Le faire semblant entre communautés courtoises et émotionnelles L’affect et ses manipulations au coeur de la courtoisie
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Encomia
2019 – 2021, n° 43. varia - Auteur : Carnaille (Camille)
- Pages : 59 à 73
- Revue : Encomia
Le faire semblant entre communautés courtoises et émotionnelles
L’affect et ses manipulations au cœur de la courtoisie
De la communauté courtoise
à la communauté émotionnelle et vice-versa
La thématique ‘Communautés courtoises’, élue pour l’édition 2019 du congrès de la Société Internationale de Littérature Courtoise, ne pouvait que susciter notre intérêt. Elle évoque aussitôt l’étiquette de ‘communauté émotionnelle’ pour toute personne qui s’intéresse au champ d’études aujourd’hui si fécond de l’affect médiéval. Pour mieux envisager la connexion que nous aimerions dessiner entre les deux concepts, nous voudrions tout d’abord revenir à celui qui a marqué les premiers émois du nouveau terrain d’investigation historique qu’est celui des émotions.
Forgée par Barbara H. Rosenwein dans le cadre de ses travaux pionniers pour l’histoire des émotions au Moyen Âge, la notion renvoie aux systèmes, parallèles aux milieux sociaux, qui peuvent se créer autour des émotions et de leur considération. Ainsi, elle propose des modèles d’évaluation et d’expression des émotions, attendus, encouragés, tolérés ou refusés. L’historienne américaine se concentre surtout sur le processus de façonnement ou de répression des émotions dans ce contexte. Son concept permet en outre de penser l’interface entre émotions exprimées dans des cadres restreints et celles produites en situation publique, politique notamment. Elle souligne ce faisant la dimension éminemment culturelle de l’émotion, un geste fort à l’époque de rédaction de ses premières réflexions sur l’instance émotionnelle, conçue avant tout alors par le prisme des théories hydrauliques. Barbara H. Rosenwein offre ainsi un outil précieux pour appréhender les normes qui pèsent sur 60l’émotion, de sa considération intrinsèque à ses modes d’expression1. C’est dans la mouvance de ses réflexions fondamentales pour l’étude historique des émotions que notre analyse tend à se situer. Elle s’inscrit elle-même dans la recherche que nous menons plus largement pour circonscrire et analyser les instances régulatrices qui conditionnent l’expression d’émotions et la manière dont celles-ci peuvent alors se trouver refoulées ou altérées dans les œuvres narratives2.
Le lien qui se présente avec la notion de ‘communauté courtoise’ nous paraît dans ce sens assez évident. Les deux concepts permettent d’interroger la cohésion que peut susciter le partage de normes comportementales, qu’elles relèvent de celles qui imprègnent la sphère courtoise ou plus spécifiquement des émotions qui ne peuvent ou, au contraire, doivent y paraître. L’un et l’autre se répondent ainsi bien souvent, la dimension normée qui empreint toute communauté émotionnelle s’avérant souvent très forte sur la scène sociale que forgent les règles courtoises au Moyen Âge. Elles impliquent un véritable code de comportement fondé essentiellement sur la maîtrise de soi, et des émotions, qu’il convient de contenir décemment en public, mais aussi peut-être de 61jouer pour respecter cette exigence de bienséance courtoise. Ainsi, la communauté courtoise se dessine également au cœur des manifestations émotionnelles, qu’elle admet ou réprime. C’est dans ce sens que nous souhaiterions donc penser de concert la communauté courtoise et la communauté émotionnelle pour envisager celle qui se fonde à la croisée de ces deux critères de communion que sont les règles courtoises et les émotions qu’elles peuvent concerner, avec une importance bien mise en exergue dans les œuvres courtoises. Nous aimerions y sonder le mouvement de contrôle mêlé de manipulation porté sur les émotions au nom des préceptes courtois. Nous pourrons percevoir les diverses lignes d’influence esquissées autour de l’expression émotionnelle, selon les statuts, les situations et les particularités des personnages qui, pour rester membres de ces communautés à la fois courtoise et émotionnelle, sont amenés à dissimuler ou à feindre leurs émotions. Nous voudrions ainsi tenter de cerner les convergences et interactions qui peuvent émerger entre communauté courtoise et communauté émotionnelle. Nous nous concentrerons pour ce faire sur deux œuvres majeures de la littérature courtoise française, les romans tristaniens et le cycle du Lancelot-Graal, qui offrent une voie d’accès adaptée, nous semble-t-il, au propos que nous souhaiterions développer. Pour délimiter et assurer l’efficacité de cette analyse, nous nous proposons d’envisager les communautés spécifiques formées par les figures royales d’une part et d’autre part par celles des amants mises en scène dans ces œuvres. Elles nous paraissaient toutes deux homogènes et centrales dans la trame narrative, tout en démontrant des particularités évidentes quant à leur place dans l’univers courtois. Nous débuterons notre étude par le cas des rois Marc et Arthur et la poursuivrons avec celui des couples mythiques de Tristan et Yseut et de Lancelot et Guenièvre, qui nous semblaient constituer une communauté plus marginale disons que celle représentée par les figures royales, posées au cœur de l’univers dépeint dans les romans courtois et qui conféreront donc une meilleure entrée en matière aux logiques de la communauté courtoise telle qu’elle se conçoit dans ses dynamiques émotionnelles.
