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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Depuis quelques décennies, lhistoire des universités est à la mode. Je ne men plaindrai pas. Ayant commencé à travailler moi-même dans ce domaine lorsquil nétait encore que le pré carré de quelques érudits qui peinaient à rattacher leurs interrogations aux lignes de force – sociales, politiques, religieuses, culturelles – de lhistoire générale, je me réjouis de voir aujourdhui lhistoire universitaire élargir sans cesse son champ chronologique et géographique bien au-delà de son berceau médiéval initial et surtout ouvrir ses curiosités à de nouvelles sources et de nouveaux problèmes : il ne sagit plus seulement des institutions mais aussi des hommes, il ne sagit plus seulement des grandes doctrines mais aussi des enseignements de tous les jours dans leur diversité concrète, il ne sagit plus seulement du petit monde clos des écoles et des collèges, mais de tous les liens qui les unissaient à la société qui les entourait et aux pouvoirs qui structuraient celle-ci. Les approches se sont donc multipliées et en particulier, ces dernières années, celles qui se situent précisément à lentrecroisement de ces curiosités diverses. Au point de convergence de lintellectuel et du social, du culturel et du politique, de jeunes historiens, stimulés par les recherches de lanthropologie historique, de la sociologie des savoirs et de la linguistique de largumentation, abordent désormais lhistoire des anciennes universités à travers lanalyse de limaginaire social, des rituels, des représentations et des discours de soi que permet une nouvelle grille de lecture de documents et dimages parfois connus de longue date, parfois inédits, mais jamais encore soumis à ce type de questionnaires.

Cest dans cette perspective historiographique très neuve que sinscrit le volume quon va lire, regroupant une douzaine détudes originales réunies par les soins de Clémence Revest.

La simple lecture du titre – Discours académiques. Léloquence solennelle à luniversité entre scolastique et humanisme – suggère immédiatement deux réflexions. On conçoit que la matière doit être abondante, même si elle 8est dispersée, éparpillée en une multitude de manuscrits ou dimprimés, souvent anonymes, mal datés ou mal localisés mais, en même temps, on peut craindre que cette masse même ne soit rebutante, car on limagine ampoulée et impersonnelle, banale et répétitive, truffée de citations convenues et de lieux communs, recherchant le consensus et non pas le débat.

Mais sen tenir à cette première réaction négative nest plus de mise pour lhistorien daujourdhui. Il ne sagit dailleurs pas seulement de se dire que, dans la masse, il doit bien y avoir quelques œuvres moins impersonnelles, quelques auteurs moins enclins au conformisme. En fait, cest cette masse même quil faut affronter comme telle et qui fait sens, par sa seule existence et sa survie documentaire, somme toute non négligeable.

Si les discours académiques ont été si nombreux dans les anciennes universités et si on a souvent éprouvé le besoin den conserver le texte, cest que, quoi que nous pensions aujourdhui de leur contenu, ils répondaient à un besoin des hommes de ce temps, disons mieux, quils étaient partie prenante du fonctionnement régulier de linstitution universitaire, quelle que fut la faculté considérée. Il ny avait là ni improvisation, ni imprévu. Les circonstances dans lesquelles étaient prononcés ces discours dapparat – rentrées solennelles des universités, principia des cours, promotions des nouveaux licenciés ou docteurs, leçons inaugurales, ambassades auprès du prince ou réceptions de celui-ci par luniversité – étaient toujours les mêmes, ils sinscrivaient dans le calendrier normal de lannée académique et se tenaient dans les lieux habituellement réservés aux fêtes et célébrations universitaires. Bref, on est ici dans lordre du rituel et de la mise en scène et lauditoire de ces discours était acquis davance à leur rhétorique conventionnelle et à leur contenu prévisible.

Mais ce que retient lhistorien, cest la nécessité même de ce rituel, cest la valeur performative de cette parole publique destinée à souder une identité collective où se reconnaissaient aussi bien celui qui lénonçait que ceux qui lécoutaient. La mise en évidence de cette fonction identitaire – que revêtaient aussi dautres manifestations de lexistence universitaire : habitus sociaux, célébrations religieuses, serments – est un des apports essentiels de létude des discours solennels qui ponctuaient la vie des studia generalia du Moyen Âge et de la Renaissance.

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Mais on ne saurait malgré tout se borner à cette vision purement extérieure des choses et tenir pour négligeables la personne même des orateurs et le contenu de leurs discours. Qui était autorisé à prendre la parole publiquement dans les anciennes universités et pour dire quoi ?

