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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Il y a parfois urgence à revenir sur des œuvres du passé. Cest le cas avec cet ouvrage remarquable édité par Virgile Chassagnon et Véronique Dutraive1 qui prolonge les travaux déjà réalisés par lIREPE. En effet, pour comprendre les enjeux actuels de la démocratisation de lentreprise, et de la démocratie tout court, il est non seulement pertinent, mais indispensable de redécouvrir ceux de linstitutionnalisme pragmatique de lère progressiste américaine (la Progressive Era entre 1890 et 1920).

Comment ne pas observer les évolutions récentes, étonnantes et inquiétantes, en ces matières. Alors que partout dans le monde la démocratie au travail ou dans lentreprise ne progresse pas, voire même régresse dans nombre de très grandes entreprises, les États sassimilent toujours davantage à des entreprises. Le gouvernement de la Cité devient une gouvernance singeant les méthodes de gestion de lentreprise capitaliste. Les citoyens sont considérés comme des salariés subordonnés ou plus généralement comme des parties prenantes. Le critère de rentabilité confondu avec celui de rationalité se substitue au critère de lintérêt général démocratiquement débattu et déterminé. De plus en plus dailleurs les chefs dÉtat se considèrent comme des chefs dentreprise. Ils sont de plus en plus souvent issus des milieux daffaires, fréquemment financiers, et sont parfois eux-mêmes des milliardaires continuant, officiellement ou non, à gérer leurs intérêts privés au risque évident de conflits dintérêt. Ne citons pas de noms ! Ils sont dans tous les esprits.

Le phénomène est dautant plus étonnant que lespoir progressiste était de voir une contagion se produire de lÉtat démocratique vers lentreprise. Cest linverse qui se produit sous nos yeux. On connaît la phrase célèbre prêtée au comte de Saint-Simon (par Friedrich Engels dans 8lAnti-Dühring) et qui correspond assez bien à sa doctrine. Il sagit de « remplacer le gouvernement des hommes par ladministration des choses ». Aujourdhui naboutit-on pas à ladministration des hommes chosifiés ?

La confusion est lourde de sens, elle remet en cause une des distinctions les plus importantes de la philosophie politique depuis Aristote. On parle couramment de lautorité de lÉtat sur les citoyens et de lautorité du chef dentreprise sur ses salariés. Mais le terme autorité est vague et il recouvre ici deux situations différentes. Dans le cas du rapport salarial, lautorité sexerce sur des subordonnés. On est en présence dune domination (de dominus, le maître, doù aussi herrschaft en allemand), un rapport qui trouve son origine dans les relations maître-serviteur et même dans lantique esclavage. Certes, bien heureusement, cette domination sest considérablement atténuée au point de changer de nature, mais ce nen est pas moins une relation de subordination. La domination sest faite subtile, elle utilise lincitation plutôt que la contrainte. Il est même possible parler de ruse de lautorité avec lempowerment qui nest quune forme dauto-exploitation raffinée (voir le texte de Chapas, Charmettant et Chassagnon). Cette domination souple réussit à ce que les normes et les valeurs de lentreprise soient intériorisées par les employés, elle fait en sorte que les objectifs apparaissent bénéfiques à tous. Elle reste une domination, même si elle sappuie sur les ressources ou les recettes de ce que Michel Foucault nommait la « gouvernementalité ».

En revanche, lorsque le terme autorité est employé dans les relations entre lÉtat et les citoyens, il sagit de lautorité au sens que Thomas Hobbes lui a donné : une relation née dun contrat social, dune autorisation, de la désignation dun représentant. Un agent donc, les citoyens étant les principaux (par opposition à lentreprise capitaliste où les principaux sont les détenteurs du capital et les agents les salariés). Hobbes, on le sait, navait rien dun enfant de chœur, et il estime que dans les deux cas, lobéissance est de règle, mais il maintient la distinction entre auctoritas et dominium (autorité et dominion) ne pouvant se résoudre à abandonner la base de la philosophie politique aristotélicienne, la distinction entre despoteia et politiké. Le processus conflictuel menant à lémancipation des êtres humains a fait que, dans de nombreux pays, lautorité dans la Cité est devenue démocratique et lespoir était quil se complète par la disparition de la domination dans lentreprise au profit dune démocratie au travail.

