Voyage aux sources religieuses et industrielles du management
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Entreprise & Société
2018 – 2, n° 4. varia - Auteur : Malherbe (Denis)
- Pages : 219 à 257
- Revue : Entreprise & Société
Voyage aux sources religieuses
et industrielles du management
Denis Malherbe
Maître de conférences HDR
en sciences de gestion, Université
de Tours – Vallorem EA 6296
Pierre Musso a livré au printemps 2017 La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise (Musso, 2017). Dans cet imposant ouvrage – presque 800 pages –, l’auteur analyse l’évolution des rapports complexes entre les deux ordres qui dominent et organisent l’imaginaire occidental : le théologico-religieux et le technico-économique. S’inscrivant dans le temps long, la thèse de Musso est de démontrer que la centralité contemporaine du management et de l’entreprise est le fruit d’une succession de révolutions qui, depuis le xie siècle, ont reconfiguré la notion centrale d’industrie. Bien que dense et parfois répétitif, le texte de La religion industrielle est accessible et agréable à lire. Musso y fait montre d’une érudition ouverte qui emprunte aux champs de la philosophie et de la théologie, de l’histoire et de la sociologie, de l’économie et de la science politique.
Avant de présenter les enjeux et la portée de cette somme, il convient de présenter l’auteur et les bases conceptuelles de sa thèse. Professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université de Rennes II et à Télécom Paris Tech, Musso a consacré une part importante de son parcours académique à revisiter l’œuvre 220de Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825)1. Saint-Simon fut à la fois témoin sensible et penseur éclairant du passage de l’Ancien Régime à un nouvel ordre sociétal. Les implications de son système de pensée, l’industrialisme, sont non seulement économiques et sociologiques mais aussi philosophiques, spirituelles et éthiques. En devenant pleinement manifeste au tournant du xixe siècle, l’industrialisation du monde prend tout son sens, selon Saint Simon, dans la perspective de l’étude des religions. Au travers de la transformation des structures de la société et au-delà d’elles, la modernité industrielle signerait l’expression d’un nouveau christianisme, elle constituerait l’avènement d’une véritable « religion industrielle », selon le titre même que Saint-Simon donna à son dernier livre (1825). Cette nouvelle « nouvelle alliance » associerait les principes éthiques de l’intérêt général et de la fraternité humaine à ceux de la régulation rationnelle du vivre et travailler ensemble : l’efficacité technique et le respect de la loi civile. Prolongée notamment par Auguste Comte qui fut son collaborateur direct à la fin de sa vie, la doctrine sociale et économique de Saint-Simon a connu un grand succès dans la France industrielle du xixe siècle aux Trente Glorieuses, avant d’avoir été plus ou moins perdue de vue sur la fin du xxe siècle.
Pour Musso, la philosophie de Saint-Simon articule formes techniques, sociales et imaginaires. À ses yeux, la force de la pensée saint-simonienne est de proposer une vision religieuse du monde qui demeure aussi significative dans l’Occident contemporain qu’elle l’était, voilà maintenant deux siècles. Selon Musso, les réseaux traduisent les mentalités individuelles de leur époque historique autant qu’ils orientent, justifient et régulent l’organisation collective de la société. L’auteur souligne l’existence d’une correspondance dans l’imaginaire entre les réseaux physiques, d’une part, et les réseaux socioculturels et politiques, d’autre part. Tandis que les premiers structurent l’économie de la production et des échanges, les seconds orientent et régulent le sens de la vie humaine. Avec La Religion industrielle, Musso approfondit et prolonge cette thèse en la mettant en perspective sur un temps long qui court 221du xie siècle à la période actuelle. Plus encore, il s’attache à démontrer que cet isomorphisme a été plusieurs fois remanié. Des changements majeurs sont intervenus dans les mentalités occidentales, autour d’un phénomène central qui est l’avènement de la modernité.
1. Une vision du monde fondée
sur le couple religion-industrie
1.1. Un couplage qui peut surprendre
Le questionnement qui est ouvert dans La Religion industrielle est donc : qu’est-ce qui fait qu’une société tient ? Et, plus particulièrement, comment a évolué ce ciment civilisationnel dans l’Occident depuis presque mille ans ? On connaît la controverse classique sur l’étymologie du mot religion. À la suite de Cicéron (106-43 av. J.-C.), certains soutiennent que la racine latine serait le verbe religere signifiant « recueillir, rassembler ». Pour d’autres qui se rattachent au chrétien Lactance (250-325 ?), l’origine latine serait le verbe religare dont le sens est « relier ». Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), ouvrage consacré au système totémique en Australie, le sociologue Durkheim avait accordé ces deux lectures étymologiques en mettant l’accent sur l’idée que toute religion a une fonction intégrative des individus dans la société autour d’un système de croyances et de pratiques ritualisées. Musso reprend ici explicitement la conception durkheimienne de la religion mais il en élargit la perspective. Il s’inscrit en effet dans la continuité de Pierre Legendre pour qui « Le système industriel rivalise avec le grand rêve religieux » (2006, p. 22). L’évolution technique, économique et sociétale de l’Occident est sous-tendue par le remodelage historique de son système idéologique, dans le temps long mais aussi dans l’accélération industrielle et managériale des deux derniers siècles écoulés. Comme Legendre, Musso considère que la transformation observable des comportements sociaux et productifs est intimement liée au déplacement en profondeur des croyances collectives, à la reconfiguration du rapport imaginaire que la société entretient avec le religieux.
222Dans le chapitre introductif du livre, l’auteur écrit « L’industrie fait question » (p. 7) et pour éclairer ce questionnement, il énonce :
[…] que l’industrie a pris la place de la religion ou mieux qu’elle est la structure fiduciaire qui fait tenir l’édifice occidental. Elle est la « religion industrielle » de la modernité, lentement formée depuis le xiie siècle, en parallèle à l’État et à la « religion politique ». Elle s’est construite à bas bruit, en arrière-plan dans l’ombre du conflit politico-théologique qui a occupé le devant de la scène jusqu’à la Révolution française. (p. 40)
Pour reconstruire ces variations séculaires des représentations collectives, il est essentiel d’étudier les discours qui sont leurs véhicules sémantiques. Cela passe par l’étude contextualisée de l’articulation de significations à des mots au fil du temps, mais aussi par une exégèse de ces déplacements sémantiques dans l’intrication des pratiques et des idées. À cet égard, nous dit Musso, le mot « industrie » est hautement révélateur des rapports subtils qui lient réel et imaginaire : « L’industria est d’abord intime, enfermée dans le corps et ensuite, elle se projette à l’extérieur, dans des objets techniques, dans la cité, puis s’élargit à la production machinique et finalement à toute société qualifiée au début du xixe siècle par Henri Saint-Simon de “société industrielle” » (p. 33).
Mais La Religion industrielle ne limite pas sa réflexion aux premiers mouvements de l’industrialisme dont le saint-simonisme se veut témoin, analyste et prophète. L’ouvrage débouche sur les évolutions plus récentes qui se sont déployées depuis le début du xixe siècle et tout au long du xxe, et qui connaissent aujourd’hui une diffusion sans précédent à l’échelle mondiale. Pour l’auteur, l’expression contemporaine de l’industrie procède de la Révolution managériale, selon la thèse développée par James Burnham dans un ouvrage paru en 1941 (Burnham, 1947)2. En effet, rappelle Musso, de nos jours, « la question du “pourquoi” est désormais superflue, conformément au rêve positiviste. Seule demeure celle du “comment” faire pour gérer “rationnellement” et “efficacement” ce phénomène universel et irréversible » (p. 633). Depuis les écrits classiques de la sociologie appliquée de Ward ou des managers-ingénieurs Taylor, Fayol ou Gantt, le management s’affirme à la fois comme science rationnelle qui s’enseigne aux responsables de la société, comme technique régulatrice qui s’applique 223à ses structures et modes d’action, et comme pratique organisatrice qui prétend optimiser indéfiniment les comportements individuels et collectifs. Le champ d’action du management s’étend désormais à toutes les activités et organisations. Retraçant les limites de l’État et du marché, l’ordre managérial gouverne et administre les entreprises capitalistes aussi bien que les organisations à but non lucratif et les politiques publiques. Sous toutes ces formes d’expression, le management procède d’une nouvelle idéologie de l’industrie, une idéologie née en moins de deux siècles des rencontres successives de l’ingénierie productive, de la cybernétique, de la sociologie appliquée et du capitalisme.
1.2. La généalogie : âges et révolutions
En étudiant l’enchaînement des significations investies dans le mot industrie au cours du millénaire écoulé, le livre de Musso replace donc, à la suite de Saint-Simon, le concept de religion au cœur de son questionnement. Il en fait aussi un critère de premier rang pour lire les évolutions du christianisme du Moyen Âge aux Lumières autant que pour analyser la montée en puissance du principe séculier de la rationalité instrumentale et productive au cours des deux ou trois derniers siècles. À ce titre, même si l’auteur de La Religion industrielle pratique une relecture critique de ses prédécesseurs sociologues, économistes, historiens ou philosophes3, son livre n’en demeure pas moins inscrit dans un large courant de pensée ayant traversé – et d’abord engendré – les sciences sociales. S’interroger sur ce qui intègre la société occidentale revient en bonne part à questionner les structures et la dynamique du phénomène multiséculaire de la modernité. Emmenant son lecteur dans une promenade presque millénaire de transformations et de consolidations de la société, Musso trace une ligne interprétative qui va des origines médiévales de la modernité à ses évolutions et mises en cause actuelles. Avec La Religion industrielle, il propose une généalogie des représentations qui justifient, structurent et finalisent l’action humaine dans le monde occidental. Les mots sont importants ici, tant l’idée de généalogie que celle de représentations. En plaçant dans le sous-titre du livre l’expression « une généalogie de l’entreprise », l’auteur – ou son éditeur – souligne, on ne 224peut plus clairement, l’importance de la temporalité dans sa démarche. Il s’attache à rechercher les continuités et ruptures qui, comme dans la reconstitution d’une lignée familiale, réunissent et différencient les générations. Ici chaque « génération » correspond métaphoriquement à un grand stade de développement économique, technique, social, politique et spirituel qui remodèle, à son propre compte et suivant une nouvelle cohérence, la vision du monde en vigueur dans la période qui l’a précédée.
