H
- Publication type: Book chapter
- Book: Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages: 143 to 147
- Collection: Dictionaries and Summaries, n° 27
H
Harmonie
L’harmonie, quand elle est une méthode de composition et un jugement esthétique en matière de poésie lyrique, relève de la métaphore musicale. En effet, le mot sert à désigner en musique la science des accords. Précisons que les musicologues ont coutume d’opposer la simultanéité de l’harmonie à la linéarité de la mélodie, avec des conflits possibles à la clef, comme celui qui s’éleva entre Jean-Philippe Rameau et Jean-Jacques Rousseau, vers le milieu du xviiie siècle. Cependant, la littérature tend à neutraliser ce débat en considérant l’harmonie et la mélodie d’un poème comme de quasi-synonymes.
Car la qualité lyrique d’un texte, qu’il soit en prose ou en vers, repose surtout sur ses capacités de suggestion auditive : le vers est carmen, charme pour l’oreille, sorcellerie sonore. Les lois de l’harmonie, en ce sens, appliquées au poème, doivent viser à produire un double effet de fluidité et d’euphonie. Au fil des siècles, d’innombrables traités de style et de métrique se sont chargés de répertorier les procédés qui permettent de produire cet effet agréable sur le lecteur. Le lyrique, assimilé par une longue tradition à un chant muet dans la langue, repose donc essentiellement sur cette notion d’harmonie, qui a pu servir de criterium pendant des siècles pour évaluer la réussite d’un poème. Jusqu’à la deuxième moitié du xixe siècle au moins, un poème plaît parce qu’il paraît harmonieux.
Cependant, la notion d’harmonie a un spectre beaucoup plus large, qui lui permet d’excéder de simples techniques d’écriture. C’est une véritable nébuleuse sémantique, qui noue entre elles les dimensions esthétique, politique et métaphysique. Dans l’Antiquité grecque, la notion d’harmonie véhicule une vision du monde : elle désigne l’art apollinien de la mesure et de la consonance qui règle l’ordre cosmique. Elle vise la clarté, réclame la proportion, le calme et l’équilibre. Désigne-t-elle pour autant un état de stabilité atteint, inchangeable ? La tradition présocratique, à travers les fragments héraclitéens, la décrit comme le résultat précaire d’une tension extrême entre les contraires. C’est pourquoi l’harmonie, qui de prime abord pourrait sembler un peu mièvre et amorphe, cache une guerre sans répit, ou en tous cas une énergétique constante qui fait d’elle un principe de vie. De plus, l’harmonie n’émane pas seulement d’instruments, lyre extérieure ou intériorisée. Elle désigne également la musique des sphères, qu’émettent les planètes dans une gravitation qu’on croirait silencieuse. De là, elle permet d’accéder au sens caché de l’univers et se relie à des théories occultes : le pythagorisme, par exemple, mobilise cette notion d’harmonie de façon centrale.
En outre, elle sert de paradigme à la pensée platonicienne du monde. Car elle règle non seulement les rapports des sons, mais aussi ceux des hommes
144entre eux. Elle devient alors la garante de l’organisation sociale, placée sous le signe de la concorde. Cette correspondance et ces transpositions ont des implications majeures. Car une dissonance, dans cette logique, n’est pas seulement désagréable à l’oreille : elle attente à l’ordre social ainsi qu’à l’ordre cosmique, comme le ferait une faute morale. L’histoire philosophique de la notion d’harmonie a ainsi des répercussions puissantes sur la poésie lyrique, dont elle est une composante matricielle. Car l’harmonie du vers participe à l’harmonie du monde, et réciproquement.
