L’image-témoin, le visible et l’invisible Avant-propos
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Écrans
2022 – 2, n° 18. La « preuve par l’image » : nouvelles pratiques et enjeux contemporains - Auteur : Zabunyan (Dork)
- Pages : 183 à 185
- Revue : Écrans
L’image-témoin, le visible et l’invisible
Avant-propos
La plainte contre le trop-plein d’images qui nous submergerait au quotidien n’est pas contemporaine de l’irruption des techniques de diffusion numérique, lesquelles ont certes amplifié cette impression de débordement. Comme le rappelle Jacques Rancière, cette plainte a déjà une longue histoire, puisqu’elle est sensible dès l’époque où se multiplient dans les centres urbains les « stimuli déchaînés », comme les affiches publicitaires, à partir des années 18501. Avec l’invention du cinéma, c’est l’image en mouvement qui est à son tour décriée, ses détracteurs dénonçant l’aliénation d’une conscience incapable de suivre le rythme de défilement imposé par l’écran. Le désarroi se déplace du côté des vitesses engendrées par la projection de films dans les salles obscures. La période présente exacerbe ces deux aspects de la circulation des signes visuels – l’un de nature quantitative, l’autre en lien avec les hautes vitesses. L’effet de désorientation que nous subissons devant ces flots indistincts d’images ne doit cependant pas masquer les nombreux questionnements soulevés par le contexte numérique. À commencer par ce qu’Àngel Quintana appelle la « crise de l’empreinte », désignant par là l’empreinte du réel saisi par la photographie ou par le cinéma. Peut-être en effet que « l’indicialité de l’image [appartient] au passé, et qu’elle [n’est] qu’une simple parenthèse dans l’histoire de la culture visuelle2 ». Toutefois, rappelons que l’image argentique n’a pas été non plus la garante d’une objectivité sans faille à l’égard de la réalité qu’elle enregistrait et dont elle pouvait témoigner. L’idée d’une coïncidence entre 184l’image indicielle et le témoignage probant n’a jamais été unanimement partagée, indépendamment des retouches et autres biffures dont elle a toujours été victime. Le problème, en l’occurrence, porte moins sur les modifications potentielles de l’image, que favorise le numérique, que sur la difficile lisibilité des images quand on les rapporte à la réalité qu’elles sont supposées documenter, qu’elles soient numériques ou non.
Nathan Réra le rappelle dans l’entretien qu’il nous a accordé : il existe des cinéastes, comme Brian De Palma, pour qui les termes « image » et « preuve » ne se recouvrent pas. Pour De Palma, le cinéma est même « le mensonge vingt-quatre fois par secondes », retournant ainsi la fameuse formule de Godard qui aime associer cinéma et vérité. La « scène primitive » d’où émane la réflexion de De Palma, c’est le document amateur d’Abraham Zapruder, témoin qui filma l’assassinat de John F. Kennedy avec sa caméra 8mm et dont les bobines furent ensuite versées aux dossiers d’investigation. Le Film Zapruder n’a jamais permis de lever le mystère de l’assassinat de JFK, malgré les innombrables analyses qu’on a pu en faire. Ce qui amena le réalisateur américain à émettre cette hypothèse contre-intuitive : plus on croit disposer d’informations à partir d’images, moins on en sait sur la réalité à laquelle celles-ci se rapportent. Ce qui ne signifie pas que la valeur probante d’une image soit toujours nulle, au contraire. C’est là, surtout, comme le laisse entendre Nathan Réra, une façon de rappeler l’attitude de vigilance et d’humilité mêlées que nous devons adopter face aux images, qu’elles proviennent d’un film amateur réalisé en pellicule, qu’on les extraie du flux des canaux médiatiques dominants, ou encore qu’elles circulent de façon virale sur Internet.
Si, selon Jussi Parikka, il faut veiller à ce que cette viralité n’automatise pas les « réactions affectives3 » que les images ne manquent pas de susciter, c’est parce que, au-delà ou à côté de cette viralité qui peut en effet nous dessaisir de nous-mêmes, il faut partir à la recherche des « angles morts » que tout flot indistinct d’images charrie forcément avec lui. C’est l’une des exhortations qui parcourt le texte d’Allan Deneuville et Gala Hernández López publié ici : pour chaque image qui colonise la « médiarchie », s’efforcer de trouver un contre-champ, et si ce contre-champ reste introuvable, trouver les mots qui nous mettent 185sur la voie d’une « contre-histoire plus juste », d’où d’autres images peuvent surgir. Dans tous les cas, il faut savoir délester l’image virale de son caractère spectaculaire ou voyeuriste qui explique le plus souvent sa viralité, surtout quand cette image devenue publique porte sur une expérience intime traumatisante comme le viol.
Ce point qui dessine une éthique du regard rejoint autrement l’une des thèses fortes de Sylvie Lindeperg quant à la période d’« hypervisibilité » que nous traversons. Le problème n’est pas simplement que vous vivons dans ce que l’historienne appelle une « tyrannie du visible », où n’importe quoi s’offre n’importe quand au regard de toutes et de tous ; il réside également dans la posture inquiétante où cette tyrannie nous place : une posture d’attente, voire d’impatience qui ne supporte pas qu’un événement soit en manque d’images, qu’il demeure en somme invisible à une époque où pratiquement rien ne l’est. L’absence se transforme alors en défaut, laissant la porte ouverte à une production fictionnelle d’images prétendument témoins qui s’octroient le privilège exclusif de combler ce manque. Il en va ainsi des reconstitutions historiques qui « [visent] à produire le sentiment “plus vrai que le vrai” de revivre le passé comme si nous y étions4 », au besoin en convoquant l’image de synthèse. Dans ces conditions où la vérité historique devient un absolu, c’est le « champ plein5 » d’une représentation omnisciente qui prédomine : le champ plein d’un tout-image qui contamine l’écriture d’une histoire pourtant toujours mouvante, tourmentée, avec ses ruptures, ses visibilités et ses invisibilités. Il appartient aux formes filmiques de restaurer ces discontinuités pour que nous puissions accueillir, dans notre lecture des images, de toutes les images, l’espace de ces invisibilités et la part de témoignage qui en constitue l’envers.
Dork Zabunyan
Université Paris 8
1 Rancière, Jacques, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 52 : c’est « dans la deuxième moitié du xixe siècle », en effet, « que la rumeur commença à s’élever : il y avait trop de stimuli déchaînés de tous côtés, trop de pensées et d’images envahissant des cerveaux non préparés à maîtriser leur abondance ».
2 Quintana, Àngel, « Les frontières de l’image hybride : le documentaire face à l’animation et aux effets spéciaux ».
3 Voir Parikka, Jussi, A slow, contemporary violence : damaged environments of technological culture, Berlin, Sternberg Press, 2016.
4 Lindeperg, Sylvie, La Voie des images – Quatre histoires de tournage au printemps-été 1944, Lagrasse, Verdier, 2013, p. 36.
5 Ibid., p. 30.
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-14755-8
- EAN : 9782406147558
- ISSN : 2491-2557
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14755-8.p.0183
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/04/2023
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français