « Grands auteurs francophones », le rappellent dans leur « Préambule » (p. 7-14) : Alain-Charles Martinet a été, tout au long de ce dernier demi-siècle, un « lanceur d’alerte prophétique » dans ce domaine de la pensée stratégique qu’il a contribué à construire.
Faisons le vœu que non seulement cet ouvrage soit largement diffusé et médité dans les milieux académiques français/francophones, mais rapidement traduit et commenté pour toucher un plus large public et le faire bénéficier des constats lucides et des recommandations précieuses que nous offre Alain-Charles Martinet.
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Nicolas Aubert et Xavier Hollandts (2022), La réforme de l’entreprise : un modèle français de codétermination, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 168 p.
Recension par Roland Pérez
Les réflexions autour de l’entreprise, de son statut, de son mode de fonctionnement et de son insertion dans la société civile sont récurrentes. Elles se sont particulièrement développées ces dernières décennies avec, d’une part l’essor de la mondialisation et de la financiarisation des économies et des stratégies des stratégies des entreprises et, d’autre part, la prise de conscience croissante des contraintes écologiques et des incidences sociétales liées au fonctionnement non régulé des économies contemporaines. Le débat s’est particulièrement centré sur le régime de gouvernance des entreprises concernées, opposant classiquement une approche privilégiant les intérêts des actionnaires (Shareholders oriented Corporate Governance) et une autre, plus attentive aux autres « parties prenantes » (Stakeholders oriented Corporate Governance) ; celles-ci étant internes (salariés) ou externes (fournisseurs, consommateurs, citoyens attentifs aux questions écologiques et sociétales, …).
L’ouvrage que nous proposent Nicolas Aubert et Xavier Hollandts, l’un et l’autre enseignants-chercheurs dans la région d’Aix-Marseille, s’inscrit dans ce débat sur l’évolution du statut de l’entreprise et de son régime de gouvernance. Il lui apporte une contribution spécifique, d’une part en se centrant sur le cas français, d’autre part en prenant un point de vue historique. Cette spécificité a été soulignée par Olivier Favereau, dont la préface qu’il a accordée commence par ces lignes « L’histoire des projets de réforme de l’entreprise depuis 1945 n’existait pas. Nicolas Aubert et Xavier Hollandts l’inventent avec ce livre pionnier » (p. 9).
La structure et le contenu de l’ouvrage reflètent cette orientation. Les trois premiers chapitres retracent l’histoire des réformes – ou des tentatives de réformes – qui ont concerné l’entreprise en France :
–Le chapitre 1 (p. 29-64), intitulé « Les sources de la Réforme de l’entreprise », fait référence à plusieurs courants de pensée ayant contribué à proposer des éléments de réforme depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Ces courants sont très divers, allant du 256–patronat chrétien aux cercles autogestionnaires, en passant par les accords liés au Conseil national de la Résistance. Des grandes figures de précurseurs sont évoquées : Paul Bacon, Georges Lasserre, François Bloch-Lainé, Marcel Loichot1…
–Le chapitre 2 (p. 65-82) est centré sur le Rapport Sudreau de 1975, issu du comité éponyme, animé par Pierre Sudreau et avec lequel « la réforme de l’entreprise devient une affaire d’État ». Les auteurs considèrent que ce rapport « constitue un point de référence incontournable » avec ses 69 propositions dont l’une était relative à « la mise en place d’une codétermination à la française ».
–Le chapitre 3 (p. 83-100) aborde « la période contemporaine de la Réforme de l’entreprise » allant des lois Auroux de 1982 à la récente loi PACTE de 2019.
–Le chapitre 4 (p. 101-126) est particulier dans la mesure où il est consacré à des entretiens que les auteurs ont menés avec des témoins majeurs : Jean-Claude Guibal et Jean Auroux : « nous avons souhaité rencontrer des acteurs ayant vécu ou participé directement à certaines des réformes les plus importantes des dernières décennies : le rapport Sudreau et les lois Auroux ».
–Enfin dans le chapitre 5 (p. 127-152), les auteurs vont au-delà de la reconstitution historique pour présenter les « enjeux » et les « voies possibles » de « la réforme de l’entreprise au xxie siècle » : « À l’issue de ce travail de recension et d’analyse, nous ouvrons deux perspectives. La première est celle d’un bilan … Une seconde est plus prospective. La Réforme de l’entreprise est-elle encore nécessaire ? ».