Dans le sillage des Harmonies de la nature d’un Bernardin de Saint-Pierre, la poétique d’Alphonse de Lamartine reflète, exemplairement, ces différents aspects intriqués de l’harmonie, dans la redéfinition du lyrique à laquelle il procède, à partir de 1820, au moment de l’émergence du romantisme en France. Car la poésie telle qu’il la pratique implique à la fois la recherche de l’euphonie la plus fluide, l’engagement du poète dans la vie de la cité et le rapport personnel au divin. Le mot harmonie se trouve mis en lumière dans le titre d’un de ses recueils paru en 1830, les Harmonies poétiques et religieuses. Dans ce livre conçu sur le modèle du psautier, l’harmonie, nouveau sous-genre poétique, est désignée comme la passeuse entre le poétique et le religieux. De même, le « Lac », dans les Méditations poétiques, décrit un lieu commun qui, par sa surface réfléchissante, met en miroir le terrestre et le céleste, le sentimental et le sacré. Selon Jean-Marie Gleize, « le bruit de tes bords par tes bords répétés » exhibe la forme-vers elle-même dans sa clôture et son effet d’écho : l’harmonie du vers, par son système allitératif, sa structure rythmique et son chiasme, devient ici mimétique de ce qu’est l’alexandrin, et de ce qu’il fait, par sa rétention et sa réfraction des sons. Portant la pensée de l’harmonie à son acmé, Alphonse de Lamartine attribue un rôle messianique au poète dans la vie publique : il se veut un « homme complet » et appelle de ses vœux le règne d’un lyrisme démocratique (voir Lyrisme de masse*). L’Orphée romantique n’est pas seulement le poète chanteur ; il se veut aussi législateur et civilisateur, indissociablement. Car la pensée de l’harmonie est par nature holistique : elle cherche à réunir les différents domaines en embrassant la totalité des expériences humaines. Une telle ambition est-elle vaine et anachronique, en un xixe siècle que scandent les séparations, et que l’ère de la spécialisation commence à fragmenter ? Est-elle incompatible avec la modernité ?
On peut constater qu’après une sorte d’âge d’or plus ou moins utopique au début du xixe siècle, la notion d’harmonie se craquèle et perd de sa crédibilité. Quand elle n’est pas source de nostalgie pour qui rêve à quelque unité perdue, elle devient objet de dérision. La critique est portée en particulier par une réaction antiromantique et antilyrique, qui met l’accent sur la retombée du chant, la fêlure, le morcellement du tout en un chaos vide de sens. Mais cette contestation est aussi interne au lyrique, dans ses expressions postérieures. C’est dans cette période que le vers revendique une allure boiteuse et sort du cadre fixé en recherchant la faute et la dissonance, chez un Paul Verlaine, qui ose l’oxymore de « l’accord discord », un Tristan Corbières ou un Jules Laforgue, entre autres. Le sujet lyrique* adopte la voix « criarde » d’un Charles Baudelaire dans « l’héautontimoroumenos » :
Ne suis-je pas un faux accord
Dans la divine symphonie,
Grâce à la vorace Ironie
Qui me secoue et qui me mord ?
Cette strophe sonne le glas d’un ancien monde et d’une ancienne modalité lyrique qui témoignaient de l’inscription du poète dans le cosmos. Il devient un 145« faux accord » qui ne peut plus que dissoner dans la musique des sphères, une sorte de paria placé désormais sous le signe mordant de l’ironie. Au bilan, la pensée de l’harmonie se trouve ruinée par un courant profond de désontologie : ni l’unité ni l’unisson ne résistent, dans le poème comme dans la vie, à ces forces de fêlure et de dissolution. À moins qu’il ne faille revenir, comme René Char en un temps de guerre mondiale, à la conception héraclitéenne de l’harmonie, qui voyait, au principe de toute création, la tension à son comble jouer sur les cordes des contraires.
► Bernardin de Saint-Pierre J.-H., Harmonies de la nature, Paris, Méquignon-Marvis, 1815. Carraud Ch. (dir.), L’Harmonie, Orléans : Conférences, Institut des Arts Visuels, 2000. Gleize J.-M., Poésie et Figuration, Paris, Seuil, 1983. Loiseleur A., L’Harmonie selon Lamartine, utopie d’un lieu commun, Paris, Champion, 2005. Maulpoix J.-M., Du lyrisme, Paris, Corti, 2020.
