Entreprendre en commun De la révision du Code civil à la philosophie de l’État
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Entreprise & Société
2019 – 2, n° 6. varia - Auteur : Giraud (Gaël)
- Pages : 129 à 142
- Revue : Entreprise & Société
Entreprendre en commun
De la révision du Code civil à la philosophie de l’État
Gaël Giraud
Directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École des Ponts ParisTech’ et à l’université de Stellenbosch, directeur de la Chaire Énergie et Prospérité
La Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) remplit de moins en moins en bien sa fonction. L’intention initiale de la RSE1 était de réordonner l’activité des entreprises de manière que celles-ci ne fussent plus gérées comme des boîtes noires exclusivement destinées à produire des dividendes pour leurs actionnaires, mais comme une communauté de personnes qui travaillent ensemble, et de parties prenantes qui interagissent, au service d’un projet socialement utile. Aujourd’hui, quand bien même certaines entreprises font de réels efforts du côté de la transition écologique, beaucoup de pratiques et de discours autour de la RSE servent essentiellement d’alibi à la reconduction d’un business as usual dont l’impact sur nos écoumènes peut s’avérer catastrophique. L’accélération du réchauffement climatique et des effondrements de la biodiversité aident à en prendre la mesure. Comment aller au-delà du green washing dans lequel trop d’entre se complaisent ?
1301. Les deux limites à la liberté d’entreprendre
Jusque dans les années 1980, la grande entreprise occidentale, verticale et hiérarchisée, était structurée autour de ses cadres2, devenus les symboles de la modernité d’alors, sur le modèle de la bureaucratie publique d’après-guerre. En alignant les intérêts des dirigeants d’entreprise sur ceux des actionnaires au cours de la décennie suivante, la « nouvelle gouvernance » a provoqué une restructuration des entreprises et rapproché leur réalité de l’utopie qui animait l’économie néo-classique la plus conventionnelle. Depuis les années 1950, en effet, cette dernière ne voyait dans l’entreprise qu’un flux d’intrants dont la transformation, on ne sait comment, en produits et services marchands permet de dégager de la valeur pour l’actionnaire – unique ratio essendi de l’ensemble du dispositif. Or l’économie la plus conventionnelle avait concédé, dès 1986, que les marchés financiers, support devenu indispensable à la marchandisation de la propriété d’une entreprise cotée, ne permettent pas à chacun de s’assurer simultanément contre tous les risques identifiés : cette incomplétude induit une allocation presque toujours inefficiente du risque et du capital3, et peut même se révéler incompatible avec l’émergence d’un équilibre de l’offre et de la demande4. Autant de résultats, embarrassants pour la vulgate des thuriféraires des marchés dérégulés, et qui furent pourtant ignorés par la « révolution managériale » des années 1990. En outre, dans la mesure où les seuls intrants considérés par le modèle d’entreprise enseigné dans les business schools et les départements d’économie sont le capital et le travail, les désastres écologiques éventuellement provoqués par l’activité de l’entreprise étaient également évacués de l’analyse.
Un Nouvel Esprit du capitalisme5 favorisa alors une reconfiguration de l’entreprise au terme de laquelle les dirigeants devaient désormais se 131montrer disruptifs, enthousiastes perturbateurs des grandes organisations réputées somnolentes, tandis que des équipes-projets flexibles, réticulaires, modifiables à volonté, mettaient à mal la hiérarchie verticale antérieure. La figure du cadre le cédait désormais à celle du manager, chef d’orchestre infatigable d’incessantes restructurations qui faciliteraient la réduction des rentes de monopoles et des insiders, au profit d’actionnaires réinvestissant dans les nouvelles technologies et prêts à saisir toute opportunité que les fonds de private equity associés à la comptabilité de la fair value (« juste valeur ») ne manqueraient pas de faire surgir.
