Préface
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Discours académiques. L'éloquence solennelle à l’université entre scolastique et humanisme
- Auteur : Verger (Jacques)
- Pages : 7 à 11
- Collection : Rencontres, n° 438
- Série : Histoire, n° 7
Article de collectif : 1/19 Suivant
Préface
Depuis quelques décennies, l’histoire des universités est à la mode. Je ne m’en plaindrai pas. Ayant commencé à travailler moi-même dans ce domaine lorsqu’il n’était encore que le pré carré de quelques érudits qui peinaient à rattacher leurs interrogations aux lignes de force – sociales, politiques, religieuses, culturelles – de l’histoire générale, je me réjouis de voir aujourd’hui l’histoire universitaire élargir sans cesse son champ chronologique et géographique bien au-delà de son berceau médiéval initial et surtout ouvrir ses curiosités à de nouvelles sources et de nouveaux problèmes : il ne s’agit plus seulement des institutions mais aussi des hommes, il ne s’agit plus seulement des grandes doctrines mais aussi des enseignements de tous les jours dans leur diversité concrète, il ne s’agit plus seulement du petit monde clos des écoles et des collèges, mais de tous les liens qui les unissaient à la société qui les entourait et aux pouvoirs qui structuraient celle-ci. Les approches se sont donc multipliées et en particulier, ces dernières années, celles qui se situent précisément à l’entrecroisement de ces curiosités diverses. Au point de convergence de l’intellectuel et du social, du culturel et du politique, de jeunes historiens, stimulés par les recherches de l’anthropologie historique, de la sociologie des savoirs et de la linguistique de l’argumentation, abordent désormais l’histoire des anciennes universités à travers l’analyse de l’imaginaire social, des rituels, des représentations et des discours de soi que permet une nouvelle grille de lecture de documents et d’images parfois connus de longue date, parfois inédits, mais jamais encore soumis à ce type de questionnaires.
C’est dans cette perspective historiographique très neuve que s’inscrit le volume qu’on va lire, regroupant une douzaine d’études originales réunies par les soins de Clémence Revest.
La simple lecture du titre – Discours académiques. L’éloquence solennelle à l’université entre scolastique et humanisme – suggère immédiatement deux réflexions. On conçoit que la matière doit être abondante, même si elle 8est dispersée, éparpillée en une multitude de manuscrits ou d’imprimés, souvent anonymes, mal datés ou mal localisés mais, en même temps, on peut craindre que cette masse même ne soit rebutante, car on l’imagine ampoulée et impersonnelle, banale et répétitive, truffée de citations convenues et de lieux communs, recherchant le consensus et non pas le débat.
Mais s’en tenir à cette première réaction négative n’est plus de mise pour l’historien d’aujourd’hui. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de se dire que, dans la masse, il doit bien y avoir quelques œuvres moins impersonnelles, quelques auteurs moins enclins au conformisme. En fait, c’est cette masse même qu’il faut affronter comme telle et qui fait sens, par sa seule existence et sa survie documentaire, somme toute non négligeable.
Si les discours académiques ont été si nombreux dans les anciennes universités et si on a souvent éprouvé le besoin d’en conserver le texte, c’est que, quoi que nous pensions aujourd’hui de leur contenu, ils répondaient à un besoin des hommes de ce temps, disons mieux, qu’ils étaient partie prenante du fonctionnement régulier de l’institution universitaire, quelle que fut la faculté considérée. Il n’y avait là ni improvisation, ni imprévu. Les circonstances dans lesquelles étaient prononcés ces discours d’apparat – rentrées solennelles des universités, principia des cours, promotions des nouveaux licenciés ou docteurs, leçons inaugurales, ambassades auprès du prince ou réceptions de celui-ci par l’université – étaient toujours les mêmes, ils s’inscrivaient dans le calendrier normal de l’année académique et se tenaient dans les lieux habituellement réservés aux fêtes et célébrations universitaires. Bref, on est ici dans l’ordre du rituel et de la mise en scène et l’auditoire de ces discours était acquis d’avance à leur rhétorique conventionnelle et à leur contenu prévisible.
Mais ce que retient l’historien, c’est la nécessité même de ce rituel, c’est la valeur performative de cette parole publique destinée à souder une identité collective où se reconnaissaient aussi bien celui qui l’énonçait que ceux qui l’écoutaient. La mise en évidence de cette fonction identitaire – que revêtaient aussi d’autres manifestations de l’existence universitaire : habitus sociaux, célébrations religieuses, serments – est un des apports essentiels de l’étude des discours solennels qui ponctuaient la vie des studia generalia du Moyen Âge et de la Renaissance.
9Mais on ne saurait malgré tout se borner à cette vision purement extérieure des choses et tenir pour négligeables la personne même des orateurs et le contenu de leurs discours. Qui était autorisé à prendre la parole publiquement dans les anciennes universités et pour dire quoi ?
