Présentation
- Publication type: Book chapter
- Book: Théâtre complet. Tome I
- Pages: 55 to 59
- Collection: Nineteenth-Century Library, n° 99
Présentation
Le 1er et le 26 novembre 1833 Granier de Cassagnac1 publie deux articles à charge contre Alexandre Dumas dans le Journal des Débats. Prenant prétexte de rendre compte de l’essai historique Gaule et France paru en mai2, Granier accuse Dumas de plagiat : « Nous devons reconnaître à M. Dumas un merveilleux talent pour s’approprier l’idée d’autrui », écrit-il, tout en annonçant la prochaine révélation de ses mystifications et de ses « emprunts ». L’attaque est d’autant plus sérieuse qu’elle émane d’un journaliste qui gravite dans l’entourage de Victor Hugo3. Le coup viendrait-il de celui qui, ami dans la vie, est un concurrent au théâtre ? Le Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie apporte un démenti formel. Si Hugo a bien introduit Granier aux Débats, il aurait enjoint à Bertin de ne pas laisser publier l’article, qui cependant paraît en deux livraisons. Atteint sur le plan personnel et artistique, Alexandre Dumas rétorque dans les deux organes de presses les plus prestigieux de son temps. D’abord dans la Revue de Paris, qui accueille le texte sous le titre de « Ma Jeunesse4 », puis la Revue des Deux Mondes, où il prend son titre définitif : Comment je devins auteur dramatique5. Sous la forme d’un récit autobiographique héroï-comique, Dumas livre un texte de circonstance, trop souvent considéré comme anecdotique. Trente ans après, en 1863, 56c’est en effet cet article qu’il choisit comme préface de son Théâtre complet, ce qui explique sa place en tête de ce volume.
Entre 1833 et 1863, le changement de statut du texte dévoile la place qu’il occupe pour Dumas. D’abord destiné à prouver sa bonne foi auprès du lecteur, Comment je devins auteur dramatique sanctuarise l’œuvre dramatique en l’inscrivant moins dans une perspective esthétique qu’autobiographique. Dumas suggère en effet que tout son théâtre est le fruit de sa curiosité et de son expérience, qu’il résulte de rencontres et de hasards. En 1833, Dumas se sent obligé d’expliquer ses origines et ses lacunes, tout en montrant son authenticité d’artiste. En 1863, célèbre et reconnu, aguerri aux scandales et aux polémiques, il offre de lui un portrait en autodidacte passionné, affirmant son identité d’écrivain romantique. Comment je devins auteur dramatique n’est donc pas une poétique mais l’histoire amusée des débuts du jeune Dumas. Du moins à la surface d’un texte qui se veut plaisant mais qui soulève des questions sérieuses relatives à sa pratique d’auteur.
Le récit embrasse les années 1823-1829, de l’installation de Dumas dans la capitale au succès d’Henri III et sa cour. Quand il arrive à Paris, Dumas est un jeune provincial mal dégrossi. Mais il possède un nom auréolé de gloire militaire. Comment je devins auteur dramatique, c’est d’abord l’explication du choix d’un nom de plume, partant celle d’une identité littéraire. Il se nommera Dumas, comme son père, parce qu’il est fier de lui. La renommée du général permet au fils d’être introduit chez d’anciens potentats de l’Empire. Sur ce point, la préface brosse le tableau socio-historique des anciens gradés impériaux sous la Restauration. Dumas montre comment les anciens compagnons d’arme de son père se sont plus ou moins bien adaptés au nouveau régime. La verve satirique de Dumas affleure ici, moins pour dénoncer le « girouettisme » politique que pour éclairer la situation morale de la France lors de son arrivée à Paris. Ses visites à Sébastiani, Foy et Verdier témoignent des chemins divers suivis par ces hommes après les Cent-Jours. Cet échantillon de destins a marqué Dumas : LeComte de Monte-Cristo s’enracinera dans cette période charnière et chaotique des années 1814-1815, dont les déflagrations se font sentir jusque sous le second Empire.
