Conclusion Une affaire de langage
- Publication type: Book chapter
- Book: Écrire une histoire tue. Le massacre de Sabra et Chatila dans la littérature et l’art
- Pages: 177 to 178
- Collection: Literature, History, Politics, n° 52
Conclusion
Une affaire de langage
Et si, sur cet itinéraire tortueux, au bout de ce chemin de crête barré d’ornières nombreuses, dont la fin se dérobe à mesure que l’on avance, l’on se rendait compte à présent que le problème avait quelque chose à voir avec une affaire de grammaire ou, plus exactement, de langage ? Ici, Jean-Luc Nancy, à la suite de Jacques Rancière et de Jean-François Lyotard, en revient à la question du logos :
Le conflit appartient au langage et au sens parce que la mésentente leur appartient comme le dissensus appartient au consensus. Le sens suppose sa propre rupture (Nancy, 2016, p. 44).
On observe ces mécanismes à l’œuvre dans le choix des catégories qui enferment, des errements (hyperbolisation, euphémisation) et des asymétries (racialisation, déshumanisation, invisibilisation, silenciation) qu’elles supposent, du dissensus qu’elles instaurent. « Nomination vaut domination », est-il encore écrit chez Jean-Luc Nancy (ibid., p. 45). Dominer la domination. Poser enfin des égalités, tous azimuts. Voilà l’idée.
À la suite d’Abdelwahab Meddeb, qui puise les fondements de sa pensée aussi bien chez Aristote que chez Averroès, repenser « l’inépuisable articulation entre le langage et le monde » (Meddeb, 2005, p. 32). Se confronter à l’hétéronomie du sens par l’écart que l’on voudra bien faire en direction du non-lieu, du crypto-lieu, revenu du même coup dans le lieu. Voilà des préconisations prudentes. Se livrer à une herméneutique critique, c’est-à-dire peut-être, à la suite de Catherine Coquio, à une « anthropologie du mensonge », du mythe ou de la fable, par les voies d’une littérature et d’un art de la limite qui l’annule dans l’urgence d’un dire trop longtemps tu, voilà vers quoi il faut tendre sans doute.
Dans le jeu, souvent perplexe, comme l’indique Jihad Nammour (Nammour, 2007), qui travaille (et consume) les constructions identitaires, confusément négociées entre des référents culturels agissant comme autant 178de strates, i.e. : la communauté confessionnelle, la communauté nationale, la communauté transnationale, qu’elle soit « arabe », « islamique », « judéo-chrétienne », « orientale » ou « occidentale », sans doute faudra-t-il introduire, à la suite d’Edward W. Said, Amin Maalouf et Shlomo Sand, le soupçon de leur nocuité oppositionnelle, mais surtout la fluidité de mots encore à inventer. De loin en loin, chez Mahmoud Darwich, Jean Genet, Elias Khoury et quelques autres, l’idée d’une « langue nouvelle1 », d’un « langage adéquat » (ibid., p. 67), « d’un alphabet nouveau2 », d’un vocable à entendre enfin ou bien encore à imaginer3, fait écho au sein d’un réseau en formation, mu par le ferment d’une d’énergie incertaine, mais qui semble déterminé à lancer un appel vers une aube nouvelle ou un désir nouveau. Avant de plonger en apnée dans les œuvres, ces occurrences, rappelées en maints endroits, sonnaient de toute leur étrangeté fragmentée.
Ces occurences s’éclairent et se vivifient d’un sens inédit à présent que, non sans un tremblement, j’ai décidé d’enjamber la passerelle qui réduira peut-être les distances avant de possiblement faire éclore les fraternités entre les mémoires pétries de douleurs contenues.
Ici est dressée la tente qui abritera les signes égarés, les mots errants, les éclats d’une lumière orpheline chassée à coups de fouet (Darwich, 1994, p. 16).
Cette parole de Mahmoud Darwich me taraude.
À la fin, je voudrais ériger cette « tente », cet abri modeste, un rien fragile mais qui, à force d’alarme, est devenu tenace et qui, de toutes ses forces, désire héberger l’accord perdu.
1 On trouve nombre de ces occurrences chez Darwich : l’auteur est certainement celui de tous qui a pensé la question en des termes les plus incisifs : « Je veux chanter, parfaitement, je veux chanter ce jour brûlé, je veux le chanter, inventer les mots qui feront de la langue l’acier de l’esprit, une langue capable d’abattre ces avions, ces insectes de fer brillant. Je veux chanter, inventer la langue qui me portera et que je porterai, qui témoignera et me prendra à témoin de cette force, en nous, capable de surmonter la solitude universelle » (Darwich, 1994, p. 56).
2 Darwich, Mahmoud, « L’autre assassinat et le nouvel alphabet. En commémoration des massacres de Sabra et Chatila », in L’Exil recommencé, textes traduits de l’arabe (Palestine) par Élias Sanbar, Arles, Actes Sud / Sindbad, 2013, p. 140.
3 Chez Elias Khoury, on retrouve la même idée d’un langage à réinventer : « Tu as dit que le vieux langage était mort, que nous avions besoin d’une nouvelle révolution. L’ancienne langue était morte et nous étions menacés de mort avec elle, et si nous ne battions pas, ce n’est pas parce que nous ne possédions pas d’armes, mais parce que nous ne possédions pas la parole » (Khoury, 2002, p. 609).
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-14107-5
- EAN: 9782406141075
- ISSN: 2261-5903
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14107-5.p.0177
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-28-2022
- Language: French