Préface
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Économie politique institutionnaliste de l’entreprise . Travail, démocratie et gouvernement
- Auteur : Dockès (Pierre)
- Pages : 7 à 14
- Collection : Bibliothèque de l'économiste, n° 34
- Série : 1, n° 12
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Préface
Il y a parfois urgence à revenir sur des œuvres du passé. C’est le cas avec cet ouvrage remarquable édité par Virgile Chassagnon et Véronique Dutraive1 qui prolonge les travaux déjà réalisés par l’IREPE. En effet, pour comprendre les enjeux actuels de la démocratisation de l’entreprise, et de la démocratie tout court, il est non seulement pertinent, mais indispensable de redécouvrir ceux de l’institutionnalisme pragmatique de l’ère progressiste américaine (la Progressive Era entre 1890 et 1920).
Comment ne pas observer les évolutions récentes, étonnantes et inquiétantes, en ces matières. Alors que partout dans le monde la démocratie au travail ou dans l’entreprise ne progresse pas, voire même régresse dans nombre de très grandes entreprises, les États s’assimilent toujours davantage à des entreprises. Le gouvernement de la Cité devient une gouvernance singeant les méthodes de gestion de l’entreprise capitaliste. Les citoyens sont considérés comme des salariés subordonnés ou plus généralement comme des parties prenantes. Le critère de rentabilité confondu avec celui de rationalité se substitue au critère de l’intérêt général démocratiquement débattu et déterminé. De plus en plus d’ailleurs les chefs d’État se considèrent comme des chefs d’entreprise. Ils sont de plus en plus souvent issus des milieux d’affaires, fréquemment financiers, et sont parfois eux-mêmes des milliardaires continuant, officiellement ou non, à gérer leurs intérêts privés au risque évident de conflits d’intérêt. Ne citons pas de noms ! Ils sont dans tous les esprits.
Le phénomène est d’autant plus étonnant que l’espoir progressiste était de voir une contagion se produire de l’État démocratique vers l’entreprise. C’est l’inverse qui se produit sous nos yeux. On connaît la phrase célèbre prêtée au comte de Saint-Simon (par Friedrich Engels dans 8l’Anti-Dühring) et qui correspond assez bien à sa doctrine. Il s’agit de « remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses ». Aujourd’hui n’aboutit-on pas à l’administration des hommes chosifiés ?
La confusion est lourde de sens, elle remet en cause une des distinctions les plus importantes de la philosophie politique depuis Aristote. On parle couramment de l’autorité de l’État sur les citoyens et de l’autorité du chef d’entreprise sur ses salariés. Mais le terme autorité est vague et il recouvre ici deux situations différentes. Dans le cas du rapport salarial, l’autorité s’exerce sur des subordonnés. On est en présence d’une domination (de dominus, le maître, d’où aussi herrschaft en allemand), un rapport qui trouve son origine dans les relations maître-serviteur et même dans l’antique esclavage. Certes, bien heureusement, cette domination s’est considérablement atténuée au point de changer de nature, mais ce n’en est pas moins une relation de subordination. La domination s’est faite subtile, elle utilise l’incitation plutôt que la contrainte. Il est même possible parler de ruse de l’autorité avec l’empowerment qui n’est qu’une forme d’auto-exploitation raffinée (voir le texte de Chapas, Charmettant et Chassagnon). Cette domination souple réussit à ce que les normes et les valeurs de l’entreprise soient intériorisées par les employés, elle fait en sorte que les objectifs apparaissent bénéfiques à tous. Elle reste une domination, même si elle s’appuie sur les ressources ou les recettes de ce que Michel Foucault nommait la « gouvernementalité ».
En revanche, lorsque le terme autorité est employé dans les relations entre l’État et les citoyens, il s’agit de l’autorité au sens que Thomas Hobbes lui a donné : une relation née d’un contrat social, d’une autorisation, de la désignation d’un représentant. Un agent donc, les citoyens étant les principaux (par opposition à l’entreprise capitaliste où les principaux sont les détenteurs du capital et les agents les salariés). Hobbes, on le sait, n’avait rien d’un enfant de chœur, et il estime que dans les deux cas, l’obéissance est de règle, mais il maintient la distinction entre auctoritas et dominium (autorité et dominion) ne pouvant se résoudre à abandonner la base de la philosophie politique aristotélicienne, la distinction entre despoteia et politiké. Le processus conflictuel menant à l’émancipation des êtres humains a fait que, dans de nombreux pays, l’autorité dans la Cité est devenue démocratique et l’espoir était qu’il se complète par la disparition de la domination dans l’entreprise au profit d’une démocratie au travail.