62Bel semblant de rois : Arthur et Marc
comme souverains des communautés
courtoises et émotionnelles
Pour procéder au mieux, et sans a priori quant aux comportements requis pour ces deux communautés ainsi dégagées, nous avons choisi d’en revenir à l’ensemble de notre corpus d’analyse tel qu’il s’est constitué au gré des jeux émotionnels que nous avons pu y identifier. Ainsi, les romans tristaniens, au sein desquels nous avons inclus celui de Béroul et celui de Thomas, le Tristan en Prose, ainsi que les deux Folies d’Oxford et de Berne, proposent dix-sept situations de manipulations d’émotions. On peut d’emblée noter qu’il s’agit d’un relevé assez faible pour une tradition littéraire souvent rattachée à l’univers de la ruse tel qu’il se dessine au Moyen Âge avec le Roman de Renart ou les fabliaux. Le cycle du Lancelot en Prose compte pour sa part cinquante-huit occurrences de ce type, dans une grande diversité de personnages, situations ou visées représentés. Sur ce total – que nous n’oserions bien sûr pas prétendre exhaustif dans l’absolu –, seuls quatre et six de ces jeux émotionnels concernent respectivement les rois Marc et Arthur. Les situations varient bien sûr selon leurs interlocuteurs ou les circonstances. Mais une ligne directrice émerge à n’en pas douter de ces dix occurrences. À défaut de pouvoir les traiter dans leur ensemble, nous avons choisi de fonctionner de manière synthétique. Nous avons donc identifié le type de manipulation, les émotions et les objectifs visés dans chacune d’entre elles. La tendance est claire : presque la moitié des manipulations concernées prennent la forme d’un double jeu alliant dissimulation de la tristesse ressentie et simulation de joie.
Un parfait exemple en serait celui du roi Marc qui, dans Le Tristan en Prose, s’efforce de dissimuler sa peine à son entourage et de faire bonne figure : ‘Mout est li rois Mars dolenz de ceste novele, et neporquant si fait il semblant de joie por ce que nus de leanz ne s’en aperceüst’.3 Apparaissent ici toutes les caractéristiques essentielles des jeux émotionnels présentés par les souverains : la douleur, dépeinte comme intense et intégrée jusqu’à le qualifier en soi – Marc est triste –, l’opposition 63qui se crée entre celle-ci et la manipulation envisagée – l’apparence de joie qui est livrée –, et l’objectif visé – de garder discrète sa douleur. La référence au public qui se trouve dans l’entourage du roi est en effet fréquente. Elle traduit l’attention du narrateur pour la communauté émotionnelle et son rôle dans l’établissement des normes émotionnelles des souverains qui se trouvent en son cœur. L’enjeu réside dans le fait que quiconque de leanz – et le narrateur parvient ainsi à inclure le public même de son récit dans ce public craint par Marc de ses émotions –, ne puisse apercevoir l’émotion jugée indécente.
La situation est similaire dans le cas du roi Arthur qui, exactement de la même manière, dissimule sa souffrance derrière une façade plus convenable : ‘et neporquant si n’avoit il pas oblié le doel de l’autre, mais il s’efforça de bel semblant faire por ses genz’4. La proximité de ces deux exemples est révélatrice : il est clair que, dans un cas comme dans l’autre, le roi ne simule la joie que pour mieux dissimuler sa tristesse, selon un processus courant au sein de cette double dynamique de manipulation. La conjonction adversative souligne le renversement opéré, et ainsi l’objectif visé : de camoufler une émotion sous une autre. Surtout, celui-ci apparaît explicitement dans un rapport de convenance dictée par la publicité à laquelle est soumis le souverain. Les formules de faire bel semblant ou de faire semblant de joie paraissent équivalentes à ce niveau. Le bel semblant ou la bele chiere fonctionnent bien souvent comme des synonymes de la joie, selon des formulations courantes pour exprimer cette émotion et mettre ainsi en lumière la dimension avant tout physique, mais aussi convenante qu’elles impliquent, par l’évaluation positive qu’elles induisent. Bien sûr, dans son cas davantage encore que dans celui de Marc, Arthur ne peut que dissimuler sa tristesse. La déploration de la fausse Guenièvre dont l’épisode se clôture peu avant ne pourrait être plus inappropriée. Mais quel que soit le degré de légitimité de l’émotion éprouvée, on constate toujours le même type de démarche de manipulation, fondée sur le souci du regard d’autrui. La conjonction causale por ses genz traduit bien le rôle central d’Arthur dans la communauté émotionnelle dont il tente de garder la tête en taisant ainsi ses émotions.