Dumas se présente comme un autodidacte qui, pour fuir les petitesses de l’administration du duc d’Orléans où il a été engagé à un poste subalterne grâce à sa « belle écriture », rêve de littérature et découvre les 57premières émotions de la fiction. Dumas comble sa culture lacunaire par une boulimie de lectures et de spectacles. Sur ce point, Comment je devins auteur dramatique est un document précieux pour saisir la formation intellectuelle de l’écrivain. Dumas a reçu un enseignement rudimentaire ; il ne possède que quelques vagues notions de latin et d’histoire, dispensées par l’abbé Grégoire à Villers-Cotterêts. Il a hérité d’une culture qui n’a rien de classique ni de moderne, contrairement à Musset ou à Vigny. Le jeune Dumas aime en effet la poésie délicate du xviiie siècle, ses références sont Lesage, Bernis, Parny et son compatriote Desmoustier. Ni les vers de Lamartine ni la poésie du jeune Hugo ne sont dans son premier bagage. Son goût théâtral est, lui aussi, arrimé au xviiie siècle : de Shakespeare il ne connaît que les traductions néoclassiques et adoucies de Jean-François Ducis. Sa culture est celle d’un héritier des Lumières. Ces constats rappellent que la diffusion du romantisme révolutionnaire (qu’on associe à Hernani et à 1830) doit être relativisée quand on aborde la formation des écrivains de la génération de Dumas. Beaucoup d’entre eux, nés avec le siècle, découvrent l’amour de littérature chez Molière et chez les auteurs du xviiie siècle. Dans Sylvie, Nerval revendique une culture assez proche de celle de Dumas en évoquant, par exemple, la poésie pastorale de Jean-Antoine Roucher. Quant à Musset, il est marqué par Rousseau et Carmontelle. Dumas est donc l’enfant du siècle de Voltaire. Il construira bientôt et à rebours son irréfragable identité romantique.
Dumas doit donc expliquer comment il devint un auteur romantique et pour cela place au centre de son dispositif autobiographique un événement fondateur : la découverte des comédiens anglais venus à Paris en 1827 jouer les pièces de Shakespeare. Cette révélation par Shakespeare est stratégique dans le récit rétrospectif des débuts, comme elle l’est pour beaucoup d’artistes de sa génération. Dumas choisit son camp, celui de la modernité qu’incarne le théâtre du barde. Mais à travers ce choc esthétique, il rappelle aussi ses lacunes, sa méconnaissance de la littérature étrangère – ce qui lui permet de répondre incidemment à l’attaque de Granier, qui lui reproche de plagier la littérature anglaise. Comment peut-on en effet piller ce qu’on ignore ? Dumas utilise la métaphore de l’aveugle qui recouvre soudainement la vue pour décrire une révélation quasi mystique. Sa démarche intellectuelle, qu’il compare à celle d’un chirurgien maniant habilement le scalpel, est celle d’un 58étudiant passionné, qui investit tout dans l’apprentissage intellectuel, fût-ce avec un peu de retard – Dumas a vingt-cinq ans quand les acteurs de la troupe Penley se produisent à Paris. Il décrit dès lors comment circule la culture, entre la représentation et la lecture, entre la planche et les pages. Sans s’exclure, l’une et l’autre se nourrissent. Cette animation permet à Dumas de développer une théorie personnelle sur la transmission artistique et de répondre à ses détracteurs :
Car ce sont les hommes, et non pas l’homme, qui inventent ; chacun arrive à son tour et à son heure, s’empare des choses connues de ses pères, les met en œuvre par des combinaisons nouvelles, puis meurt après avoir ajouté quelques parcelles à la somme des connaissances humaines, qu’il lègue à ses fils ; une étoile à la voie lactée. Quant à la création complète d’une chose, je la crois impossible. Dieu lui-même, lorsqu’il créa l’homme, ne put ou n’osa point l’inventer ; il le fit à son image6.