Là où l’historien du droit et des religions Harold J. Berman (1918-2007) identifie six grandes révolutions politico-religieuses dans l’espace occidental depuis l’an 10004, Musso retient trois âges qui correspondent chacun à une grande partie de son livre. Le premier âge a pour figure idéale le monastère : c’est là que se joue la transformation médiévale de l’Imago mundi portée par le christianisme (p. 111-270). Fondé sur le principe « Ora et labora » de l’ordre bénédictin, cet âge connaît son développement entre le xie et le xiiie siècle, d’abord avec la réforme cistercienne, puis avec la création des ordres mineurs comme les franciscains ou les dominicains dont l’œuvre prédicatrice s’exercent dans le monde, en rupture ici avec l’idée même de la clôture monastique. Mais cet édifice liant fortement foi catholique et organisation sociale se stabilise et s’érode durant le Moyen Âge tardif. Avec l’humanisme de la (pré-)Renaissance, la montée de la Réforme protestante et ses crises, puis la pensée des Lumières, advient un deuxième âge, celui de la modernité. Ici l’esprit humain s’autonomise par rapport à l’articulation du temporel et du spirituel dans l’ordre chrétien médiéval. L’humanité est désormais vouée à dominer le monde de la nature par l’application raisonnée des sciences, des techniques et du droit, mais aussi, curieusement à en pénétrer les mystères par l’alchimie dont étaient férus nombre de penseurs réputés modernes, tel Francis Bacon, Gottfried Wilhelm Leibnitz, Baruch Spinoza ou Isaac Newton (Joly, 1992). À ce deuxième âge, Musso associe l’image symbolique de la manufacture où se joue l’industrialisme entrepreneurial ou étatique et, plus fondamentalement, le rapport dialectique Société-Nature (p. 271-440). Puis, assez rapidement, émerge un troisième âge de la religion industrielle, néo-religion qui s’institue avec le xixe siècle et se théorise dans la pensée de Saint-Simon et de 225Comte. L’usine d’abord, l’entreprise esnuite, en deviennent les nouveaux topoï, symboles et complexes rhétoriques consacrant la production rationalisée au rang de légitimité supérieure. Se renouvelant tout au long du xxe siècle et en ce début de xxie siècle, les logiques de la rationalité technique, de l’efficience économique et de l’administration des hommes occupent une place de plus en plus déterminante. Elles se prétendent même porteuses des représentations fondatrices de l’action organisée et du vivre ensemble (p. 441-710).
Il convient de souligner ici que cette généalogie reconstituée par Musso n’est pas, selon ses propres termes, « positiviste », c’est-à-dire essentiellement et exclusivement factuelle ou événementielle. Philosophe, l’auteur de La Religion industrielle revendique en effet une posture ni historique, ni sociologique. Le champ dans lequel il déploie son analyse et sa discussion est celui de la déconstruction/reconstruction des représentations, ou, si l’on préfère une expression plus large, de la conception du monde. Cette Weltanschauung ne se situe pas pour autant en surplomb des actions et structures de la société humaine : elle en émane, elle en procède et elle les oriente dans une sorte de circularité sémantique. À cet égard, la lecture généalogique proposée par Musso porte sur les idées mais, bien plus fondamentalement encore, sur les concepts. S’attachant à reconstruire une historicité de l’imaginaire occidental, il met en lumière que c’est dans la formulation et l’emploi d’un cadre conceptuel qu’il faut investir pour être en mesure de lire et de comprendre le jeu des représentations et de leurs variations sémantiques au fil des périodes. Ce modèle conceptuel doit donc être suffisamment robuste pour ne pas se contenter de relever les ruptures de sens – ce qui est indispensable mais non suffisant – mais surtout pour pouvoir tracer les déplacements des significations à traverser les époques dans un référentiel aussi invariant que possible.
Deux des quatre concepts référentiels sont d’emblée énoncés dans le titre du livre, à savoir l’industrie et la religion. Le troisième est celui d’architecture fiduciaire et le quatrième, la bifurcation ou schize. Par architecture fiduciaire, Musso désigne le système stable de relations qui articule, à une époque donnée, les représentations relevant de l’ordre des finalités existentielles (la religion) à celles procédant de l’ordre des modalités d’organisation de la vie sociale, économique et politique (l’industrie). Le cœur de la thèse du livre réside en bonne part dans cette 226modélisation conceptuelle de l’architecture fiduciaire et de la succession historique de ses bifurcations. Les notions de religion et d’industrie n’ont donc pas un contenu figé dans le cheminement millénaire qui a produit la modernité occidentale et qui conduit aujourd’hui à s’interroger sur ses fondements et ses finalités, sur ses vertus et ses apports, sur ses limites et ses dérives. Le rapport au religieux comme la valeur accordée à l’idée d’industrie ont connu tous deux plusieurs déplacements « tectoniques » au fil des siècles.
1.3. Le modèle conceptuel :
architecture fiduciaire et bifurcations
Pour comprendre ces déplacements – et corrélativement pour interroger nos évolutions actuelles –, Musso pose que la société occidentale n’a cessé de se reconstruire autour de deux grands mythes fondateurs : celui de l’incarnation, concept existentiel propre à la théologie chrétienne, et celui de la rationalité productive, expression technique de la sécularisation de l’organisation sociale. L’incarnation est le principe central du christianisme : elle affirme que le logos divin s’est fait chair en la personne de Jésus (ήνσαρκόσις λόγου). Partant de ce principe théologique, Musso affirme que la société occidentale, au travers des mille ans passés depuis le Grand schisme d’Orient et la Réforme grégorienne, renouvelle ce récit d’un « référent invisible » mais à figure humaine, face à l’incertitude existentielle de chacun et à la nécessité d’une organisation sociale pour tous. Quant à la rationalité, son principe a largement été discuté par les philosophes depuis des siècles tandis que ses modalités socio-économiques ont été analysées plus récemment par les historiens comme Mumford ou Braudel. De ces principes, l’auteur fait la double condition, symbolique et narrative, de l’évolution vers la modernité, dans la modernité et peut-être au-delà de la modernité. C’est cette articulation méta-conceptuelle qui permet, selon lui, de comprendre les continuités et les déplacements qui s’opèrent entre ordre religieux et ordre productif au fil des siècles : « La religion industrielle s’est formée dans le sein chrétien d’Occident comme la combinaison d’une foi dans un grand mystère, celui de l’Incarnation, et d’une rationalité de l’efficacité fonctionnelle et pratique. » (p. 45).
Pour caractériser sa notion d’architecture fiduciaire, Musso reprend la double métaphore du clou et de la colle. Due à Socrate, celle-ci a été 227rapportée par Platon dans le Phédon de Platon pour décrire la nature des liaisons entre l’âme et le corps de l’être humain. Si d’un côté la philosophie permet de coller à l’âme, d’être en relation harmonieuse avec le corps, de l’autre, les émotions – plaisir ou peine – font sentir la corporalité ; elles agissent ainsi comme des clous qui fixeraient mécaniquement l’âme au corps. Ce thème figuratif a suscité les commentaires du philosophe juif Philon d’Alexandrie au ier siècle, puis la pensée néo-platonicienne de Plotin au iiie siècle. Elle a ensuite nourri la réflexion de plusieurs Pères de l’église chrétienne aux ive et ve siècles comme Grégoire de Nysse, Ambroise de Milan ou Augustin d’Hippone (Courcelle, 1958). Ce passage de la philosophie grecque à la théologie chrétienne a été d’abord facilité par l’usage partagé d’un verbe grec signifiant « coller, s’attacher » (προσκολλαν) entre le Phédon et la traduction dans la Septante5 du passage de la Genèse relatif à l’union dans la chair de l’homme et de la femme. Ensuite, il a surtout été rendu possible par la métaphore de l’union de chaque croyant au corps spirituel du Christ particulièrement développée dans la première épître de Paul aux Corinthiens. Le corps social et institutionnel de la communauté chrétienne est ainsi mis en correspondance avec le corps christique, permettant l’existence conjointe d’un ordre spirituel (la foi) et d’un ordre temporel (l’organisation de la société). Mais surtout, cette conjonction donne lieu dans les périodes de grandes transformations historiques à des réinterprétations et reformulations théologiques et politiques, comme ce fut le cas au xvie siècle, par exemple, avec la doctrine des deux règnes chez Luther.
Avec son concept d’architecture fiduciaire, Musso réutilise et actualise la double métaphore socratique du clou et de la colle. En passant d’une lecture centrée sur l’être humain comme individu à une interprétation à valeur collective, sa démarche est comparable à celle des Pères de l’église. Elle en diffère toutefois par la volonté de remonter à un niveau d’abstraction plus poussé : l’idée de religion pour Musso ne requiert pas nécessairement la présence d’un être transcendant, créateur omniscient du monde et sauveur de l’humanité. Pour qu’une religion « fonctionne », c’est-à-dire qu’elle soit capable de faire tenir ensemble l’âme d’une société – ce qui fait sens individuel et collectif pour ses membres – avec son corps – ses institutions sociales, politiques, économiques… –, trois constituants sont nécessaires : « une foi fondatrice, une 228normativité et un médiateur qui colle les deux ensemble ». La foi (fides) énonce la Vérité qui s’impose à tous ; elle se rapporte à « un Référent invisible ou symbolique [qui peut être] une divinité [mais aussi] un mythe que se définit la croyance en l’utilité, le Progrès, la science, le développement, le bien-être matériel, la domination de la Nature. » Vient ensuite la normativité sociale qui énonce « un ensemble de “préceptes du vivre”, de techno-rationalités, de normes, voire d’interdits dictés “au nom de” la Référence symbolique qui dit la Vérité. […] Enfin, le Référent doit être “représenté”, incarné, mis en scène et en textes par un messager qui est médiateur ou intercesseur. » (p. 47-48). Ainsi, chacun des trois grands âges de la généalogie reconstruite par Musso peut être décrit et analysé comme une configuration mettant en miroir les représentations de l’industrie et de la religion (Tableau 1).
Tab. 1 – Les trois bifurcations et leurs caractéristiques.
Périodes de bifurcation |
Sens du mot « industrie » |
Les constituants de la religion « architecture fiduciaire » |
||
Incarnations |
Rationalisations |
Institutions |
||
La Révolution grégorienne (1075-1250) |
Habileté |
« Verticale » Transsubstantiation |
Droit romain |
Le monastère |
Lois divines |
||||
Les révolutions de la modernité (1600-1750) |
Métier |
« Souterraine » |
Science moderne |
La manufacture |
Profession |
Nature/industrie |
Lois de la Nature |
||
Les révolutions industrielle et managériale (1800-1950) |
Entreprise industrielle |
« Horizontale » Transformation |
Lois de l’Histoire / |
L’usine |
Management |
Objets technologiques |
Taylorisme/ |
L’entreprise |
Source : Adapté d’après Musso, 2017, p. 104.