Laccès à la parole publique était contrôlé mais cependant, en fonction évidemment des circonstances, des époques et des lieux considérés, largement ouvert. Maîtres ou étudiants avancés élus recteurs de luniversité, professeurs ordinaires inaugurant leurs lectures de lannée, nouveaux gradués ou docteurs présentant ou félicitant leurs anciens étudiants, chanceliers accueillant la promotion des licenciés de lannée, tous pouvaient y être appelés. Certains étaient particulièrement familiers de ces exercices déloquence académique : théologiens parfois, mais plus souvent juristes ou professeurs de philosophie et de rhétorique ; certains sen faisaient une véritable spécialité et ont laissé dimportants recueils de leurs prestations oratoires.

Quant au contenu de celles-ci, malgré leur caractère stéréotypé et limportance des emprunts faits à des modèles préexistants, il apparaît à une lecture attentive que ces discours ne sont pas totalement dépourvus doriginalité et surtout que leur intérêt historique ne se limite pas à la fonction consensuelle et cérémonielle que jai indiquée plus haut. Que peuvent donc nous apprendre ces textes, « dapparat » peut-être mais soigneusement composés et rédigés ?

Le lecteur le découvrira au fil des nombreux exemples analysés dans ce livre et des abondantes traductions qui sont données de certains. Je nindique ici que quelques pistes, parmi dautres.

Certains discours, qui ont pour objet léloge des disciplines, permettent de se faire une idée de lorganisation des enseignements. Dautres insistent sur la valeur sociale, parfois assimilée à la noblesse, des diplômes et illustrent la place revendiquée dans la société du temps par les gradués et les docteurs. Mais le plus intéressant est sans doute didentifier le modèle culturel et rhétorique auquel cherchaient à se conformer les orateurs, la place respective des citations scripturaires et des références classiques, la construction même du discours épidictique, quel quen fut lobjet.

Comme le montre bien ce volume, le « discours officiel » a toujours eu sa place dans la vie universitaire, depuis les origines mêmes de linstitution, au xiiie siècle, et sest rapidement constitué en un genre spécifique dont les statuts ont délimité le champ dapplication, même si 10les frontières qui le séparent dautres performances orales – laccessus ad auctores, la « détermination », le sermon – sont parfois un peu poreuses. Cette place na cessé de se développer par la suite avec la complexification croissante des rituels universitaires. Au prix de métamorphoses multiples, léloquence universitaire a traversé les siècles et est bien vivante encore de nos jours.

Certes, le présent volume ne pouvait prétendre parcourir tout cet arc chronologique. Sil fait largement sa place aux pratiques oratoires des universités médiévales, celles des xiiie et xive siècles, liées en particulier aux rituels de promotion doctorale et aux leçons inaugurales, il a malgré tout un noyau dur, qui fait sa force et son unité et qui correspond en effet à un tournant décisif dans lhistoire de la rhétorique universitaire, cest le Quattrocento italien, de Padoue à Sienne, de Pavie à Rome. Le moteur de ce tournant a évidemment été lhumanisme : les discours officiels ont été à la fois bien souvent les premiers à en recevoir lempreinte, selon le modèle précocement élaboré par Gasparino Barzizza, et les marqueurs les plus évidents dune pénétration plus profonde qui a affecté tout lenseignement universitaire, dans toutes les disciplines, désormais confrontées aux cadres imposés par les studia humanitatis triomphants et à linvasion des références hellénisantes et classicisantes.

Le Quattrocento italien inaugure incontestablement un âge dor de léloquence universitaire qui sétendra bientôt au-delà des Alpes. Malgré les risques de sclérose que ce succès même impliquait, ce modèle oratoire était désormais disponible pour souvrir à des accents nouveaux, ceux de la langue vernaculaire par exemple, comme le suggèrent les ultimes contributions de ce volume.

Tout en nous offrant une magnifique gerbe détudes originales et parfaitement documentées sur la rhétorique universitaire médiévale et renaissante, cest donc à la poursuite de lenquête vers la totalité de lépoque moderne et contemporaine que nous invitent les auteurs de ce livre, dans lesprit même qui les a animés, celui de la recherche de sources inédites ou mal connues, celui aussi de la réinsertion de lhistoire des universités dans celle de courants culturels (et aussi politiques et religieux) comme lhumanisme qui les dépassent tout en les transformant de lintérieur. Il me plaît donc pour terminer de remercier Clémence Revest et ses collègues davoir réuni dans les pages qui suivent ces études novatrices qui constituent une contribution majeure à cette grande 11histoire de lart de la parole et de la communication orale, si importantes dans lévolution des sociétés occidentales, à laquelle des travaux divers, relevant de différentes disciplines et de différentes époques, donnent forme aujourdhui.

Jacques Verger

Institut, Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres