The relationship between the business and society A recurring and renewed debate
- Publication type: Journal article
- Journal: Entreprise & Société
2019 – 1, n° 5. varia - Author: Walliser (Élisabeth)
- Pages: 41 to 46
- Journal: Business & Society
LA RELATION ENTRE L’ENTREPRISE
ET LA SOCIÉTÉ
Un débat récurrent et renouvelé
Élisabeth Walliser
GRM, Université Côte d’Azur
La France a connu, ces dernières années, un renouveau du débat public autour de l’entreprise et de sa relation à la société dont elle est issue. Ce débat s’est exprimé, via divers cercles et vecteurs d’opinions1, puis, plus largement, via la mission sur « Entreprise et intérêt général », confiée à Nicole Notat et Jean-Dominique Senard2, suivie d’une consultation publique préparatoire au projet de loi PACTE « Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises3 ».
La revue Entreprise & Société (ENSO) ne pouvait rester indifférente à la résurgence d’un tel débat dont la thématique se situe au cœur même de son champ éditorial4. Pour autant, l’actualité d’une question posée ne saurait suffire à son traitement scientifique ; celui-ci appelle, de la 42part des chercheurs concernés, un recul suffisant pour contextualiser cette question.
Ainsi, la plupart des grands pays occidentaux ont connu à plusieurs reprises un tel débat autour de l’entreprise, de sa définition, de son statut, de son régime de gouvernance (cf. Vérin, 2011). Pour prendre le siècle écoulé, aux USA, les observations initiales sur le pouvoir managérial (Berle et Means, 1932) ont donné lieu, par réaction, à une revalorisation du rôle des actionnaires, codifiée via la théorie de l’agence (Jensen et Meckling, 1976) ; primauté qui, à son tour, a été partiellement mise en cause au profit d’une conception plus large des « parties prenantes » (Freeman, 1984). En Europe, le débat sur l’entreprise a été vif en Allemagne après 1945 et a abouti à un régime spécifique dit de « co-détermination » Mitbestimmung – (Gomez et Wirtz, 2008). En France, il a eu lieu de manière épisodique (Bloch-Lainé, 1963 ; Sudreau, 1975 ; Vienot, 1991, 1995). C’est ce qui permet de dire que ce débat est récurrent tout en se renouvelant partiellement, en fonction des caractéristiques spatio-temporelles, économiques, juridiques, politiques et culturelles des sociétés concernées.
Dans cette perspective, les trois contributions sélectionnées pour constituer le présent dossier nous paraissent être en mesure d’éclairer le débat actuel sous des facettes complémentaires.
L’article d’Armand Hatchuel et Blanche Segrestin – « De l’entreprise moderne à l’entreprise à mission : les transformations de l’objet social » – situe la question de la relation de l’entreprise à la société sous l’angle historique de la dynamique du capitalisme. Sur le plan épistémologique, les auteurs croisent de manière inédite le Droit, l’histoire des entreprises et les sciences de gestion. Dans une approche de l’histoire longue en termes braudéliens, les chercheurs de Mines ParisTech rappellent l’importance que représente le concept d’objet social dans ces « processus de création collective » que constituent les entreprises, lesquelles doivent être clairement distinguées des supports juridiques qui leurs correspondent. Pour eux, l’entreprise moderne « est fille des sciences, des techniques et des Lumières ». En revanche, c’est l’« éclipse de l’objet social » au cours de la période récente qui a favorisé « la domination de la conception actionnariale de l’entreprise, conception qui réduit celle-ci à un simple 43instrument financier ». Au final « la seule réforme qui soit déterminante à long terme est donc celle de l’entreprise » et elle ne peut être réduite à une politique économique ou une politique sociale. Cette « rupture épistémologique » ouvre ainsi la voie à un nouveau chapitre de « la dynamique des rapports entre entreprises et civilisation ».
L’article de Michel Capron sur « L’objet social de l’entreprise : les enseignements à tirer des débats sur la loi PACTE » est apparemment moins ambitieux que le précédent, dans la mesure où il est circonscrit aux enseignements à tirer des débats relatifs au projet de loi PACTE concernant la définition de l’objet social de la société, débats dont l’auteur a été un témoin actif, notamment via la Plateforme nationale sur la RSE mise en place par France Stratégies. C’est justement cette situation de chercheur « immergé » (embedded) – à la fois proche et distancié – qui est apparue précieuse pour éclairer les récents débats sur ces thèmes. L’auteur, qui a lui-même apporté des contributions significatives au débat5, fait le point sur les différentes conceptions de l’intérêt social selon les auteurs et les écoles de pensée. Cela l’amène à prendre quelques distances vis-à-vis de certaines initiatives publiques, y compris le projet d’« entreprise à mission » prévu dans la loi PACTE. In fine, l’auteur distingue trois courants correspondant à autant de « vision » en matière de relation de l’entreprise à la société : celle du « primat actionnarial cher à Milton Friedmann », celle qui tente de combiner profit et RSE mais sans obligations contraignantes, enfin celle qui vise à « contraindre les entreprises à prendre en charge leurs externalités ».
La troisième contribution de Margaux Morteo et Yvan Tchotourian – « Nouvelles entreprises : progrès ou statut quo pour la gouvernance ? Approche juridique comparée » complète les précédentes ; plus précisément elle les replace dans un contexte international qui permet de situer le débat actuel que connait la France. Les deux auteurs, chercheurs au Centre d’études en droit économique de l’université Laval à Québec, connaissent particulièrement la situation des deux côtés de l’Atlantique ; cela les a amenés à conduire une étude internationale sur ces « nouvelles entreprises » que constituent les divers types d’entreprises à mission sociétale. Ils ont conduit cette étude comparée dans quatre pays – Canada, USA, France et Belgique – ce qui a donné la matière à 44leur article publié dans ce dossier6. Ces juristes estiment que « le droit révèle des mutations, s’adapte aux besoins de la société » ; leurs observations montrent plusieurs convergences : ainsi « l’entreprise hybride s’institutionnalise et la RSE se judiciarise ». In fine, ils estiment que « à travers le monde, le droit des sociétés ouvre la voie à des considérations éthiques ». Pour eux, « le nouveau visage de la gouvernance propose une alternative aux grands enjeux du xxie siècle ».
Ainsi les trois papiers composant le présent dossier contribuent, chacun avec la vision de son/ses auteur(s) du thème en question, des cadres conceptuel et analytique mobilisés, des terrains étudiés… à une meilleure connaissance, moins simpliste, plus nuancée, des relations entre les sociétés contemporaines et les expressions spécifiques et diverses que constituent les entreprises.
Pour autant, ce dossier ne constitue, à nos yeux, qu’une étape dans la compréhension souhaitable de ces relations entre entreprise et société, relations dont l’approfondissement appelle un agenda de recherche volontariste dont on peut esquisser quelques items :
–Analyse des « parties prenantes » (stakeholders), au-delà des seuls actionnaires (shareholders), en distinguant entre les partenaires internes que sont les salariés et les partenaires externes qui sont de divers types et dont les intérêts sont distincts, voire contradictoires entre eux et avec ceux des partenaires internes.
–Étude critique des nouveaux instruments mis au point pour apprécier les performances « extra financières » et pour permettre une évaluation plus globale : critères dits ESG, Triple Bottom Line (TBL), Integrated Reporting (IR), Guidelines du GRI, norme ISO 26000…
–Études comparées des voies et moyens pour faire prendre en compte les externalités négatives par les entreprises, soit par le respect de normes/principes/règles de comportement (constituant la « soft law »), soit par une réglementation plus contraignante (loi tout court ou « hard law »).
–Études des convergences vs divergences entre les différentes situations vécues dans tel ou tel contexte socio-économique et politique7.
45Il est clair, à nos yeux, que la réalisation d’un tel agenda appelle une réflexion collective à laquelle notamment les lecteurs du présent dossier sont conviés.
En plus du dossier thématique consacré au débat actuel sur la relation entre l’entreprise et la société, le présent numéro accueille trois contributions constituent le cahier « finance et société » sur le thème de l’actionnariat salarié. Les auteurs de ces articles éclairent successivement un aspect significatif de cette thématique.
Ainsi, Nicolas Aubert et Xavier Hollandts, étudiant « l’influence du contexte de travail des salariés sur la participation aux plans d’achat d’actions de l’entreprise », montrent que la rotation du personnel et l’absentéisme peuvent inciter les entreprises à développer l’actionnariat salarié afin de limiter les comportements de retrait de leurs collaborateurs. Hélène Cardoni, quant à elle, s’intéresse à « l’impact de l’actionnariat salarié sur la gouvernance des entreprises », mettant en relief la dualité intrinsèque de ce statut spécifique. Enfin, Christophe Godowski, Emmanuelle Nègre et Marie-Anne Verdier proposent une réflexion en vue de « dépasser la discipline pour rendre les salariés acteurs de la gestion ». Les auteurs montrent que la logique cognitive de la gouvernance peut permettre une meilleure implication des salariés. Comme on le voit, toutes ces contributions mettent l’accent sur la bivalence de l’actionnariat salarié et sur les moyens pour en faire un atout pour l’entreprise plutôt qu’un oxymore…
46BIBLIOGRAPHIE
Berle A. et Means G. (1932), The modern corporation and private property, New York, Transaction Publishers.
Bloch-Lainé F. (1963), Pour une réforme de l’entreprise, Paris, Seuil.
Bloch-Lainé F. et Perroux F. (éd.) (1966), L’entreprise et l’économie du xxe siècle, Paris, PUF.
Capron M. et Quairel-Lanoizelée F. (2015), L’entreprise dans la société, Paris, La Découverte.
Chanteau J.-P., Martin-Chenut K. et Capron M. (éd.), (2017), Entreprise et responsabilité sociale en questions – Savoirs et controverses, Paris, Classiques Garnier.
Favereau O. et Roger B. (2015), Penser l’entreprise – Nouvel horizon du politique, Paris, Parole et silence (Collège des Bernardins).
Freeman R. E. (1984), Stategic Management : a stakeholder approach, Marshall, Pitman.
Gomez P.-Y. et Wirtz P. (2008), « Institutionnalisation des régimes de gouvernance et rôle des institutions-socles : le cas de la cogestion allemande », Économies et sociétés, no 19, octobre, p. 1869-1900.
Jensen M. C. et Meckling W. H. (1976), « Theory of the firm : management behavior, agency costs and ownership structure », Journal of Financial Economics, vol. 3, no 4, p. 305-360.
Segrestin B., Roger B. et Vernac S. (éd.) (2014), L’entreprise, point aveugle du savoir, Auxerre, Sciences Humaines Éditions.
Sudreau P. (éd.) (1975), La réforme de l’entreprise, Paris, La Documentation française et Éditions 10/18.
Tchotourian I. et Morteo M. (2019), L’entreprise à mission sociétale : analyse critique et comparative du modèle, Montréal (Ca), Éditions Yvon Blais
Vérin H. (2011), Entrepreneurs, entreprises. Histoire d’une idée, Paris, Classiques Garnier.
Vienot M. (1991), Rapport du comité sur la gouvernance d’entreprise, Paris, AFEP-MEDEF.
Vienot M. (1995), Le conseil d’administration des sociétés cotées, Paris, AFEP-MEDEF.
Walliser É. (2018), « Pour une initiative franco-allemande sur l’entreprise », The Conversation France, 21/01/18.
1 Ainsi les travaux du Collège des Bernardins (Segrestin et al., 2014 ; Favereau et Roger, 2015…) ; cf. aussi le « Plaidoyer en faveur d’une économie de marché responsable » (Le Monde, 16 novembre 2016) ou l’« Appel pour la co-détermination » (Le Monde, 6 octobre 2017).
2 Mission interministérielle, lancée le 05/01/18 ; rapport remis le 09/03/18 https://www.economie.gouv.fr/mission-entreprise-et-interet-general-rapport-jean-dominique-senard-nicole-notat (consulté le 29/11/2009)
3 Projet de loi, présenté au Conseil des ministres le 18/06/18, voté en 1o lecture par l’Assemblé Nationale le 09/10/18, adopté – après navette parlementaire – le 11/04/19 ; loi promulguée le 22/05/19. https://www.economie.gouv.fr/plan-entreprises-pacte (consulté le 29/11/2019)
4 Comme nous l’avions rappelé dans l’appel à articles pour ce dossier, ce thème de la relation de l’entreprise à la société est lui-même en continuité avec les séries d’Économies et sociétés qui avaient précédé la présente revue (notamment la série K consacrée à l’économie de l’entreprise) et, plus généralement, les travaux menés ou inspirés par François Perroux (cf. notamment Bloch-Lainé et Perroux, 1966).
5 Cf. notamment Capron et Quairel-Lanoizelée (2015), Chanteau et al., (2017).
6 Ainsi qu’à un ouvrage récemment paru au Québec : Tchotourian et Morteo (2019).
7 Ainsi au sein de l’Union Européenne, notamment entre la France et l’Allemagne (cf. Walliser É, 2018).
- CLIL theme: 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN: 978-2-406-10178-9
- EAN: 9782406101789
- ISSN: 2554-9626
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10178-9.p.0041
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-29-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French