→ Art lyrique, musique ; Lyre, luth, harpe ; Muses ; Mythe ; Sublime
Aurélie Foglia
Héros lyrique
(terminologie slave)
L’interrogation sur le lyrisme dans le contexte intellectuel slave a été indissolublement liée à la réflexion sur la posture de celui qui dit « je » dans le poème et dont la voix centralise tous les fils de l’énonciation* poétique. Cette posture a été consacrée au début du xxe siècle dans les travaux des formalistes russes à travers une notion de « héros lyrique » qui, par la suite, a connu une fortune importante dans la théorie et la critique littéraires en renvoyant, selon le contexte, à des réalités parfois contradictoires. C’est Iouri Tynianov qui introduit le terme pour la première fois dans son essai Blok et Heine publié en 1921 à Pétrograd au moment du décès du célèbre poète symboliste russe. Tynianov y constate un paradoxe : tout en restant une énigme, Blok en tant qu’homme semble être bien connu par ses lecteurs dans toute la « netteté de son image ». L’introduction de la notion de héros lyrique sert alors à Tynianov à expliquer les particularités de la réception des poèmes blokoviens : cette dernière est fondée sur l’identification (voir empathie*) entre le « je » qui s’exprime dans le texte poétique et le sujet référentiel, le « je » empirique – dans tout son contenu biographique bien concret – de l’auteur. « Blok est le thème lyrique majeur de Blok. Ce thème attire à lui comme le thème d’un roman dont la formation est encore neuve, non éclose (ou inconsciente). C’est ce héros lyrique que pleure aujourd’hui la Russie ». Ainsi, la perspective épistémologique conditionnant les futures définitions et acceptions de la nouvelle notion théorique apparaît clairement déjà dans le contexte initial de sa genèse. L’interrogation sur l’identité et le fonctionnement du héros lyrique va s’inscrire dans le cadre d’une réflexion plus générale, celle sur le rapport entre l’art et la vie, la littérature et la biographie, la mémoire et l’imagination. Cette réflexion fut fondamentale pour les théoriciens de l’école formaliste. Remettant en cause le psychologisme et le biographisme comme méthodes de l’analyse littéraire, ils refusent d’expliquer la genèse et la spécificité d’un texte littéraire (y compris poétique) par les facteurs liés à la « personnalité du créateur ». La notion de « héros lyrique » se veut ainsi, déjà dans ce premier texte de Tynianov, être une construction servant à marquer un décalage entre circonstance biographique et image artistique. Plus tard, dans cette même perspective, Roman Jakobson notera que le « je » poétique ne se limite pas au « je » empirique, tandis que Boris Eichenbaum comparera le visage du poète avec un masque.
146Dans certains contextes historico-culturels, le héros lyrique utilise ouvertement le terrain autobiographique comme fondement sans pour autant transformer la parole poétique en confession. Dans la théorie formaliste, cette notion acquiert le caractère d’une catégorie esthétique dans la mesure où le recours au subjectif, à l’émotionnel et au personnel n’est envisagé qu’en termes de procédé littéraire visant à renforcer l’effet artistique du poème. Ainsi, en 1923, Eichenbaum propose de voir l’œuvre poétique d’Anna Akhmatova (œuvre qui donne l’impression d’être « une pure autobiographie », « un journal intime ») comme « le résultat d’une mutation poétique » : selon lui, cette poésie akhmatovienne renseignerait son lecteur non pas « sur l’âme du poète », mais avant tout « sur les particularités de sa méthode ». « Conférer de manière concrète aux poèmes un caractère biographique et événementiel – c’est un procédé artistique qui contraste avec le lyrisme abstrait des symbolistes ».