229L’auteur y donne alors un contenu et une articulation spécifiques aux composantes fonctionnelles de foi, de normativité et de médiation/figuration. Propre à l’âge de la religion industrielle, l’idéaltype de l’usine émerge au xixe siècle, s’affirme dans une première partie du xxe, puis cède la place au mythe élargi de l’entreprise. Ces institutions de référence diffèrent donc substantiellement de celles qui les ont précédées dans les périodes antérieures : la manufacture et le monastère. Mais si la différence est substantielle, elle n’est pas structurelle. Tandis que les contenus de la foi, de la normativité et de la médiation/figuration jouent, se déplacent et sont reformulés dans le temps, l’architecture profonde demeure invariante ; elle constitue même une caractéristique centrale de l’anthropologie de l’Homme occidental. Il en résulte que la religion n’est pas nécessairement spirituelle. Avec l’historien et juriste américain Berman, Musso envisage la religion industrielle comme une religion séculière (p. 40-41). Si cette néo-religion s’est de plus en plus affranchie dans son contenu du christianisme, sa construction imaginaire ne peut se comprendre en dehors de la matrice gréco-judéo-chrétienne ou – on y reviendra – romano-catholique.
En outre, comme on l’a vu plus haut, le concept d’industrie n’est pas nécessairement ce que le langage courant associe depuis le xixe siècle à ce mot, c’est-à-dire un ensemble d’activités et des structures productives dédiées à la transformation d’objets physiques en biens consommables ou d’équipement. Musso critique ce parti pris. Il observe que si les formes de l’industrialisation qui ont caractérisé les deux siècles passées tendent à s’atténuer, voire à disparaître dans la société occidentale, cette évolution ne signifie pas la fin de la mentalité industrielle, bien au contraire. L’auteur propose ainsi de faire la distinction entre deux processus, l’industrialisation et l’industriation. Ce dernier néologisme est « destiné à désigner le processus intellectuel et matériel, fictionnel et fonctionnel de longue durée afin de différencier celui-ci de l’“industrialisation” qui renvoie au phénomène historique » (p. 41). À l’idée d’architecture fiduciaire qui met en correspondance les notions fluctuantes de religion et d’industrie, Musso ajoute le concept de « schize6 » qu’il rend en français par « bifurcation ». Selon lui, les trois grands âges évoqués plus haut correspondent chacun à une structure fiduciaire associant de manière dialogique une 230représentation spécifique de ce qui est « religion » et « industrie ». Le passage d’un âge à l’autre résulte d’une dynamique profonde, celle de la schize ou grande bifurcation. Celle-ci peut aboutir du fait d’un ou de plusieurs processus de révolution mettant en jeu le sens du mot « industrie » et reformulant le contenu des trois constituants de l’architecture fiduciaire, comme système du religieux (Tableau 1).
1.4. La sur-modernité de la religion industrielle
Une des conclusions fortes de La Religion industrielle a trait au processus de sécularisation et à son rapport avec l’idée de modernité. En posant la distinction conceptuelle entre les deux processus d’industrialisation et d’industriation, Musso remet en question un certain nombre de lieux communs sur la signification anthropologique du rapport religion-industrie dans le monde contemporain. Pour lui, ce monde contemporain est modelé par les deux vagues majeures que sont la grande Révolution industrielle et la Révolution managériale. En apparence, ces deux vagues participent d’un mouvement de sécularisation dont les interprétations courantes portent encore l’empreinte de la sociologie weberienne au tournant du xixe et xxe siècle. Selon Weber, la sécularisation des institutions sociales est profondément liée au processus historique d’intellectualisation et de rationalisation qui s’est étendu dans tous les champs de l’activité sociale, depuis la Réformation au xvie siècle. Rappelons ici que, comme un écho sociologique au prophétisme philosophique de Nietzsche, Weber voyait là un processus sapant le pathos constitutif du christianisme : le « désenchantement du monde » (Entzauberung der Welt).
Musso conteste cette lecture héritée de Weber mais qui est aujourd’hui banalisée de façon caricaturale7. La sécularisation n’est pas pour lui la disparition de la religion (des religions) « dans un monde qui aurait été “laïcisé”, au sens de vidé, et “désenchanté”. En fait, il s’est opéré un déplacement du sacré, un transfert de sacralité qui s’est porté sur une technoscience “appliquée” au travail et à la production “efficace” de biens et d’objets utilitaires » (p. 45). S’appuyant sur les travaux de nombreux historiens – parmi lesquels Lewis Mumford –, Musso démontre que les racines institutionnelles de 231la modernité occidentale sont à rechercher bien en amont des figures weberiennes du Beruf luthérien ou de l’ascétisme de l’entrepreneur calviniste. De même, il conteste que l’avènement de la rationalité productive à la suite des grandes bifurcations des xviie-xviiie, puis xixe-xxe siècles signifie l’effacement de tout ordre religieux dans l’organisation de la société occidentale moderne puis contemporaine. Certes, les formes techniques et économiques de la rationalité instrumentale ont marginalisé la figure de l’incarnation christique et la normativité morale et juridique du christianisme dans l’Occident, au point de faire de la sécularisation un thème discuté par les théologiens. Mais d’un point de vue anthropologique, elles n’ont en rien effacé le besoin civilisationnel d’une architecture fiduciaire reconfigurée où le principe d’industrie équivaut au principe de religion. L’emprise managériale, produit du monde contemporain et contrainte sur lui, procède aussi de la dynamique croisée d’une croyance révélée, de normes et ritualisations collectives ainsi que d’une figure institutionnelle de référence centrée, cette fois, sur la performance productive.
L’usine du machinisme et du taylorisme n’est bien sûr plus l’image institutionnelle dominante dans le monde occidental actuel. C’est désormais la figure de l’entreprise – la corporation du droit anglo-saxon – doublée d’objets technologiques – comme les réseaux – qui portent, selon Musso, le mythe central de l’incarnation dans une société managérialisée de plus en plus mise au service d’une économie numérisée. Encadrée par la cybernétique, science des systèmes dont la racine grecque est associée à l’action de piloter ou de gouverner8. Corrélativement, la personnification de l’entreprise dans l’homme-entrepreneur est passée en un peu plus de deux siècles de l’entrepreneur de manufacture à l’entrepreneur-manager, via les figures intermédiaires de l’entrepreneur d’industrie, suivi de près par l’entrepreneur-ingénieur-administrateur. Quant aux principes et modes de rationalisation en vigueur, ceux-ci ont été aussi remaniés dans le temps écoulé depuis l’entrée dans le xixe siècle. Au « monde unifié que bâtissent les disciples du saint-simonisme, pour la plupart ingénieurs9, [et] qui repose sur les six piliers […] – la foi dans 232la science, le travail, le progrès, l’humanité, l’histoire et une nouvelle société » se sont substitués, écrit P. Musso, les normes post-tayloristes de « la technoscience et [du] cybermanagement [qui] poussent à l’éclipse de l’État en le soumettant à la question de sa performance ». En devenant productive puis managériale, cette normativité renouvelée remet en cause la « causalité symbolique » de l’État, historiquement garant du bien commun depuis les Lumières, pour ne plus évaluer que « son “efficacité” opérationnelle ». Ici s’opère un « passage du Politique à la gestion, voire à la technocratie, et du gouvernement à la gouvernance et au management » (p. 561 et 705).
Musso lit dans ces phénomènes le dernier déplacement majeur, toujours en cours, de l’architecture fiduciaire par lequel s’actualise l’idée de modernité. Avec Yehouda Shenhav (1999), il y voit la marque de « la rationalité managériale [qui] représente la voie industrielle américaine ». Il considère que cette « Révolution managériale a été une révolution plus silencieuse [que la Révolution industrielle] “sans protagonistes, ni antagonistes” ». Ainsi, « la dernière grande révolution occidentale s’est imposée sans tension ni conflits à l’échelle mondiale » (p. 633). Évoquant les contributions de Peter Drucker et de Norbert Wiener, Musso relève aussi que dès l’après-Seconde guerre mondiale se mettent simultanément en place les deux fondements d’un cybermanagement avec « un dogme, celui du management, et un paradigme, celui de la cybernétique ». L’auteur de La Religion industrielle souligne ici, une fois encore, la convergence des visées de ce dogme et de ce paradigme « dans l’exclusion du pouvoir politique failli, au profit du pouvoir des machines “intelligentes” gérées par un corps d’experts – les managers-ingénieurs –, et d’un pilotage scientifique, surrationnel, voire automatique, de la société » (p. 679). En d’autres termes, avec la Révolution cybermanagériale, l’industriation contemporaine reconfigure l’architecture fiduciaire progressivement élaborée au cours des Temps modernes. D’un côté, elle pousse plus loin que jamais l’application systématique du principe de progrès technoscientifique. De l’autre, elle délégitime de plus en plus ouvertement l’idée directrice d’un État rationnel et démocratique au bénéfice d’une nouvelle vision du monde, fondée sur le mythe entrepreneurial.
Bien qu’empruntant le chemin du temps long, le livre de Musso se situe de plain-pied avec un questionnement très actuel sur le rapport 233de notre société au religieux, comme système de pensée, de croyance et de conduite morale. L’obsession contemporaine du « comment » agir fait de l’efficacité fonctionnelle, voire de l’efficience, le principe supérieur et unique d’une vision du monde où « gouverner scientifiquement les hommes […] est le rêve cybermanagérial, toujours plus poussé » (p. 699). La normativité obsessionnelle et fonctionnaliste du monde occidental contemporain n’est pas un élément donné, pas plus que la sécularisation qu’on lui associe habituellement. Elle est le résultat d’un processus millénaire de reformulation/reconfiguration du rapport industrie-religion. Périodes de bifurcation et de consolidation se succèdent déplaçant les représentations collectives. Entre le xie et le xiiie siècle d’un Occident chrétien, les prémices de la modernité émergent autant dans la Réforme grégorienne que dans les voies de la première « révolution industrielle » (bases de la comptabilité moderne, traités d’architecture, sophistication croissante des horloges). Durant le xviie et le xviiie siècle, se joue l’avènement intellectuel de la modernité : la rationalité devient le principe fondateur de la connaissance des lois de la nature mais aussi de l’organisation politique et économique de la société. Puis, à partir de l’industrialisme saint-simonien et du positivisme, le xixe siècle jette les bases d’une religion séculière de l’industrie qui évolue, rapidement, dès le xxe siècle, vers l’affirmation d’une nouvelle révolution cybermanagériale.
Examinant cette bifurcation dont nous sommes à la fois témoins et acteurs, le livre de Musso réfute les idées communément véhiculées d’une société occidentale qui serait devenue postindustrielle et, par là, postmoderne. En s’étendant à tous les champs d’activité, en pénétrant tous les interstices du vivre ensemble, le processus de l’industriation débouche bien plutôt sur une hyper-industrialisation de la vision du monde. Pour l’auteur, la transformation technique, économique et sociale engagée avec la Révolution industrielle du xixe siècle s’est accélérée et s’est mondialisée tout au long du xixe siècle. Cette architecture fiduciaire de la sur-modernité n’est ni celle du christianisme médiéval, ni celle des penseurs des Temps modernes, ni même celle d’un nouveau christianisme industriel théorisé par Saint-Simon. En revanche, cette architecture fiduciaire sur-moderne doit être comprise sur la base de trois idées majeures :
1. À l’étage le plus apparent, la première est que, même renouvelées par de nouveaux dispositifs, les formes institutionnelles et normatives 234de la rationalité technico-économique ne sont jamais dissociées d’un complexe de croyance plus ou moins explicitées.
2. À un niveau intermédiaire, une deuxième conclusion est que, loin de s’opposer, les ordres du religieux et du socioéconomique sont interdépendants dans la vision occidentale du monde. Ils se complètent et se répondent dans une architecture de significations collectives ; celle-ci assure la fonction intégrative de légitimation politique et morale dans la société.
3. Vient enfin une troisième considération d’ordre anthropologique et historique : l’industriation, fondatrice de l’architecture fiduciaire de la sur-modernité, demeure structurellement et fonctionnellement héritière de la matrice chrétienne, plus exactement des grandes métamorphoses qui, depuis mille ans, ont actualisé l’édifice « romano-canonique10 » de l’Imago mundi.
Ainsi, selon l’auteur de La Religion industrielle, le monde qui est nôtre s’organise – et corrélativement s’imagine – de plus en plus systématiquement autour des valeurs de l’entreprise et des prescriptions normatives du management. On ne peut comprendre cette architecture fiduciaire contemporaine qu’en la resituant dans la généalogie de sa construction lente, une généalogie traversée par une succession de bifurcations et de révolutions religieuses, politiques, technologiques mais surtout idéologiques. Il n’y a pas d’âge historique, période plus ou moins stabilisée, qui n’ait été inauguré par une schize, cette « faille ensevelie, [ce] hiatius méconnu » qui fait jouer « les règles du croire [avec] les préceptes du vivre ensemble11 » (p. 111).
2352. Réflexions sur La Religion industrielle
2.1. La généalogie : une démarche historico-herméneutique
On ne saurait trop le répéter : dans cet ouvrage monumental, Pierre Musso fait montre d’une impressionnante érudition servie par une qualité d’écriture qui rend accessible son propos, en dépit de la multiplicité des sources et références convoquées. Le souci de la précision documentaire et celui de la rigueur de la restitution sont continuellement présents chez l’auteur. À la finesse de l’analyse répond une volonté, non moins exigeante, de synthèse. Il en résulte une réflexion large, dense et profonde sur l’anthropologie religieuse de l’homo occidentalis. L’auteur articule avec talent l’étude des grandes transformations du temps long – les bifurcations – avec la recherche et la conceptualisation d’une structure invariante – l’architecture fiduciaire –. Loin du prêt-à-penser, cet avant-dernier livre de Musso transgresse avec culture, finesse et talent les frontières prétendues infranchissables entre spirituel et temporel, entre croyances et rationalités. Y sont également écartées les affirmations réputées irréfragables et omniprésentes dans les médias contemporains, telles que la disparition du phénomène religieux ou sa réduction aux pratiques intégristes de minorités rétrogrades désocialisées. Musso montre la religion à l’endroit où on l’attend le moins : au cœur même de l’ordre technico-économique dont l’entreprise est devenue la référence.
La thèse développée dans La Religion industrielle prolonge, autour d’une généalogie de l’entreprise, la voie ouverte par Pierre Legendre à propos de l’État, quand il écrit : « Les états modernes sont des fictions généalogiques : ils sont construits comme des êtres qui seraient doués de Raison, pour faire obstacle à la dé-Raison. » Elle résonne aussi avec des lectures critiques d’une société occidentale sur-moderne qui se croit areligieuse – vue de France, en tout cas – mais qui est sujette à une religiosité industrialo-managériale. Des liens intéressants peuvent être recherchés ici sur les dimensions régulatrices, compulsives et aliénatrices de l’industriation discutées par différents auteurs : l’obsession quantophrénique (Alain Supiot), la transformation du rapport au temps (Hartmut Rosa) ou la sacralisation de la technique (Jacques Ellul, Ivan Illich)… Peu de secteurs échappent en effet aujourd’hui à l’impératif néo-rationaliste d’une performance 236attachée à l’ordre du présent, y compris celui de la recherche académique. Si nombre de ses acteurs aiment se croire distanciés par rapport au monde auquel ils participent, ses institutions – universités, écoles, organismes de recherche, revues et accréditeurs – sont éminemment poreuses aux articles de la foi managériale et aux commandements d’une éthique productiviste.
Dans un monde où « The characteristic common to the modern man of reason is this loss of memory ; lost or rather, denied as an uncontrollable element » selon la formule de John Ralston Saul dans Voltaire’s Bastards (1992/1993), il est bon de retrouver un vrai livre traitant du temps long et qui permet la réflexion, l’analyse et la discussion. La posture de Musso est sans ambigüité : pour comprendre la complexité du présent et pour pouvoir réfléchir aux significations et enjeux des évolutions en cours, le chercheur ne doit pas être myope. Il lui faut savoir remonter dans le passé, et même dans un passé ancien. À cet égard, il n’est point de généalogie qui ne soit reconstruction, c’est-à-dire interaction subtile entre l’objectivité des éléments observables ou documentés et la subjectivité des représentations et interprétations. Ainsi, Musso affirme que « Ce n’est pas l’imprimerie qui a fait la Renaissance mais l’inverse, ce n’est pas le numérique qui produit notre société, mais c’est l’inverse. C’est notre vision du monde, notre Imago Mundi. ».
Dans cette perspective, La Religion industrielle participe à un type de projet de connaissance qui, à la suite de Jürgen Habermas, peut être qualifié d’« historico-herméneutique ». Ce courant épistémologique a donné lieu à des contributions nombreuses et diverses, tant le champ et l’objet qu’il étudie ont attiré depuis plus d’un siècle historiens, sociologues, philosophes et même théologiens… à titre illustratif, on sent s’exprimer au fil du texte de La Religion industrielle une certaine résonance intellectuelle avec des auteurs aussi différents que purent l’être en leurs temps, Karl Marx et Max Weber ou, plus près de nous, Fernand Braudel et Michel Foucault par exemple. Sous l’édifiant appareil bibliographique et les non moins imposants index de personnes et de notions en fin d‘ouvrage (71 pages), on peut repérer quelques parallèles, narratifs ou interprétatifs et soubassements épistémologiques – au moins partiels – partagés avec les contributions de ces auteurs largement connus. Les commentaires qui suivent concernent moins les points argumentaires que des considérations épistémologiques ou méthodologiques :
237–Tout d’abord, la posture gnoséologique de Musso emprunte explicitement certains éléments à la pensée marxienne. La première partie de La Religion industrielle est annoncée par l’épigraphe suivante : « La critique de la religion est la condition préliminaire de toute critique » (p. 109). Cette citation classique est tirée de l’Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1844). Dans ce texte, Marx affirme que l’aliénation religieuse procédant des monothéismes occidentaux, judaïsme et christianisme, est en fait l’expression visible d’un rapport de domination et d’exploitation socio-économique. Dans cette lecture matérialiste, l’ordre religieux est une superstructure tandis que l’ordre productif constitue la véritable infrastructure de l’organisation sociale. Sur ce point, avec sa notion-pivot d’architecture fiduciaire, La Religion industrielle contredit la thèse qui conduit Marx à prédire la fin de la religion dans une société où le bonheur sera accessible ici-bas pour tous. Musso, on l’a vu, s’inscrit en faux contre le lieu commun de la fin de la religion dans la société occidentale. Si l’on s’en tient à une lecture superficielle, on comprend mal alors l’usage que l’auteur veut faire de cette petite phrase introductive. Mais si l’on se risque à suivre la pensée de Musso comme une manière de revisiter certaines catégories marxiennes, le concept de religion prend une dimension d’infrastructure aussi significative que l’organisation technico-productive de la société. Dans son orientation gnoséologique, Musso partage ainsi avec Marx un point de départ et un point d’arrivée, mais aussi une lecture fondée sur une dialectique infrastructure/superstructure. En amont, Musso s’accorde avec Marx sur la nécessité de chercher le religieux comme base de tout questionnement sociétal. En aval, il voit du religieux dans la sacralisation de l’industrie et du management, un nouvel « opium du peuple », marquant d’une dépolitisation de la vision du monde et soulevant la question de nouvelles formes d’exploitation et d’aliénation.
–S’agissant de la forme narrative comme levier rhétorique, La Religion industrielle présente aussi une certaine analogie avec la démarche d’écriture « archéologique » de Michel Foucault. Musso cite explicitement Les mots et les choses, ouvrage paru en 1966 dont le premier chapitre est consacré à une réflexion sur le tableau Les Ménines de Velásquez. Foucault présente cette peinture comme révélateur 238–de l’épistémè classique, c’est-à-dire « comme la représentation de la représentation classique, et la définition de l’espace qu’elle y ouvre » et, au-delà, comme pré-texte à sa démonstration sur les transformations de l’ordre des discours. De même, quand Foucault, dans Surveiller et punir (1975), s’attache à mettre en lumière la montée du contrôle disciplinaire dans la société occidentale du xviie au xixe siècle, il commence son livre par une série d’images. Celles-ci illustrent la systématisation de la rationalité formelle des « institutions complètes et austères » prétendant contrôler les corps, les espaces sociaux et les comportements. Pour reconstruire les transformations et discontinuités de l’imaginaire occidental, Foucault part donc d’une imagerie, puis développe sa démonstration en mobilisant de nombreuses sources écrites tout au long de son texte. Si le procédé utilisé par Musso diffère quelque peu de celui employé par Foucault, il obéit néanmoins à une logique très proche dans sa visée rhétorique et sa posture intellectuelle. Ainsi, parmi les quelques illustrations du livre, c’est surtout une œuvre du Véronèse (1528-1588) qui jalonne le texte, en l’espèce avec trois panneaux peints au plafond de la Salle du Collège, dans le Palais des Doges de Venise : La Dialectique ou l’Industrie, Mars et Neptune et Religion et Foi. Dès les premières pages du chapitre introductif, Musso consacre un commentaire détaillé à ces images et y revient à plusieurs reprises dans les parties II (la manufacture) et III (l’usine), jusqu’aux dernières lignes de la conclusion (p. 707-708), elles-mêmes suivies d’une apostille mythologique à l’extrême fin du texte (p. 709-710). L’auteur souligne ainsi la concomitance intervenue au milieu du xvie siècle entre la proximité des allégories picturales de la foi et de l’industrie, d’une part, et, d’autre part, l’attribution d’une signification économique au mot industrie. Cette proximité n’est pas que stylistique. Elle suggère une certaine parenté de la pensée de Musso avec l’herméneutique foucaldienne : l’imagerie révèle l’imaginaire et son analyse nourrit une remontée en généralité aussi significative que l’exploitation de l’historiographie.
