Conclusion Des mémoires poreuses
- Publication type: Book chapter
- Book: Écrire une histoire tue. Le massacre de Sabra et Chatila dans la littérature et l’art
- Pages: 285 to 287
- Collection: Literature, History, Politics, n° 52
Conclusion
Des mémoires poreuses
Les œuvres issues du geste spontané érigent la stèle à l’endroit de son manque, transformant le crypto-lieu en un lieu désormais défini ou, pour le dire autrement, en un lieu devenu tangible parce que circonscrit dans le temps et dans l’espace. Elles exhument une mémoire tue par la conjuration de tous les oublis, et prédisposent ce faisant le rite funéraire par la mise en place d’un dispositif symbolique, visant l’intégration du groupe par l’exploration d’un territoire autre et qui fait signe, suscitant la redéfinition et l’inclusion des identités niées dans la collectivité des humains. Nichés au sein d’une métaphysique du sacrement, les gestes effectués dans la transe artistique facilitent le grand voyage vers la vraie vie. Il importe peu, ici, que le rite s’effectue ou non devant dieu ; en s’affranchissant d’une rationalité exsangue de toute spiritualité, il renoue avec la vocation fictionnalisante, c’est-à-dire au fond « fabulatrice » de notre humanité1 : par l’accomplissement des gestes proscrits et la scansion de la prière interdite, les rites font advenir l’informulé au statut de langage, confèrent une présence à l’absence, retissent le lien détruit et fournissent du même coup les premiers indices d’une enquête, c’est-à-dire au fond les jalons d’un récit encore à écrire qui réintroduira le peuple des spectres dans la dignité de la multitude des humains.
Il y a cependant une limite à l’exercice commémoratif, c’est son pouvoir hypnotique et sa labilité. En d’autres termes, sa modeste capacité à situer les ruines et à relier le souvenir pour former la voûte d’un récit qui fera l’objet d’une transmission. Le moment commémoratif compose en effet avec le double registre de la solennité et de l’exclusivité, registre dans lequel, sauf à fournir un effort herméneutique puissant, le lecteur/286spectateur est susceptible de forger une ultérieure mémoire partisane, comme l’indique Maurice Halbwachs pour la mémoire collective religieuse, c’est-à-dire, au fond, un ultérieur « mythe sacrificiel », qui, à peine formé, se hérisse de barbelés et de missiles, capable de nouveaux effacements mémoriels, et bientôt prompt à s’embraser. C’est aussi l’écueil relevé par Catherine Coquio dans ce qu’elle qualifie de « bourbier polémique » et de « malentendu mémoriel » prédisposant à d’autres mythes, et donc à d’autres amnésies, qui requièrent, selon elle, non seulement « une formalisation du langage après Auschwitz, mais une réflexion sur les crimes de masse de ce siècle et de nos manières d’en parler – ou bien de nous taire2 ». Tandis que le geste surgi isole l’événement par une sorte de regard devenu myope – l’on observe ce phénomène tout particulièrement dans le texte de Jean Genet, les œuvres qui suivent s’appliquent avec méthode, bien que par des moyens opposés – inflation mémorielle d’un côté, poétique du silence de l’autre, à proposer une anamnèse, c’est-à-dire à transcrire dans le champ littéraire tout l’arc de l’histoire oblitérée des fantômes qui trépignent depuis trop longtemps dans les « salles d’attente de l’Histoire » où, à force de silences coupables, de figures imposées par une culture de la mémoire instituée en norme exclusive forgeant l’abus d’oubli, le contentieux enfle et fourbit sa colère.
Dans ce cadre, par le truchement des œuvres, Sabra et Chatila s’inscrit dans un continuum qu’il faut appréhender du point de vue du temps long afin de reconquérir la perspective historique, à partir des polarités d’une ample arcature de souffrances endurées à considérer depuis leurs sources, c’est-à-dire depuis l’expérience de la Shoah en Europe jusqu’à l’abandon et la négation d’un peuple en terre de Palestine. Les poétiques de Chatila amorcent, ici, l’abrasion des frontières hérissées de canons et de fils de fer barbelé ; elles se risquent à penser la pluralité des crimes, et par suite, les mémoires de ces crimes. En cela, les œuvres ne s’inscrivent non pas seulement « en concurrence du modèle historiographique », selon la formule d’Emmanuel Bouju, elles permettent un régime de véridiction alternatif dans lequel le lecteur mesure les répercussions au Moyen-Orient du crime nazi. Par quoi l’on comprend une chose 287inédite, jusqu’ici impensable : la mémoire peut aussi s’articuler à d’autres mémoires, devenir poreuse, et, depuis ce point de potentielle porosité, du même coup, « interroger l’espérance », selon la formule de Marc Augé (Augé, 2001, p. 25). Au total, et bien que timidement, dans un geste non moins désespéré que proprement effaré par la nature hardie de leur étrange mélopée, les œuvres entremêlent le maqâm envoûtant de l’oud aux variations infinies du violoncelle. Ce faisant, elles invitent à penser à nouveau frais la relation à l’autre, son cadre de référence, ses espoirs et ses fêlures. Elles inversent le point de vue dans un geste radical qui place le lecteur/spectateur devant ses responsabilités.
À ce stade de mon parcours, sur cet âpre chemin de crête où je me tiens en équilibre instable, je formule l’hypothèse d’un art et d’une littérature qui, prenant acte des failles laissées par les régimes juridique et historiographique et des écueils du malentendu mémoriel, jouent leur va-tout et risquent une troisième voie, celle d’une poétique s’attachant à réaliser les potentiels d’une cosmogonie nouvelle et d’un laboratoire de l’humain à réparer. Et donc à réinventer.
1 Je puise ici tout autant dans la pensée de l’écrivaine Nancy Huston et celle du professeur de psychopathologie Roland Gori. Huston, Nancy, L’Espèce fabulatrice, Arles, Actes Sud, Babel, 2008. Gori, Roland, Un Monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, Paris, Les liens qui libèrent, 2017.
2 Coquio, Catherine, « Du malentendu », in Parler des camps, penser les génocides, Textes réunis par Catherine Coquio, Paris, Albin Michel, Bibliothèque Albin Michel Idées, 1999, p. 20, 37. Catherine Coquio s’exerce à une scrupuleuse critique de la culture de la mémoire dans Le Mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, en particulier dans le chapitre intitulé « Culture de la mémoire et devoir de mémoire » (Coquio, 2015, a, p. 125-146).
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-14107-5
- EAN: 9782406141075
- ISSN: 2261-5903
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14107-5.p.0285
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-28-2022
- Language: French