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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Dictionnaire Goldoni
  • Pages : 7 à 11
  • Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 13
  • Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
  • EAN : 9782406083818
  • ISBN : 978-2-406-08381-8
  • ISSN : 2261-5938
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08381-8.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 07/05/2019
  • Langue : Français
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Préface

À propos de Carlo Goldoni :
trois metteurs en scène français témoignent

« Un compagnon de vie »
par Jacques Lassalle1

Goldoni, vous dit-on, nest pas Sophocle, Shakespeare ou Molière. On ne saurait le compter dans le club si fermé des dramaturges universels. Aux yeux de beaucoup, il reste ce quil était en son temps pour Diderot et la majorité de ses contemporains : un écrivain à gages, le scribe, en une langue relâchée, métissée de régionalismes, dune avalanche de pièces, empruntées au répertoire de la commedia dellarte, mais arrachées, in extremis, aux aléas, aux schématismes, aux trop criantes vulgarités de limprovisation à canevas. Il en va souvent ainsi des réputations en France : dune œuvre aussi novatrice, multiple, inépuisable et riche dinfluences que celle que Goldoni édifia, on fait une péripétie de coulisses, une simple curiosité littéraire. Elle se limiterait à un catalogue de situations plaisantes et à quelques jolis rôles de femme. Trop aimable pour être profonde, trop féconde pour être rare, trop jouée pour être lue, tout au plus pourrait-elle ajouter quelque chose aux raisons que lon a de se rendre à Venise.

Il nest pas deux pièces de Goldoni, sur les quelque cent trente quil a pu écrire, qui autorisent le même traitement scénique. Son théâtre ne « bégaie » jamais. Les sujets, les situations, les milieux considérés, les modes de composition, les types de prose ou de versification adoptés, la complexité intérieure des figures, la diversité des points de vue attestent dune pensée et dune manière en incessante évolution. Sept fois déjà jai porté à la scène une pièce de Goldoni. Chaque fois jai eu à tout reconsidérer ou presque de chacune de mes précédentes expériences. Et 8si, comme je le souhaite ardemment, une nouvelle occasion mest donnée de revenir à Goldoni – comment affronter la prochaine décennie sans lui ? – je sais déjà quil en ira de même.

Cest que son théâtre nen finit pas déprouver et de capter la réalité toujours mouvante du monde où, hier, il sest écrit et, aujourdhui, il se représente. Goldoni na jamais cessé de faire « avec ».

Mettre en scène une pièce de Goldoni, cest, chaque fois, envisager un nouveau mode de questionnement au monde et, partant, à lart du théâtre. Cest, chaque fois, sinscrire dans la familière étrangeté dune œuvre qui se pétrifie dès quon la veut trop homogène, et, a contrario, se dérobe dès quon perd de vue les principes dunité qui la commandent. Se reconnaître goldonien, cest, en définitive, savancer, sans préjugé ni esprit de système, dans lamicalité dune distance préservée, à la découverte de notre compliquée et calamiteuse et changeante et jubilante condition. Il nest pas de précédent qui vaille recette. Mettre en scène Goldoni cest, dans linconnu du connu, consentir une nouvelle naissance, de vie autant que de théâtre, là où lon navait imaginé que rassurantes retrouvailles.

« Je suis né au théâtre avec Goldoni »
par Jean-Claude Berutti2

Le texte goldonien est dapparence si simple et, pourtant, quil est délicat à manier !

Cest dans lorganisation des répliques, le tempo du dialogue, la mesure des silences quon peut lapprivoiser. Comment la phrase met le corps en jeu, voilà la question essentielle que je ne cesse de me poser. Cest avec Goldoni que jai appris à y trouver des réponses et cest toujours vers lui que je reviens lorsquil me semble que mon oreille flanche.

Je suis convaincu aujourdhui que cet art, Goldoni lapprend de Molière – et je dirais même du dernier Molière –, mais là où se différencie son génie, cest quil applique lobservation du caractère comique à tous ses personnages, et quétant donné les conditions, à lui imposées par le travail de troupe, il singénie à mêler au « caractère » de ses 9personnages certains traits du comédien auquel il le destine. Curieuse mise en abîme de lidée même de personnage, mais poétique réfléchie et assumée. Cette poétique nest jamais donnée telle quelle au lecteur daujourdhui, il faut la chercher comme un trésor dans le sable. Cette quête ma appris à penser poétiquement toute représentation théâtrale.

Rien de plus déconcertant que de satteler à Goldoni en croyant le connaître. Vous devez oublier vos certitudes esthétiques, votre savoir-faire, et vous laisser guider là où sa propre expérimentation du moment vous mènera. Et celle-ci, chez notre auteur à gages, est fonction des comédiens quil avait à sa disposition, du temps que lui laisse le directeur de la troupe, de lhumeur des actrices et surtout de son propre état desprit. Même si vous savez tout cela, même si les chercheurs vous ont aidé à le dénicher, il ny a quau détour dune phrase, dune intonation que vous le découvrirez.

Oui, le public aime Goldoni et cette affection ne se dément pas. Mais en France, les « gens de théâtre » aiment-ils vraiment le plus français des écrivains italiens ? Cest comme si le long travail de défrichage mené par les artistes et les chercheurs depuis un demi-siècle narrivait pas à révéler un nouveau Goldoni. Vous entendez toujours parler des dix mêmes comédies, analysées à partir des mêmes poncifs, présentées sous des ciels la plupart du temps plus napolitains que vénitiens avec un pittoresque visuel éculé. Les clichés goldoniens ont la vie dure : la bonne humeur, le soleil, les petits métiers, la bonté du prolétariat, la curiosité des femmes, le vice des hommes et jen passe.