–Sur un plan herméneutique encore, quoi qu’en dise l’auteur, la thèse du livre de ne doit pas être trop vite lue comme opposée aux travaux de Weber. Bien sûr, à la suite de nombreux autres historiens, 239–l’auteur critique la théorie liant le capitalisme moderne à l’ethos protestant. Mais du programme de recherche de Weber, on peut retrouver chez Musso la préoccupation comparatiste et l’intention modélisatrice. Il s’agit bien d’articuler une connaissance intime sur trois registres que sont l’histoire économique et sociale, l’histoire politique et l’histoire des systèmes religieux. Certes, les ambitions géographiques et historiques de Musso sont plus restreintes que celles, quasi universelles, que voulait embrasser Weber. Mais, à un siècle d’écart, l’un et l’autre partagent la volonté de comprendre ce qui fait société. Ils croisent dans un même questionnement différentes dimensions interprétatives et en comparent les évolutions au travers de périodes successives. Comme Weber, Musso dissèque ainsi le rapport de l’imaginaire occidental aux institutions sociétales justifiées et finalisées autant par ses croyances ex ante que par ses rationalisations ex post. Et comme Weber, Musso en dégage un idéaltype dont le centre de gravité est la légitimité ou plutôt sa construction collective, la légitimation. Il y a en effet dans la notion d’industriation introduite par Musso la qualification d’un processus social profond dont l’objet et l’enjeu sont, selon les mots de Weber dans Économie et Société, « le prestige de l’engagement ou l’exemplarité » (Prestige der Verbindlichkeit oder Vorbildlichkeit).
–De même, si la « généalogie de l’entreprise » est éloignée des travaux historiographiques de Braudel, c’est avant tout dans la posture méthodologique du choix des sources sur lesquelles s’appuient leurs démarches d’analyse et d’interprétation. Dans la présentation de La Religion industrielle, Musso revendique en effet une approche plus philosophique (la lecture critique d’idées et de concepts) qu’historique (l’étude documentaire systématique des faits et événements). Ce faisant, il prétend y développer une lecture holiste, transdisciplinaire et inscrite dans le temps long. Cette posture est en fait assez proche, dans son orientation épistémologique, de plusieurs des grands postulats du courant historiographique de l’École des Annales, dont Braudel fut un représentant voilà 60 ans. Dans Les jeux de l’échange, tome II de Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Braudel indique qu’aux Temps modernes, le développement du capitalisme marchand prend sens dans l’ordre des représentations collectives : « Il faut encore, en effet, que la société 240–soit complice, qu’elle donne le feu vert et longtemps à l’avance, d’ailleurs sans savoir un seul instant dans quel processus elle s’engage, ou pour quels processus elle laisse ainsi la voie libre, à des siècles de distance. » Or, la démarche de construction du livre de Musso se veut également obéir essentiellement à un processus d’induction des correspondances et ruptures entre différents ordres de représentation du monde, celles-là même qui articulent les ordres symboliques et politiques du religieux et du productif, du croire et du vivre ensemble.
2.2. Du mystère chrétien
au mythe contemporain de l’entreprise
Partant de ces considérations épistémologiques, il s’agit maintenant de revenir sur le contenu du projet de généalogie de l’entreprise développé dans La Religion industrielle. Un des intérêts majeurs de la thèse de Musso tient à sa mise en perspective sémiologique et historique du management. Le management n’est pas simplement un ensemble composite de pratiques organisationnelles plus ou moins spontanées et de techniques gestionnaires plus ou moins normalisées. Il n’est pas non plus l’objet d’étude exclusif des sciences de gestion, peu importe que celles-ci se soient instituées en champ disciplinaire auto-finalisé ou qu’elles soient juste un espace de rencontre entre sciences de l’action et sciences sociales. Musso ne conteste pas ces lectures. Qu’il s’agisse des pratiques, des instrumentations ou des concepts et de leurs justifications, il situe bien le management au carrefour de la sociologie appliquée, de l’ingénierie et de la cybernétique. Mais son point de vue devient plus spécifique quand il questionne le sens de l’expansion du phénomène managérial dans la société occidentale, puis dans le monde. Cette montée en puissance de l’image, du vocabulaire, des logiques et des rites de l’entreprise constitue évidemment l’expression d’une évolution socio-économique et politico-institutionnelle. Mais elle est aussi porteuse d’une Imago mundi partiellement explicite. À ce titre, elle diffuse une idéologie autant qu’elle se légitime dans une mythologie de type religieux. L’idéologie procède d’un système de représentations abstraites réputées justes et universelles comme les idées de rationalité instrumentale et de mesure de la performance économique par exemple. La mythologie valorise un imaginaire associant croyances et récits légitimateurs, célébrant les vertus indiscutables de l’entreprenariat, de 241la concurrence ou des technologies numériques. À un premier niveau, explicite, l’omniprésence de la vision managériale du monde agit donc par des leviers assez visibles que sont les logiques productives d’échange et de coopération. À un second niveau, plus implicite, elle témoigne d’un remaniement en profondeur des principes supérieurs qui orientent l’ordre social et justifient l’ethos du vivre ensemble.
Inscrite dans une perspective philosophico-historique assez novatrice en apparence, la thèse brillamment servie par Musso n’est pas pour l’essentiel nouvelle. Elle correspond même plus à une synthèse justifiant le modèle conceptuel « architecture fiduciaire/bifurcations » dont l’élaboration ouvre matière à discussions et questionnements. Se dégageant d’un édifice interdisciplinaire, nourri de points de vue spécialisés et donc s’ignorant mutuellement, cette construction abstraite présente les avantages et les limites d’une modélisation typologique. D’une part, elle fait ressortir trois configurations issues des grandes bifurcations – ou cinq si l’on tient compte des révolutions intermédiaires au sein des bifurcations –. À l’issue de chaque bifurcation, l’auteur associe un ensemble cohérent de représentations caractérisant l’ordre des croyances, celui des normes et celui de l’imagerie symbolique, le tout étant uni par un mode de légitimation. Mais d’autre part, comme toute approche configurationniste, cette interprétation ex post ne peut être qu’une modélisation approximative de ce qui a été, un enchevêtrement d’influences et de rationalités, parfois convergentes parfois contradictoires et portées par des acteurs. Faute de mieux, La Religion industrielle reconstruit une succession d’états et de transitions, en mettant l’accent sur ces dernières. Par le choix-même du positionnement de l’auteur, la généalogie des idées ou des concepts relève plus d’une cinématique macroscopique des représentations que d’une analyse fine de la dynamique des comportements sociaux à partir de matériaux primaires. Contrepartie de sa démarche plus philosophique qu’historique, le livre de Musso est construit sur des sources secondaires. Même inscrite dans un paradigme globalement historico-herméneutique, sa contribution doit donc plus être évaluée à l’aune d’une réflexion anthropologique que selon les canons de la méthode historique.
S’agissant du développement des contenus, La Religion industrielle apporte des éclairages inégaux sur les trois grands couplages bifurcations/périodes structurant le livre. La première partie placée sous l’image du 242monastère est remarquable dans son érudition et la clarté de l’écriture. Le croisement des références historiques et la mobilisation de contributions théologiques doit être salué. Les deux autres parties (la manufacture et l’usine) semblent moins porteuses d’une valeur ajoutée argumentative. Serait-ce paradoxalement parce que les travaux antérieurs de Musso ont largement portés sur le saint-simonisme comme basculement des Temps modernes vers l’ère de l’industrialisation porteuse des germes de l’industriation ? Ou est-ce parce qu’elles sont mieux connues d’un lecteur gestionnaire car historiquement plus proches de ses champs de recherche en matière sociale et économique ? Un médiéviste aurait-il ici un point de vue critique inversé ?
2.3. Une généalogie qui évite
trop pudiquement le présent ?
Toute généalogie vise à découvrir le passé pour lier les vivants à ceux qui les ont précédés. La généalogie n’a de sens que par l’acceptation du renouvellement du présent jusques et y compris dans les générations actuelles. Une autre question concerne ici le choix fait par Musso d’arrêter sa généalogie de l’entreprise aux années 1950, que ce soit avec des références classiques (Drucker et Wiener) ou critiques comme Burnham, de qui il reprend l’expression anglophone de « managerial revolution ». C’est là un paradoxe : dans sa visée généalogique, Musso annonce vouloir éclairer le présent par la prise en considération du temps long et par la compréhension des bifurcations qui ont conduit à ce présent. Mais il arrête son approche il y a 70 ans. On cherchera donc en vain dans La Religion industrielle nombre d’auteurs récents, sinon actuels qui travaillent sur les mutations sociétales en rapport avec la managérialisation du monde. Des contributions comme celles d’Enteman sur l’idéologie managérialiste (1993), de Boltanski et Chiapello sur l’évolution des formes du capitalisme (1999), de Laval (2007) ou d’Arnsperger sur les origines idéologiques et la critique de l’Homo oeconomicus (2005), pour en citer quelques-unes parmi tant d’autres…
L’abondance des références bibliographiques mobilisées contraste ici avec la relative rareté des contributions se rapportant aux évolutions des quatre décennies écoulées. Celles-ci ont pourtant connu un développement sans précédent de la managérialisation de toutes les catégories d’organisations et d’institutions et, plus généralement de la société. Le 243recours à l’instrumentation et au vocabulaire managérialo-gestionnaire correspondent au tournant néolibéral, à la globalisation des échanges, à la financiarisation des sphères privées et publiques, à la numérisation généralisée des pratiques sociales et la mise en tension croissante entre les régulations valorisant la liberté de l’entreprise et celles du citoyen… Or, l’index thématique ne comporte pas non plus d’entrées telles que « finance », « marché », « performance », « responsabilité sociale des entreprises/organisations », « compétitivité », pour ne citer ici que quelques descripteurs courants. Ce silence est laisse d’autant plus le lecteur perplexe que, comme on l’a vu plus haut, Musso commente avec pertinence, dès son Chapitre introductif (p. 40), le déplacement contemporain de la légitimité symbolique et institutionnelle de l’état vers l’entreprise et évoque la Révolution managériale comme une construction « à bas bruit ». La systématisation de l’Imago mundi managérial ne fait donc que corroborer la thèse générale du livre sur la sacralisation de l’industrie et l’horizontalisation de l’ordre des valeurs dans la société occidentale.