Un troisième âge du capitalisme occidental s’invente depuis la fin de la première décennie du vingtième-et-unième siècle. Son point de départ ? La mise en place d’Internet 2.0 en 2004, sur les décombres de la crise « dot.com » : aucune invention technologique n’apparaît alors, mais la conviction que les déboires actionnariaux provoqués par l’effondrement de la première bulle Internet sont dus à une mauvaise prise en compte des désirs du client final. Désormais, la structuration pyramidale managers/ingénieurs/ouvriers/commerciaux/clients, que les équipes-projets de la décennie précédente n’avaient pas abolie, se reforme en un cercle ou une hélice autour du client, sollicité à chaque étape du processus d’innovation et non plus en bout de chaîne. Ce va-et-vient perpétuel serait la plus sûre garantie que la start-up dans laquelle le capital globalisé investit ne terminera pas en cendres comme ce fut le cas d’un trop grand nombre d’entre elles en 2001. Précaution d’autant plus nécessaire que la grande déflagration du krach des subprimes de 2007-2009 – nouvelle manifestation in vivo de l’incomplétude des marchés financiers – avait entre-temps plongé le marché des introductions en bourse (IPO), des offres publiques d’achat (OPA) et du private equity dans un coma post-traumatique dont il se réveille à peine aujourd’hui.
Dans le même temps venait au jour un trait caractéristique déjà identifié par Boltanski et Chiappello au tournant du siècle, à savoir l’extraordinaire agilité du capitalisme actionnarial et financiarisé, par l’internalisation de leur critique, à absorber ceux qui, sur sa périphérie, remettent en cause la figure dominante logée au cœur des dispositifs d’extraction de la valeur. Un grand nombre des chantres de Mai 68 ne se sont-ils pas retrouvés eux-mêmes embarqués dans la vague managériale des années 1990 ? La stratégie du Guépard6 – tout changer pour que 132rien ne change… – aura permis jusqu’à présent de préserver l’essentiel : la subordination d’une grande partie de l’activité entrepreneuriale à la maximisation de sa valeur actionnariale à distance de la réalité vécue par les parties prenantes de l’entreprise. Les mouvements écologistes font-ils valoir que la prédation économique détruit l’unique planète dont nous disposons ? Le féminisme et les défenseurs de la culture veulent-ils revaloriser ce qui excède la sphère marchande ? Désormais se mettent en place de nouveaux modes de subordination des sphères publique et commune par lesquels le domaine du marché cherche à s’étendre aux espaces naturels et aux pratiques culturelles grâce au tourisme « vert », à la patrimonialisation et à la folklorisation des cultures. L’entrepreneuriat de soi-même devient la norme, installant l’idéologie de la privatisation au cœur d’une conscience divisée : je suis à moi-même un capital dans lequel on me somme d’investir en entrepreneur responsable. Mais qui est l’actionnaire de moi-même ? Airbnb, Uber, les GAFA7 et surtout les innovation labs sont représentatifs de cette troisième figure qui tente d’aménager la possibilité d’une réconciliation, par l’entrepreneur-innovateur-consommateur, du profit actionnarial et des idéaux sociaux de créativité et de protection du patrimoine naturel et culturel8. Dans ce contexte, la morsure éventuelle de la RSE a été, à son tour, rendue inoffensive : la marchandisation du monde et de l’existence de chacun d’entre nous permet de donner le change d’une prise au sérieux des points aveugles des « révolutions managériales » antérieures tout en dévoilant de nouvelles sources de profit pour l’actionnaire. Quant à celui-ci, alerté par les dégâts croissants du dérèglement climatique, la perspective d’un ralentissement définitif de la croissance et des taux d’intérêt durablement proches de zéro, il est désormais en quête, de manière de plus en plus fébrile, de ce qui fit la fortune des baby-boomers.
Le point de vue défendu par différents auteurs9 est que ce retournement de la critique que la RSE est censée instruire opère comme une maladie auto-immune : au lieu de résoudre les problèmes soulevés par la société civile, il les aggrave. Les dégradations écologiques s’accélèrent ; 133les émissions de CO2 continuent de croître ; les cultures et les langues disparaissent sous le coup d’une uniformisation croissante ; l’aliénation des corps et la colonisation des imaginaires par la sphère marchande se font plus subtiles et donc plus profondes. L’authentique libération des entrepreneurs et des salariés consisterait, au contraire, à sortir d’une logique de privatisation du monde pour retrouver la vérité de ce que signifie entreprendre en commun : le profit n’est qu’un moyen au service d’une fin qui demande à être débattue de manière démocratique et qui n’a de sens que si elle respecte à la fois les contraintes écologiques et la dignité des parties prenantes, de toutes les parties prenantes. Sans cela, la licence d’opérer, quoique légale aujourd’hui, n’est pas légitime. Ce qui implique de remettre en avant l’éventail des responsabilités politiques, sociales, sociétales, écologiques de l’entreprise et de subordonner au respect de celles-ci toute création de valeur actionnariale.