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Louvrage édité par Virgile Chassagnon et Véronique Dutraive nous permet de comprendre à quel point labsence de démocratie dans lentreprise et lévolution de la démocratie politique présentent des dangers. Il permet aussi de comprendre que les deux phénomènes sont liés. Et il le fait en sappuyant sur les travaux des économistes, juristes et sociologues de lère progressiste américaine.

Dès lintroduction rédigée par les deux éditeurs, on découvre que, pour ces auteurs institutionnalistes et du courant pragmatiste, non seulement la démocratie est un bien fondamental en soi (un « bien premier » selon la terminologie de John Rawls), mais quelle peut être aussi un facteur de production décisif, un facteur souvent négligé. Certes léquation entre démocratie politique et croissance ou développement économique nest pas évidente – et lessor de la Chine en est le plus clair contre-exemple – mais les institutionnalistes pragmatiques du début du xxe siècle grâce à une analyse largement menée en terme de pouvoirs, nous font comprendre que la faiblesse de la démocratie tient à son incomplétude. La démocratie politique nécessite dêtre complétée par la démocratie économique pour être à la fois une démocratie pleine et efficace. Un économiste et juriste comme John Rogers Commons, un philosophe comme John Dewey abordent en effet la démocratie en partant de la démocratie économique. Ils expliquent que « la démocratie dans lordre politique nest complète que si elle sétend à la sphère économique ». Ainsi Commons veut faire de lentreprise un « petit État démocratique ». Il estime quil faut un emboitement des différents niveaux dexercice de la démocratie, avec lÉtat comme levier pour généraliser les meilleures règles, et que cest un moyen daboutir à un « capitalisme raisonnable » fondé sur des « valeurs raisonnables ». Quant à la démocratie « créative » de Dewey, elle suppose une démocratie étendue au monde du travail, le contrôle par les travailleurs eux-mêmes de leur travail, et cela permettra de renforcer la créativité humaine (voir le texte introductif de Virgile Chassagon et Véronique Dutraive et le texte de Laure Bazzoli et Véronique Dutraive). Aussi, cest probablement loubli des leçons de ces auteurs, léchec à développer la démocratie économique comme le manque dapprofondissement de la démocratie politique qui rendent compte des déceptions qui se font jour aujourdhui à son sujet dans les pays développés : elle semble en effet ne servir que des intérêts et des pouvoirs établis.

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Pour apprécier lunité et loriginalité de cet ouvrage collectif, il convient de mettre laccent sur les choix épistémologiques des auteurs et du centre de recherche IREPE. On peut résumer ces choix par quelques termes : économie politique, histoire, institutionnalisme et pragmatisme, pouvoirs, ce sont les piliers de cette somme consacrée aux relations entre la démocratie au travail et le gouvernement dentreprise.

Économie politique. Clairement lexpression pour classique quelle soit (stricto sensu) a un parfum dhétérodoxie. Tel est bien le cas ici. Il ne sagit pas de revisiter une nouvelle fois la cathédrale main stream et ses chapelles consacrées à léconomie du travail. Surtout il faut prendre lexpression comme la volonté politique, au sens fort et premier de pólis, la Cité, de replacer la discipline économique au sein des sciences sociales, embedded dans la société et le politique, comme le disait Karl Polanyi. Une telle démarche fait que, en particulier, le travail nest pas analysé comme une marchandise, une ressource (humaine) ou un service, mais dans sa réalité sociologique et psychologique, avec ses dimensions éthiques, donc à lopposé de léconomisme. Le travail nest pas séparable du travailleur dans ses relations de pouvoir avec linstitution entrepreneuriale, donc avec sa volonté collective de contrôle sur lobjet de son travail, ses modalités, sur le produit qui en procède.

Histoire. Si lhistoire de la pensée économique est convoquée ici, et particulièrement dans les deux premières parties du livre, ce nest pas dun point de vue « dantiquaire », mais pour rechercher chez des auteurs du passé des clés pour comprendre le présent. Les questions débattues par ces auteurs de la fin du xixe siècle et surtout du début du xxe siècle, aux États-Unis essentiellement, sont celles que se pose notre époque. La façon dont elles sont posées, les analyses alors faites, les réponses enfin apportées se trouvent là, chez ces auteurs novateurs. Les théories quils esquissent ou développent sont importantes pour nous, en elles-mêmes et pour construire à partir delles, sur de nouvelles bases. Lintroduction générale (dont le titre est révélateur : « Lhistoire comme expérience et connaissance ») est à ce titre très explicite. Évidemment ces travaux de lère progressiste doivent être, et sont ici, contextualisés. Leur temps nest pas le nôtre et il fallait le marquer, mais ce qui nous importe, cest la partie vivante, et originale, de ces œuvres, ce qui fait quelles résonnent à nos oreilles comme des analyses contemporaines. Si la troisième partie de louvrage est plus directement contemporaine 11à la fois par les auteurs et par les concepts convoqués, elle baigne elle aussi dans la dimension historique (pensons en particulier à lhistoire du concept d« atmosphère organisationnelle », issu de Chester Barnard, repris par Oliver Williamson, voir le texte de Bernard Baudry, Virgile Chassagnon et Naciba Haned).

