Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: Économie de marché et inconscient. La pulsion à l'origine de la valeur économique
- Pages: 7 to 16
- Collection: Library of Economics, n° 60
- Series: 1, n° 38
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Avant-propos
L’énergie libidinale focalisée par le signe économique dans l’échange marchand polarise les configurations individuelles et sociales. Au niveau individuel, elle nourrit l’attrait de la richesse monétaire, reflet virtuel d’une jouissance originelle qui nous échappe. Au niveau social, elle colore les valeurs qu’une société se donne et structure ses conventions économiques et politiques.
Le signe, le signifiant, notamment le signifiant marchand, n’est pas simplement la représentation d’un fait naturel ou d’une sensation intérieure. Il est d’abord investi d’une charge pulsionnelle. Celle-ci fonde sa fonction économique, l’établissement d’une valeur d’échange qui est source de bénéfices monétaires. Mais le signifiant marchand possède simultanément une prégnance politique et sociale. Cette prégnance est à comprendre entièrement dans le sens de Lacan que « l’inconscient, c’est de la politique ». Oui, l’inconscient, c’est de l’économie politique. Le signifiant marchand, surdéterminé par l’énergie libidinale qu’il provoque par sa forme,est cet attracteur de désirs individuels dont l’efficacité pleine et entière se joue sur le terrain de l’économie et de la politique où il organise les lignes de force inconscientes qui régissent la Cité.
Que le signifiant marchand soit investi par une énergie particulière qui alimente l’essentiel de sa fonction est une conviction ancienne, forgée à plusieurs sources. La présence d’un signifiant surdéterminé par une charge libidinale fut d’abord une expérience de jeunesse. Dans un environnement qui articulait allusions littéraires, philosophiques, théologiques, psychologiques ou érotiques dans un éclecticisme assumé, lucide et ironique, la mobilité du signifiant n’était point un postulat théorique mais se concrétisait dans une pratique quotidienne. Seulement aujourd’hui, je réalise que chaque déplacement du signifiant était aussi l’appel à une force qui se dérobait. C’est naturellement la même force qui m’a soutenu dans la préparation de ce livre.
8L’économie se présentait ainsi très tôt comme un champ décisif pour la formation de déterminations individuelles et sociales, ce qui appelait à un approfondissement sérieux. Mais à l’époque, je ne disposais point des moyens pour réaliser un tel approfondissement dans la perspective qui me semblait la seule valable. Si cette dernière se présentait alors comme une intuition plutôt que comme une voie de recherche précise, elle trouve aujourd’hui sa place dans le champ de l’anthropologie psychanalytique.
Mon premier engagement portait alors sur la littérature, la théorie des textes et la sémiologie. Depuis Jakobson nous tenons comme acquis conceptuel ce que les lecteurs ressentent de manière intuitive : par sa structure, le texte poétique est dépositaire d’une fonction métaphorique qui charge les signifiants avec l’énergie de nos émois les plus intimes. Beaucoup de textes poétiques, grands et petits, sont ainsi source de réconfort et de joie. Je dois quand même mentionner à part la rencontre décisive avec Diderot, notamment Jacques le fataliste et son maître, promenade sous le soleil du signifiant, et Le neveu de Rameau, méditation sur son autonomie. Diderot, l’éternel contemporain, revendique la liberté totale du signifiant, au hasard de l’aventure, source de déterminations personnelles et de jouissance ; mais ce signifiant n’en reste pas moins tributaire d’une structure sous-jacente se révélant comme destin.
Si rendre compte de l’inconscient dans l’économie était un désir qui s’est dessiné de longue date, il fallait laisser le temps aux rencontres successives pour envisager sa réalisation. Un travail pertinent sur le signifiant marchand, devait intégrer une approche sémiologique et une approche analytique, le tout dans un rapport cohérent avec la théorie économique, et en fidélité, critique si nécessaire, aux œuvres des auteurs qui avaient déjà poursuivi des approches métapsychologiques pour saisir le fait économique, dont Smith, Marx, Veblen ou Weber. Sur le chemin, certains textes permettaient d’affiner la ligne directrice du projet, notamment celui de Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, quianticipait quelque chose de l’ambition de l’ouvrage présent.
Les pages qui suivent permettront, je l’espère, de donner une cohérence à un cheminement intellectuel dont les différentes étapes semblaient résulter de choix indépendants. Ainsi, cet ouvrage n’aurait pas pris la forme qu’il a sans la rencontre avec l’œuvre et la personne d’Umberto 9Eco. Si ce dernier se désintéressait de l’économie comme lieu privilégié de la production signifiante, il adorait analyser les signifiants publicitaires. Certains membres du Gruppo 63 auquel il avait appartenu, notamment Sanguineti, avaient aussi déjà pratiqué une analyse économico-politique du signe. Ce que je retiens surtout d’Eco est sa manière de traiter le matériel signifiant. Personne ne savait comme lui faire briller un signifiant avec toutes les facettes de ses déterminations historiques, littéraires, politiques ou philosophiques. Si son rapport à la notion de structure était ambivalent, le titre de sa Structure absente avait été choisi par dessein, il était passé maître incontesté de l’identification de microstructures parfois éphémères, parfois plus stables. Expert en philosophie du Moyen âge, son nominalisme ne postulait cependant pas une autonomie du signifiant au sens de Lacan. L’utilisation du modèle sémiologique triadique fait de signifiant, signifié et référent (objet), hérité de Peirce, était au cœur de son enseignement. Le rebouclage du signifiant avec le réel de l’objet concret ouvrait ainsi vers la dimension du sensible et, aussi, vers la dimension de l’engagement politique.
Pour Eco, la révélation de la structure était une possibilité réservée à celui ou celle qui aurait patiemment exploré toutes les strates des significations possibles. Le chemin était ici plus important que la destination. On ne pouvait cependant pas exclure que la structure – absente à première et aussi à deuxième vue – voire simplement un espoir de celle-ci, organiserait à la toute fin le puzzle des surdéterminations métaphoriques et métonymiques. Pour ce spécialiste de Thomas d’Aquin, « guéri miraculeusement de la foi », le doute que le ciel ne soit pas vide restait permis. Si aujourd’hui, on pourrait faire valoir des différences conceptuelles, elles comptent peu face au plaisir, non, la jouissance, de travailler de manière totalement engagée sur un signifiant, ses déterminations, ses surdéterminations et ses effets. L’attention portée dans cet ouvrage à la forme iconique du signifiant marchand, essentielle pour mobiliser l’énergie libidinale, résulte de son enseignement. Eco est le premier des maîtres qui m’ont guidé dans ce travail.
La théorie littéraire et la sémiologie me permirent de développer une sensibilité, une approche. Cela se jouait pourtant dans un pré-carré merveilleux, dans des bibliothèques retirées du monde, non sans rappeler l’enclos monacal décrit si affectueusement par l’auteur du Nom de la rose. La vie, la vraie, semblait ailleurs, au-delà des textes, des représentations 10et de leurs boucles sinueuses de la sublimation. La vie crue paraissait alors se trouver là où l’appât du gain, le branle-bas de la concurrence, l’utilisation du prochain mais aussi la jouissance inconsidérée de biens et de services, avant tout jugement moral, politique ou esthétique, promettaient une intensité qui manquait à la littérature.
Bien sûr, c’était un leurre, il n’y a pas de vie humaine, en dehors du signifiant. Choisir la discipline économique comme forme d’engagement avec le monde réel était cependant une source d’ironies particulièrement lourdes. Le sémiologue en moi protestait ainsi vivement à l’occasion de ma première rencontre avec une courbe d’offre de travail, arguant que les multiples déterminations individuelles et sociales ainsi que les choix politiques et le degré de syndicalisation rendaient absurde une telle construction : « Ce sont des hommes et des femmes dont on parle ! » Le regard ébahi, incrédule, du jeune professeur m’apprit à perlaborer dorénavant des telles interrogations en privé.
Quoi qu’on en dise, et les pages qui suivent ne se priveront d’aucune critique, l’étude de la théorie économique impose une formidable discipline intellectuelle. Contrairement à ce qu’on peut supposer, cette discipline ne recherche pas principalement la rigueur mathématique en tant que telle, mais son adaptation et son articulation avec des questionnements imposés, des conventions, des stratégies de publication etc. Cette articulation entre objets de recherche et conventions méthodologiques n’est certes pas dépourvue d’éclecticisme ou même d’opportunisme, elle reste également fortement imprégnée par la réalité sociologique de la profession économique elle-même ; pourtant elle maintient un lien, toujours précaire, avec un certain « réel » économique. Certains arbitrages ont d’ailleurs été imposés par les plus grands, tels Smith, Walras, Marshall, Keynes, Hicks, Debreu ou Samuelson, après mûre réflexion et en toute connaissance de cause, pour faire tenir ensemble un élan codificateur, une pertinence empirique et une cohésion disciplinaire.
Le respect, toujours, et la fascination, parfois, pour les hauts faits des théoriciens ne pouvaient cependant pas s’imposer contre une tendance de fond : mon choix de spécialisation ne put qu’être l’histoire de la pensée économique, un choix plus tard complété par celui de l’économie de l’énergie, écho lointain, peut-être, de l’énergie libidinale.
C’est le propre de l’histoire de la pensée économique de poser d’abord les grandes questions. Pour moi, c’était d’investiguer la nature de la 11contribution d’Adam Smith qui fait de lui le père fondateur de l’économie comme théorie formalisable et entreprise de recherche autonome. La réponse à cette interrogation réside dans l’articulation spécifique entre sa Théorie des sentiments moraux (1759)et son Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Or, cette articulation contient le premier lien entre économie de marché et inconscient. En effet, Théorie des sentiments moraux – au sens de sentiments sociables ou socialisés – fait émerger une structure émotive et comportementale, basée sur le mécanisme de la sympathie, dont les implications seront ensuite explorées de manière systématique dans Richesse des nations. C’est la nature inconsciente de cette structure, dans laquelle le sujet smithien « ne sait pas et ne veut pas » ce qu’il fait, qui permettra ensuite d’envisager une science formalisée et, au besoin, mathématisable.
La sympathie smithienne n’est point l’altruisme. Au contraire, la sympathie motive l’effort personnel du sujet pour se conformer au moule d’une normativité sociale, d’une morale, qui lui survient par l’image de l’autre. Cet effort d’adéquation est ensuite récompensé par une sympathie réciproque de ses pairs et une approbation sociale qui constituent le désir le plus élémentaire du sujet. Pour réussir, il faut cependant transformer les « passions primaires », les pulsions dirions-nous aujourd’hui, dans les sentiments sociables qui donnent son titre à l’ouvrage.
Le lien avec l’économie de marché s’établit alors naturellement par le fait que rien ne favorise mieux la concordance des sentiments, ou ne suscite davantage le regard sympathique des pairs, que la richesse monétaire et la possession de biens marchands codifiés, tels une maison ou un beau carrosse. Car l’appréciation générale de ces biens se transfère ensuite par métonymie au propriétaire même de ces biens. Logiquement, le sujet smithien déploiera tous ses efforts pour y accéder. Si chez Smith, très lucide sur les limites du procédé, la richesse n’est pas de l’amour, elle constitue la base la plus solide pour en obtenir un substitut vital.
Le mécanisme de la sympathie est cependant articulé avec un deuxième pôle normatif, le spectateur impartial, porteur d’une éthique à la fois personnelle et universelle visant la vertu et le bien-être général. Cette articulation préfigure d’autres théories de la mise en place d’un inconscient entendu comme un ensemble de règles structurelles qui s’imposent à l’organisation psychique et comportementale. Au demeurant, 12elle indique également le fonctionnement de la construction emblématique au cœur de l’œuvre smithien, la main invisible.