Dumas transforme le plagiat en inspiration, adapte à son avantage la théorie de l’imitation créatrice, héritée des Anciens. Il ne lésine pas non plus avec les analogies militaires pour saborder les critiques de Granier : « l’homme de génie ne vole pas, il conquiert », écrit-il. Fils de général, il s’exprime en conquérant. En somme, l’expérience Shakespeare, la lecture des chefs-d’œuvre étrangers et l’écriture dramatique constituent une victoire sur ses lacunes, ce qui n’a rien à voir avec un quelconque plagiat. Au contraire, Dumas fait l’éloge des modèles dans la constitution de son bagage littéraire.
Ce processus d’assimilation est complété par le dialogue entre les arts qui nourrit son imagination. Comment je devins auteur dramatique insiste sur le rôle des arts plastiques dans la fabrication de son théâtre historique. Une anecdote de la préface est à cet égard essentielle pour comprendre l’imaginaire visuel du créateur. La découverte du bas-relief sculpté par Félicité de Fauveau, représentant l’épisode de Monaldeschi, renseigne sur le cheminement que suit Dumas pour écrire. Frappé par un sujet fixé sur la toile ou dans un groupe sculpté, il conçoit une scène pivot à partir de laquelle il brode son drame. Un tableau spectaculaire, dramatique ou pathétique marque le point de départ de sa création. Le dramaturge voit d’abord une scène qu’il développe ensuite en péripéties et dialogues. À plusieurs reprises au cours de sa carrière, Dumas 59expliquera l’origine son geste créateur par une émotion visuelle. Cette démarche n’est pas propre à Dumas ; on sait que la découverte d’un tableau peut inspirer une œuvre et qu’une scène picturale peut devenir un tableau théâtral7.
Le caractère plaisant de Comment je devins auteur dramatique tient à la connivence que Dumas instaure avec son lecteur et à l’autodérision dont il sait faire preuve. Texte d’humeur pour le ton comme pour la forme, il relève de l’art de la causerie, qui consiste à discuter avec un interlocuteur virtuel en lui livrant une série d’anecdotes distrayantes voire cocasses. Comment je devins auteur dramatique est donc un texte réjouissant qu’il faut prendre au sérieux : sous des dehors humoristiques, il est suffisamment important aux yeux de Dumas pour qu’il le place en tête de son Théâtre complet. C’est aussi l’un des premiers textes autobiographiques d’importance que donne Dumas, prolégomènes des Souvenirs de théâtre et de Mes Mémoires, qui reprennent et développent des épisodes de cette préface.
1 Bernard-Adolphe Granier de Cassagnac (1806-1880) est un journaliste originaire de Toulouse ; il débute à Paris en 1831 dans les Débats et la Revue de Paris ; Hugo et Guizot favorisèrent ses débuts parisiens ; ce républicain est resté célèbre pour avoir été la plume de Louis-Napoléon Bonaparte.
2 Voir Alexandre Dumas, Gaule et France, éd. Julien Anselmini, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 4-8.
3 Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, Paris, Le Mat, 2015, p. 360-361.
4 Alexandre Dumas, « Ma jeunesse », Revue de Paris, t. LVII, 1re liv., 1er décembre 1833, p. 56-70 ; l’article est intitulé « M. Alexandre Dumas » mais la table des matières du volume indique « Ma jeunesse ».
5 Alexandre Dumas, « Comment je devins auteur dramatique », Revue des Deux Mondes, 2e série, t. IV, 5e liv., décembre 1833, p. 603-618 ; cette version est ultérieure à la publication de la Revue de Paris.
6 Page 78.
7 Voir notre article « Peinture et mise en scène à l’époque romantique », Les Arts de la scène à l’épreuve de l’histoire, Roxane Martin et Marina Nordera (dir.), Honoré Champion, 2011.
- CLIL theme: 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
- ISBN: 978-2-406-13011-6
- EAN: 9782406130116
- ISSN: 2258-8825
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-13011-6.p.0055
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-05-2022
- Language: French