Au fond, la liberté d’entreprendre doit désormais être encadrée par deux limites infranchissables : « au-dessus », un plafond consisterait à limiter notre hybris en interdisant les activités qui conduisent nos sociétés à outrepasser la capacité de charge de nos écoumènes – que cette carrying capacity soit mesurée en termes d’empreinte écologique, d’HANPP (Human Appropriation of Natural Resources) ou par tout autre moyen sur lequel un consensus pourrait se dégager. « Au-dessous », un plancher interdirait toute activité qui implique la violation des droits humains, que ceux-ci soient compris au sens de la Déclaration universelle de 1948, de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1995 ou encore du travail décent au sens de l’Office international du travail. Entre ces deux bornes, quel nouveau type d’entreprise pourrions-nous inventer qui fasse droit aux défis soulevés par la crise écologique actuelle ?
2. L’entreprise comme commun
Comment faire de l’entreprise un « commun » – au sens d’Elinor Ostrom ? C’est la question qui avait été posée par Jean-Michel Severino lors du congrès international dédié aux Communs et au Développement, 134organisé par l’Agence Française de Développement les 5 et 6 décembre 201610. La distinction que l’on vient de rappeler entre le légal et le légitime renvoie à une conviction forte : le questionnement éthique n’est pas séparable d’une analyse des modes de gestion de l’entreprise et de son implication politique dans la Cité. A rebours d’un Friedrich Hayek qui prétendait que le concept de justice sociale n’a pas de sens, ou d’un André Comte-Sponville qui croit que le “capitalisme” est à la fois efficace dans son domaine propre et amoral de sorte qu’il conviendrait de l’encadrer par le droit et la morale individuelle sans en remettre en cause les présupposés fondamentaux (autre figure du retournement de l’altérité critique esquissé supra). Comme j’ai essayé de le montrer ailleurs11,
L’aiguillon éthique est ce qui nous interdit de nous satisfaire des compromissions faciles : un authentique compromis peut être trouvé entre les intérêts parfois divergents des parties prenantes d’une entreprise si les conditions d’une vraie délibération commune sont réunies, aimantée par un projet d’entreprise qui serve le bien commun. Les salariés, et en particulier les cadres, qui travaillent aujourd’hui dans de grands groupes reconnaîtront l’ampleur d’un tel défi. Pour difficiles qu’ils soient, de tels compromis constructifs au cœur du secteur privé sont indispensables si nous voulons relever le défi écologique.
Surtout, c’est à cet endroit qu’apparaît un second enjeu décisif, par-delà le questionnement renouvelé de la gouvernance d’entreprise qu’il exige : la nécessité de penser ensemble les commons et le concept de Bonum commune, issu des diverses traditions substantialistes (aristotélicienne ou chrétienne ou issues de ces deux racines via la médiation thomasienne). Certes, certains philosophes et théologiens contemporains (à l’instar de Martha Nussbaum12 ou de David Hollenbach13), majoritairement anglo-saxons, s’efforcent de réhabiliter une intelligence du bien commun compatible avec l’agnosticisme démocratique de nos sociétés modernes. Parallèlement, des économistes prennent acte, dans le sillon de l’école 135de Bloomington, de la fécondité politique du schème institutionnel des communs comme pratique de sauvegarde du patrimoine naturel et humain et de promotion d’une créativité partagée. Faire dialoguer ces deux points de vue devient nécessaire à la fois pour les éthiciens de l’intérêt général et pour les défenseurs des commons. Tenter une telle articulation doit, qui plus est, s’opérer sur le lieu peut-être le plus problématique de pareille rencontre : l’entreprise.
