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Classiques Garnier

La relation entre ­l’entreprise et la société Un débat récurrent et renouvelé

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Entreprise & Société
    2019 – 1, n° 5
    . varia
  • Auteur : Walliser (Élisabeth)
  • Pages : 41 à 46
  • Revue : Entreprise & Société
  • Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN : 9782406101789
  • ISBN : 978-2-406-10178-9
  • ISSN : 2554-9626
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10178-9.p.0041
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/04/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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LA RELATION ENTRE LENTREPRISE
ET LA SOCIÉTÉ

Un débat récurrent et renouvelé

Élisabeth Walliser

GRM, Université Côte dAzur

La France a connu, ces dernières années, un renouveau du débat public autour de lentreprise et de sa relation à la société dont elle est issue. Ce débat sest exprimé, via divers cercles et vecteurs dopinions1, puis, plus largement, via la mission sur « Entreprise et intérêt général », confiée à Nicole Notat et Jean-Dominique Senard2, suivie dune consultation publique préparatoire au projet de loi PACTE « Plan daction pour la croissance et la transformation des entreprises3 ».

La revue Entreprise & Société (ENSO) ne pouvait rester indifférente à la résurgence dun tel débat dont la thématique se situe au cœur même de son champ éditorial4. Pour autant, lactualité dune question posée ne saurait suffire à son traitement scientifique ; celui-ci appelle, de la 42part des chercheurs concernés, un recul suffisant pour contextualiser cette question.

Ainsi, la plupart des grands pays occidentaux ont connu à plusieurs reprises un tel débat autour de lentreprise, de sa définition, de son statut, de son régime de gouvernance (cf. Vérin, 2011). Pour prendre le siècle écoulé, aux USA, les observations initiales sur le pouvoir managérial (Berle et Means, 1932) ont donné lieu, par réaction, à une revalorisation du rôle des actionnaires, codifiée via la théorie de lagence (Jensen et Meckling, 1976) ; primauté qui, à son tour, a été partiellement mise en cause au profit dune conception plus large des « parties prenantes » (Freeman, 1984). En Europe, le débat sur lentreprise a été vif en Allemagne après 1945 et a abouti à un régime spécifique dit de « co-détermination » Mitbestimmung – (Gomez et Wirtz, 2008). En France, il a eu lieu de manière épisodique (Bloch-Lainé, 1963 ; Sudreau, 1975 ; Vienot, 1991, 1995). Cest ce qui permet de dire que ce débat est récurrent tout en se renouvelant partiellement, en fonction des caractéristiques spatio-temporelles, économiques, juridiques, politiques et culturelles des sociétés concernées.

Dans cette perspective, les trois contributions sélectionnées pour constituer le présent dossier nous paraissent être en mesure déclairer le débat actuel sous des facettes complémentaires.

Larticle dArmand Hatchuel et Blanche Segrestin – « De lentreprise moderne à lentreprise à mission : les transformations de lobjet social » – situe la question de la relation de lentreprise à la société sous langle historique de la dynamique du capitalisme. Sur le plan épistémologique, les auteurs croisent de manière inédite le Droit, lhistoire des entreprises et les sciences de gestion. Dans une approche de lhistoire longue en termes braudéliens, les chercheurs de Mines ParisTech rappellent limportance que représente le concept dobjet social dans ces « processus de création collective » que constituent les entreprises, lesquelles doivent être clairement distinguées des supports juridiques qui leurs correspondent. Pour eux, lentreprise moderne « est fille des sciences, des techniques et des Lumières ». En revanche, cest l« éclipse de lobjet social » au cours de la période récente qui a favorisé « la domination de la conception actionnariale de lentreprise, conception qui réduit celle-ci à un simple 43instrument financier ». Au final « la seule réforme qui soit déterminante à long terme est donc celle de lentreprise » et elle ne peut être réduite à une politique économique ou une politique sociale. Cette « rupture épistémologique » ouvre ainsi la voie à un nouveau chapitre de « la dynamique des rapports entre entreprises et civilisation ».