Plus intense encore et sûrement plus condamnable en soi que la tristesse, mais peut-être fort compréhensible dans la situation qui est 64la sienne, la haine de Marc pour Tristan fait pourtant pareillement l’objet de contrôle : ‘Et lors acoilli mortel haine vers Tristan, mes grant semblant li fist d’amor’.5 La présentation de cette émotion est intéressante : Marc accueille cette haine, exacerbée par sa qualification de mortel. Dans une nouvelle formule adversative, l’émotion, aussi forte soit-elle, est camouflée sous une apparence d’amour. Le jeu émotionnel manifesté se construit comme un renversement, dans cette situation comme dans les précédentes d’ailleurs. Il fonctionne ainsi comme si l’émotion jugée irrecevable en public ne pouvait être exprimée que par son opposé, de la tristesse à la joie, de la haine à l’amour. La difficulté du jeu émotionnel produit se fait plus grande à n’en pas douter dans ce contexte. La dimension d’efforts se trouve d’ailleurs soulignée ici par l’adjectif grant ou surtout, dans l’extrait précédent, par le verbe s’efforcer. Une telle intensité caractérise souvent autant l’émotion ressentie que le jeu mis en place pour la dissimuler derrière une autre, selon un effet de symétrie éloquent.
On la retrouve encore chez Arthur, à la même occasion de la disparition de la fausse Guenièvre : ‘Més il se penoit de lui conforter a plus qu’il pooit et de faire bel semblant devant le pople’.6 Elle n’est pas précisée ici, mais il s’agit donc toujours de cette tristesse qui étreint le roi incapable de faire le deuil de l’imposteur. Les efforts dont il témoigne pour s’en cacher sont bien soulignés : il se peine, de toutes ses forces, a plus qu’il pooit. Ses efforts semblent aller de pair avec ce bel semblant qu’il affiche, dans une perspective publique bien mise en lumière par la préposition devant et par ce pople qui est le sien et qui devient ici avant tout la cible de la simulation d’Arthur. L’étiquette de pople semble induire une forme de responsabilité pour Arthur et emporter l’adhésion du public extradiégétique aussi inclus dans ce jugement qui risquerait d’être porté sur une trop grande manifestation de sa tristesse. Une fois encore, la communauté courtoise et la communauté émotionnelle semblent ainsi se fondre dans le jeu émotionnel mis sur pied par Arthur, souverain de la communauté courtoise dont il tente de respecter les règles émotionnelles de bienséance. Pareille conjonction traduit bien sûr un sens aigu de la publicité à laquelle est soumis le roi. On retrouve d’ailleurs dans tout cet épisode plusieurs mentions aux larmes auxquelles Arthur se laisse 65aller une fois isolé, dans une belle démonstration de la distinction qui s’opère entre sphère privée et sphère publique. La place du souverain sur la scène sociale implique logiquement une grande attention à l’attitude, émotionnelle entre autres, qu’il y laisse paraître. Le bel semblant que manifeste Arthur caractérise en réalité l’ensemble des manipulations émotionnelles qu’il est dépeint mettre sur pied. Il résume à la perfection l’objectif de convenance qu’il doit assurer en public avant tout, comme cela est si fréquemment précisé. La situation complexe qui est celle de Marc confronté à la tromperie de son neveu et de son épouse répond aux mêmes idéaux de bienséance, quelle que soit sa difficulté. Il choisit semblablement de dissimuler sa tristesse, sa colère, sa haine, ses émotions négatives peu appropriées à son statut, derrière un semblant de joie voire d’amour, dont la formulation illustre le lien tissé d’emblée entre émotion et apparence.