Le théâtre français a décidément de la peine avec la sensibilité de la seconde moitié du xviiie siècle : ça risquerait de devenir larmoyant et ça ne serait plus comique ! Allons donc. Goldoni préfigure souvent Diderot, pour ne pas dire Musset. Noublions pas que Stendhal fut le premier à se lancer (dans la nuit qui suivit sa découverte de la pièce sur scène) dans la traduction des Amours de Zelinda et Lindoro. Le risque à prendre du côté du sérieux et des « larmes » vaut la peine dêtre pris, à condition de ne cesser de jouer du constant basculement de celles-ci avec le rire. Tout le travail de conviction du metteur en scène consiste à faire découvrir aux comédiens quel plaisir il y a à se laisser surprendre par sa propre émotion, celle qui atteindra le moment venu le spectateur et le prendra au dépourvu. Continuons le combat, donc, en faisant découvrir le génie goldonien à une jeune génération de comédiens et de metteurs en scène.

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« Ne pas vieillir, mais grandir avec lui »
par Henri Dalem3

Ma vraie rencontre avec Goldoni remonte à mars 1998, lors des représentations dArlecchino à lOdéon, quelques semaines après la mort de Strehler. Je ne parlais pas un mot ditalien, a fortiori pas un mot de vénitien ; je me rappelle pourtant avec précision cette représentation dont il mavait semblé tout comprendre. Je men souviens non seulement comme dun des plus beaux spectacles que jaie vus, mais surtout comme de lun de ceux qui me poussent aujourdhui à faire du théâtre. Quitte à verser dans le cliché, la suite de mon expérience goldonienne se déroule à Venise lété suivant. Javais emporté La Locandiera et Les Rustres pour maventurer plus avant dans lœuvre de cet auteur qui mavait tant ébloui quelques mois plus tôt. Ce fut un choc : je me revois au bord des larmes, à la fin de La Locandiera, frappé par lincroyable variété des émotions que Goldoni savait produire.

Un thème nest pas un objet de théâtre ; cest celui dun essai. Javais mal compris la référence au théâtre et au monde. Le monde nest pas un thème. Goldoni ne traite pas des hommes, de la société, du vivant, du réel (termes quon ne saurait attendre sous sa plume). Il montre un espace. En traversant la pièce, les personnages traversent un espace qui va les modifier. Jentends « espace » au sens le plus large du terme : un avare fastueux, un bourru bienfaisant ou une femme fantasque sont des espaces. Ces pièces traitent du lieu où vivent ces gens, de la manière dont leur espace fonctionne et modifie ceux qui partagent leur espace. Cest là, me semble-t-il, une grande différence entre Goldoni et Molière : Le Misanthrope est une étude de caractère qui diffère complètement de la définition que je viens davancer. De ce point de vue spatial, il me semble que La comédie humaine de Balzac est le seul projet littéraire auquel on puisse comparer le corpus des pièces de Goldoni, tant en termes de quantité que de visée encyclopédique. Plus que dune encyclopédie, je parlerais volontiers, pour Goldoni, dune cartographie, dun atlas du vivant. Une telle dimension savère fascinante pour les gens de théâtre.

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Cette confiance dans la peinture des hommes permet au théâtre comique de ne jamais devenir totalitaire, jentends par là un théâtre qui ne donnerait pas sa chance à tous, qui éliminerait, demblée, par le rire, certains personnages, certaines postures, certaines paroles. Faire rire le public porte à conséquence. Cest pourquoi je suis souvent désolé de voir les pièces de Goldoni montées dans une univocité burlesque que certains spectateurs sétonnent de ne pas retrouver dans mon traitement de ses textes.

Pourquoi memparer de cette géographie humaine vieille de plus de deux siècles ? Je lai dabord fait parce quil y a fort à parier sur des permanences, et que la mise en scène est justement lart de les dévoiler. Mais, plus encore, je suis un adepte du détour, un adversaire du documentaire. Je pense quen montrant le « monde » sans recul, tel quil est, et sans « théâtre », on ne fait que flatter le voyeurisme du public et son insensibilité. Il faut bien plus, il faut de la culture et du détour pour amener les spectateurs à ouvrir les yeux, à réfléchir. Or le détour goldonien nest pas seulement dans le temps qui nous sépare de plus en plus de lui. Il est dans la poésie de sa dramaturgie, dans lhumanité de sa peinture. Je me reconnais dans cette pratique et dans cette éthique du plateau.

1 Extrait de Des metteurs en scène français face au théâtre de Goldoni, in Carlo Goldoni, numéro spécial de Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, 2012, p. 66-74.

2 Extrait de Des metteurs en scène français face au théâtre de Goldoni, in Carlo Goldoni, numéro spécial de Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, 2012, p. 75-79.

3 Extrait de la table ronde À propos des mises en scène « goldoniennes » en France depuis le bicentenaire de 1993, in Carlo Goldoni et la France : un dialogue dramaturgique de la modernité, II, Revue des Études Italiennes, 2007, p. 215-221.