9L’ouvrage édité par Virgile Chassagnon et Véronique Dutraive nous permet de comprendre à quel point l’absence de démocratie dans l’entreprise et l’évolution de la démocratie politique présentent des dangers. Il permet aussi de comprendre que les deux phénomènes sont liés. Et il le fait en s’appuyant sur les travaux des économistes, juristes et sociologues de l’ère progressiste américaine.
Dès l’introduction rédigée par les deux éditeurs, on découvre que, pour ces auteurs institutionnalistes et du courant pragmatiste, non seulement la démocratie est un bien fondamental en soi (un « bien premier » selon la terminologie de John Rawls), mais qu’elle peut être aussi un facteur de production décisif, un facteur souvent négligé. Certes l’équation entre démocratie politique et croissance ou développement économique n’est pas évidente – et l’essor de la Chine en est le plus clair contre-exemple – mais les institutionnalistes pragmatiques du début du xxe siècle grâce à une analyse largement menée en terme de pouvoirs, nous font comprendre que la faiblesse de la démocratie tient à son incomplétude. La démocratie politique nécessite d’être complétée par la démocratie économique pour être à la fois une démocratie pleine et efficace. Un économiste et juriste comme John Rogers Commons, un philosophe comme John Dewey abordent en effet la démocratie en partant de la démocratie économique. Ils expliquent que « la démocratie dans l’ordre politique n’est complète que si elle s’étend à la sphère économique ». Ainsi Commons veut faire de l’entreprise un « petit État démocratique ». Il estime qu’il faut un emboitement des différents niveaux d’exercice de la démocratie, avec l’État comme levier pour généraliser les meilleures règles, et que c’est un moyen d’aboutir à un « capitalisme raisonnable » fondé sur des « valeurs raisonnables ». Quant à la démocratie « créative » de Dewey, elle suppose une démocratie étendue au monde du travail, le contrôle par les travailleurs eux-mêmes de leur travail, et cela permettra de renforcer la créativité humaine (voir le texte introductif de Virgile Chassagon et Véronique Dutraive et le texte de Laure Bazzoli et Véronique Dutraive). Aussi, c’est probablement l’oubli des leçons de ces auteurs, l’échec à développer la démocratie économique comme le manque d’approfondissement de la démocratie politique qui rendent compte des déceptions qui se font jour aujourd’hui à son sujet dans les pays développés : elle semble en effet ne servir que des intérêts et des pouvoirs établis.
10Pour apprécier l’unité et l’originalité de cet ouvrage collectif, il convient de mettre l’accent sur les choix épistémologiques des auteurs et du centre de recherche IREPE. On peut résumer ces choix par quelques termes : économie politique, histoire, institutionnalisme et pragmatisme, pouvoirs, ce sont les piliers de cette somme consacrée aux relations entre la démocratie au travail et le gouvernement d’entreprise.
Économie politique. Clairement l’expression pour classique qu’elle soit (stricto sensu) a un parfum d’hétérodoxie. Tel est bien le cas ici. Il ne s’agit pas de revisiter une nouvelle fois la cathédrale main stream et ses chapelles consacrées à l’économie du travail. Surtout il faut prendre l’expression comme la volonté politique, au sens fort et premier de pólis, la Cité, de replacer la discipline économique au sein des sciences sociales, embedded dans la société et le politique, comme le disait Karl Polanyi. Une telle démarche fait que, en particulier, le travail n’est pas analysé comme une marchandise, une ressource (humaine) ou un service, mais dans sa réalité sociologique et psychologique, avec ses dimensions éthiques, donc à l’opposé de l’économisme. Le travail n’est pas séparable du travailleur dans ses relations de pouvoir avec l’institution entrepreneuriale, donc avec sa volonté collective de contrôle sur l’objet de son travail, ses modalités, sur le produit qui en procède.
Histoire. Si l’histoire de la pensée économique est convoquée ici, et particulièrement dans les deux premières parties du livre, ce n’est pas d’un point de vue « d’antiquaire », mais pour rechercher chez des auteurs du passé des clés pour comprendre le présent. Les questions débattues par ces auteurs de la fin du xixe siècle et surtout du début du xxe siècle, aux États-Unis essentiellement, sont celles que se pose notre époque. La façon dont elles sont posées, les analyses alors faites, les réponses enfin apportées se trouvent là, chez ces auteurs novateurs. Les théories qu’ils esquissent ou développent sont importantes pour nous, en elles-mêmes et pour construire à partir d’elles, sur de nouvelles bases. L’introduction générale (dont le titre est révélateur : « L’histoire comme expérience et connaissance ») est à ce titre très explicite. Évidemment ces travaux de l’ère progressiste doivent être, et sont ici, contextualisés. Leur temps n’est pas le nôtre et il fallait le marquer, mais ce qui nous importe, c’est la partie vivante, et originale, de ces œuvres, ce qui fait qu’elles résonnent à nos oreilles comme des analyses contemporaines. Si la troisième partie de l’ouvrage est plus directement contemporaine 11à la fois par les auteurs et par les concepts convoqués, elle baigne elle aussi dans la dimension historique (pensons en particulier à l’histoire du concept d’« atmosphère organisationnelle », issu de Chester Barnard, repris par Oliver Williamson, voir le texte de Bernard Baudry, Virgile Chassagnon et Naciba Haned).