Pareille mise en relation des communs et du Bien commun passe primo par une révision du droit, afin, justement, de résorber la distance qui sépare le légal du légitime et, en particulier, par la révision du statut juridique de l’entreprise telle qu’elle est comprise par le Code civil. Ou plutôt telle que son ombre portée, la société, trop souvent confondue avec elle, y est définie. Aujourd’hui, en France, l’objet social des entreprises est traité par les articles 1832 et 1833 du Code civil qui définissent le contrat de société :
La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. Elle peut être instituée, dans les cas prévus par la loi, par l’acte de volonté d’une seule personne. Les associés s’engagent à contribuer aux pertes. (Article 1832, rédaction datant de 1985.)
Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés. (Article 1833, rédaction datant de 1978.)
Ces rédactions, où l’on ne peut que regretter l’absence du concept même d’entreprise, restreignent la configuration de la société à ses associés et n’envisagent que la satisfaction de leurs propres objectifs, supposés constituer leur « intérêt commun ». On est donc loin de la conception d’une communauté de projet informée par l’ensemble de ses parties prenantes et censée concourir au Bien commun.
Par comparaison avec le Royaume-Uni pourtant réputé plus accommodant à l’égard de la libre entreprise, la France est en retard. L’article 172 du Companies Act (équivalent de la loi sur les sociétés) dispose par exemple que la direction d’une société doit se préoccuper d’une série de « membres » qui font l’objet d’une énumération précise : employés, fournisseurs et clients, la communauté et son environnement… Il y a quelques années, plusieurs auteurs ont donc développé l’idée d’une 136révision du Code civil adaptée à ce qui apparaît comme une évolution inéluctable de la conception de l’entreprise14.
L’articulation des communs et de l’intérêt général passe secundo par la dénonciation des pratiques (légales mais illégitimes) d’optimisation fiscale via les prix de transfert auxquelles se livrent presque tous les groupes multinationaux15. Les solutions à ce scandale à peine entamé par les révélations successives du Luxleak, des Panama papers ou des Paradise papers, sont pourtant bien connues : elles consistent en la mise en place à l’échelle européenne de l’équivalent de l’apportionment rule qui a fait la preuve de son efficacité au sein de la fédération des États d’Amérique. Certains des directeurs financiers des grands groupes français, pratiquant volens nolens ce siphonage systématique de la base fiscale de la puissance publique, s’estiment incapables d’y mettre fin sans risquer de perdre aussitôt la compétition de la maximisation des dividendes. Ils n’attendent que le sifflement de la fin de cette immense « récréation » par des gouvernements courageux. Qu’attendent ces derniers pour joindre les actes à leurs déclarations offusquées à l’encontre des paradis fiscaux ? Certaines pratiques illégitimes des entreprises ne seraient-elles pas entretenues par des États démissionnaires ?
Le lien entre les communs et le Bien commun passe, enfin, par le soutien affiché, au nom d’une éthique citoyenne, à des initiatives comme l’adoption, en juin 2014, par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies de la résolution 26/9 co-parrainée par l’Équateur et l’Afrique du Sud. Par cette résolution, le Conseil « Décide de créer un groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme, qui sera chargé d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant pour règlementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises ». De quoi s’agit-il ? Simplement d’interdire que la course au moins-disant dans laquelle se trouvent entraînés les grandes groupes au motif de devoir rester compétitifs, ne se fasse au détriment des droits humains.
137La troisième session de discussion du projet de Traité s’est tenue à Genève, du 23 au 27 octobre 2017, au Palais des Nations. Plus de 101 délégations d’États étaient présentes et plus de 250 ONG ayant le statut d’observateur à l’ONU, ce qui est très rare. Alors que la Russie et la Chine y sont favorables, l’Union européenne s’est opposée avec la dernière énergie à un tel Traité contraignant, preuve que les résistances sont encore vives à une authentique libération de l’entreprise. Soumettre les intérêts de court terme des actionnaires au respect des droits de l’homme n’est donc pas une évidence en Europe ? Cela nous renvoie au « plancher » des droits humains dont il était question supra.
