Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Dictionnaire Goldoni
- Pages: 7 to 11
- Collection: Dictionaries and Summaries, n° 13
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Préface
À propos de Carlo Goldoni :
trois metteurs en scène français témoignent
« Un compagnon de vie »
par Jacques Lassalle1
Goldoni, vous dit-on, n’est pas Sophocle, Shakespeare ou Molière. On ne saurait le compter dans le club si fermé des dramaturges universels. Aux yeux de beaucoup, il reste ce qu’il était en son temps pour Diderot et la majorité de ses contemporains : un écrivain à gages, le scribe, en une langue relâchée, métissée de régionalismes, d’une avalanche de pièces, empruntées au répertoire de la commedia dell’arte, mais arrachées, in extremis, aux aléas, aux schématismes, aux trop criantes vulgarités de l’improvisation à canevas. Il en va souvent ainsi des réputations en France : d’une œuvre aussi novatrice, multiple, inépuisable et riche d’influences que celle que Goldoni édifia, on fait une péripétie de coulisses, une simple curiosité littéraire. Elle se limiterait à un catalogue de situations plaisantes et à quelques jolis rôles de femme. Trop aimable pour être profonde, trop féconde pour être rare, trop jouée pour être lue, tout au plus pourrait-elle ajouter quelque chose aux raisons que l’on a de se rendre à Venise.
Il n’est pas deux pièces de Goldoni, sur les quelque cent trente qu’il a pu écrire, qui autorisent le même traitement scénique. Son théâtre ne « bégaie » jamais. Les sujets, les situations, les milieux considérés, les modes de composition, les types de prose ou de versification adoptés, la complexité intérieure des figures, la diversité des points de vue attestent d’une pensée et d’une manière en incessante évolution. Sept fois déjà j’ai porté à la scène une pièce de Goldoni. Chaque fois j’ai eu à tout reconsidérer ou presque de chacune de mes précédentes expériences. Et 8si, comme je le souhaite ardemment, une nouvelle occasion m’est donnée de revenir à Goldoni – comment affronter la prochaine décennie sans lui ? – je sais déjà qu’il en ira de même.
C’est que son théâtre n’en finit pas d’éprouver et de capter la réalité toujours mouvante du monde où, hier, il s’est écrit et, aujourd’hui, il se représente. Goldoni n’a jamais cessé de faire « avec ».
Mettre en scène une pièce de Goldoni, c’est, chaque fois, envisager un nouveau mode de questionnement au monde et, partant, à l’art du théâtre. C’est, chaque fois, s’inscrire dans la familière étrangeté d’une œuvre qui se pétrifie dès qu’on la veut trop homogène, et, a contrario, se dérobe dès qu’on perd de vue les principes d’unité qui la commandent. Se reconnaître goldonien, c’est, en définitive, s’avancer, sans préjugé ni esprit de système, dans l’amicalité d’une distance préservée, à la découverte de notre compliquée et calamiteuse et changeante et jubilante condition. Il n’est pas de précédent qui vaille recette. Mettre en scène Goldoni c’est, dans l’inconnu du connu, consentir une nouvelle naissance, de vie autant que de théâtre, là où l’on n’avait imaginé que rassurantes retrouvailles.
« Je suis né au théâtre avec Goldoni »
par Jean-Claude Berutti2
Le texte goldonien est d’apparence si simple et, pourtant, qu’il est délicat à manier !
C’est dans l’organisation des répliques, le tempo du dialogue, la mesure des silences qu’on peut l’apprivoiser. Comment la phrase met le corps en jeu, voilà la question essentielle que je ne cesse de me poser. C’est avec Goldoni que j’ai appris à y trouver des réponses et c’est toujours vers lui que je reviens lorsqu’il me semble que mon oreille flanche.
Je suis convaincu aujourd’hui que cet art, Goldoni l’apprend de Molière – et je dirais même du dernier Molière –, mais là où se différencie son génie, c’est qu’il applique l’observation du caractère comique à tous ses personnages, et qu’étant donné les conditions, à lui imposées par le travail de troupe, il s’ingénie à mêler au « caractère » de ses 9personnages certains traits du comédien auquel il le destine. Curieuse mise en abîme de l’idée même de personnage, mais poétique réfléchie et assumée. Cette poétique n’est jamais donnée telle quelle au lecteur d’aujourd’hui, il faut la chercher comme un trésor dans le sable. Cette quête m’a appris à penser poétiquement toute représentation théâtrale.
Rien de plus déconcertant que de s’atteler à Goldoni en croyant le connaître. Vous devez oublier vos certitudes esthétiques, votre savoir-faire, et vous laisser guider là où sa propre expérimentation du moment vous mènera. Et celle-ci, chez notre auteur à gages, est fonction des comédiens qu’il avait à sa disposition, du temps que lui laisse le directeur de la troupe, de l’humeur des actrices et surtout de son propre état d’esprit. Même si vous savez tout cela, même si les chercheurs vous ont aidé à le dénicher, il n’y a qu’au détour d’une phrase, d’une intonation que vous le découvrirez.
Oui, le public aime Goldoni et cette affection ne se dément pas. Mais en France, les « gens de théâtre » aiment-ils vraiment le plus français des écrivains italiens ? C’est comme si le long travail de défrichage mené par les artistes et les chercheurs depuis un demi-siècle n’arrivait pas à révéler un nouveau Goldoni. Vous entendez toujours parler des dix mêmes comédies, analysées à partir des mêmes poncifs, présentées sous des ciels la plupart du temps plus napolitains que vénitiens avec un pittoresque visuel éculé. Les clichés goldoniens ont la vie dure : la bonne humeur, le soleil, les petits métiers, la bonté du prolétariat, la curiosité des femmes, le vice des hommes et j’en passe.