Institutionnalisme. Il s’agit principalement du old institutionalism américain, celui de l’ère progressiste. Les auteurs mobilisés sont essentiellement Thorstein Veblen (le texte d’Olivier Brette) bien sûr, la figure tutélaire du mouvement comme il est dit dans l’ouvrage, et John Rogers Commons autre figure centrale, également Robert Franklin Hoxie (le texte de Benjamin Dubrion et Laure Bazzoli) et Albion Woodbury Small (les textes de Guillaume Vallet et de Virgile Chassagnon) moins connu ou encore, bien qu’aux marges de l’institutionnalisme, Chester Barnard (le texte d’Hervé Charmettant). Rappelons que ce courant est alors hégémonique dans les universités américaines et qu’il le restera longtemps. Le NBER (fondé en 1920) sera le centre de recherche principal de ce courant et Wesley Mitchell, l’un des fondateurs, en sera une des figures majeures. Ces auteurs, influencés par l’école historique allemande, mais délibérément davantage théoriciens, se veulent des empiristes appuyés sur la méthode inductive (et sur la backward induction, ou abduction, une méthode empruntée au pragmatisme), ils récusent l’individualisme méthodologique au profit du holisme, privilégient l’évolutionnisme (l’article séminal de Veblen, Why is Economics Not an Evolutionary Science, de 1898, a eu une immense influence), se centrent sur les problèmes sociaux adoptant une méthodologie pluridisciplinaire où la sociologie et le droit tiennent une place essentielle. Au lieu de faire de l’entreprise « un nœud de contrat » (contracting nexus), l’expression célèbre de Michael Jensen et Ronald Coase, ils pensent les marchés et l’entreprise, l’ensemble de la société, comme un nœud d’institutions et ils donnent aux relations de pouvoir et aux conflits la place principale au lieu de se centrer sur l’échange. L’ouvrage fait également une place à leurs successeurs, les néo-institutionnalistes, à Oliver Williamson, Ronald Coase et à Douglas C. North en particulier (ils ont fondé en 1997 la International Society for New Institutional Economics), à Dani Rodrik (voir l’introduction générale). S’ils sont en partie infidèles à cet héritage par leur proximité maintenue avec le courant néoclassique et (généralement) leur libéralisme aux antipodes d’un Veblen, ils maintiennent la place cruciale des 12institutions, ces « contraintes conçues par les hommes qui structurent les interactions politiques, économiques et sociales » (selon la formule de North), dans l’État et dans l’entreprise.
Pragmatisme. Cette doctrine philosophique, celle de Charles Sander Peirce, William James, Ferdinand Canning Scott Schiller et John Dewey, a très fortement influencé le vieil institutionnalisme américain au point que l’on peut parler, comme dans ce livre, d’institutionnalisme pragmatiste. Dewey, philosophe et psychologue, comme Commons, est une figure majeure de cet ouvrage. Très fortement influencé par l’évolutionnisme de Darwin, il développe l’instrumentalisme. L’influence de Darwin l’amène à mettre l’accent sur l’interaction entre l’homme et son environnement. Il s’agit de « comprendre la pensée génétiquement, comme le produit d’une interaction entre un organisme et son environnement, et la connaissance comme ayant une instrumentalité pratique dans le guidage et le contrôle de cette interaction » (selon la formule de Dewey). Plus généralement, selon la doctrine pragmatiste, n’est vrai que ce qui fonctionne pratiquement (« La méthode pragmatiste consiste à interpréter chaque conception d’après ses conséquences pratiques » (selon la formule de Peirce)). La connaissance résulte des actions, des expériences et les idées n’ont de sens que par leurs implications pratiques. Aussi n’existe-t-il pas une vérité a priori (voir en particulier L’Idée de Vérité de James). D’où le risque de relativisme souvent critiqué2. Durkheim sera en effet sévère envers le pragmatisme (voir son Cours Pragmatisme et sociologie dispensé en 1913-1914). Mais l’ouvrage dont vous commencez la lecture ne s’embourbe pas dans ces débats philosophiques. L’institutionnalisme pragmatiste y sert de grille d’analyse pertinente pour comprendre les enjeux de démocratisation de l’entreprise. La philosophie pragmatiste n’a-t-elle pas été qualifiée de « philosophie de la démocratie » ? Et à juste titre car elle étend le concept de démocratie de l’émancipation de toute forme de coercition (la liberté négative) aux « capabilités » (Amartya Sen), disons au pouvoir de poursuivre les fins que l’on a choisies (la liberté positive).