3. Un cas spécifique : le secteur bancaire
En septembre 2015, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, prévenait que le réchauffement climatique constituait désormais la principale menace pour la stabilité financière et la prospérité économique. Le premier type de risque identifié à juste titre par Carney, c’est la dégradation des actifs dans les bilans des institutions financières du fait des conséquences physiques du réchauffement : destruction des littoraux par la montée des eaux, événements climatiques extrêmes, effondrement des rendements agricoles, stress hydrique, etc. Pourtant, à l’heure actuelle, le monde bancaire et de la finance redoute davantage le deuxième type de risque évoqué par Carney : les pertes financières que pourrait provoquer une transition énergétique et écologique trop rapide. D’où, au regard des intérêts financiers immédiats, l’urgence de ne pas se presser… Comme les impacts économiques du réchauffement sont très difficiles à quantifier et, de toutes les manières, ne sont pris en compte ni dans la comptabilité d’entreprise, ni dans la comptabilité nationale, ils sont amplement sous-évalués : au motif de se prémunir contre le deuxième risque, nous laissons grossir les dangers bien plus graves associés au premier, le risque physique. Les premières victimes du réchauffement et de l’inaction actuelle sont certes les populations les plus défavorisées, que ce soit au sein des pays anciennement industrialisés ou dans ceux qui n’ont pas connu de révolution industrielle, comme 138en Afrique subsaharienne. Mais la dépendance des économies du Nord au Sud est vitale : un effondrement des Suds entraînerait rapidement celui du Nord.
Or la plupart des grandes banques traditionnelles ont, dans leur bilan, un legs historique hérité de la révolution industrielle incompatible avec la transition énergétique. Sans que ce soit le lieu, ici, de la quantifier, la dépendance des bilans bancaires aux actifs fossiles est considérable – et c’est normal. Ce qui l’est moins, c’est que les banques françaises aggravent leur dépendance en continuant de financer massivement les hydrocarbures fossiles : d’après Oxfam, pour un euro de financement des énergies renouvelables, elles prêtent encore 7 euros aux fossiles. Si, demain, nous décidions de faire du charbon et du pétrole des « actifs échoués » (stranded assets, c’est-à-dire si nous les interdisions du commerce), beaucoup de nos banques seraient en faillite, d’autant qu’elles sont demeurées très fragiles depuis le krach financier de 2008. Or une banque comme BNP-Paribas, première banque de la zone euro par ses actifs avec un bilan de près de 2000 milliards d’euros – soit l’ordre de grandeur du PIB de la France – entraînerait l’économie française dans sa chute. L’État français, en particulier, serait bien incapable de rembourser les épargnants jusqu’à hauteur de 100 000€ comme le garantit pourtant la loi. Quant à l’exposition de BNP-P aux actifs financiers dérivés sur les marchés internationaux, elle est de plusieurs dizaines de milliards d’euros (par delà les difficultés méthodologiques consistant à déduire du notionnel l’exposition véritable d’une banque), dont près de la moitié échappe au contrôle des autorités de régulation puisqu’ils ont échangés over-the-counter, c’est-à-dire sans passer par les chambres de compensation chargées de centraliser les échanges financiers internationaux. Personne n’a la moindre idée quantifiée de la déflagration financière mondiale que provoquerait la faillite d’une telle méga-banque. Et cela vaut mutatis mutandis pour la plupart des établissements bancaire systémiques mixtes, qui cumulent activités de marché et activité de dépôt et de crédit16. Du coup, la plupart des économies occidentales ne peuvent tout simplement pas avancer à marche forcée vers des sociétés décarbonées sans mettre en péril le système financier mondial. En résulte l’inaction générale dont nous sommes les spectateurs impuissants depuis plusieurs dizaines d’années, dissimulée derrière du green washing médiatique auquel 139n’échappent nullement les green bonds. Pourquoi la paralysie du secteur bancaire face à la nécessaire transition énergétique immobilise-t-elle à son tour l’ensemble du corps social ? Parce que nous dépendons tous des banques : le secteur public comme le secteur privé. Et parce que tous sont aujourd’hui accablés de dettes : les dettes privées du secteur industriel non financier atteignent 130 % du PIB ; celle de la puissance publique, 100 % du PIB ; celles des ménages, 70 %… Entre les banques et la planète, il faut choisir.