Si les préceptes émanant du mécanisme de la sympathie et du spectateur impartial peuvent entrer en concurrence au niveau local, au niveau global les deux principes s’entretiennent l’un l’autre. En effet, le spectateur impartial lui-même a mis en place le mécanisme de la sympathie comme le moyen le plus sûr pour assurer la réussite de son dessein tout en s’effaçant par la suite. Dans la nomenclature smithienne, la « cause efficiente » du désir de sympathie réalise ainsi la « cause finale » du bien-être général. Les valeurs statiques établies et verrouillées par l’intersubjectivité mimétique du mécanisme de la sympathie définissent alors la rationalité mécanique de l’homo œconomicus, ce qui permettra ensuite à la machinerie théorique de se déployer.
Malgré les différences d’époque, de style et de contexte, l’œuvre de Smith offre ainsi des points de contact avec celles de Freud et de Lacan. Le lien avec Freud tourne autour de l’analogie structurelle, là où la disparition d’une figure paternelle, dans le sens le plus large, établit une sociabilité sous contrainte morale d’un ensemble de frères ou de pairs. Le lien avec Lacan tourne autour du mécanisme de la sympathie qui, en tant qu’identification mimétique avec l’image d’autrui, reçoit une caractérisation et une motivation analytiques sous le titre du « stade de miroir ». Ces liens, fortement éprouvés, accélérèrent et intensifièrent un engagement déjà commencé avec la psychanalyse et sa théorie. Parti de Smith, j’arrivais à Lacan.
Si donc Eco développe une sensibilité et que Smith pose la question des ressorts de l’échange marchand, Freud, Lévi-Strauss et Lacan quant à eux fournissent la charpente conceptuelle du présent ouvrage. En dehors de leur enseignement, il n’existe pas de notion d’un inconscient structural dans le sens d’une distinction radicale entre les éléments du matériel signifiant, établis par convention, et la combinatoire de leurs articulations. Cette combinatoire ne doit rien à la convention mais est organisée par la dynamique entre la pulsion qui émane du corps et cette cible qui s’appelle le totem chez Freud, le nom du père chez Lacan ou encore le « signifiant flottant à valeur zéro » chez Lévi-Strauss et qui dans la littérature plus large prend souvent la désignation de père symbolique.
L’œuvre de Freud reste la base de tout travail sur les manifestations sociales de la force inconsciente de la libido, en économie comme ailleurs. Totem et tabou fournit ainsi la matrice qui caractérise aussi le lien entre 13économie de marché et inconscient. La décision des frères de désigner le chef de la horde originaire après sa mort violente comme leur père à eux tous, les fait entrer dans une double détermination. Celle-ci est constituée d’un côté par une sociabilité bornée par les interdits du meurtre et de l’inceste et, de l’autre côté, par la mise en place d’un univers symbolique dont la clé de voûte est le nom du père ou le totem.
Grâce à Lacan, nous apprécions aussi mieux aujourd’hui la rupture radicale opérée par Freud, quinze ans avant Saussure, avec toute idée d’une représentativité simpliste du signe. L’interprétation des rêves ou encore Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient montrent comment la surdétermination libidinale du signe détermine sa place dans le treillis des signifiants. Le système symbolique se révèle alors comme étant organisé en fonction d’une économie pulsionnelle où l’articulation des signifiants suit l’impératif d’établir des chemins qui organisent le plus efficacement l’évacuation d’une tension libidinale.
Dans ce processus, l’échange et particulièrement l’échange marchand assument des rôles particuliers. L’échange non-marchand, tel le troc ou l’échange de dons, est un acte inscrit dans le symbolique sous le signe d’un tiers validant. L’échange marchand, en revanche, affaiblit cette inscription symbolique pour la remplacer progressivement par une auto-organisation entre semblables accompagnée d’une production imaginaire autour de marchandises iconisées. Tel un croyant ayant perdu la foi, le sujet du marché projette alors la ferveur due au père symbolique de manière spectrale sur les icônes marchandes. L’échange marchand constitue ainsi toujours un défi à la performativité du père symbolique. Son horizon reste en effet la suspension de cette brisure entre le signe et l’objet que la théorie analytique appelle la castration symbolique.