Celer et faire semblant pour les amants :
Communauté courtoise et secret amoureux
Les personnages de Tristan et Yseut et de Lancelot et Guenièvre répondent à d’autres instances de régulation de leurs émotions. Certes, la place qu’ils occupent dans l’espace social, comme chevalier proche du roi ou comme reine surtout, influence leur comportement émotionnel. Mais une nuance importante se dessine dans la situation des amants. Isolés par leur amour qui doit rester caché, ils se distancient des normes émotionnelles qui pèsent sur les souverains. Ils s’inscrivent ainsi dans une autre dynamique de discrétion que celle qui relève de la convenance pure qui anime Arthur ou Marc. Cet impératif qui varie semble induire d’autres logiques dans les jeux émotionnels qu’ils présentent. On n’y observe par exemple aucun cas de double manipulation telle que celle à laquelle recourent si souvent les figures royales. Nous voudrions cerner la dynamique exacte de ces modifications des normes courtoises et des manipulations émotionnelles. Nous pourrions ainsi considérer l’hypothèse d’une simplification liée à la difficulté de maîtriser ses émotions dans le cadre amoureux. Mais nous souhaiterions d’abord envisager dans quelle 66optique nouvelle se définissent les jeux émotionnels auxquels se prêtent les amants. Plutôt qu’une tendance nette à la bienséance, illustrée par ces doubles jeux visant toujours l’effacement d’émotions négatives et la manifestation d’émotions positives, les amants font preuve de davantage de nuances dans les émotions qu’ils choisissent de manipuler. Sur les onze occurrences relevées au sein du double corpus du Tristan et du Lancelot, on en compte sept de dissimulation et quatre de simulation. La tristesse est l’émotion la plus souvent concernée, dans les deux cas. Cela nous paraît s’expliquer aisément par les souffrances endurées par les amants pour vivre leur amour interdit.
La discrétion indispensable à l’amour courtois adultère dicte de manière logique la dissimulation d’une telle souffrance, révélatrice de sentiments plus profonds. C’est le cas de la reine Guenièvre qui s’efforce de camoufler sa tristesse et, avec elle, son affection pour Lancelot : ‘Et quant ele sot les nouvielles de Lancelot, si sachiés k’ele fu malade a chiertes, mais elle s’en keuvre au plus ke elle poet, pour chou ke les gens ne s’en apierchoivent’.7 La dimension publique est explicite ici, autant qu’elle pouvait l’être dans le cas d’Arthur lui-même – quoi qu’avec une nuance importante bien sûr liée à la nature même de son émotion. L’insertion d’une proposition finale rend compte avec précision du souci qui anime Guenièvre de garder sa souffrance discrète. On note également l’intensité témoignée, de la souffrance en soi – Guenièvre est dite davantage malade qu’attristée –, mais aussi de ses efforts pour la dissimuler, de manière là aussi assez similaire à Arthur qui se réconfortait au plus qu’il pouvait.
Mais la tristesse n’est pas seulement dissimulée – même si cela constitue le cas de figure le plus récurrent –, mais aussi simulée, dans une parfaite démonstration du décalage qui apparaît face à l’attitude émotionnelle du roi, puisque l’émotion affichée ne vise donc plus du tout la convenance positive. L’impératif du secret qui pesait sur le choix de Guenièvre de camoufler sa douleur pour cacher son amour conduit en effet à d’autres types de manipulation, qui relèveraient davantage de la duperie. Le roman de Béroul est riche en la matière. On a déjà pu noter la tendance rusée que présentent les amants dans ce roman en particulier8. Mais leur ruse ne s’inscrit pas 67moins dans la logique dissimulatrice qui mène à ces manipulations. C’est dans ce sens que Tristan est invité par Brangien à simuler la colère à son égard pour faire face aux soupçons du roi et de son entourage :
‘Se li rois fait de moi proiere,
Fai par senblant mauvese chiere.’9
Le bel semblant tant cultivé par Arthur se trouve ici inversé dans la mauvese chiere que Tristan doit laisser apparaître, dans une perspective fausse assumée par la formule de faire par semblant qui l’introduit. La rime qui lie la prière du roi et la mauvaise chiere de Tristan rend explicite le lien qui se forge dans la nécessité de paraître plus hostile à Brangien qu’il ne l’est en réalité, tout en détournant de manière explicite les règles de la communauté émotionnelle courtoise.
Mais la nécessité pour les amants de ruser pour défendre leur amour ne s’inscrit pas seulement dans le roman de Béroul. La Folie Tristan d’Oxford en présente également un cas de figure intéressant, qui atteste l’inscription des manipulations émotionnelles dans une perspective plus vaste visant la survie et l’accomplissement de l’amour. Ainsi, Tristan choisit de dissimuler son angoisse pour assurer le succès de son projet de rejoindre l’Angleterre et Yseut :
Vers tute gent se cele e doute.
Ne volt vers nul descovrir le dute.
