Propos liminaire
- Publication type: Book chapter
- Book: Écritures du moi, paysages, figures dans l’œuvre de Chateaubriand
- Pages: 11 to 15
- Collection: Studies in Romanticism and the Nineteenth Century, n° 80
- Series: Lire Chateaubriand, n° 7
PROPOS LIMINAIRE
Ce livre porte sur une triade thématique, à laquelle correspondent les trois parties dans lesquelles il se divise. Les cinq chapitres qui composent la première forment une unité complexe aux éléments étroitement solidaires : ils dessinent, prenant en considération différents cas et modes, la courbe d’une préoccupation constante chez Chateaubriand, celle de tout ramener au destin et à la parole du moi. Ils mettent ainsi en jeu la problématique, capitale à mon sens, des rapports du moi personne historique au moi de l’écriture, et, par ricochet, du vécu à sa narration. Problématique qui dépasse le cadre des Mémoires d’outre-tombe, le corpus entier de l’écrivain témoignant, avec toutes les nuances qu’on voudra, de la volonté d’apparaître comme consubstantiel à sa vie, et aussi d’un souci – esthétique, pourrait-on dire – de cohésion interne. Cela dit, il faut avertir que d’aucune manière il n’est question ici de soumettre à une vérification la légende personnelle que, d’après une certaine vulgate, Chateaubriand se serait plu à fonder : en d’autres termes, de faire le tri du « vrai » et de l’« inventé », ces notions n’étant opératoires qu’autant qu’on ne s’interroge pas sur leurs implications, et dont l’opposition est de toute manière inapplicable à son œuvre. Il ne s’agit pas de véridicité au sens littéral, et fort, du mot, mais de vraisemblance interne au système textuel1.
Les trois chapitres de la deuxième partie concernent pour leur part les expériences de voyage racontées dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, le Voyage en Italie et les Mémoires d’outre-tombe, et prêtent une attention particulière aux représentations des paysages : les paysages de la Grèce et de l’Italie, dont la réalité physique s’efface au profit d’une dimension transcendante, ces terres étant demeurées antiques « comme les ruines qui les couvrent » ; la Palestine, que l’auteur du Génie du christianisme a visitée ostensiblement avec l’état d’esprit d’un ancien pèlerin, inventoriant les 12sites évangéliques, rappelant les légendes édifiantes attachées à chacun. De même que sous la fascination du mythe classique, le paysage est ainsi sollicité, par un regard qui transcende le domaine des phénomènes, et l’appréhende comme la vivante relique où lire l’Histoire sainte. Il arrive aussi que l’ekphrasis d’un tableau supplée la description d’un panorama existant, sous le régime typique d’une « artialisation », pour reprendre l’expression qu’Alain Roger a empruntée à Montaigne et appliquée à la géographie : un territoire ne se change en « paysage » que grâce à la médiation de modèles picturaux qui, siècle après siècle, ont façonné le regard collectif2. Une place considérable, la plus considérable peut-être, est tenue par la représentation (il est tentant d’écrire une nouvelle fois : l’ekphrasis3) de sites vus du bord, d’autant plus que le navire ne sert pas seulement d’observatoire itinérant pour apprécier le spectacle changeant des paysages littoraux. Il y a un autre spectacle, celui de l’espace marin et céleste se déployant sans limite autour du voyageur, qui fait de la navigation elle-même et non plus de son terme, un but en soi. Par ailleurs, dans certaines séquences descriptives la vision des lieux est intériorisée. Le paysage a alors le rôle de révélateur (au sens chimique) de l’affectivité, sa perception variant en même temps que la vérité intime ; le voyage à travers l’espace devient aussi un voyage dans soi.
C’est sur trois figures féminines qui ont fait l’objet d’une évocation dans les Mémoires d’outre-tombe et qui appartiennent, chacune à sa manière, à la famille nombreuse des « songes du cœur4 », qu’est concentrée la troisième partie : miss Charlotte Ives, avec laquelle Chateaubriand noua une chaste idylle lors de son exil en Angleterre entre 1793 et 1800 (c’est la seule relation amoureuse déclarée telle dans les Mémoires), et qu’il retrouva vingt-sept ans plus tard, sous les traits de lady Sutton ; la « mystérieuse anonyme » désignée du nom d’Occitanienne, à qui il rendit visite en 1829 à Cauterets, et dont le modèle extratextuel a été rajeuni dans le texte, afin de pouvoir être soumis au procès de littérarisation qu’ont subi bien d’autres personnes historiques, en passant du réel à l’écrit ; Zanze, la geôlière adolescente évoquée par Silvio Pellico 13dans Le mie prigioni, que Chateaubriand fit en sorte de rencontrer en chair et en os à Venise, devenue épouse et mère, et qu’il transposa enfin dans des pages prétendant de façon expresse lui assurer une survivance perpétuelle dans sa nouvelle identité.