Institutionnalisme. Il sagit principalement du old institutionalism américain, celui de lère progressiste. Les auteurs mobilisés sont essentiellement Thorstein Veblen (le texte dOlivier Brette) bien sûr, la figure tutélaire du mouvement comme il est dit dans louvrage, et John Rogers Commons autre figure centrale, également Robert Franklin Hoxie (le texte de Benjamin Dubrion et Laure Bazzoli) et Albion Woodbury Small (les textes de Guillaume Vallet et de Virgile Chassagnon) moins connu ou encore, bien quaux marges de linstitutionnalisme, Chester Barnard (le texte dHervé Charmettant). Rappelons que ce courant est alors hégémonique dans les universités américaines et quil le restera longtemps. Le NBER (fondé en 1920) sera le centre de recherche principal de ce courant et Wesley Mitchell, lun des fondateurs, en sera une des figures majeures. Ces auteurs, influencés par lécole historique allemande, mais délibérément davantage théoriciens, se veulent des empiristes appuyés sur la méthode inductive (et sur la backward induction, ou abduction, une méthode empruntée au pragmatisme), ils récusent lindividualisme méthodologique au profit du holisme, privilégient lévolutionnisme (larticle séminal de Veblen, Why is Economics Not an Evolutionary Science, de 1898, a eu une immense influence), se centrent sur les problèmes sociaux adoptant une méthodologie pluridisciplinaire où la sociologie et le droit tiennent une place essentielle. Au lieu de faire de lentreprise « un nœud de contrat » (contracting nexus), lexpression célèbre de Michael Jensen et Ronald Coase, ils pensent les marchés et lentreprise, lensemble de la société, comme un nœud dinstitutions et ils donnent aux relations de pouvoir et aux conflits la place principale au lieu de se centrer sur léchange. Louvrage fait également une place à leurs successeurs, les néo-institutionnalistes, à Oliver Williamson, Ronald Coase et à Douglas C. North en particulier (ils ont fondé en 1997 la International Society for New Institutional Economics), à Dani Rodrik (voir lintroduction générale). Sils sont en partie infidèles à cet héritage par leur proximité maintenue avec le courant néoclassique et (généralement) leur libéralisme aux antipodes dun Veblen, ils maintiennent la place cruciale des 12institutions, ces « contraintes conçues par les hommes qui structurent les interactions politiques, économiques et sociales » (selon la formule de North), dans lÉtat et dans lentreprise.

Pragmatisme. Cette doctrine philosophique, celle de Charles Sander Peirce, William James, Ferdinand Canning Scott Schiller et John Dewey, a très fortement influencé le vieil institutionnalisme américain au point que lon peut parler, comme dans ce livre, dinstitutionnalisme pragmatiste. Dewey, philosophe et psychologue, comme Commons, est une figure majeure de cet ouvrage. Très fortement influencé par lévolutionnisme de Darwin, il développe linstrumentalisme. Linfluence de Darwin lamène à mettre laccent sur linteraction entre lhomme et son environnement. Il sagit de « comprendre la pensée génétiquement, comme le produit dune interaction entre un organisme et son environnement, et la connaissance comme ayant une instrumentalité pratique dans le guidage et le contrôle de cette interaction » (selon la formule de Dewey). Plus généralement, selon la doctrine pragmatiste, nest vrai que ce qui fonctionne pratiquement (« La méthode pragmatiste consiste à interpréter chaque conception daprès ses conséquences pratiques » (selon la formule de Peirce)). La connaissance résulte des actions, des expériences et les idées nont de sens que par leurs implications pratiques. Aussi nexiste-t-il pas une vérité a priori (voir en particulier LIdée de Vérité de James). Doù le risque de relativisme souvent critiqué2. Durkheim sera en effet sévère envers le pragmatisme (voir son Cours Pragmatisme et sociologie dispensé en 1913-1914). Mais louvrage dont vous commencez la lecture ne sembourbe pas dans ces débats philosophiques. Linstitutionnalisme pragmatiste y sert de grille danalyse pertinente pour comprendre les enjeux de démocratisation de lentreprise. La philosophie pragmatiste na-t-elle pas été qualifiée de « philosophie de la démocratie » ? Et à juste titre car elle étend le concept de démocratie de lémancipation de toute forme de coercition (la liberté négative) aux « capabilités » (Amartya Sen), disons au pouvoir de poursuivre les fins que lon a choisies (la liberté positive).

