Aller au contenu

Classiques Garnier

H

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
  • Pages : 143 à 147
  • Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
  • Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
  • EAN : 9782406159759
  • ISBN : 978-2-406-15975-9
  • ISSN : 2261-5938
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0143
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/02/2024
  • Langue : Français
143

H

Harmonie

Lharmonie, quand elle est une méthode de composition et un jugement esthétique en matière de poésie lyrique, relève de la métaphore musicale. En effet, le mot sert à désigner en musique la science des accords. Précisons que les musicologues ont coutume dopposer la simultanéité de lharmonie à la linéarité de la mélodie, avec des conflits possibles à la clef, comme celui qui séleva entre Jean-Philippe Rameau et Jean-Jacques Rousseau, vers le milieu du xviiie siècle. Cependant, la littérature tend à neutraliser ce débat en considérant lharmonie et la mélodie dun poème comme de quasi-synonymes.

Car la qualité lyrique dun texte, quil soit en prose ou en vers, repose surtout sur ses capacités de suggestion auditive : le vers est carmen, charme pour loreille, sorcellerie sonore. Les lois de lharmonie, en ce sens, appliquées au poème, doivent viser à produire un double effet de fluidité et deuphonie. Au fil des siècles, dinnombrables traités de style et de métrique se sont chargés de répertorier les procédés qui permettent de produire cet effet agréable sur le lecteur. Le lyrique, assimilé par une longue tradition à un chant muet dans la langue, repose donc essentiellement sur cette notion dharmonie, qui a pu servir de criterium pendant des siècles pour évaluer la réussite dun poème. Jusquà la deuxième moitié du xixe siècle au moins, un poème plaît parce quil paraît harmonieux.

Cependant, la notion dharmonie a un spectre beaucoup plus large, qui lui permet dexcéder de simples techniques décriture. Cest une véritable nébuleuse sémantique, qui noue entre elles les dimensions esthétique, politique et métaphysique. Dans lAntiquité grecque, la notion dharmonie véhicule une vision du monde : elle désigne lart apollinien de la mesure et de la consonance qui règle lordre cosmique. Elle vise la clarté, réclame la proportion, le calme et léquilibre. Désigne-t-elle pour autant un état de stabilité atteint, inchangeable ? La tradition présocratique, à travers les fragments héraclitéens, la décrit comme le résultat précaire dune tension extrême entre les contraires. Cest pourquoi lharmonie, qui de prime abord pourrait sembler un peu mièvre et amorphe, cache une guerre sans répit, ou en tous cas une énergétique constante qui fait delle un principe de vie. De plus, lharmonie némane pas seulement dinstruments, lyre extérieure ou intériorisée. Elle désigne également la musique des sphères, quémettent les planètes dans une gravitation quon croirait silencieuse. De là, elle permet daccéder au sens caché de lunivers et se relie à des théories occultes : le pythagorisme, par exemple, mobilise cette notion dharmonie de façon centrale.

En outre, elle sert de paradigme à la pensée platonicienne du monde. Car elle règle non seulement les rapports des sons, mais aussi ceux des hommes

144

entre eux. Elle devient alors la garante de lorganisation sociale, placée sous le signe de la concorde. Cette correspondance et ces transpositions ont des implications majeures. Car une dissonance, dans cette logique, nest pas seulement désagréable à loreille : elle attente à lordre social ainsi quà lordre cosmique, comme le ferait une faute morale. Lhistoire philosophique de la notion dharmonie a ainsi des répercussions puissantes sur la poésie lyrique, dont elle est une composante matricielle. Car lharmonie du vers participe à lharmonie du monde, et réciproquement.

Dans le sillage des Harmonies de la nature dun Bernardin de Saint-Pierre, la poétique dAlphonse de Lamartine reflète, exemplairement, ces différents aspects intriqués de lharmonie, dans la redéfinition du lyrique à laquelle il procède, à partir de 1820, au moment de lémergence du romantisme en France. Car la poésie telle quil la pratique implique à la fois la recherche de leuphonie la plus fluide, lengagement du poète dans la vie de la cité et le rapport personnel au divin. Le mot harmonie se trouve mis en lumière dans le titre dun de ses recueils paru en 1830, les Harmonies poétiques et religieuses. Dans ce livre conçu sur le modèle du psautier, lharmonie, nouveau sous-genre poétique, est désignée comme la passeuse entre le poétique et le religieux. De même, le « Lac », dans les Méditations poétiques, décrit un lieu commun qui, par sa surface réfléchissante, met en miroir le terrestre et le céleste, le sentimental et le sacré. Selon Jean-Marie Gleize, « le bruit de tes bords par tes bords répétés » exhibe la forme-vers elle-même dans sa clôture et son effet décho : lharmonie du vers, par son système allitératif, sa structure rythmique et son chiasme, devient ici mimétique de ce quest lalexandrin, et de ce quil fait, par sa rétention et sa réfraction des sons. Portant la pensée de lharmonie à son acmé, Alphonse de Lamartine attribue un rôle messianique au poète dans la vie publique : il se veut un « homme complet » et appelle de ses vœux le règne dun lyrisme démocratique (voir Lyrisme de masse*). LOrphée romantique nest pas seulement le poète chanteur ; il se veut aussi législateur et civilisateur, indissociablement. Car la pensée de lharmonie est par nature holistique : elle cherche à réunir les différents domaines en embrassant la totalité des expériences humaines. Une telle ambition est-elle vaine et anachronique, en un xixe siècle que scandent les séparations, et que lère de la spécialisation commence à fragmenter ? Est-elle incompatible avec la modernité ?