Il s’en celet, s’en est la fin,
vers sun cumpaingnum Kaherdin,
kar ço cremeit, si li cuntast,
de sun purpens k’il l’en ostast,
kar ço pensout e ço voleit
aler en Engleterre droit […]10
On nous présente donc Tristan en train de celer, à deux reprises sur quelques vers seulement, sa douleur de vivre sans Yseut, mais aussi 68son purpens, sa résolution de mettre fin à ses souffrances en retrouvant Yseut. La dissimulation centrée sur Kaherdin, son ami et confident, témoigne de la distinction qui s’opère avec la précédente qui vise encore la simple discrétion. Ici, un objectif plus global est prêté à Tristan, et c’est celui-ci davantage que le secret de son amour qui se veut assuré par sa dissimulation. Ainsi, on nuance d’emblée une approche de la simulation comme relevant de manière explicite de la ruse par contraste avec la dissimulation, inscrite dans un souci de bienséance ou de secret seulement.
Et tout autant que la dissimulation peut dépasser les enjeux de convenance pure ou de secret en soi, la simulation peut s’inscrire dans une volonté plus basique de discrétion amoureuse. Ainsi en va-t-il de la reine Guenièvre qui feint de ne pas reconnaître Lancelot devant le roi et la cour : ‘Et qant ele l’ot, si fait sanblant que a grant merveilles li viegne, et se seigne trop sovant’.11 De manière intéressante, la simulation de surprise est renforcée, davantage que par l’adjectif grand qui qualifie la prétendue merveille qui touche Guenièvre, par les manifestations physiques qu’en livre également la reine. Le signe de croix fonctionne comme un indice courant de l’ébahissement, il est frappant de le voir intégré ainsi aux processus de manipulation de cette émotion.
La dimension extérieure des émotions est souvent au cœur de la démarche du jeu émotionnel, dans cet intérêt porté avant tout à leur apparence révélatrice dans la communauté dans laquelle elles prennent place. Cela transparaît également dans les cas de dissimulation, par exemple lorsque Guenièvre cache sa tristesse à Lancelot de peur de le blesser : ‘Mais elle se garde bien de faire duel quant elle voit Lancelot, por ce qu’elle siet bien qu’il est si angoissous que par poi qu’il n’esrage’.12 Sa volonté de dissimuler, de se garder plutôt – un verbe révélateur du pont qui semble se bâtir entre retenue convenante et manipulation à proprement parler – se marque ainsi dans son refus de faire le deuil, de le manifester donc. Sa démarche est d’autant plus intéressante qu’elle ne répond pas aux enjeux de discrétion, bienséante ou liée au secret amoureux, abordés jusqu’à présent. En effet, elle agit ainsi par égard pour son amant, dans un mouvement de compassion pure, dénuée de 69tout intérêt pour son propre sort ou son image. Elle témoigne donc bien de la diversité des objectifs qui peuvent être prêtés aux jeux émotionnels pour la communauté amoureuse, dans le souci qu’ils impliquent pour l’autre.
Un dernier exemple nous semblerait encore digne d’être mentionné. Il s’agit de celui dans lequel Guenièvre tente de cacher son angoisse face à la nouvelle de Lancelot retenu prisonnier par Méléagant : ‘et plus li grieve pour chou ke elle n’ose s’angousse descouvrir pour mon segneur Gauwain, et nepourquant tant en fait ke li pluisour s’en poeent apiercevoir’.13 On retrouve à n’en pas douter ici l’objectif de discrétion typique de la préservation du secret amoureux. Mais ce qui nous semble surtout notable est l’échec qu’essuie en réalité Guenièvre dans sa démarche. Elle a beau craindre de descouvrir sa peur à Gauvain, elle la rend quand même perceptible à une bonne part de son entourage. Son angoisse paraît ainsi trop forte à contenir, et elle se fait – s’exprime – malgré ses efforts.
Conclusion : Entre mises en scène
émotionnelles et codes courtois
Au gré de ce parcours sûrement trop rapide, nous avons voulu relever quelques-unes des dynamiques qui nous semblent caractériser les jeux émotionnels que nous étudions dans le cadre de notre thèse de doctorat. Sur cette base, nous avons pu observer quelques lignes de convergence entre les paradigmes émotionnels et courtois des deux communautés, royale et amoureuse, que nous avons souhaitées mettre en lumière. Nous voudrions à présent en confirmer la teneur en regard des règles bien diffusées dans la société médiévale, encore bien après ces œuvres bien connues de la littérature courtoise que nous avons interrogées. Nous comparerons donc les comportements émotionnels identifiés pour ces deux communautés relevant de l’univers narratif courtois et les codes édictés de manière plus large autant pour les souverains que pour les amants.
