Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Écritures avides. Samuel Beckett, Louis-René des Forêts, Thomas Bernhard
- Auteur : Rabaté (Dominique)
- Pages : 11 à 13
- Collection : Perspectives comparatistes, n° 55
Préface
L’originalité du livre de Sarah Clément tient au paradoxe qui dicte son titre, à cette notion d’« écritures avides ». On y entend déjà en sous-main un vide, quelque chose qui pourrait aussi bien tourner « à vide ». Mais c’est ce creux qui nourrit justement une formidable rage de parole, qui dynamise la machine d’écriture du monologue en première personne. Cette conversion inédite, il faut donc en décrire et en suivre l’énergie, en tracer le paradigme dans une ligne de tension où l’on peut lire ensemble (mais sans jamais oublier leurs différences) les œuvres de Beckett, de Des Forêts et de Bernhard.
Au début de sa première partie, Sarah Clément met en exergue cette belle citation de Michel Foucault :
À moins justement que le vide où se manifeste la minceur sans contenu du « je parle » ne soit une ouverture absolue par où le langage peut se répandre à l’infini, tandis que le sujet – le « je » qui parle – se morcelle, se disperse et s’égaye jusqu’à disparaître en cet espace nu.
Telle est bien l’étrange physique littéraire qui joue dans le renversement d’une initiale minceur en un débordement du langage. L’opération nécessite un « Je » à la fois exténué et poreux, passif sans doute mais doué d’une extraordinaire activité. De « La pensée du dehors » de Foucault, Sarah Clément retient moins le pathos de l’infini, de l’absolu ou de la disparition où se marque l’influence évidente de Blanchot, que le modèle paradoxal d’un déséquilibre, d’un retournement possible. Ce retournement opère dans l’inversion de la passivité première : si c’est le langage qui parle le sujet dont il ne serait qu’un effet fantomatique, il faut faire parler ce langage qui parle le sujet, accentuer sa minceur ou lui donner une épaisseur, du volume.
Sarah Clément fait ainsi entendre la positivité d’un mouvement que l’on peut dire comme endurance (si l’on pense à Samuel Beckett commenté par Badiou), comme obstination (si l’on reprend le titre de 12la dernière œuvre de Louis-René des Forêts), ou comme agressivité tonique chez tant des parleurs de Thomas Bernhard. Sans rien négliger du rapport capital à des formes de nihilisme chez ces trois auteurs, cet essai touche à un enjeu crucial de la littérature, parce qu’il s’attache à penser la transformation (voire la conversion) d’une agressivité, d’une pulsion pour s’emparer et pour détruire, d’un excès en une œuvre, qui garde les traces de cette violence. La question est bien celle des liens entre création et « décréation » (pour reprendre le mot à Evelyne Grossman). C’est cette énergie du négatif qui est envisagée comme avidité et dépense renouvelée, comme possible jubilation. Et sans doute la place de Thomas Bernhard dans le triangle des trois écrivains choisis joue-t-elle un rôle tactique, si l’œuvre de l’auteur autrichien, plus tardive et comme décalée par rapport au centre premier des années 40-50, témoigne à la fois de l’influence du monologue beckettien, mais sait lui redonner une virulence tonique et une portée plus directement politique.
Ce déplacement d’accent est significatif d’une manière contemporaine de souligner la positivité des œuvres, de faire entendre l’œuvre dans le désœuvrement, la force de persévérance, l’increvable acharnement de trois écrivains dont le désespoir lucide ne se change jamais ni en cynisme ni en silence résigné. Car la notion d’avidité, notion appétissante si l’on ose dire, est construite dans toute son ambivalence : le terme hésite étymologiquement entre audace et avarice ; cet appétit est un manque ; la voracité agressive trahit une insécurité subjective ; la boulimie peut se retourner en anorexie. Cette loi des renversements rend Sarah Clément attentive à la dynamique des œuvres, à leur force qui vient déranger la forme, et rend même les débats formalistes un peu vains, comme le montre le commentaire du texte que des Forêts a consacré à Webern. C’est là une avidité particulière qui ne concerne pas le manger, ni vraiment le parler (l’oralité donc), mais une avidité « langagière » sublimée. Son mécanisme contradictoire est bien éclairé par Mélanie Klein, complétée par Winnicott. Et l’écriture est ainsi rendue à sa dimension pulsionnelle.
La dynamique paradoxale de l’avidité prolonge donc les travaux que j’avais moi-même menés autour de la notion d’épuisement, comme limite tangentielle d’une voix qui cherche à se rejoindre dans un monologue toujours déporté. Je suis heureux que Sarah Clément donne, à son tour, à Louis-René des Forêts une place capitale dans cette recherche d’un nouveau rapport entre langage, parole et écriture. Du Bavard à Ostinato, 13ce sont bien les « voies et détours de la fiction » que ne cesse de suivre une œuvre rare mais dont il faut redire l’allant, le jeu tendu entre réserve taciturne et invention dramatique.
Beckett, des Forêts, Bernhard : c’est bien une ligne en mouvement que construit le livre de Sarah Clément. Si chaque œuvre fore toujours plus avant son propre chemin, l’énergie comique et l’inventivité langagière de chacune offrent des potentialités aux écrivains à venir. Le scénario du monologue rageur et ressassant n’est pas clos. Chaque œuvre doit composer pour elle-même sa propre formule et sa poétique. Poétique rusée d’une incorporation plus ou moins subie, plus ou moins cachée, puisque la parole emprunte, fatalement et donc agressivement, aux autres. L’étude des pratiques de la citation chez les trois auteurs complète ainsi avec raison l’étude de leurs dispositifs d’écriture.
Ligne d’écriture mais aussi ligne de lecture car le dernier chapitre tente de cerner ce qui fait l’originalité (partagée et différenciée) de ces trois auteurs, du côté de la force d’emprise qu’ils exercent sur leur lecteur bousculé et ravi. Ces écritures avides déterminent donc un moment de la modernité littéraire, mais elles inventent aussi une nouvelle modalité de lecture, un rapport mouvant avec ce vide qui vient nous remplir, un appétit de continuer qui est certainement le plus bel éloge de la littérature comme pouvoir de vie.
Dominique Rabaté
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-06307-0
- EAN : 9782406063070
- ISSN : 2261-5709
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06307-0.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/10/2017
- Langue : Français