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Classiques Garnier

Conclusion Une affaire de langage

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Conclusion

Une affaire de langage

Et si, sur cet itinéraire tortueux, au bout de ce chemin de crête barré dornières nombreuses, dont la fin se dérobe à mesure que lon avance, lon se rendait compte à présent que le problème avait quelque chose à voir avec une affaire de grammaire ou, plus exactement, de langage ? Ici, Jean-Luc Nancy, à la suite de Jacques Rancière et de Jean-François Lyotard, en revient à la question du logos :

Le conflit appartient au langage et au sens parce que la mésentente leur appartient comme le dissensus appartient au consensus. Le sens suppose sa propre rupture (Nancy, 2016, p. 44).

On observe ces mécanismes à lœuvre dans le choix des catégories qui enferment, des errements (hyperbolisation, euphémisation) et des asymétries (racialisation, déshumanisation, invisibilisation, silenciation) quelles supposent, du dissensus quelles instaurent. « Nomination vaut domination », est-il encore écrit chez Jean-Luc Nancy (ibid., p. 45). Dominer la domination. Poser enfin des égalités, tous azimuts. Voilà lidée.

À la suite dAbdelwahab Meddeb, qui puise les fondements de sa pensée aussi bien chez Aristote que chez Averroès, repenser « linépuisable articulation entre le langage et le monde » (Meddeb, 2005, p. 32). Se confronter à lhétéronomie du sens par lécart que lon voudra bien faire en direction du non-lieu, du crypto-lieu, revenu du même coup dans le lieu. Voilà des préconisations prudentes. Se livrer à une herméneutique critique, cest-à-dire peut-être, à la suite de Catherine Coquio, à une « anthropologie du mensonge », du mythe ou de la fable, par les voies dune littérature et dun art de la limite qui lannule dans lurgence dun dire trop longtemps tu, voilà vers quoi il faut tendre sans doute.

Dans le jeu, souvent perplexe, comme lindique Jihad Nammour (Nammour, 2007), qui travaille (et consume) les constructions identitaires, confusément négociées entre des référents culturels agissant comme autant 178de strates, i.e. : la communauté confessionnelle, la communauté nationale, la communauté transnationale, quelle soit « arabe », « islamique », « judéo-chrétienne », « orientale » ou « occidentale », sans doute faudra-t-il introduire, à la suite dEdward W. Said, Amin Maalouf et Shlomo Sand, le soupçon de leur nocuité oppositionnelle, mais surtout la fluidité de mots encore à inventer. De loin en loin, chez Mahmoud Darwich, Jean Genet, Elias Khoury et quelques autres, lidée dune « langue nouvelle1 », dun « langage adéquat » (ibid., p. 67), « dun alphabet nouveau2 », dun vocable à entendre enfin ou bien encore à imaginer3, fait écho au sein dun réseau en formation, mu par le ferment dune dénergie incertaine, mais qui semble déterminé à lancer un appel vers une aube nouvelle ou un désir nouveau. Avant de plonger en apnée dans les œuvres, ces occurrences, rappelées en maints endroits, sonnaient de toute leur étrangeté fragmentée.

Ces occurences séclairent et se vivifient dun sens inédit à présent que, non sans un tremblement, jai décidé denjamber la passerelle qui réduira peut-être les distances avant de possiblement faire éclore les fraternités entre les mémoires pétries de douleurs contenues.

Ici est dressée la tente qui abritera les signes égarés, les mots errants, les éclats dune lumière orpheline chassée à coups de fouet (Darwich, 1994, p. 16).

Cette parole de Mahmoud Darwich me taraude.

À la fin, je voudrais ériger cette « tente », cet abri modeste, un rien fragile mais qui, à force dalarme, est devenu tenace et qui, de toutes ses forces, désire héberger laccord perdu.

1 On trouve nombre de ces occurrences chez Darwich : lauteur est certainement celui de tous qui a pensé la question en des termes les plus incisifs : « Je veux chanter, parfaitement, je veux chanter ce jour brûlé, je veux le chanter, inventer les mots qui feront de la langue lacier de lesprit, une langue capable dabattre ces avions, ces insectes de fer brillant. Je veux chanter, inventer la langue qui me portera et que je porterai, qui témoignera et me prendra à témoin de cette force, en nous, capable de surmonter la solitude universelle » (Darwich, 1994, p. 56).

2 Darwich, Mahmoud, « Lautre assassinat et le nouvel alphabet. En commémoration des massacres de Sabra et Chatila », in LExil recommencé, textes traduits de larabe (Palestine) par Élias Sanbar, Arles, Actes Sud / Sindbad, 2013, p. 140.

3 Chez Elias Khoury, on retrouve la même idée dun langage à réinventer : « Tu as dit que le vieux langage était mort, que nous avions besoin dune nouvelle révolution. Lancienne langue était morte et nous étions menacés de mort avec elle, et si nous ne battions pas, ce nest pas parce que nous ne possédions pas darmes, mais parce que nous ne possédions pas la parole » (Khoury, 2002, p. 609).