In fine, nous avons affaire à un travail qui a peu d’équivalent à notre sens. Cette singularité est accentuée par les caractéristiques formelles de l’ouvrage ; celui-ci a été édité par les Presses universitaires d’Aix-Marseille (PUAM) dans une nouvelle collection intitulée « Cursus ». Après un premier livre dans le domaine juridique (sur le droit musulman), le présent livre ouvre la série relative à la discipline « gestion ». Le lecteur 257pourrait s’attendre à un manuel pédagogique, comme il en existe tant dans ce champ disciplinaire. L’ouvrage en présente plusieurs caractéristiques usuelles : format relativement léger (140 x 210), idem pour le volume (167 pages) ; plan bien structuré en chapitres, sections et paragraphes ; fiche de synthèse intitulée « L’essentiel à retenir » à la fin de chacun des cinq chapitres (p. 63, 82, 99, 125, 151) ; bibliographie très documentée (une centaine de références) privilégiant les documents en langue française les plus accessibles et complétée par la liste des textes de loi (une vingtaine) concernant le thème. Par ailleurs, la rédaction est dans un style non alambiqué, recourant à des formules du type « Qui est X (Prénom) Y (Nom) ? » pour présenter les principaux contributeurs étudiés et les situer dans leurs contextes respectifs.
Pour autant, ces qualités pédagogiques – dont on aimerait que maints ouvrages de recherche s’inspirent – ne ramènent pas ce livre au rang d’un simple manuel – même si cette qualification n’est pas péjorative à mes yeux – car les auteurs ne se sont pas contentés de s’appuyer sur une documentation existante, pour la rassembler, la normaliser et la présenter à des non spécialistes, mais ont apporté une contribution personnelle à l’élaboration du corpus concerné. Ils l’ont ainsi fait en interviewant des acteurs majeurs dans le champ concerné (cf. chap. 4), dans une démarche classique de chercheurs approfondissant un sujet donné. Par ailleurs, ils sont allés au-delà de la reconstitution historique pour présenter les enjeux actuels et les voies futures pour cette quête de réforme (cf. chap. 5), donnant, à cet égard, à leur ouvrage les caractéristiques d’un essai.
La préface d’Olivier Favereau est elle-même duale. Cette autorité – s’il en est – en matière de réflexion sur la place de l’entreprise dans la société, a signé sa préface à la fois comme universitaire (Paris-Nanterre) et comme ancien animateur du Collège des Bernardins. Cette institution, via notamment son département « Économie et société », a – comme on le sait – joué un rôle actif dans les réflexions collectives contemporaines sur l’entreprise ; réflexions qui ont participé – via la commission Notat-Senard et le concours du CGS de l’École des Mines – à l’élaboration de la loi PACTE et tout particulièrement au concept d’entreprise à mission. Olivier Favereau a pu ainsi, au-delà des propos classiques d’un préfacier, apporter son propre témoignage sur la réforme de l’entreprise. Il porte un regard lucide sur « l’ensemble des faits qui font partie de cette réforme : 258le fait qu’elle n’a pas eu lieu, le fait qu’elle aurait pu avoir lieu, le fait qu’elle aurait dû avoir lieu, et le fait enfin que tous ces possibles non actualisés ne se sont pas évaporés et qu’ils demeurent présents » (p. 10). Les différentes parties de l’ouvrage lui paraissent apporter des réponses « intelligibles » à ce type de questionnement.
Ainsi, les auteurs comme le préfacier, s’accordent pour considérer que « la voie offerte par la Réforme de l’entreprise restera une perspective majeure pour les années à venir » (p. 150). Le lecteur comme le citoyen ne peuvent que les encourager à persévérer dans cette voie en leur suggérant de l’élargir à l’espace européen qui parait le cadre le plus adapté dans cette période d’incertitude radicale que cette région du monde connait actuellement…
1 Les auteurs auraient pu ajouter quelques autres personnages majeurs comme Antoine Riboud, dont le discours de Marseille devant les assises du CNPF en 1972 fait référence en matière de « double projet économique et social » – cf. le récent hommage que lui a rendu E. Faber (Président de l’ISSB et ancien PDG de Danone) – Les Échos,25/10/2022 https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-danone-50-ans-apres-1872662
- Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN : 978-2-406-14653-7
- EAN : 9782406146537
- ISSN : 2554-9626
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14653-7.p.0251
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/03/2023
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français