Pourtant, si l’auteur a livré des commentaires sur l’actualité de la religion séculière de l’entreprise dans des conférences ou interviews, son livre semble ne pas vouloir s’avancer dans cette actualisation qui devrait pourtant questionner tout particulièrement les managers qui réfléchissent et le monde des chercheurs en sciences de gestion… Ainsi, La Religion industrielle engage une réflexion critique sous l’égide de Karl Marx dont on connaît l’intensité politique. Mais elle débouche sur une conclusion d’une parfaite neutralité axiologique qui aurait pleinement satisfait Max Weber. Cette posture pudique contraste avec la thèse développée par Karl Polanyi dans The Great Transformation dès les années 1940 sur l’encastrement (embeddedness) du sociétal dans l’économique et sur le besoin politique d’un réencastrement. Comme Musso, Polanyi a pourtant cherché à lier l’histoire économique et l’anthropologie. Pourtant, sa réflexion féconde sur le basculement du rapport de grandeur entre société et économie est absente des 800 pages de La Révolution industrielle. A fortiori, on y cherchera en vain le moindre éclairage sur la problématique du double encastrement contemporain de la société dans l’économie et de l’économie dans la finance. En d’autres termes, en s’arrêtant aux années 1950, la généalogie de l’entreprise établie par Musso a des impensés politiques sur le passé récent et la période actuelle qu’il se propose pourtant d’éclairer.
2442.4. Le management comme religion séculière
L’auteur semble beaucoup plus à l’aise avec les débats d’idées et controverses d’ordre politique relevant d’un passé plus éloigné. S’attachant à discuter les contributions de Francis Bacon, de Descartes, Hobbes, Leibnitz, Hume ou Smith – entre autres –, Musso montre l’émergence d’une religion rationnelle au cours des xviie et xviiie siècles. Celle-ci vise d’abord à « dominer la Nature et pénétrer ses entrailles » (Chapitre 3) mais débouche assez vite sur des « confrontations » qui précèdent et annoncent « la grande bifurcation industrialiste » (Chapitre 4). Sous le titre La formulation de la religion industrielle (Chapitre 5), il donne une place de choix à la pensée de Saint-Simon et de Comte, comme précurseurs de l’imaginaire productiviste de l’usine-entreprise. Mais quand il développe l’idée de religion séculière, Musso fait surtout référence à la pensée de l’historien Berman qui voit là « l’architecture dogmatique de l’Occident » (p. 41). On rappellera cependant que ce thème de la religion séculière traverse de nombreuses contributions depuis un siècle et que les institutions sociales, politiques ou économiques qui lui sont rapportées varient selon les auteurs. Ceux cités ci-après le sont sans aucune prétention exhaustive.
Les années 1920-1930 ont ainsi vu en Allemagne une controverse entre le juriste Carl Schmitt – cité par Musso – et le théologien Erik Peterson-Grandjean – non cité –. Pour Schmitt, expert catholique au service de la République de Weimar puis du régime nazi, l’organisation de la société et l’ordre politique obéissent à une « théologie politique », une connaissance abstraite de la souveraineté d’un type religieux mais sécularisé. Ce que conteste Peterson-Grandjean, protestant converti au catholicisme et opposant au nazisme. Pour lui, il ne saurait y avoir de « théologie politique » car toute réflexion dans ce sens conduit à substituer une sacralisation du pouvoir temporel aux principes spirituels de la foi chrétienne. À la même époque, Walter Benjamin, inspiré par la lecture de Weber, écrit un court mais éclairant texte sur le capitalisme comme « religion purement cultuelle » (Löwy, 2006). À partir des années 1940, l’abondante œuvre de Jacques Ellul traite du thème de la fonction idolâtrique de la technique comme subversion du christianisme. Musso évoque d’ailleurs cet auteur conjointement avec Ivan Illich mais il le fait dans un passage trop rapide sur le thème de la « trahison de l’Incarnation » 245(p. 72). Eu égard à ces antériorités, il est donc difficile de savoir où ce situe l’intention intellectuelle de La Religion industrielle. Celle-ci semble partagée entre deux pôles :
–D’une part, le livre se donne à lire comme une sorte de synthèse historico-anthropologique. Il retrace les déplacements « de la dogmatique et du culte » religieux issus du christianisme vers le sécularisme d’abord rationnel, puis industriel et enfin managérial. Mais alors, bien qu’éminemment érudite et se voulant porteuse d’une réflexion critique, cette fresque présente certaines zones aveugles, que ce soit celle de la complexité culturelle de l’espace-temps chrétien aux diverses époques abordées, ou bien celle, plus contemporaine, des analyses du processus de managérialisation de la société. Ainsi, Musso veut donner à réfléchir sur la profondeur des forces et représentations qui jouent dans notre présent où l’entreprise devient la figure de référence. Mais curieusement, il s’arrête dans les années 1950, comme si le processus ne se poursuivait pas dans ses dimensions techniques, économiques, politiques, sociales, culturelles, environnementales ou éthiques…
–D’autre part, avec son modèle de l’architecture fiduciaire l’auteur propose au lecteur une nouvelle association conceptuelle entre ordre productif et ordre religieux. Si celle-ci est indiscutablement intéressante, on a pourtant parfois l’impression que le modèle conceptuel préexiste aux sources mobilisées et que l’auteur cherche plus à démontrer la pertinence du schéma proposé in abstracto qu’à analyser les points qui en montrent les limites in vivo. De même, sous couvert de généalogie de l’entreprise, pose problème le choix de l’approche idéaltypique – qui ne rend sans doute pas tout à fait à Max Weber ce qui lui est dû –. La Religion industrielle dit en définitive très peu de choses du rapport entre ce modèle abstrait et la connaissance concrète des entreprises, des organisations et de leurs acteurs dont on connaît la diversité, l’évolutivité, voire la versatilité ou la volatilité. De même, il n’accorde guère de sens à la question du « divin marché », selon le titre d’un ouvrage de Dany-Robert Dufour (2007). L’entreprise et sa généalogie religieuse peuvent-elles être pensées sans s’intéresser à cette notion omniprésente du marché qui en justifie l’existence, les finalités et les logiques ?
246La thèse développée dans La Religion industrielle est donc pertinente dans son idée directrice mais se révèle soit assez déséquilibrée, soit quelque peu forcée dans son contenu. La visée théorique reprend, approfondit et renouvelle les réflexions génériques de Pierre Legendre. Pour reprendre une formule du théologien suisse Pierre Gisel – cité à plusieurs reprises dans le livre –, Musso contribue ainsi par son modèle « architecture fiduciaire/bifurcation » à la construction d’une « une anthropologie du croire » (Gisel, 2012). Il s’attaque à la question épistémique posée par Baptiste Rappin, celle de « la structure théologique du management (qui) reste encore voilée et tapie dans l’inconscient de la théorie des organisations » (Rappin, 2014).
Une originalité du livre de Musso est de commencer, à la suite de Berman, sa généalogie de l’entreprise à la Révolution grégorienne, bien en amont de la Réforme comme le fit Max Weber, ou du temps des Lumières à l’instar des analyses plus récentes des fondements du libéralisme. La Religion industrielle embrasse ainsi dans une vaste fresque ces périodes et thèmes mais elle les resitue, voire tend parfois à les faire entrer, coûte que coûte, dans son modèle de l’architecture fiduciaire où des bifurcations idéologiques refonderaient le sens du mythe originellement chrétien de l’incarnation. S’agissant de mobiliser des éléments d’histoire du christianisme, l’auteur ne peut pourtant guère ignorer que cette question de l’incarnation a été sujette à bien des contradictions théologiques et conflits institutionnels dans les deux millénaires passés.
Dans cette perspective, on peut s’interroger ici sur la position distanciée adoptée par Musso quant à la thèse de Giorgio Agamben sur la dialectique du mystère et de l’économie (Agamben, 2008). Comme de nombreux spécialistes en sciences des religions, ce dernier soutient que la théologie chrétienne est portée en germe dans les épîtres de (Saint) Paul autant que dans les Évangiles. Elle doit être envisagée comme un projet anthropologique propre au monde occidental. Son sens est d’articuler philosophie grecque et loi juive. Or, ce syncrétisme ne peut se comprendre sans reconnaître la dualité de l’être et de l’agir. Dès les premiers siècles du christianisme, la théologie s’est construite comme projet de rationalisation autour de cette disjonction. Ses penseurs ont cherché à structurer une dialectique entre les ordres de l’inconnaissable et du connaissable, entre le mystère de l’incarnation (μυστήριον) et l’économie de ce mystère (οἰκονομία). Cette dichotomie est constitutive 247de la pensée occidentale. Elle est même fondamentale pour comprendre l’évolution historique de la société vers et au travers de la modernité. Il s’agit là d’un processus à long terme : le passage de l’économie du mystère au mystère de l’économie. Selon Agamben, « l’oikonomia, dans sa racine gestionnaire et administrative, offrait un instrument ductile qui se présentait à la fois comme un logos, une rationalité soustraite à toute limitation externe, et une praxis qui ne serait pas ancrée dans une nécessité ontologique ou une norme préconstituée. » Pourtant, si Musso s’accorde avec le philosophe italien sur « l‘importance de la dimension économico-gestionnaire dans le creuset chrétien », il « s’en éloigne » en faisant de la Réforme grégorienne le « véritable » début de l’économisation du monde occidental. Ce point de vue peut être légitime si l’on s’en tient à une perspective centrée sur l’institution catholique romaine. Il nous semble l’être beaucoup moins quand il prétend prendre en compte l’évolution du christianisme occidental dans sa globalité, sans vraiment questionner les variations culturelles et historiques des courants théologiques et des institutions ecclésiologiques.