Le théâtre français a décidément de la peine avec la sensibilité de la seconde moitié du xviiie siècle : ça risquerait de devenir larmoyant et ça ne serait plus comique ! Allons donc. Goldoni préfigure souvent Diderot, pour ne pas dire Musset. N’oublions pas que Stendhal fut le premier à se lancer (dans la nuit qui suivit sa découverte de la pièce sur scène) dans la traduction des Amours de Zelinda et Lindoro. Le risque à prendre du côté du sérieux et des « larmes » vaut la peine d’être pris, à condition de ne cesser de jouer du constant basculement de celles-ci avec le rire. Tout le travail de conviction du metteur en scène consiste à faire découvrir aux comédiens quel plaisir il y a à se laisser surprendre par sa propre émotion, celle qui atteindra le moment venu le spectateur et le prendra au dépourvu. Continuons le combat, donc, en faisant découvrir le génie goldonien à une jeune génération de comédiens et de metteurs en scène.
10« Ne pas vieillir, mais grandir avec lui »
par Henri Dalem3
Ma vraie rencontre avec Goldoni remonte à mars 1998, lors des représentations d’Arlecchino à l’Odéon, quelques semaines après la mort de Strehler. Je ne parlais pas un mot d’italien, a fortiori pas un mot de vénitien ; je me rappelle pourtant avec précision cette représentation dont il m’avait semblé tout comprendre. Je m’en souviens non seulement comme d’un des plus beaux spectacles que j’aie vus, mais surtout comme de l’un de ceux qui me poussent aujourd’hui à faire du théâtre. Quitte à verser dans le cliché, la suite de mon expérience goldonienne se déroule à Venise l’été suivant. J’avais emporté La Locandiera et Les Rustres pour m’aventurer plus avant dans l’œuvre de cet auteur qui m’avait tant ébloui quelques mois plus tôt. Ce fut un choc : je me revois au bord des larmes, à la fin de La Locandiera, frappé par l’incroyable variété des émotions que Goldoni savait produire.
Un thème n’est pas un objet de théâtre ; c’est celui d’un essai. J’avais mal compris la référence au théâtre et au monde. Le monde n’est pas un thème. Goldoni ne traite pas des hommes, de la société, du vivant, du réel (termes qu’on ne saurait attendre sous sa plume). Il montre un espace. En traversant la pièce, les personnages traversent un espace qui va les modifier. J’entends « espace » au sens le plus large du terme : un avare fastueux, un bourru bienfaisant ou une femme fantasque sont des espaces. Ces pièces traitent du lieu où vivent ces gens, de la manière dont leur espace fonctionne et modifie ceux qui partagent leur espace. C’est là, me semble-t-il, une grande différence entre Goldoni et Molière : Le Misanthrope est une étude de caractère qui diffère complètement de la définition que je viens d’avancer. De ce point de vue spatial, il me semble que La comédie humaine de Balzac est le seul projet littéraire auquel on puisse comparer le corpus des pièces de Goldoni, tant en termes de quantité que de visée encyclopédique. Plus que d’une encyclopédie, je parlerais volontiers, pour Goldoni, d’une cartographie, d’un atlas du vivant. Une telle dimension s’avère fascinante pour les gens de théâtre.
11Cette confiance dans la peinture des hommes permet au théâtre comique de ne jamais devenir totalitaire, j’entends par là un théâtre qui ne donnerait pas sa chance à tous, qui éliminerait, d’emblée, par le rire, certains personnages, certaines postures, certaines paroles. Faire rire le public porte à conséquence. C’est pourquoi je suis souvent désolé de voir les pièces de Goldoni montées dans une univocité burlesque que certains spectateurs s’étonnent de ne pas retrouver dans mon traitement de ses textes.
Pourquoi m’emparer de cette géographie humaine vieille de plus de deux siècles ? Je l’ai d’abord fait parce qu’il y a fort à parier sur des permanences, et que la mise en scène est justement l’art de les dévoiler. Mais, plus encore, je suis un adepte du détour, un adversaire du documentaire. Je pense qu’en montrant le « monde » sans recul, tel qu’il est, et sans « théâtre », on ne fait que flatter le voyeurisme du public et son insensibilité. Il faut bien plus, il faut de la culture et du détour pour amener les spectateurs à ouvrir les yeux, à réfléchir. Or le détour goldonien n’est pas seulement dans le temps qui nous sépare de plus en plus de lui. Il est dans la poésie de sa dramaturgie, dans l’humanité de sa peinture. Je me reconnais dans cette pratique et dans cette éthique du plateau.
1 Extrait de Des metteurs en scène français face au théâtre de Goldoni, in Carlo Goldoni, numéro spécial de Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, 2012, p. 66-74.
2 Extrait de Des metteurs en scène français face au théâtre de Goldoni, in Carlo Goldoni, numéro spécial de Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, 2012, p. 75-79.
3 Extrait de la table ronde À propos des mises en scène « goldoniennes » en France depuis le bicentenaire de 1993, in Carlo Goldoni et la France : un dialogue dramaturgique de la modernité, II, Revue des Études Italiennes, 2007, p. 215-221.
- CLIL theme: 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN: 978-2-406-08381-8
- EAN: 9782406083818
- ISSN: 2261-5938
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08381-8.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-07-2019
- Language: French