Larticle de Michel Capron sur « Lobjet social de lentreprise : les enseignements à tirer des débats sur la loi PACTE » est apparemment moins ambitieux que le précédent, dans la mesure où il est circonscrit aux enseignements à tirer des débats relatifs au projet de loi PACTE concernant la définition de lobjet social de la société, débats dont lauteur a été un témoin actif, notamment via la Plateforme nationale sur la RSE mise en place par France Stratégies. Cest justement cette situation de chercheur « immergé » (embedded) – à la fois proche et distancié – qui est apparue précieuse pour éclairer les récents débats sur ces thèmes. Lauteur, qui a lui-même apporté des contributions significatives au débat5, fait le point sur les différentes conceptions de lintérêt social selon les auteurs et les écoles de pensée. Cela lamène à prendre quelques distances vis-à-vis de certaines initiatives publiques, y compris le projet d« entreprise à mission » prévu dans la loi PACTE. In fine, lauteur distingue trois courants correspondant à autant de « vision » en matière de relation de lentreprise à la société : celle du « primat actionnarial cher à Milton Friedmann », celle qui tente de combiner profit et RSE mais sans obligations contraignantes, enfin celle qui vise à « contraindre les entreprises à prendre en charge leurs externalités ».

La troisième contribution de Margaux Morteo et Yvan Tchotourian – « Nouvelles entreprises : progrès ou statut quo pour la gouvernance ? Approche juridique comparée » complète les précédentes ; plus précisément elle les replace dans un contexte international qui permet de situer le débat actuel que connait la France. Les deux auteurs, chercheurs au Centre détudes en droit économique de luniversité Laval à Québec, connaissent particulièrement la situation des deux côtés de lAtlantique ; cela les a amenés à conduire une étude internationale sur ces « nouvelles entreprises » que constituent les divers types dentreprises à mission sociétale. Ils ont conduit cette étude comparée dans quatre pays – Canada, USA, France et Belgique – ce qui a donné la matière à 44leur article publié dans ce dossier6. Ces juristes estiment que « le droit révèle des mutations, sadapte aux besoins de la société » ; leurs observations montrent plusieurs convergences : ainsi « lentreprise hybride sinstitutionnalise et la RSE se judiciarise ». In fine, ils estiment que « à travers le monde, le droit des sociétés ouvre la voie à des considérations éthiques ». Pour eux, « le nouveau visage de la gouvernance propose une alternative aux grands enjeux du xxie siècle ».

Ainsi les trois papiers composant le présent dossier contribuent, chacun avec la vision de son/ses auteur(s) du thème en question, des cadres conceptuel et analytique mobilisés, des terrains étudiés… à une meilleure connaissance, moins simpliste, plus nuancée, des relations entre les sociétés contemporaines et les expressions spécifiques et diverses que constituent les entreprises.

Pour autant, ce dossier ne constitue, à nos yeux, quune étape dans la compréhension souhaitable de ces relations entre entreprise et société, relations dont lapprofondissement appelle un agenda de recherche volontariste dont on peut esquisser quelques items :

Analyse des « parties prenantes » (stakeholders), au-delà des seuls actionnaires (shareholders), en distinguant entre les partenaires internes que sont les salariés et les partenaires externes qui sont de divers types et dont les intérêts sont distincts, voire contradictoires entre eux et avec ceux des partenaires internes.

Étude critique des nouveaux instruments mis au point pour apprécier les performances « extra financières » et pour permettre une évaluation plus globale : critères dits ESG, Triple Bottom Line (TBL), Integrated Reporting (IR), Guidelines du GRI, norme ISO 26000…

Études comparées des voies et moyens pour faire prendre en compte les externalités négatives par les entreprises, soit par le respect de normes/principes/règles de comportement (constituant la « soft law »), soit par une réglementation plus contraignante (loi tout court ou « hard law »).

Études des convergences vs divergences entre les différentes situations vécues dans tel ou tel contexte socio-économique et politique7.

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Il est clair, à nos yeux, que la réalisation dun tel agenda appelle une réflexion collective à laquelle notamment les lecteurs du présent dossier sont conviés.

En plus du dossier thématique consacré au débat actuel sur la relation entre lentreprise et la société, le présent numéro accueille trois contributions constituent le cahier « finance et société » sur le thème de lactionnariat salarié. Les auteurs de ces articles éclairent successivement un aspect significatif de cette thématique.

Ainsi, Nicolas Aubert et Xavier Hollandts, étudiant « linfluence du contexte de travail des salariés sur la participation aux plans dachat dactions de lentreprise », montrent que la rotation du personnel et labsentéisme peuvent inciter les entreprises à développer lactionnariat salarié afin de limiter les comportements de retrait de leurs collaborateurs. Hélène Cardoni, quant à elle, sintéresse à « limpact de lactionnariat salarié sur la gouvernance des entreprises », mettant en relief la dualité intrinsèque de ce statut spécifique. Enfin, Christophe Godowski, Emmanuelle Nègre et Marie-Anne Verdier proposent une réflexion en vue de « dépasser la discipline pour rendre les salariés acteurs de la gestion ». Les auteurs montrent que la logique cognitive de la gouvernance peut permettre une meilleure implication des salariés. Comme on le voit, toutes ces contributions mettent laccent sur la bivalence de lactionnariat salarié et sur les moyens pour en faire un atout pour lentreprise plutôt quun oxymore…

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BIBLIOGRAPHIE

Berle A. et Means G. (1932), The modern corporation and private property, New York, Transaction Publishers.

Bloch-Lainé F. (1963), Pour une réforme de lentreprise, Paris, Seuil.

Bloch-Lainé F. et Perroux F. (éd.) (1966), Lentreprise et léconomie du xxe siècle, Paris, PUF.

Capron M. et Quairel-Lanoizelée F. (2015), Lentreprise dans la société, Paris, La Découverte.

Chanteau J.-P., Martin-Chenut K. et Capron M. (éd.), (2017), Entreprise et responsabilité sociale en questions – Savoirs et controverses, Paris, Classiques Garnier.

Favereau O. et Roger B. (2015), Penser lentreprise – Nouvel horizon du politique, Paris, Parole et silence (Collège des Bernardins).

Freeman R. E. (1984), Stategic Management : a stakeholder approach, Marshall, Pitman.

Gomez P.-Y. et Wirtz P. (2008), « Institutionnalisation des régimes de gouvernance et rôle des institutions-socles : le cas de la cogestion allemande », Économies et sociétés, no 19, octobre, p. 1869-1900.

Jensen M. C. et Meckling W. H. (1976), « Theory of the firm : management behavior, agency costs and ownership structure », Journal of Financial Economics, vol. 3, no 4, p. 305-360.

Segrestin B., Roger B. et Vernac S. (éd.) (2014), Lentreprise, point aveugle du savoir, Auxerre, Sciences Humaines Éditions.

Sudreau P. (éd.) (1975), La réforme de lentreprise, Paris, La Documentation française et Éditions 10/18.

Tchotourian I. et Morteo M. (2019), Lentreprise à mission sociétale : analyse critique et comparative du modèle, Montréal (Ca), Éditions Yvon Blais

Vérin H. (2011), Entrepreneurs, entreprises. Histoire dune idée, Paris, Classiques Garnier.

Vienot M. (1991), Rapport du comité sur la gouvernance dentreprise, Paris, AFEP-MEDEF.

Vienot M. (1995), Le conseil dadministration des sociétés cotées, Paris, AFEP-MEDEF.

Walliser É. (2018), « Pour une initiative franco-allemande sur lentreprise », The Conversation France, 21/01/18.

1 Ainsi les travaux du Collège des Bernardins (Segrestin et al., 2014 ; Favereau et Roger, 2015…) ; cf. aussi le « Plaidoyer en faveur dune économie de marché responsable » (Le Monde, 16 novembre 2016) ou l« Appel pour la co-détermination » (Le Monde, 6 octobre 2017).

2 Mission interministérielle, lancée le 05/01/18 ; rapport remis le 09/03/18 https://www.economie.gouv.fr/mission-entreprise-et-interet-general-rapport-jean-dominique-senard-nicole-notat (consulté le 29/11/2009)

3 Projet de loi, présenté au Conseil des ministres le 18/06/18, voté en 1o lecture par lAssemblé Nationale le 09/10/18, adopté – après navette parlementaire – le 11/04/19 ; loi promulguée le 22/05/19. https://www.economie.gouv.fr/plan-entreprises-pacte (consulté le 29/11/2019)

4 Comme nous lavions rappelé dans lappel à articles pour ce dossier, ce thème de la relation de lentreprise à la société est lui-même en continuité avec les séries dÉconomies et sociétés qui avaient précédé la présente revue (notamment la série K consacrée à léconomie de lentreprise) et, plus généralement, les travaux menés ou inspirés par François Perroux (cf. notamment Bloch-Lainé et Perroux, 1966).

5 Cf. notamment Capron et Quairel-Lanoizelée (2015), Chanteau et al., (2017).

6 Ainsi quà un ouvrage récemment paru au Québec : Tchotourian et Morteo (2019).

7 Ainsi au sein de lUnion Européenne, notamment entre la France et lAllemagne (cf. Walliser É, 2018).