2.5. Incarnation et incorporation : de faux amis ?
Par ailleurs, un questionnement voisin existe du fait du contraste entre l’approche très fouillée de Musso quant à l’appareil conceptuel lié à la rationalité technico-scientifique puis technico-économique, et son recours, beaucoup plus flou, à la notion théologique d’incarnation. Notre critique ne concerne pas la partie relative à la Réforme grégorienne et aux innovations techniques médiévales. Le passage où Musso présente la pensée de Nicolas de Cues, en particulier, est d’un grand intérêt (p. 236-243). En revanche, et en retrait par rapport au commentaire récent de Rappin (2017), le concept d’incarnation qui est au cœur de la théologie chrétienne nous semble être utilisé par l’auteur de La Religion industrielle de manière moins rigoureuse que ses développements sur la notion d’industrie. Deux problèmes se posent à ce niveau : celui du référentiel théologique employé par l’auteur et celui du continuum incarnation/incorporation qui sert de fil conducteur au livre.
Sur le premier point, là encore, la thèse de La Religion industrielle adopte une lecture du christianisme qui emprunte beaucoup, explicitement et implicitement, à la doctrine catholique. Si cette perspective peut en partie être acceptée dans l’Occident médiéval où existait une 248unité institutionnelle de la chrétienté12, elle est moins compréhensible lorsque l’on passe aux Temps modernes, puis à la Révolution industrielle et à la Révolution managériale. Certes, Musso se place sur le terrain de la généalogie philosophique et non sur celui d’une histoire « positiviste », selon ses propres termes qui gagneraient ici à être mieux éclairés d’un point de vue épistémologique. Mais face au foisonnement des controverses entre théologiens catholiques et réformateurs et même aux débats entre ces derniers dès le xvie siècle, la lecture de l’incarnation par Musso nous paraît trop centrée sur l’interprétation catholique-romaine. En utilisant de manière générique le terme catholique d’Eucharistie – avec une vingtaine d’entrées à l’index –, il tend à privilégier la thèse de la transsubstantiation (l’hostie et le vin deviennent substantiellement corps et sang du Christ) – 16 fois présente dans l’index –. Inversement, il consacre fort peu de temps (p. 264-265) aux concepts alternatifs nés de la Réforme comme la consubstantiation luthérienne (le pain et le vin restent matériels mais portent la présence sanctificatrice du Christ) ou l’anamnèse au cœur de la communion réformée de Zwingli et Calvin (le rite du partage du pain et du vin remémore symboliquement le corps christique, c’est-à-dire l’incarnation de la Parole). De même et dans la lignée de l’anthropologie dogmatique de Legendre, Musso donne le titre « La dogmatique et le culte de la religion industrielle : l’usine » à sa troisième partie, celle-là même qui développe la montée de la Révolution industrielle au xixe siècle puis son passage au cours du xxe siècle à la Révolution managériale. Il convient de rappeler ici que le concept de dogme est central dans le catholicisme car il repose sur la tradition théologique de l’église romaine. Les églises protestantes se réfèrent beaucoup plus à l’écriture (sola scriptura) interprétée selon des confessions (déclarations partagées de croyances) et dans des institutionnelles temporelles imparfaites et donc évolutives (semper reformanda). De ce point de vue, on peut relever une plus grande proximité intellectuelle des principes de gouvernance et de management du monde entrepreneurial, industriel et managérial avec les principes organisateurs des mouvements protestants qu’avec la dogmatique catholique qui se réfère à une autorité centrale réputée universelle.
249Il ne s’agit pas ici que d’obscures finasseries d’ordre théologique. En opérant, volontairement ou non, cette réduction du christianisme à la lecture catholique, l’auteur biaise son modèle conceptuel de l’incarnation et en limite la portée exploratoire au contexte des sociétés occidentales de tradition catholique, voire à la France. Au mieux, il assimile à une trame idéologique « romano-canonique » les dynamiques culturelles, institutionnelles et socio-économiques des sociétés anglo-saxonnes, germaniques ou nordiques qui ont accueilli et se sont structurées dans les nombreuses variantes nationales et ecclésiales du protestantisme. Au pire, il prétend inscrire la diversité des rapports théologiques, historiques et sociétaux au christianisme dans un sens unifié de l’histoire du monde occidental, ce qui va à l’encontre de nombreux apports en théologie ou en sciences des religions.
Par exemple, une fois constaté le caractère obsessionnel-compulsif du « comment agir ? », on cherchera sans grand succès dans La Religion industrielle de véritables ouvertures sur des problématiques liées à l’emprise de la rationalité technico-économique dans les sociétés occidentales dites sécularisées, comme la déshumanisation du monde ou le « retour des religions » [Rückkehr der Religionen] (Lehmann, 2004). En ce sens, Musso se montre beaucoup moins percutant que Legendre. S’il pose que la nouvelle architecture fiduciaire est industrialo-managériale, il n’en dégage que peu de questionnement critique sur les enjeux anthropologiques, les dérives éthiques et les risques politiques. Le thème du risque de déshumanisation lié à la Révolution industrielle est pourtant discuté dès la fin du xixe siècle par de nombreux théologiens chrétiens, catholiques, orthodoxes ou protestants. Quant au second questionnement, celui du « retour du religieux ou du “recours” au religieux » lié aux replis littéralistes et identitaires (Hamdi-Chérif, 2014), il donne lieu à beaucoup de contributions et de débats parmi les sociologues, les politologues et les philosophes et même récemment parmi les gestionnaires (Gomez, 1012 ; Banon et Chanlat, 2016). Si la révolution managériale procède fondamentalement de l’ordre du religieux, peut-on faire l’économie d’une réflexion – a minima d’une ébauche de questionnement – sur ses interactions avec les acteurs et structures des religions instituées, comme sur les effets collatéraux de la sacralisation de l’entreprise et de ses logiques ?
Derrière ces critiques, se pose ainsi la question plus générale de savoir si la thèse de Musso traite autant des évolutions de toute la modernité 250occidentale qu’elle le prétend ou si, à trop rechercher une synthèse idéal-typique, elle en minimise, voire en écarte les tensions et contradictions significatives de toute complexité de sens. Ainsi, en liant incarnation et transsubstantiation dans son architecture fiduciaire, l’auteur relaie-t-il, malgré lui, de l’empreinte culturelle du catholicisme dans l’histoire de la société française ? Ou se place-t-il dans la lignée du « nouveau christianisme » que prétendait être le saint-simonisme dont il est spécialiste ? Ou encore marque-t-il simplement un des postulats génériques de son ouvrage où il reprend et actualise la trame de lecture proposée par l’Américain et très catholique Harold J. Berman sur le rapport civilisationnel de la loi et des révolutions dans le monde occidental ?
Une autre réserve relative à l’approche théologique de La Religion industrielle concerne le rapport entre les concepts d’incarnation et d’incorporation. Au fil des chapitres relatifs à la modernité préindustrielle de la manufacture, puis de l’avènement de la modernité productiviste du « théâtre usinier », et enfin du passage à la « Révolution managériale », le texte de Musso différencie de moins en moins le concept d’incorporation de celui d’incarnation. On peut voir ici tout l’intérêt narratif de jouer avec le mot-racine « corps ». Ce jeu paronymique permet de lier le mythe du corps du Christ13 (la transsubstantiation au cœur de la théologie catholique) avec des formes lexicales de la modernité industrielle dans une France à la tradition culturelle catholique liée à l’Ancien Régime comme l’a montré d’Iribarne (1989) (l’institution professionnelle des corps organisés chez Saint-Simon). Il rallie aussi ce mythe, mais de manière plus curieuse, avec le droit des affaires des pays anglo-saxons très majoritairement protestants (l’incorporation comme légalisation d’une personne morale, telle une société anonyme).
Ces éléments ne contredisent pas une des hypothèses centrales du livre, à savoir la reconstruction des mots et des sens dans le temps long. En revanche, il nous semble que faire de ce glissement « incarnation/incorporation » un point d’appui majeur de l’argumentation de La Religion industrielle appelle à discussion. En effet, et toujours d’un point de vue théologique, incarnation et incorporation ne sont pas pleinement synonymes. Là où l’incarnation se réfère au mystère christologique de la Parole faite homme en la personne de Jésus, l’incorporation est une métaphore 251de la communion/communauté spirituelle, formulée par l’apôtre Paul. Celui-ci fait de tout chrétien – celui ou celle qui croit et espère dans le salut annoncé par l’incarnation – un membre de l’église – au sens grec de l’assemblée des croyants (ἐκκλησία) –, fondamentalement communion spirituelle, accessoirement structure communautaire temporelle.
Or, il nous semble que toute l’ambigüité du passage de l’incarnation à l’incorporation tient dans cette dualité centrale, une fois encore, portée par la revendication d’unité spirituelle et temporelle dans la ligne du magistère catholique romain. L’église-institution s’y veut universellement14 porteuse du mystère de l’incarnation, en dépit de la variété des visions du monde des nombreuses églises-communautés, y compris celles qui se situent en son propre sein. Certes, aucune institution spirituelle – celle qui justifie l’architecture fiduciaire – ne peut se passer d’institution temporelle – celle qui est incorporée au sens juridique anglo-saxon dans une structure d’autorité normative –. Mais cette dernière dimension peut prendre le pas sur la première, occasionnant aliénations, dissidences, révoltes et répressions. En lisant La Religion industrielle et sa thèse du transfert du couple « croyance-rationalisation » de la domination théologique chrétienne à l’emprise de la religiosité managériale, on peut comprendre – peut-être à tort ? – que pour Musso, il n’y a guère de différence structurelle et fonctionnelle entre la vision du monde des franciscains immergés dans le monde au xiiie siècle, celle des philosophes humanistes, rationalistes ou naturalistes des Lumières, celle des ingénieurs Taylor ou Fayol ou, plus près de nous, celles de Drucker ou de Wiener, promoteur de la pensée managériale et cybernétique.
Toutes seraient-elles porteuses d’un même projet industrialo-religieux articulant les ordres de l’être et l’agir, de l’imaginaire et du réel ? Peut-on, sous couvert de glissement sémantique, considérer une stricte équivalence structurale et fonctionnelle entre incarnation mystique et, incorporation institutionnelle ? Avec son approche généalogique du concept d’architecture fiduciaire, Musso propose une ébauche de réponse à cette question au cœur des représentations constitutives de l’anthropologie occidentale contemporaine. Cette proposition mérite d’être discutée, approfondie et nourrie plus avant dans un dialogue interdisciplinaire entre sciences du management et sciences humaines, sociales et morales : en quoi et jusqu’à quel point la managérialisation du 252monde, mode contemporain de l’industriation, peut-elle être considérée comme une néo-religion, fût-elle qualifiée de séculière ?
Conclusion : L’imaginaire managérial,
religion déshumanisée ?