Les formalistes utilisent la notion de « héros lyrique » également en tant qu’instrument heuristique dans l’analyse d’un certain type de poésie (contemporaine et celle du xixe siècle) pour lequel elle offre la principale clef de lecture. C’est ainsi que cette notion acquiert, dans la pensée formaliste, son caractère différentiel et spécificateur. Les poètes dénommés « lyriques » sont ceux dont l’œuvre se développe à partir d’une structure explicitement émotionnelle, ayant un rapport direct avec « une émotion nue » de l’auteur en tant qu’homme réel, mais qui se trouve par la suite habillée, maquillée d’une manière volontaire, voire artificielle par un revêtement de l’imaginaire conditionné par la tradition ou les canons artistiques de l’époque. Ce revêtement peut changer également en fonction de l’évolution esthétique du poète (l’œuvre peut présenter plusieurs héros lyriques) et c’est par là que le héros lyrique diffère de ce que Tynianov dénomme « personnalité littéraire ». Il s’agit d’une notion plus générale qui renvoie à un contexte plus large (poétique, mais également à celui de la prose) et se réfère à l’ensemble des œuvres d’un écrivain ou d’un poète dont l’écriture vise à construire, et ceci pour répondre aux attentes du public, une vraie biographie littéraire. Cette dernière, selon un autre formaliste, Boris Tomachevski, n’est pas « documentaire* », mais est « la légende de sa propre vie créée par l’auteur » et « est la seule à constituer un fait littéraire ».
La notion de biographie littéraire semble rejoindre celle de héros lyrique à travers un autre concept dû à la réflexion formaliste : le « roman lyrique ». C’est ainsi qu’Eichenbaum définit la spécificité générique de l’œuvre poétique d’Akhmatova qu’il caractérise par ailleurs également de « lyrisme épique ». Sa poésie ne se présente pas comme un ensemble de textes lyriques à structure fermée, indépendants les uns des autres, mais comme un vrai roman à intrigue, « avec le parallélisme et l’entrelacement » des lignes narratives, « avec des interruptions et des digressions », avec un nombre constant et stable de personnages.
La notion de « héros lyrique » a été régulièrement reprise par la réflexion méta-littéraire post-formaliste. Les uns n’acceptaient pas son côté anti-biographique, construit, en la critiquant dans une optique avant tout éthique et morale. Ainsi, Nadejda Mandelstam reproche à la théorie du héros lyrique de pécher contre la sincérité, la responsabilité, et de révéler « la fragilité de toute conviction ». D’autres l’envisageaient à travers une perspective ouvertement anti-formaliste, comme une fusion entre le sujet référentiel et le sujet poétique (les travaux d’Irakli Andronikov sur Lermontov, par exemple). D’autres encore, comme Lydia Ginzburg, ont, au contraire, regretté « un usage inconsidéré 147du terme de “héros lyrique” » et se sont exprimés dans le sillon de l’approche formaliste tout en essayant de spécifier encore plus précisément son fonctionnement et sa portée (en mettant, par exemple, l’accent sur le rapport personnel-universel). Force est de constater alors que, même s’il n’y a jamais eu de consensus au sujet de la signification et de l’interprétation de la notion de « héros lyrique », cette dernière ne perd pas de sa vigueur heuristique et, restant ainsi opératoire, témoigne de la vitalité et de l’actualité de l’approche formaliste pour le contexte intellectuel contemporain.
► Èjxenbaum B., « Anna Axmatova. Opyt analiza », dans Èjxenbaum B., O poèzii, Leningrad, Sovetskij pisatel’, 1969, p. 75-148. Jakobson R., La Génération qui a gaspillé ses poètes, Paris, Allia, 2001. Tynjanov Ju. « Blok i Gejne », dans Ob Aleksandre Bloke, Peterburg, Kartonnyj domik, p. 235-265.
→ Dialogue, dialogisme ; Document ; Lyrisme ; Narration
Anastasia de La Fortelle
Hic et nunc
→ Effet de présence*
- CLIL theme: 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN: 978-2-406-15975-9
- EAN: 9782406159759
- ISSN: 2261-5938
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0143
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-21-2024
- Language: French