4. Pour une anthropologie relationnelle
Les résistances bien compréhensibles du secteur spécifique de la banque ne sont que le lieu de cristallisation d’une crise bien plus profonde encore. La destruction conjointe de la nature et des liens sociaux à laquelle nous participons depuis plusieurs décennies plonge en effet ses racines bien au-delà des malentendus autour du statut juridique de l’entreprise qui ont été rappelés plus haut ou des tentatives de survie à court terme d’un secteur bancaire condamné. Elle est le fruit d’une philosophie politique qui fait obstacle de manière bien plus principielle à la transition écologique. Cette philosophie, dont les Anglais Thomas Hobbes et John Locke sont des figures emblématiques, a contribué à faire de la propriété privée moderne un droit sacré et inviolable – statut qu’elle n’avait jamais revêtu dans l’Europe antique et médiévale. Nous sommes hantés par l’imaginaire d’une appropriation du monde, qui nous retient de consentir collectivement à la mise en commun des ressources, des biens et des services et à leur préservation. En 1789, le caractère sacré de la propriété privé s’est imposé dès l’Article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, relayé par le code civil napoléonien et la déclaration de 1948. En attribuant à la propriété privée le statut que la scolastique accordait au « droit naturel », nous prenons alors le risque qu’aucune autorité ne puisse imposer des limites à la toute-puissance imaginaire du propriétaire privé. Par exemple, dans le droit américain actuel, rien ni personne ne peut empêcher une personne qui découvre du pétrole dans son jardin de l’en extraire. C’est sa propriété, il en jouit de 140manière exclusive. De même, il n’existe aucune autorité légale capable de remettre en cause la souveraineté de l’État brésilien, même lorsque ce dernier procède à la destruction de la forêt amazonienne.
À l’opposé de cette « privatisation du monde », le concept « des communs » constitue, me semble-t-il, un véritable programme politique de sortie par le haut des crises contemporaines. En effet, le concept de « commun », autrement dit d’une ressource partagée et gérée collectivement par une communauté, dans l’esprit de ce qui existait déjà dans le droit romain et au Moyen-Âge, me paraît très prometteur. À titre d’exemple, les effets conjugués de la pêche industrielle en eaux profondes, de l’acidification des océans et de leur réchauffement, bouleversent et fragilisent la chaîne trophique des poissons. Si bien que les collègues chercheurs du CIRAD tirent la sonnette d’alarme : si on ne fait rien, plus un seul poisson comestible ne nagera dans les océans d’ici 2050. Si l’on continue de penser les océans comme une ressource privée, je crains que nous ne parvenions pas à enrayer ce déclin. Il nous faut créer des institutions mondiales au sein desquelles la haute mer, en particulier, soit administrée comme un commun à part entière. Je ne dis pas que c’est simple au regard du droit international contemporain. Mais cela me paraît incontournable si l’on veut éviter d’aggraver la situation. Ce qui me rend optimiste, c’est que de nombreuses communautés pratiquent les communs depuis toujours, tandis que ceux-ci se multiplient sur la Toile et dans la vie quotidienne de très nombreux collectifs : banques de semences, protection des forêts, gestion communautaire des ressources en eau potable, le réseau Drugs for neglected Desease Initiative…
Selon l’économiste et anthropologue hongrois Karl Polanyi, il y a trois grandes catégories de biens dont la privatisation déchire dangereusement le lien social : la terre, le travail et la monnaie. La terre, nous l’avons déjà évoquée, renvoie aux ressources fournies par les écosystèmes non-humains. La question du travail est plus complexe comme en témoignent les remarquables écrits d’Alain Supiot. Elle fait écho à John Locke qui légitimait la propriété privée par le travail. Celui qui travaille serait naturellement le propriétaire privé du produit de son labeur. Cette conception relève d’une anthropologie qui renvoie chacun à une solitude que contredit l’expérience concrète la plus élémentaire. Ne fût-ce que la langue que nous parlons, et sans laquelle aucun travail humain ne serait possible, échappe à chacun d’entre nous. À travers le 141produit du travail de chacun, c’est toute la société qui “parle”. Cela a-t-il par exemple le moindre sens de prétendre qu’Alexandre Grothendiek serait le propriétaire privé de la théorie des schémas ? Une anthropologie relationnelle ne peut donc pas souscrire à la vision lockéenne et invite à considérer le travail et ses produits comme des communs – ce qui n’implique pas d’abolir la propriété privée mais de lui trouver une juste place. Quant à la monnaie, le troisième type de bien primordial selon Polanyi, sa création est en zone euro réservée à un oligopole de banques privées puisque nous avons retiré des mains des États le droit régalien de frapper monnaie. La privatisation de la monnaie sert-elle l’intérêt général ? C’est à démontrer. En réponse, un peu à la manière d’ailleurs de la « biodiversité des monnaies » qui prévalait au Moyen-Âge (où les « bonnes villes » du roi pouvaient frapper monnaie) et dont le regretté Bernard Lietaer s’est fait toute sa vie le défenseur, de nombreuses initiatives ont fleuri en Europe pour se réapproprier localement une souveraineté monétaire. Ces monnaies locales complémentaires et citoyennes, comme le sardex en Sardaigne, sont des ré-inventions concrètes de l’idée des communs.