Pouvoirs. Jai dit de lentreprise quelle était ici conçue comme « un nœud dinstitutions ». Elle apparait aussi comme étant un nœud de 13pouvoirs et donc de conflits. Doù limportance de la relation centrale dans ce livre entre la démocratie au travail et le gouvernement dentreprise. Alors que le main stream économique laisse encore largement le pouvoir en dehors de son champ danalyse, cet ouvrage le place en son centre, et qui dit pouvoirs, dit conflits et donc, comme Foucault le montrait, résistances. Et cest naturellement en se centrant sur les institutionnalistes pragmatistes de lère progressiste que les collaborateurs à cet ouvrage retrouvent le concept et la réalité du pouvoir. Ils furent de ceux qui en virent le plus précocement limportance et qui réussirent le mieux à lintroduire au cœur de léconomie politique.

Le pouvoir, et bien sûr lautorité. Comme je lexpliquais au début de cette préface, fondamentalement, il sagit déliminer le principe de domination dans lentreprise et de penser larticulation entre autorité et démocratie. On le voit en particulier avec le débat entre lingénieur Frederick Taylor et les institutionnalistes John Rogers Commons et Robert Franklin Hoxie. Contrairement aux idées reçues, Taylor ne mettait pas en place un bagne mitigé, mais il prônait un contrat social de subordination renouvelé. Un « donnant – donnant » où, contre un accroissement des salaires, les ouvriers abandonnaient leur savoir-faire, leur autonomie et leur expertise, mais aussi la pratique de résistance que Taylor nommait « la flânerie », davantage entre les mains des ingénieurs, détenteurs du savoir scientifique et technique, que du capital. Il pensait limiter ainsi larbitraire patronal et dailleurs il a été considéré par le patronat français comme dangereux car remettant en cause lautorité patronale (il lui a préféré Henri Fayol qui mettait laccent sur le principe absolu de lautorité unique). Lautorité selon Taylor est celle de la Science, et cest elle qui limite larbitraire patronal3. Quelle différence avec Commons qui, sans récuser le rôle de la science, pense en terme de démocratie, donc défriche une voie politique de régulation des problèmes du travail, une voie radicalement opposée aux personnel 14economics daujourdhui qui, toujours au nom de la science, « chosifient » les opérateurs.

Les débats dhier donnent la clé des problèmes du travail et de la citoyenneté daujourdhui : la modernisation du travail doit saccompagner de la démocratie au travail et la démocratie dentreprise est nécessaire au renforcement de la démocratie politique.

Pierre Dockès

1 Outre les éditeurs, les contributeurs à cet ouvrage sont Bernard Baudry, Laure Bazzoli, Olivier Brette, Benjamin Chapas, Hervé Charmettant, Benjamin Dubrion, Naciba Haned, Thierry Kirat et Guillaume Vallet.

2 Un relativisme hautement revendiqué par Bruno Latour, un disciple contemporain du pragmatisme (cf. Chronique dun amateur de science, « Éloge du relativisme », Presse des Mines, 2006).

3 Les 44 jours de grève chez Renault en février-mars 1913 contre le chronométrage (3 818 grévistes sur 4 000 ouvriers) montrent le vif rejet du taylorisme par la classe ouvrière, particulièrement la CGT. Cependant les idées de Taylor lui-même reçoivent parfois un accueil favorable du mouvement ouvrier. Comme lécrit Georges Yvetot : « Lennemi, ce nest pas le système Taylor, cest le patron qui vous a faussement appliqué ce système ». Ervin Szabo estime que la science taylorienne « limite larbitraire patronal » et le directeur de la Revue socialiste, Eugène Fournière, voit dans le chronométrage mis en place chez Renault « une contrefaçon, un sabotage du système Taylor ».