Si Freud livre le cadre conceptuel fondamental de toute analyse de la surdétermination libidinale du signe, il parle peu de l’échange. C’est Lévi-Strauss, après Mauss, qui mettra l’échange au centre de l’organisation des forces pulsionnelles. Motivé, en partie, par son insatisfaction face à la « fable » du meurtre du père de la horde, Lévi-Strauss établit, en se référant à ses recherches empiriques, un lien entre l’échange, l’interdit de l’inceste et l’émergence de structures symboliques inconscientes sans référence à un tiers validant. L’échange des femmes entre deux familles ou tribus pour satisfaire l’interdit de l’inceste devient ainsi la matrice originelle de tout échange et marque le basculement de la « nature » à la « culture ».
14Lévi-Strauss dessine ensuite la structure psychique qui résulte de ce refoulement primaire à partir d’une analyse du mythe d’Œdipe. Si c’est un pas vers Freud, il évite cependant toute analogie avec la famille nucléaire de la fin du xixe et du début du xxe. Selon Lévi-Strauss, le mythe d’Œdipe est ainsi constitué de quatre éléments, où s’ajoute toujours une figure de transition, telle le sphinx ou le devin Tirésias, aux trois éléments traditionnels, le héros, son père et sa mère. Le mythe se constitue alors autour d’une métaphore interne établie par deux structures isomorphes autour des pôles du meurtre et de l’inceste. Autrement dit, Lévi-Strauss prend soin de nettoyer la notion de structure établie par le mythe d’Œdipe de tout résidu d’un imago paternel trop envahissant.
Stimulé par les travaux de Lévi-Strauss, Lacan entreprend alors sa fameuse relecture de Freud dans une perspective structuraliste. Le retour à Freud par Lévi-Strauss, permet à Lacan d’opérationnaliser la théorie freudienne d’une manière qui marque aussi cet ouvrage. Dans le contexte présent, cette opérationnalisation se joue principalement autour de trois concepts. Le premier est l’objet a, réserve de libido excédentaire qui stimule la production signifiante du sujet. Le deuxième, introduite par Lacan explicitement en lien avec l’analyse de l’économie de marché par Marx, est le plus-de-jouir, forme de jouissance étriquée et partielle qui peut être monnayée et convertie en plus-value économique. Le troisième est l’ensemble des quatre discours qui tracent la structure inconsciente de différentes formes de production signifiante qui organisent le lien social.
Freud, Lévi-Strauss et Lacan sont des continents. Leur production de recherche est immense, les littératures secondaires qui leur sont consacrées constituent des galaxies. Il est alors indispensable de se fier à des maîtres présents pour se faire guider. Cet ouvrage n’aurait pas pu se faire sans l’enseignement, le conseil et l’encouragement reçus à différents moments et dans différentes formes par Markos Zafiropoulos et J.-D. Nasio.
À Zafiropoulos je dois d’abord de m’avoir convaincu qu’un ouvrage sur économie de marché et inconscient n’était pas seulement possible, mais souhaitable. Il poursuit également une archéologie de la pensée de Lacan qui permet de prendre la mesure à la fois de la fidélité de ses travaux à leurs origines dans l’œuvre freudien et de ses apports originaux. L’articulation de la pensée de Lévi-Strauss et de la théorie analytique passe par là. Zafiropoulos montre finalement comment la reformulation structuraliste de la pensée freudienne opérée par Lacan protège cette 15dernière contre son absorption dévitalisant dans des catégories psychologiques calquées sur les aspirations thérapeutiques du moment.
De Nasio, je tiens la compréhension de la dialectique entre un univers symbolique qui se concrétise dans une structure signifiante et la dynamique pulsionnelle insufflée par l’objet a. L’inconscient, c’est la répétition ! Le sujet bute contre des articulations impossibles en forme de détours névrotiques parce que celles-ci seraient investies de charges libidinales trop puissantes. Nulle part cette impulsion de répétition n’est plus forte que dans l’échange marchand où l’icône marchande est dépourvue d’articulations signifiantes par construction. Son encouragement de persister dans le travail d’écriture m’a été également très précieux.