On peut constater quaprès une sorte dâge dor plus ou moins utopique au début du xixe siècle, la notion dharmonie se craquèle et perd de sa crédibilité. Quand elle nest pas source de nostalgie pour qui rêve à quelque unité perdue, elle devient objet de dérision. La critique est portée en particulier par une réaction antiromantique et antilyrique, qui met laccent sur la retombée du chant, la fêlure, le morcellement du tout en un chaos vide de sens. Mais cette contestation est aussi interne au lyrique, dans ses expressions postérieures. Cest dans cette période que le vers revendique une allure boiteuse et sort du cadre fixé en recherchant la faute et la dissonance, chez un Paul Verlaine, qui ose loxymore de « laccord discord », un Tristan Corbières ou un Jules Laforgue, entre autres. Le sujet lyrique* adopte la voix « criarde » dun Charles Baudelaire dans « lhéautontimoroumenos » :

Ne suis-je pas un faux accord

Dans la divine symphonie,

Grâce à la vorace Ironie

Qui me secoue et qui me mord ?

Cette strophe sonne le glas dun ancien monde et dune ancienne modalité lyrique qui témoignaient de linscription du poète dans le cosmos. Il devient un 145« faux accord » qui ne peut plus que dissoner dans la musique des sphères, une sorte de paria placé désormais sous le signe mordant de lironie. Au bilan, la pensée de lharmonie se trouve ruinée par un courant profond de désontologie : ni lunité ni lunisson ne résistent, dans le poème comme dans la vie, à ces forces de fêlure et de dissolution. À moins quil ne faille revenir, comme René Char en un temps de guerre mondiale, à la conception héraclitéenne de lharmonie, qui voyait, au principe de toute création, la tension à son comble jouer sur les cordes des contraires.

Bernardin de Saint-Pierre J.-H., Harmonies de la nature, Paris, Méquignon-Marvis, 1815. Carraud Ch. (dir.), LHarmonie, Orléans : Conférences, Institut des Arts Visuels, 2000. Gleize J.-M., Poésie et Figuration, Paris, Seuil, 1983. Loiseleur A., LHarmonie selon Lamartine, utopie dun lieu commun, Paris, Champion, 2005. Maulpoix J.-M., Du lyrisme, Paris, Corti, 2020.

Art lyrique, musique ; Lyre, luth, harpe ; Muses ; Mythe ; Sublime

Aurélie Foglia

Héros lyrique
(terminologie slave)

Linterrogation sur le lyrisme dans le contexte intellectuel slave a été indissolublement liée à la réflexion sur la posture de celui qui dit « je » dans le poème et dont la voix centralise tous les fils de lénonciation* poétique. Cette posture a été consacrée au début du xxe siècle dans les travaux des formalistes russes à travers une notion de « héros lyrique » qui, par la suite, a connu une fortune importante dans la théorie et la critique littéraires en renvoyant, selon le contexte, à des réalités parfois contradictoires. Cest Iouri Tynianov qui introduit le terme pour la première fois dans son essai Blok et Heine publié en 1921 à Pétrograd au moment du décès du célèbre poète symboliste russe. Tynianov y constate un paradoxe : tout en restant une énigme, Blok en tant quhomme semble être bien connu par ses lecteurs dans toute la « netteté de son image ». Lintroduction de la notion de héros lyrique sert alors à Tynianov à expliquer les particularités de la réception des poèmes blokoviens : cette dernière est fondée sur lidentification (voir empathie*) entre le « je » qui sexprime dans le texte poétique et le sujet référentiel, le « je » empirique – dans tout son contenu biographique bien concret – de lauteur. « Blok est le thème lyrique majeur de Blok. Ce thème attire à lui comme le thème dun roman dont la formation est encore neuve, non éclose (ou inconsciente). Cest ce héros lyrique que pleure aujourdhui la Russie ». Ainsi, la perspective épistémologique conditionnant les futures définitions et acceptions de la nouvelle notion théorique apparaît clairement déjà dans le contexte initial de sa genèse. Linterrogation sur lidentité et le fonctionnement du héros lyrique va sinscrire dans le cadre dune réflexion plus générale, celle sur le rapport entre lart et la vie, la littérature et la biographie, la mémoire et limagination. Cette réflexion fut fondamentale pour les théoriciens de lécole formaliste. Remettant en cause le psychologisme et le biographisme comme méthodes de lanalyse littéraire, ils refusent dexpliquer la genèse et la spécificité dun texte littéraire (y compris poétique) par les facteurs liés à la « personnalité du créateur ». La notion de « héros lyrique » se veut ainsi, déjà dans ce premier texte de Tynianov, être une construction servant à marquer un décalage entre circonstance biographique et image artistique. Plus tard, dans cette même perspective, Roman Jakobson notera que le « je » poétique ne se limite pas au « je » empirique, tandis que Boris Eichenbaum comparera le visage du poète avec un masque.

146

Dans certains contextes historico-culturels, le héros lyrique utilise ouvertement le terrain autobiographique comme fondement sans pour autant transformer la parole poétique en confession. Dans la théorie formaliste, cette notion acquiert le caractère dune catégorie esthétique dans la mesure où le recours au subjectif, à lémotionnel et au personnel nest envisagé quen termes de procédé littéraire visant à renforcer leffet artistique du poème. Ainsi, en 1923, Eichenbaum propose de voir lœuvre poétique dAnna Akhmatova (œuvre qui donne limpression dêtre « une pure autobiographie », « un journal intime ») comme « le résultat dune mutation poétique » : selon lui, cette poésie akhmatovienne renseignerait son lecteur non pas « sur lâme du poète », mais avant tout « sur les particularités de sa méthode ». « Conférer de manière concrète aux poèmes un caractère biographique et événementiel – cest un procédé artistique qui contraste avec le lyrisme abstrait des symbolistes ».

Les formalistes utilisent la notion de « héros lyrique » également en tant quinstrument heuristique dans lanalyse dun certain type de poésie (contemporaine et celle du xixe siècle) pour lequel elle offre la principale clef de lecture. Cest ainsi que cette notion acquiert, dans la pensée formaliste, son caractère différentiel et spécificateur. Les poètes dénommés « lyriques » sont ceux dont lœuvre se développe à partir dune structure explicitement émotionnelle, ayant un rapport direct avec « une émotion nue » de lauteur en tant quhomme réel, mais qui se trouve par la suite habillée, maquillée dune manière volontaire, voire artificielle par un revêtement de limaginaire conditionné par la tradition ou les canons artistiques de lépoque. Ce revêtement peut changer également en fonction de lévolution esthétique du poète (lœuvre peut présenter plusieurs héros lyriques) et cest par là que le héros lyrique diffère de ce que Tynianov dénomme « personnalité littéraire ». Il sagit dune notion plus générale qui renvoie à un contexte plus large (poétique, mais également à celui de la prose) et se réfère à lensemble des œuvres dun écrivain ou dun poète dont lécriture vise à construire, et ceci pour répondre aux attentes du public, une vraie biographie littéraire. Cette dernière, selon un autre formaliste, Boris Tomachevski, nest pas « documentaire* », mais est « la légende de sa propre vie créée par lauteur » et « est la seule à constituer un fait littéraire ».

La notion de biographie littéraire semble rejoindre celle de héros lyrique à travers un autre concept dû à la réflexion formaliste : le « roman lyrique ». Cest ainsi quEichenbaum définit la spécificité générique de lœuvre poétique dAkhmatova quil caractérise par ailleurs également de « lyrisme épique ». Sa poésie ne se présente pas comme un ensemble de textes lyriques à structure fermée, indépendants les uns des autres, mais comme un vrai roman à intrigue, « avec le parallélisme et lentrelacement » des lignes narratives, « avec des interruptions et des digressions », avec un nombre constant et stable de personnages.

La notion de « héros lyrique » a été régulièrement reprise par la réflexion méta-littéraire post-formaliste. Les uns nacceptaient pas son côté anti-biographique, construit, en la critiquant dans une optique avant tout éthique et morale. Ainsi, Nadejda Mandelstam reproche à la théorie du héros lyrique de pécher contre la sincérité, la responsabilité, et de révéler « la fragilité de toute conviction ». Dautres lenvisageaient à travers une perspective ouvertement anti-formaliste, comme une fusion entre le sujet référentiel et le sujet poétique (les travaux dIrakli Andronikov sur Lermontov, par exemple). Dautres encore, comme Lydia Ginzburg, ont, au contraire, regretté « un usage inconsidéré 147du terme de “héros lyrique” » et se sont exprimés dans le sillon de lapproche formaliste tout en essayant de spécifier encore plus précisément son fonctionnement et sa portée (en mettant, par exemple, laccent sur le rapport personnel-universel). Force est de constater alors que, même sil ny a jamais eu de consensus au sujet de la signification et de linterprétation de la notion de « héros lyrique », cette dernière ne perd pas de sa vigueur heuristique et, restant ainsi opératoire, témoigne de la vitalité et de lactualité de lapproche formaliste pour le contexte intellectuel contemporain.

Èjxenbaum B., « Anna Axmatova. Opyt analiza », dans Èjxenbaum B., O poèzii, Leningrad, Sovetskij pisatel, 1969, p. 75-148. Jakobson R., La Génération qui a gaspillé ses poètes, Paris, Allia, 2001. Tynjanov Ju. « Blok i Gejne », dans Ob Aleksandre Bloke, Peterburg, Kartonnyj domik, p. 235-265.

Dialogue, dialogisme ; Document ; Lyrisme ; Narration

Anastasia de La Fortelle

Hic et nunc

Effet de présence*