À Angelo de Gubernatis
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Drames et pièces historiques. Tome VI. Dante, La Sorcière, L’Affaire des poisons
- Pages : 21 à 23
- Collection : Bibliothèque du théâtre français, n° 38
À Angelo de gubernatis1
Mars 1903
Mon cher et excellent confrère,
Nous savons très bien, mon collaborateur Moreau et moi, que Pia dei Tolomei et Francesca n’étaient pas contemporaines de Dante. – « À l’époque probable de son séjour à Paris » – que la mort d’Ugolin ne concorde pas avec la date de notre prologue ; que l’Arno ne baignait pas le pied de sa fameuse tour sur la place dei Cavalieri ; – que Francesca n’a pas été tuée à Florence ; – que Dante n’y est jamais rentré secrètement ; – qu’il n’était pas à Avignon quand le pape Clément V y est mort ; etc., etc., etc. ! !
Si ces anachronismes et ces erreurs de localité volontaires doivent, comme vous avez la bonté de le dire « troubler vos compatriotes » quel ne doit pas être leur trouble à constater que vos dramaturges italiens 22et les plus grands maîtres en tous pays : Shakspeare, Corneille, Racine, Hugo, Goethe, Schiller, Calderon se sont permis avec l’Histoire de plus grandes libertés que les nôtres !
Et puis, avant de se montrer si rigoureux en fait d’Histoire, vos compatriotes pourraient se demander si notre Dante a la prétention d’être un drame historique au sens propre du mot, et si nous l’avons jamais donné comme tel. Le seul fait que nous ayons consacré tout un acte à la descente de Dante aux Enfers, indiquait suffisamment le caractère d’une pièce qui, par l’alliance de la vérité à la fiction, de la légende à l’Histoire, est surtout symbolique, c’est-à-dire conforme à la tradition poétique du moyen-âge et à l’œuvre même de Dante, où le symbolisme est partout.
Non seulement nos anachronismes sont voulus mais c’est aussi de parti pris que nous avons oublié le mariage de Dante avec une Donati, ses discordes conjugales et la destinée très obscure de ses sept enfants ; – et que de sa vie politique à Florence, dans la mêlée des factions rivales, Guelfes, Gibelins, noirs et blancs, nous n’avons retenu qu’un seul fait qui domine tous les autres : son Exil.
Car c’est de ce jour-là que datent sa grandeur et sa gloire.
Et notre Dante ! – le voilà !
C’est le proscrit errant de ville en ville, les yeux toujours tournés vers sa chère Florence, à qui il adresse les touchantes objurgations et qu’il n’adore jamais plus qu’à l’heure où il lui reproche durement sa cruauté et son ingratitude.
C’est le philosophe chrétien, ennemi du Saint-Siège au nom de l’Évangile ! C’est le précurseur des temps modernes, assoiffé de justice et de charité, saignant de toutes les blessures humaines, écœuré de voir partout où le vent de l’exil le chasse, le triomphe de l’iniquité, de la force brutale, de l’hypocrisie et amassant goutte à goutte tout le fiel qu’il déposera plus tard dans les strophes vengeresses de sa Divine Comédie.
Mais pour produire cette grande figure sur la scène, il fallait une action dramatique qui fût la synthèse de sa vie et de son œuvre… – Cette fable, qui devait le montrer aux prises avec les excès et les vices de son temps exigeait à ses côtés des innocents et des coupables, des victimes et des bourreaux. Pourquoi les chercher ailleurs que dans sa Divine Comédie parmi ces personnages historiques ou légendaires dont les noms sont à jamais inséparables du sien ? – Imitant le sculpteur 23ou le peintre qui, pour l’apothéose d’un grand poète, Homère ou Shakspeare, groupe autour d’eux les créateurs ou leur génie : Hector, Ulysse, Andromaque, Circé, Hamlet, Desdémone, Macbeth etc., nous avons associé Pia, Ugolin, Francesca et autres aux péripéties de notre fiction dramatique ; – Dante disputant sa propre fille aux grilles d’un couvent, au fer d’un soudard, aux flammes d’un bûcher… – Et de même que dans la Divine Comédie, Béatrice symbolise la Foi ! Et Virgile la Sagesse humaine, notre héroïne personnifie l’Italie du xive siècle ! –
Que l’on n’approuve pas notre conception dramatique, soit – Mais peut-on y voir une offense à la mémoire de Dante ? […]
1 Voir supra, p. 16 de cette même édition. Angelo de Gubernatis est une figure importante du monde intellectuel italien de la deuxième moitié du xixe siècle. Professeur de sanscrit à l’Université de Florence et de littérature italienne à celle de Rome, il fut également le fondateur de nombreuses revues, auteur de textes pour la jeunesse et un dramaturge : en 1869, il adapte au théâtre un épisode célèbre de l’Enfer, l’histoire de Pier delle Vigne, au chant XIII. La pièce de ce titre fut créée à Turin par Ernesto Rossi, l’une des gloires de la scène italienne à l’époque et dont les tournées parisiennes étaient très appréciées. Angelo De Gubernatis s’était donc posé les questions de l’adaptation de La Divine Comédie au théâtre, ce qui donne du poids à sa polémique. À en juger par la fin de la lettre de Sardou, les deux hommes entretenaient des rapports amicaux dont nous ignorons l’origine. Mais les déclarations abruptes et sans nuances du Français sur la personnalité de Dante irritèrent De Gubernatis et l’ensemble du monde intellectuel italien, comme le montre l’article de Jean Carrère dans la Revue hebdomadaire. La lettre que nous donnons ci-dessous d’après la copie autographe de la collection privée Claude de Flers a-t-elle été publiée dans la presse italienne ou française ? Nous n’en avons pas trouvé trace, et la formule finale relève bien d’une correspondance privée. Il n’est pourtant pas impossible qu’elle ait été publiée au cours de ce débat international, l’adaptation d’un classique italien par un maître du théâtre français à l’usage d’un monstre sacré de la scène anglaise… Quoi qu’il en soit, nous y voyons un Sardou campant résolument sur ses positions, sans aucune diplomatie.
- Thème CLIL : 3622 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Théâtre
- ISBN : 978-2-8124-5052-5
- EAN : 9782812450525
- ISSN : 2261-575X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5052-5.p.0021
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/05/2017
- Langue : Français