L’accès à la parole publique était contrôlé mais cependant, en fonction évidemment des circonstances, des époques et des lieux considérés, largement ouvert. Maîtres ou étudiants avancés élus recteurs de l’université, professeurs ordinaires inaugurant leurs lectures de l’année, nouveaux gradués ou docteurs présentant ou félicitant leurs anciens étudiants, chanceliers accueillant la promotion des licenciés de l’année, tous pouvaient y être appelés. Certains étaient particulièrement familiers de ces exercices d’éloquence académique : théologiens parfois, mais plus souvent juristes ou professeurs de philosophie et de rhétorique ; certains s’en faisaient une véritable spécialité et ont laissé d’importants recueils de leurs prestations oratoires.
Quant au contenu de celles-ci, malgré leur caractère stéréotypé et l’importance des emprunts faits à des modèles préexistants, il apparaît à une lecture attentive que ces discours ne sont pas totalement dépourvus d’originalité et surtout que leur intérêt historique ne se limite pas à la fonction consensuelle et cérémonielle que j’ai indiquée plus haut. Que peuvent donc nous apprendre ces textes, « d’apparat » peut-être mais soigneusement composés et rédigés ?
Le lecteur le découvrira au fil des nombreux exemples analysés dans ce livre et des abondantes traductions qui sont données de certains. Je n’indique ici que quelques pistes, parmi d’autres.
Certains discours, qui ont pour objet l’éloge des disciplines, permettent de se faire une idée de l’organisation des enseignements. D’autres insistent sur la valeur sociale, parfois assimilée à la noblesse, des diplômes et illustrent la place revendiquée dans la société du temps par les gradués et les docteurs. Mais le plus intéressant est sans doute d’identifier le modèle culturel et rhétorique auquel cherchaient à se conformer les orateurs, la place respective des citations scripturaires et des références classiques, la construction même du discours épidictique, quel qu’en fut l’objet.
Comme le montre bien ce volume, le « discours officiel » a toujours eu sa place dans la vie universitaire, depuis les origines mêmes de l’institution, au xiiie siècle, et s’est rapidement constitué en un genre spécifique dont les statuts ont délimité le champ d’application, même si 10les frontières qui le séparent d’autres performances orales – l’accessus ad auctores, la « détermination », le sermon – sont parfois un peu poreuses. Cette place n’a cessé de se développer par la suite avec la complexification croissante des rituels universitaires. Au prix de métamorphoses multiples, l’éloquence universitaire a traversé les siècles et est bien vivante encore de nos jours.
Certes, le présent volume ne pouvait prétendre parcourir tout cet arc chronologique. S’il fait largement sa place aux pratiques oratoires des universités médiévales, celles des xiiie et xive siècles, liées en particulier aux rituels de promotion doctorale et aux leçons inaugurales, il a malgré tout un noyau dur, qui fait sa force et son unité et qui correspond en effet à un tournant décisif dans l’histoire de la rhétorique universitaire, c’est le Quattrocento italien, de Padoue à Sienne, de Pavie à Rome. Le moteur de ce tournant a évidemment été l’humanisme : les discours officiels ont été à la fois bien souvent les premiers à en recevoir l’empreinte, selon le modèle précocement élaboré par Gasparino Barzizza, et les marqueurs les plus évidents d’une pénétration plus profonde qui a affecté tout l’enseignement universitaire, dans toutes les disciplines, désormais confrontées aux cadres imposés par les studia humanitatis triomphants et à l’invasion des références hellénisantes et classicisantes.
Le Quattrocento italien inaugure incontestablement un âge d’or de l’éloquence universitaire qui s’étendra bientôt au-delà des Alpes. Malgré les risques de sclérose que ce succès même impliquait, ce modèle oratoire était désormais disponible pour s’ouvrir à des accents nouveaux, ceux de la langue vernaculaire par exemple, comme le suggèrent les ultimes contributions de ce volume.
Tout en nous offrant une magnifique gerbe d’études originales et parfaitement documentées sur la rhétorique universitaire médiévale et renaissante, c’est donc à la poursuite de l’enquête vers la totalité de l’époque moderne et contemporaine que nous invitent les auteurs de ce livre, dans l’esprit même qui les a animés, celui de la recherche de sources inédites ou mal connues, celui aussi de la réinsertion de l’histoire des universités dans celle de courants culturels (et aussi politiques et religieux) comme l’humanisme qui les dépassent tout en les transformant de l’intérieur. Il me plaît donc pour terminer de remercier Clémence Revest et ses collègues d’avoir réuni dans les pages qui suivent ces études novatrices qui constituent une contribution majeure à cette grande 11histoire de l’art de la parole et de la communication orale, si importantes dans l’évolution des sociétés occidentales, à laquelle des travaux divers, relevant de différentes disciplines et de différentes époques, donnent forme aujourd’hui.
Jacques Verger
Institut, Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres
- Thème CLIL : 3387 -- HISTOIRE -- Renaissance
- ISBN : 978-2-406-09696-2
- EAN : 9782406096962
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09696-2.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/04/2020
- Langue : Français