Finalement, la forme définitive de ce livre doit beaucoup au travail éditorial de Jean-Sébastien Lenfant. Le travail éditorial constitue souvent une contribution difficile à évaluer. Ce n’est pas le cas ici. Seul l’échange intensif, répété et systématique avec un lecteur modèle, pleinement à la hauteur de toutes les facettes du sujet, a permis d’organiser le trop plein d’idées dans la cohérence d’un texte qui saura, on l’espère, convaincre d’autres lecteurs.
Ces rencontres avec des livres, des pensées et des personnes constituent les étapes qui ont permis la finalisation d’Économie de marché et inconscient. Partant de la forme du signifiant marchand, il explore les liens entre la dynamique des pulsions et l’échange. Au cœur de ces liens se trouve l’icône marchande dont la brillance et l’isolation syntactique promettent une voie privilégiée pour soulager une tension libidinale. C’est une promesse jamais tenue, car la même isolation syntactique de l’icône empêche tout travail symbolique, seule voie d’un soulagement de la tension selon Freud.
Mais au-delà de l’échange marchand au sens étroit, le monde économique offre d’autres manifestations de la surdétermination signifiante. La production signifiante en économie de marché est ainsi organisée par des structures discursives dont les quatre discours de Lacan fournissent les modèles. On rencontre là l’entrepreneur dont le message se mue en mensonge dès qu’il dépasse le périmètre de son entreprise, le cadre zélé qui jalouse secrètement la jouissance de l’ouvrier qu’il commande, l’économiste orthodoxe dont l’hystérie le fait jouir de la frustration de son public et le publicitaire-canaille qui utilise son demi-savoir pour manipuler plus sot que lui.
16La pulsation la plus crue de la libido est pourtant générée dans les régimes qui régissent les agents des marchés financiers, les traders. La formation et la déconstruction rapide de boucles autoréférentielles établies par mimétisme spéculaire entre collègues et concurrents s’impose alors comme principal mécanisme de signification. Surfant sur une charge pulsionnelle maximale, toujours à la limite, le trader, figure emblématique de l’économie de marché, est ainsi condamné à une hypervigilance physiquement et psychiquement éprouvante qui rend son parcours aussi intense que bref.
Ces manifestations névrotiques de la surdétermination du signifiant en économie de marché sont, sans exception, accompagnées par un symptôme clinique omniprésent, l’angoisse. L’angoisse pointe toujours vers l’absence d’une structure symbolique suffisamment performante pour endiguer la poussée libidinale. En effet, en économie de marché, la structure symbolique est systématiquement abîmée par l’abolition de l’adéquation entre expérience sensible et représentation symbolique dans le temps réel du marché, l’envahissement par des nuées de traces éphémères ou encore une hybridation sémantique qui cautionne la coexistence des incompatibles. Ces phénomènes favorisent une entropie du désir qui aurait pu constituer un rempart contre l’angoisse.
Les promesses non tenues de l’économie de marché sont sources d’injustices et de frustrations quotidiennes. Ses défaillances sont patentes. Mais le monstre est nourri chaque jour par une manipulation consentie de notre espoir insensé d’y retrouver une jouissance originelle qui nous échappe. Sa seule justification réside dans le fait que la poursuite de nos fantasmes qui prennent, momentanément, la forme de signifiants marchands iconisés, produit de la valeur d’usage par surcroît, sans le savoir, sans le vouloir. Ceci n’oblige ni à une apologie de l’économie de marché, ni à un rejet de principe. Pour autant, dans une économie en cours de virtualisation, où domine toujours plus la valeur d’échange sur la valeur d’usage, l’approche sémiologique et analytique du fait économique est indispensable.
Inévitablement, l’économie de marché génère ainsi des nouvelles demandes de soutien du sujet, dans la clinique analytique comme ailleurs. Quelle qu’en soit la forme particulière, toute clinique du marché visera à relativiser la plénitude factice des icônes marchandes. En s’inscrivant dans une éthique engagée à soutenir la vitalité du sujet, la clinique du marché cherchera alors à rétablir le sens pour les signifiants flottants qui seuls savent indiquer le manque comme le roc de l’expérience subjective et du désir.
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-16591-0
- EAN: 9782406165910
- ISSN: 2261-0979
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16591-0.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-24-2024
- Language: French