Processus historique, l’évolution du concept d’industrie qu’analyse Pierre Musso présente incontestablement des traits relevant de la phénoménologie du religieux. Elle véhicule des mythes, justifie des croyances, prétend organiser des communions et établit des institutions de référence, composantes faisant système que Musso conceptualise avec son modèle de l’architecture fiduciaire et des grandes bifurcations. Mais le propre du christianisme en Occident tient autant à sa continuité apparente qu’à la dynamique complexe de ses multiples transformations historiques et variations culturelles. S’il existe une matrice ou un creuset chrétien où se sont développées les idées de rationalité, d’efficacité ou d’entreprise, cette matrice ou ce creuset relèvent des tendances idéal-typiques, des lignes de force significatives mais qui, comme dans l’astrologie médiévale, doivent être abordées avec un principe de prudence : inclinant, non necessitant. À notre sens, la révolution managériale qui caractérise notre époque peut être lue métaphoriquement comme un tissu. Musso aborde ce tissu en suivant le fil de chaîne, celui diachronique de la généalogie des idées et des concepts. Puis, pour les siècles passés, il resitue ces idées et concepts avec érudition dans la trame, c’est-à-dire dans leur contexte synchronique. Mais au fur et à mesure qu’il se rapproche de la période contemporaine, il délaisse le fil de trame et laisse hors du champ de réflexion la discussion des sociabilités portée par l’impérialisme culturel et politique d’une vision étroitement économico-gestionnaire du monde. Cette sociabilité de la religion séculière qu’est le management, version présente de l’industrie, est-elle pour autant comparable à la sociabilité religieuse des différentes époques qui l’ont précédée ?
Il nous semble que la lecture de La Religion industrielle n’apporte pas de réponse claire à cette interrogation profonde qu’elle prétend pourtant éclairer. À trop tirer sur les concepts théologiques comme à ne 253pas assez souligner les dissensions constitutives de toute action sociale ou de tout phénomène historique, ou encore à affirmer la centralité de l’entreprise dans notre société sans en analyser les ambivalences, implications et limites, l’auteur laisse son lecteur dans un appétit aussi grand en fin qu’en début de lecture. Si la religion séculière du management a ses croyants, elle a aussi ses tartuffes, ses hérétiques, ses agnostiques, ses athées comme elle a des alliés et des adversaires dans les religions « classiques »… Son empreinte et son emprise sont davantage de l’ordre de la culture que du culte, et plus de l’ordre du culte que de celui de la théologie. Or, malgré ses évolutions historiques et la diversité de ses courants idéologiques, la théologie chrétienne s’accorde sur une définition essentialiste de l’être humain. Celui-ci est non seulement porteur de l’image divine selon le mythe de la création mais aussi en communion avec la figure christique. Cette vision a habité le Moyen Âge. Aux Temps modernes, on en trouve l’empreinte dans la pensée de nombreux philosophes qui voient dans l’humain un être personnifié non seulement doué de raison mais aussi un être voué à dominer la nature et le monde. Les idées de science, de progrès et d’humanité sont abondamment citées et discutées dans les parties du livre traitant de la période courant de la Renaissance à l’industrialisme saint-simonien. Même sous la forme rationnelle ou souterraine, la religion de la modernité demeure attachée à un essentialisme humain.
Ce faisant, l’idée moderne d’industrie met à l’œuvre une autre logique de justification et d’institutionnalisation : le fonctionnalisme qui va concurrencer l’essentialisme théologique du christianisme. C’est sans doute là une idée implicite du livre de La Religion industrielle. Certes, les ordres religieux médiévaux pratiquaient déjà la division du travail et l’église catholique était déjà structurée selon une hiérarchie. Mais ce sont les évolutions technico-scientifiques et juridico-économiques de la modernité occidentale qui vont conduire à envisager de plus en plus l’être humain comme un agent ou une ressource dédiée à la production, à la consommation, à l’épargne, à l’impôt, à la guerre, à la santé publique, à la solidarité collective ou aux loisirs. À cet égard, le sous-titre de La Religion industrielle est judicieux : le monastère porte en germe la manufacture de Smith ou des encyclopédistes ; à son tour celle-ci préfigure l’usine de Taylor, qui elle-même va instituer l’entreprise comme figure centrale. D’une part, il suggère l’expansion des logiques fonctionnalistes dans 254l’organisation de la société et dans les représentations de l’être humain. Ce point, déjà présent chez des penseurs du rapport entre imaginaire et modernité comme Marx ou Weber ou, plus près de nous et à des titres divers, comme Foucault, Barthes, Castoriadis, Giddens, Ellul, Fromm ou Lipovetsky… D’autre part, il interroge la construction de ce qui fait être et agir dans un même espace social, culturel, politique et productif. En d’autres termes, il repose la question du sens de ce qui relie, autrement dit de la compréhension du phénomène religieux dans la vision du monde d’une époque, celle-là même que Musso analyse en termes d’architecture fiduciaire. Aussi, si la thèse globale de La Religion industrielle nous paraît globalement pertinente, cette acceptation ne doit pas conduire à négliger deux points majeurs que Musso nous semble avoir laissé trop en marge de son livre, particulièrement pour ce qui concerne le sens et la portée de la révolution managériale comme avènement d’une nouvelle religion séculière.
En premier lieu, le propre d’une construction religieuse est d’opérer une relation entre un ordre caché dans une médiation entre transcendance et immanence. Ainsi, pour le sociologue des religions Jean-Paul Willaime (2003), « la religion est un lien social tant longitudinalement dans ses dimensions de filiation et de transmission qu’horizontalement dans ses dimensions de sociabilité et de solidarité », sachant que « la sociabilité religieuse est irréductible aux autres types de sociabilité ». Au fil des époques et de leurs turbulences, les croyances et institutions du christianisme ont, malgré tout, assuré cette médiation, fût-ce au prix de « l’opium du peuple » (Marx), du « faux-monnayage » lié à ses « promesses d’arrière-monde » (Nietzsche) ou du « retour du refoulé » (Freud). Peut-on en dire autant de la place occupée aujourd’hui par la vision managériale, ou plutôt managérialiste, du monde ? Qu’on associe cette expression au capitalisme, à la technique, au néo-libéralisme ou, comme Musso, à l’industrie, est relativement secondaire. En revanche, la question première de la religion séculière nous semble être celle de son absence de médiation entre transcendance et immanence puisqu’elle ne se justifie et se finalise qu’en termes d’immanence. Le propre de la religion séculière est de faire passer des moyens pour des fins.
En second lieu, cette inversion téléologique devient de plus en plus manifeste avec la Révolution industrielle et la Révolution managériale. Elle signe la transformation du rapport de force entre essentialisme et fonctionnalisme. Cette transformation est autant servie par la rationalité 255instrumentale des techniques gestionnaires et financières que par les thématiques en vogue de l’autonomie, de l’empowerment, de la qualité, etc. Image d’un Dieu incarné dans la théologie chrétienne, puis un sujet pensant doué d’une dignité éthique et politique dans la philosophie humaniste, l’être humain n’y est plus envisagé que comme un agent fonctionnel, ressource agissant selon une collection de rôles et de prescriptions. L’ontologie s’est ainsi déplacée de la personne humaine à l’entité abstraite qu’est l’entreprise. La religion managériale ou managérialisme est en puissance – si ce n’est déjà de fait – une religion désincarnée, expression d’une architecture plus subversive que fiduciaire. Essentialisant l’entreprise et mythifiant sa légitimité, ses droits et ses logiques, sa vision du monde risque d’être finalement celle d’une emprise déshumanisée et déshumanisante.
Pour conclure, par ses apports mais aussi par ses limites, le livre de Musso appelle cette pensée formulée par le théologien Paul Tillich (1951) : « Man has become what controlling knowledge considers him to be, a thing among things, in the dominating machine of production and consumption, a dehumanized object of public communication. Cognitive dehumanization produces actual dehumanization. » En dépit des nombreuses qualités du livre de Musso, cette réflexion critique majeure nous semble faire défaut dans les presque 800 pages de La Religion industrielle. Il est grand temps de s’en saisir dans l’espace académique comme dans le champ des pratiques professionnelles.
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2 Le titre original du livre de Burnham – The Managerial Revolution – a été affadi dans la traduction française de – L’ère des organisateurs –.
3 Dans un spectre large de références où figurent notamment Marx, Weber, Simmel, Sombart, Dilthey, Berman, Schmitt, Anders, Fromm, Aron, Foucault, Braudel, Legendre, Agamben…
4 La Réforme grégorienne (xie siècle), la Réforme protestante (xvie siècle), les Révolutions anglaise (xviie siècle), américaine et française (xviiie siècle) et enfin russe (xxe siècle).
5 Première traduction en grec de la Bible hébraïque.
6 Substantif dérivé du verbe grec σχἱζω (schizo) signifiant « couper, séparer, déchirer, fendre, diviser ».
7 On observera ici que la critique d’une lecture simplificatrice de la thèse weberienne est nourrie par des réflexions contemporaines sur la sécularisation/dé-sécularisation du monde, aussi bien par des auteurs mobilisés par Musso comme Besnard ou Gauchet que par d’autres, non cités, comme Tillich, Cox, Debray ou Roy…
8 Le mot grec κῠβερνήτης (kubernêtês) désignait littéralement le capitaine d’un navire ou le gouverneur d’un territoire.
9 Musso rappelle que pour Fayol, « marqué par le saint-simonisme […] le “chef”, personnage central est […] un pasteur », qui, apôtre d’une « foi industrialiste sanctifie […] l’association [de tous] au nom de la morale chrétienne [tandis que] l’ordre industriel célèbre […] l’organisation qui, au nom de l’efficacité, permet un “ordre social parfait” » (p. 620).
10 Ce qualificatif est dû à Pierre Legendre.
11 L’auteur emprunte aussi à Pierre Legendre cette dualité normative qui fut énoncée au vie-viie siècles par Isidore de Séville.
12 Sous réserve de faire ici abstraction des nombreux conflits ayant opposé la papauté aux princes temporels et surtout en laissant de côté les divers mouvements qui, du xe au xve siècle, ont contesté au spirituel comme au temporel l’autorité de l’église de Rome et qui furent réprimés par elle comme hérétiques : bogomiles, vaudois, cathares, lollards, hussites… (Vauchez, 2014).
13 Dans les Évangiles synoptiques, le mot « corps » vient du latin corpus, traduction du grec soma (σῶμά).
14 En grec ancien, katholikos (καθολικός) signifie « universel ».
- Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN : 978-2-406-09248-3
- EAN : 9782406092483
- ISSN : 2554-9626
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09248-3.p.0219
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/07/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Révolution managériale, Cybernétique, Industrie, Religion, Incarnation