Pouvoirs. J’ai dit de l’entreprise qu’elle était ici conçue comme « un nœud d’institutions ». Elle apparait aussi comme étant un nœud de 13pouvoirs et donc de conflits. D’où l’importance de la relation centrale dans ce livre entre la démocratie au travail et le gouvernement d’entreprise. Alors que le main stream économique laisse encore largement le pouvoir en dehors de son champ d’analyse, cet ouvrage le place en son centre, et qui dit pouvoirs, dit conflits et donc, comme Foucault le montrait, résistances. Et c’est naturellement en se centrant sur les institutionnalistes pragmatistes de l’ère progressiste que les collaborateurs à cet ouvrage retrouvent le concept et la réalité du pouvoir. Ils furent de ceux qui en virent le plus précocement l’importance et qui réussirent le mieux à l’introduire au cœur de l’économie politique.
Le pouvoir, et bien sûr l’autorité. Comme je l’expliquais au début de cette préface, fondamentalement, il s’agit d’éliminer le principe de domination dans l’entreprise et de penser l’articulation entre autorité et démocratie. On le voit en particulier avec le débat entre l’ingénieur Frederick Taylor et les institutionnalistes John Rogers Commons et Robert Franklin Hoxie. Contrairement aux idées reçues, Taylor ne mettait pas en place un bagne mitigé, mais il prônait un contrat social de subordination renouvelé. Un « donnant – donnant » où, contre un accroissement des salaires, les ouvriers abandonnaient leur savoir-faire, leur autonomie et leur expertise, mais aussi la pratique de résistance que Taylor nommait « la flânerie », davantage entre les mains des ingénieurs, détenteurs du savoir scientifique et technique, que du capital. Il pensait limiter ainsi l’arbitraire patronal et d’ailleurs il a été considéré par le patronat français comme dangereux car remettant en cause l’autorité patronale (il lui a préféré Henri Fayol qui mettait l’accent sur le principe absolu de l’autorité unique). L’autorité selon Taylor est celle de la Science, et c’est elle qui limite l’arbitraire patronal3. Quelle différence avec Commons qui, sans récuser le rôle de la science, pense en terme de démocratie, donc défriche une voie politique de régulation des problèmes du travail, une voie radicalement opposée aux personnel 14economics d’aujourd’hui qui, toujours au nom de la science, « chosifient » les opérateurs.
Les débats d’hier donnent la clé des problèmes du travail et de la citoyenneté d’aujourd’hui : la modernisation du travail doit s’accompagner de la démocratie au travail et la démocratie d’entreprise est nécessaire au renforcement de la démocratie politique.
Pierre Dockès
1 Outre les éditeurs, les contributeurs à cet ouvrage sont Bernard Baudry, Laure Bazzoli, Olivier Brette, Benjamin Chapas, Hervé Charmettant, Benjamin Dubrion, Naciba Haned, Thierry Kirat et Guillaume Vallet.
2 Un relativisme hautement revendiqué par Bruno Latour, un disciple contemporain du pragmatisme (cf. Chronique d’un amateur de science, « Éloge du relativisme », Presse des Mines, 2006).
3 Les 44 jours de grève chez Renault en février-mars 1913 contre le chronométrage (3 818 grévistes sur 4 000 ouvriers) montrent le vif rejet du taylorisme par la classe ouvrière, particulièrement la CGT. Cependant les idées de Taylor lui-même reçoivent parfois un accueil favorable du mouvement ouvrier. Comme l’écrit Georges Yvetot : « L’ennemi, ce n’est pas le système Taylor, c’est le patron qui vous a faussement appliqué ce système ». Ervin Szabo estime que la science taylorienne « limite l’arbitraire patronal » et le directeur de la Revue socialiste, Eugène Fournière, voit dans le chronométrage mis en place chez Renault « une contrefaçon, un sabotage du système Taylor ».
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-10332-5
- EAN : 9782406103325
- ISSN : 2261-0979
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10332-5.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/11/2020
- Langue : Français