La division de ce livre en trois parties a une utilité surtout fonctionnelle. L’ensemble présente en effet une unité très forte, celle d’un substrat commun, différencié en surface selon les formes et les articulations du discours : ce qu’on pourrait désigner du terme de « genres » pour la commodité de l’exposé. Mais l’inadéquation de ce terme est évidente, aucune des œuvres de Chateaubriand, exception faite de Moïse, tragédie, et des Aventures du dernier Abencérage, nouvelle hispano-mauresque, n’étant bien définie selon les canons génériques de leur temps. La distinction même entre œuvres de fiction et œuvres non fictionnelles s’avère non pertinente, à cause de la porosité d’une telle frontière. Cette porosité tient d’abord au fait que la plupart des textes sont en eux-mêmes des hybrides : ceci est vrai des Martyrs, épopée romanesque en prose, des Nachtez, narration mi-épique mi-romanesque, de l’Essai sur les révolutions, ouvrage nominalement d’histoire, mais dans lequel l’auteur, si fortement concerné en tant qu’individu, s’emploie essentiellement à recomposer la rupture simultanée de l’ancien ordre du monde et du moi. Et il en va de même pour Atala et René, qui oscillent entre les statuts d’épisodes des Natchez et de pièces à l’appui de l’apologie chrétienne, étant ainsi privés du statut autonome de « romans », pour les Mémoires d’outre-tombe, immense conglomérat de matériaux et de formes disparates, y compris des autocitations à profusion, et pour l’Essai sur la littérature anglaise, qui englobe des fragments assez longs des Mémoires alors sur le métier, fragments dont certains seront supprimés lors des campagnes de révision de 1845-1847. Mais l’architecture composite des œuvres de Chateaubriand – et aussi leur mouvance, entraînée par les réécritures et les remplois – ne suffisent pas à expliquer la difficulté de les encadrer dans un « genre » précis. Il faut encore et surtout tenir compte d’un autre facteur de porosité, auquel j’ai déjà fait allusion : l’omniprésence, tant dans le corps des textes que dans leurs appareils paratextuels, souvent luxuriants, d’une persona loquens qui parle toujours de soi.
J’ai tenté de tirer au clair, dans un chapitre au titre parlant – « Essais d’outre-tombe » –, certaines convergences entre les Mémoires et les Essais de Montaigne, comportant notamment un discours autobiographique 14fondé sur une pratique constante de la non-linéarité et de l’hétéroclite, et la reconstitution, dans et par le livre, d’une identité vécue et conçue comme fragmentaire, polymorphe, erratique dans le temps. Cause et effet se mêlent en cela indistinctement. Dès lors, une interrogation constante, que sous-tend un effort pour retrouver une continuité : celle d’un sens surdéterminé, à tout instant reconstitué après coup, car jamais on ne le posséda pleinement dans le moment du faire. Ce sens ne relève pas d’une chronographie purement externe : c’est le sens du moi, non des événements qu’il a vécus. Or, justement, le discours autobiographique ne se borne pas chez Chateaubriand au monument où il dit avoir « laissé passer [s]a vie complète », ni aux récits d’itinéraire. Combien de fois le lecteur n’entend-il vibrer sous les phrases un questionnement qui porte bien au-delà du propos affiché – histoire, apologie, fiction, critique, biographie… D’innombrables passages ébauchent en arrière-fond une auto-figuration, ou impliquent une perspective temporelle, un élan du présent vers le passé, et même vers des passés plus anciens encore, saisis en spirale, en écho. Remonter le cours du temps permet parfois à l’écrivain de découvrir un site d’où le paysage entier qui lui importe – le sien, sa vie – accuse ses reliefs, révèle des lignes estompées, aptes cependant à lui en faire percevoir quelque forme cachée mais marquante, sinon un principe d’unité, voire la permanence d’une faille. Une synchronie latente se repère ainsi, au fil des décennies et des textes, sous la diachronie patente : l’œuvre de Chateaubriand apparaît comme une sorte de kaléidoscope dont les éclats renvoient l’un à l’autre sans fin, imprévisiblement à chaque geste du doigt tournant la page, à chaque clin d’œil sur la ligne.
En épilogue du livre – un livre qui n’exige pas d’être lu de façon systématique, de même que la plupart des recueils d’études dont la rédaction s’étale sur nombre d’années5 – on trouvera une analyse de Daniele Cortis (1885) d’Antonio Fogazzaro. L’intérêt de ce roman pour des chateaubriandistes ressortit principalement au chapitre de la fortune de Chateaubriand dans l’Europe du xixe siècle. Il s’agit d’un document d’autant plus significatif de cette fortune que les Mémoires d’outre-tombe ont été très peu lus en Italie avant l’édition d’Edmond Biré (1898)6. 15L’autre pôle d’intérêt du roman de Fogazzaro (que Benedetto Croce appelait avec perfidie « le D’Annunzio des catholiques ») consiste dans la perception de la relation de Chateaubriand à sa sœur Lucile en termes résolument incestueux.
1 Je renvoie pour cela au chapitre « Chateaubriand, Montaigne et l’Occitanienne », qui envisage un exemple significatif, particulièrement aux p. 232-233.
2 Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997, p. 16-17 et passim. Voir Mot, t. IV, p. 160 (xxxv, 16) : « Le paysage est sur la palette de Claude le Lorrain, non sur le Campo-Vaccino. »
3 Voir le chapitre « L’écrivain de plein vent », p. 144-146.
4 Titre de la première partie de Chateaubriand prince des songes de Maurice Levaillant (Paris, Hachette, 1960).
5 Les textes ici réunis ont été mis à jour et remaniés sur quelques points. Je remercie les éditeurs et directeurs de revues de m’avoir autorisé à les reprendre et à les mettre à disposition d’un nouveau public.
6 Voir Carlo Cordié, « Traduzioni e edizioni italiane di scritti di Chateaubriand dal 1801 a oggi », dans Chateaubriand e l’Italia. Atti del colloquio promosso dall’Accademia Nazionale dei Lincei in collaborazione con l’Ambasciata di Francia nella ricorrenza del 2. centenario della nascita di Chateaubriand, Roma, Accademia Nazionale dei Lincei, 1969, p. 49-66.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-06216-5
- EAN: 9782406062165
- ISSN: 2258-4943
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06216-5.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-09-2018
- Language: French