Monnaie, travail, ressources naturelles, trois domaines autour desquels il faut repenser la mission des entreprises et, de manière inséparable, celle de l’État. Ce dernier se doit désormais d’assurer les conditions d’émergence et de maintien des communs dans la société civile, y compris les communs mondiaux comme l’Amazonie. Sans cela, l’utopie de la privatisation du monde, en déchirant les solidarités élémentaires dans nos sociétés, provoque de telles souffrances que les peuples finissent, comme dans les années trente, par en appeler à des « solutions » autoritaires et anti-démocratiques pour les sauver du cauchemar de la privatisation. C’est sans doute le ressort essentiel de la montée des populismes de droite en Europe, au Brésil ou en Inde aujourd’hui.
142BIBLIOGRAPHIE
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1 Cf. Howard Rothmann Bowen, Social Responsibilities of the Businessman, New York, Harper, 1953, George Goyder, The Responsible Company, Oxford, Blackwell, 1961, mais aussi, plus lointainement, l’encyclique Rerum Novarum (1891) du pape Léon XIII.
2 Luc Boltanski, Les Cadres, la formation d’un groupe social, Éditions de Minuit, 1982.
3 John Geanakoplos, Michael Magill, Martine Quinzii et Jacques Drèze, “Generic inefficiency of stock market equilibrium when markets are incomplete”, Journal of Mathematical Economics, vol. 19 (1–2), 1990, p. 113-151.
4 Takeshi Momi (2001) “Non-existence of equilibrium in an incomplete stock market economy,” Journal of Mathematical Economics, vol. 35(1), p. 41-70.
5 Luc Boltanski et Eve Chiapello, Gallimard, 1999.
6 Le Guépard, film de Luchino Visconti (1963).
7 Acronyme pour « Google-Apple-Facebook-Amazon » symbolisant la prépondérance des technologies numériques.
8 Cf. Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement, Gallimard, 2017.
9 Cf. e.g., Swann Bommier et Cécile Renouard, L’Entreprise comme commun, Ed. Ch. Leopold Mayer, 2018.
10 communsetdeveloppement-afd2016.com/
11 G. Giraud, « Why Economics is a Moral Science : Lifting the Veil of Ignorance in the Right Direction », à paraître in Law, Economics and Conflict (K. Basu & C. Hockett, ed.), Cornell University Press, 2020.
12 Political Emotions : Why Love Matters for Justice, Harvard University Press, 2013.
13 Cf. Christianisme et Bien commun, Éditions jésuites de Paris, 2018.
14 Gaël Giraud et Cécile Renouard, Vingt Propositions pour réformer le capitalisme, Flammarion, coll. Champs (2009) ; Daniel Hurstel, La Nouvelle Économie sociale. Pour réformer le capitalisme, Paris, Odile Jacob ; Yann Queinnec et William Bourdon, « Réguler les entreprises transnationales : 46 propositions », Cahiers de propositions, FNGM, Sherpa, 2010.
15 Une dénonciation présente dès la thèse de doctorat de Cécile Renouard, La Responsabilité éthique des multinationales, PUF, 2007, voir aussi Vingt Propositions…, op. cit.
16 La France est le seul pays au monde à posséder quatre institutions de ce genre.
- Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN : 978-2-406-10785-9
- EAN : 9782406107859
- ISSN : 2554-9626
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10785-9.p.0129
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/10/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Capitalisme, propriété privée, entreprise, État, communs