70On a pu voir combien les manipulations émotionnelles dont témoignent les rois Arthur et Marc s’inscrivent dans une optique bienséante dictée par leur position hiérarchique et par la visibilité à laquelle celle-ci les soumet. Le souci de ne pas rendre perceptibles au peuple, à leurs gens leurs émotions jugées peu conformes aux convenances est explicite dans chacun des extraits que nous avons pu aborder. Les choix posés en termes de manipulation des émotions sont également révélateurs à ce niveau : seules les émotions jugées négatives sont dissimulées et leur contraire exposé, voire simulé. Ces constats fondés sur l’observation du comportement émotionnel des souverains concordent tout à fait avec les règles qui pèsent sur la communauté courtoise formée par les rois. L’appel au bel semblant, dont Arthur fait si bien preuve, irrigue les miroirs aux princes, dans une adresse spécifique à ce public que nous avons identifié comme une communauté à part entière sur cette base. Gilles de Rome, que nous citerons par le biais de la traduction française qu’a livrée Henri de Gauchy peu de temps après la rédaction du De Regimine Principum, souligne dans ce cadre la vertu d’attemprance parmi celles de sagesse, de force et de justice, indispensables au bon gouvernement de soi et ainsi des autres. Il met en exergue avec elle la nécessité de contrôler les mouvements du courage :
Et por cen que ces.iiii. vertuz [sagesse, attemprance, force de courage et justice] sont principaument es puissances de l’ame, eles sont plus dignes et plus principaus des autres. La seconde reson si est, que toute vertu est tiele qu’ele adresce les raisons humaines droiteures, ou ele atempre les movemenz de courage, por cen que li hons par les movemenz de courage desatempré ne se departe de cen que reson enseingne. Donc comme sagesce principauement adresce les resons humaines, et justice face principaument les euvres humaines droiteures, atemprance principauement atempre les movemenz du courage, por cen que li hons ne se mueve a fere chose contre reson.14
Ce contrôle est d’emblée orienté par la dépréciation qu’il présente par exemple de la colère, source de déraison :
Dont tieux courouz desordonez doit on eschiver por cen que il ne lessent l’omme oïr parfetement le commandement de reson. La.ii. reson si est, quer ire et courouz desordonez empeësche le jugement de reson, quer en courouz 71desordonez le cors est trop esmeü et trop eschaufé por quoi li hons est desatempré et mauvesement disposé, et por cen il ne puet parfetement user de reson.15
Tandis qu’il insiste sur la convenance de la joie : ‘Donc se li hons veut convenablement converser ovecques les genz, il doit estre joieus et veritables et amiables.’16 Cet idéal de bonne figure que doit porter le roi traverse le Moyen Âge. On le retrouve ainsi encore, parmi bien d’autres exemples possibles, dans L’Epistre Othea de Christine de Pizan qui l’insère parmi les recommandations d’Aristote à son disciple Alexandre le Grand :
Pour ce dit que le bon chevalier, qui par ses bonnes vertus resjouit les autres, ne doit estre triste, mais joyeux et envoysiez gracieusement. Pour ce dit Aristote a Alixandre le Grant : ‘Quelque tristece que ton cuer ait, tu dois tous jours monstrer lié visage devant ta gent.’17
Ce précepte paraît suivi à la perfection par Arthur et Marc, quelles que soient les difficultés que leur posent leurs soucis conjugaux.
De la même manière que les miroirs aux princes proposent une ligne de conduite attendue de la part des souverains, l’attitude des amants est théorisée au gré des arts d’aimer qui fleurissent selon le modèle ovidien. Ils nous paraissent dans ce sens justifier également la concentration que nous proposions sur la situation des amants. La tendance avant tout dissimulatrice des couples Yseut et Tristan ou Guenièvre et Lancelot cadre tout à fait avec les appels, nombreux et insistants, au secret amoureux :
Dont, se li duit amant sont saige
Bien celeront en lor coraige
L’amour, touz les jors de lor vie.18
S’aucuns domques a garder bee
L’amour aquise longement,
Il se doit garder saigement
De li, plus qu’il ne doit, ouvrir,
Et doit chascuns l’amour covrir.
Car, puis que l’amours est seüe
Et de plusours aperceüe,
72Ses acroissemens prent defaut
Et ses premiers estas defaut.19
Ces extraits tirés du Livre d’Amours de Drouart la Vache attestent l’importance de cette norme typique de l’amour courtois. La nécessité de ruser pour s’assurer de la discrétion ainsi préconisée transparaît elle aussi dans ce traité qui propose une version française du célèbre De Amore d’André le Chapelain20 :
Bien se gart que il ne la guingne
Et qu’il ne li face autre signe,
Ne por li son mestier ne change,
Ains l’ait ausi com une estrange,
Que mesdisant cause ne truissent,
Par quoi d’iaus.II. mesdire puissent.21
La diversité des méthodes auxquelles recourir dans ce contexte et les nuances qui se dessinent dans la dialectique entre simulation et dissimulation semblent d’ailleurs se justifier dans sa difficulté, dont témoignent si bien les efforts démontrés par les amants pour ce faire ou, plus encore peut-être, l’échec de Guenièvre en la matière22.
Évrart de Conty met encore en exergue au début du xve siècle cet impératif de discrétion, et même de faux semblant, en regard de l’intensité des émotions amoureuses et de la complexité justement de parvenir à les dissimuler :
Ce nous est une signifiance que les amans et les dames aussi doivent estre secret et bien celans, et sy couvrir leur amour et leur fait que nul vivant ne puisse apercevoir ne veir leur pensee, ne leur estat savoir ; et ceste invisibilité doit en amours suffire. Et a la verité, c’est ce que amours demande de son droit, et combien que ce soit aussi come chose impossible ou au moins forte a faire, car nul ne cele bien s’amour, sy come dit Ovide, neantmoins les sages amans y doivent mettre paine tant qu’i leur est possible, car Malebouche et dame Jalousie sont anemy mortel a tous amans, et sy sont si traitres qu’il n’est nul qu’il s’en puist seurement garder, se n’est par bien celer, par faulx 73samblant et par sagement faindre. Ainsy devons nous donc entendre que les amans doivent estre invisible.23
Cela pourrait d’ailleurs également éclairer cette simplification des jeux émotionnels que nous avons cru pouvoir noter. Mais cette nuance avec les jeux émotionnels des souverains relève bien sûr aussi des objectifs poursuivis par les rois ou par les amants dans la manipulation de leurs émotions. L’enjeu pour les rois n’est en effet pas tant de cacher leurs émotions qui ne sauraient se dire au grand jour que de faire bonne figure face à leur cour, quels que soient leurs ressentis.
L’attitude démontrée par rois et amants dans la maîtrise de leurs émotions, dans les jeux qu’elle implique, nous semble donc s’inscrire en parfaite adéquation avec les prescriptions courtoises en elles-mêmes, et ainsi éclairer la corrélation que nous souhaitions penser entre communauté courtoise et émotionnelle. Les communautés mises en lumière, des rois comme des amants, nous paraissent en effet tout aussi homogènes sur le plan de l’univers courtois à proprement parler que dans le comportement émotionnel qu’elles s’efforcent d’adopter, dans un respect total des règles courtoises en la matière. En regard de sa pertinence dans cette micro-analyse, ce rapprochement nous semblerait digne d’être davantage exploré, complété et nuancé pour envisager toute l’importance des émotions dans la communauté courtoise et de l’entremêlement des définitions des communautés courtoise et émotionnelle.
Camille Carnaille
Université de Genève
camille.carnaille@unige.ch
1 Ce concept a été développé en premier lieu dans deux articles en particulier (Barbara H. Rosenwein, ‘Émotions en politique. Perspectives de médiéviste’, Hypothèses, 1/5 (2002), 315–24 et Barbara H. Rosenwein, ‘Worrying about emotions in History’, The American Historical Review, 107/3 (2002), 821–45), puis repris de manière plus développée dans l’ouvrage de synthèse: Barbara H. Rosenwein, Emotional Communities in the Early Middle Ages (Ithaca: Cornell University Press, 2006).
2 Dans cette perspective littéraire sur l’étude des émotions qui est la nôtre, nous ne pouvons manquer de citer les travaux inspirants de Brînduşa Grigoriu (Brînduşa Grigoriu, Amor sans desonor: une pragmatique pour Tristan et Yseut (Craiova: Editura universitaria, 2013) ou Brînduşa Grigoriu, Actes d’émotion, pactes d’initiation: le spectre des fabliaux (Craiova: Editura universitaria, 2015)), Sif Ríkharðsdóttir (Sif Ríkharðsdóttir, Emotion in Old Norse Literature. Translations, Voices, Contexts (Cambridge: Brewer, 2017)), Jutta Eming (Jutta Eming, Emotion und Expression. Untersuchungen zu deutschen und französischen Liebes- und Abenteuerromanen des 12. bis 16. Jahrhunderts (Berlin: De Gruyter, 2007) ou Jutta Eming, Emotionen im ‘Tristan’. Untersuchungen zu ihrer Paradigmatik (Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 2015)), ou encore Anatole Pierre Fuksas (Anatole Pierre Fuksas, ‘Ire, Peor and their Somatic correlates in Chrétien’s Chevalier de la Charrette’, in Emotions in medieval Arthurian literature. Body, mind, voice, ed. by Frank Brandsma, Carolyne Larrington and Corinne Saunders (Cambridge: Brewer, 2015), pp. 67–85 ou Anatole Pierre Fuksas, ‘La vérité du roman et l’authenticité du sentiment amoureux d’après le prologue du Chevalier au lion de Chrétien de Troyes’, in ‘Entre le cœur et le diaphragme’. (D)écrire les émotions dans la littérature narrative et scientifique du Moyen Âge, ed. by Craig Baker, Mattia Cavagna and Grégory Clesse (Louvain-la-Neuve: Presses de l’Université catholique de Louvain, 2018), pp. 117–32).
3 Le Roman de Tristan en Prose, ed. by Renée Curtis, vol. 2 (Leiden: Brill, 1976), p. 91.
4 Lancelot du Lac III. La fausse Guenièvre, ed. and trans. by François Mosès and Laetitia Le Guay (Paris: Le Livre de Poche, 1998), X, fol. 59vb, p. 326.
5 Le Roman de Tristan en Prose, p. 135.
6 Lancelot du Lac III, X, fol. 59a, p. 322.
7 Lancelot du Lac IV. Le val des amants infidèles, ed. by Yvan Lepage and trans. by Marie-Louise Ollier (Paris: Le Livre de Poche, 2002), XXXIII, fol. 50a, p. 396.
8 Voir par exemple l’analyse de la poétique de la ruse proposée par Insaf Machta: Insaf Machta, Poétique de la ruse dans les récits tristaniens français du xiie siècle (Paris: Champion, 2010). Nous nous permettons aussi de renvoyer à la démonstration que nous avions consacrée à la place particulière de l’œuvre de Béroul dans la dynamique de ruse émotionnelle des romans tristaniens: Camille Carnaille, ‘Simulatio et Dissimulatio. Le jeu des émotions dans la littérature française médiévale’, écho des études romanes, XIII/2 (2017), 67–80.
9 Béroul, Le Roman de Tristan, ed. by Ernest Muret (Paris: Firmin Didot, 1903), vv. 545–46.
10 La Folie de Tristan d’Oxford, in Thomas, Le Roman de Tristan. Suivi de La Folie Tristan de Berne et La Folie Tristan d’Oxford, ed. by Félix Lecoy, trans. by Emmanuèle Baumgartner and Ian Short (Paris: Champion, 2003), vv. 25–32.
11 Lancelot du Lac II, ed. by Elspeth Kennedy and trans. by Marie-Luce Chênerie (Paris: Le Livre de Poche, 1993), LXIX, fol. 173a, p. 576.
12 Lancelot du Lac III, VII, fol. 42vb, p. 226.
13 Lancelot du Lac V. L’enlèvement de Guenièvre, ed. by Yvan Lepage and trans. by Marie-Louise Ollier (Paris: Le Livre de Poche, 1999), fol. 82a, p. 218.
14 Gilles de Rome, Li livres du gouvernement des rois [trad. en ancien français de Henri de Gauchi, 1282], ed. by Samuel Paul Molenaer (London: MacMillan & Co., 1899), II, V, p. 35 l. 31–p. 36 l. 6.
15 Ibid., III, VII, p. 111, ll. 16–28.
16 Ibid., II, XXVIII, p. 85 ll. 19–20.
17 Christine de Pizan, Epistre Othea, ed. by Gabriella Parussa (Genève: Droz, 1999), 44, ll. 17–22.
18 Drouart La Vache, Li Livres d’Amours, ed. by Robert Bossuat (Paris: Champion, 1926), vv. 657–59.
19 Ibid., vv. 4574–82.
20 Dans ce cas comme dans celui de Henri de Gauchy, nous avons préféré les traductions françaises aux œuvres latines originales dans un souci de cohérence linguistique posé au sein de notre corpus d’analyse.
21 Ibid., vv. 4617–22.
22 See above at n. 13: Lancelot du Lac V, fol. 82a, p. 218.
23 Évrart de Conty, Le Livre des Eschez amoureux moralisés, ed. by Françoise Guichard-Tesson and Bruno Roy (Montréal: CERES, 1993), fol. 247v39–fol. 247v52, p. 673.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13094-9
- EAN : 9782406130949
- ISSN : 2430-8226
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13094-9.p.0059
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/08/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : éthique courtoise, émotions, faire semblant, littérature arthurienne, romans de Tristan