A
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages : 19 à 52
- Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
A
Abstraction lyrique
Alors que, dans le monde de la peinture, une nouvelle « querelle du chaud et du froid » (Léon Degand, Art d’aujourd’hui, 1953) opposant les deux tendances majeures de l’abstraction ravive en 1947 celle du disegno et des colore, c’est pourtant d’un lyrisme beaucoup plus « romantique » que « critique »* que se réclament les peintres cherchant une autre voie que celle de l’abstraction géométrique, sans revenir pour autant à la figuration. Georges Mathieu (Au-delà du tachisme, 1963) proposa en décembre 1947 d’intituler « Vers l’abstraction lyrique » une exposition à la galerie du Luxembourg où ses œuvres étaient exposées avec celles de Wols, Bryen, Hartung, Riopelle, Atlan, Ubac et Arp, la directrice de la galerie, Eva Philippe, ayant imposé à la dernière minute un autre titre, « L’Imaginaire ». Le texte de Jean-José Marchand dans le catalogue de l’exposition de 1947 exalte l’inspiration, l’expression libre de l’individu, mais ne cherche pas à justifier l’emploi du terme « lyrique ». Pour Charles Estienne (« L’art abstrait au xxe siècle », Diehl, 1947, 30), ces œuvres ne représentent « rien – du monde extérieur, mais tout – si possible, du monde intérieur que porte en soi l’artiste ». En 1949, la galerie Drouin publie les écrits de Kandinsky dont le tableau intitulé Lyrisme [huile sur toile, 94 x 130 cm], s’il n’est pas encore véritablement abstrait, exalte dès 1911 cet « élan intérieur » auquel il se réfère constamment dans ses écrits. Autre artiste dont les recherches pionnières, dès 1920, ont influencé l’« envolée lyrique » d’après-guerre, Hans Hartung se reconnaît l’héritier du lyrisme allemand et valorise l’émotion : « Il s’agit d’un état émotionnel qui me pousse à créer, à tracer certaines formes afin d’essayer de transmettre et de provoquer une émotion semblable chez le spectateur. » (Persin, 2006, 60). La terminologie classificatoire dont est issu le qualificatif « lyrique » n’a rien de rigoureux, elle émane d’autodidactes passionnés d’art, sans formation universitaire, qui n’ont pas cherché à étayer la notion d’« abstraction lyrique » sur une histoire du lyrique (Claustres, 2005, 49). Tout au plus Charles Estienne se réfère-t-il à Breton : « Le lyrisme est le développement d’une protestation ». On observera cependant qu’au moment où la poésie tend à « déchanter », ces peintres opèrent un retour vers les sources musicales de la notion. L’improvisation est centrale pour eux. Charles Estienne écrit de Gaston Bissière qu’il fait « chanter » les tons. À travers un titre comme Opus 49 B, Gérard Schneider manifeste ce qu’il formule par ailleurs : « Il faut voir la peinture abstraite comme on écoute une musique […] » (Persin, 2006). Opposant l’instinct à toute recherche du nombre d’or, ces peintres s’inscrivent d’une certaine manière dans le sillage du rejet romantique des règles classiques et s’opposent à tout académisme. De manière paradoxale, le lyrique s’épanouit donc en peinture à l’heure où
20il est le plus gravement soupçonné en poésie. Alors que l’une a soif d’altérité picturale, l’autre enfin désentravée de l’impératif mimétique explore avec ivresse les lointains intérieurs. Pourtant la valorisation par ces peintres de l’improvisation, en résonance avec le jazz, rebondit de manière féconde dans la poétique d’un Dominique Fourcade – dont le Matisse est celui de Clement Greenberg, un précurseur de l’expressionnisme abstrait – qui cherche une voie entre littéralisme et lyrisme.
► Claustres A., Hans Hartung, les aléas d’une réception, Dijon, Les Presses du réel, 2005. Diehl G. (dir.), Pour et contre l’art abstrait, Paris, éd. Arts Una, Les Amis de l’Art, 1947. Kandinsky W., Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, trad. N. Debrand et B. Du Crest, Paris, Gallimard (« Folio essais »), nº 72, 1989. Persin P.-G. (dir.), L’Envolée lyrique, Paris 1945-1956, catalogue de l’exposition présentée du 26 avril au 6 août 2006 au Musée du Luxembourg, Paris, Skira, 2006.
→ Peinture (moderne) ; Ut pictura poesis
Thomas Augais
Actes de langage
Le rapport entre la théorie des actes de langage et la poésie est d’emblée problématique, car le fondateur de cette théorie, J. L. Austin, l’exclut de ses analyses. Il considère en effet que les énoncés poétiques font partie des actes de langage parasitaires : « Je pense à celui-ci, par exemple : une énonciation performative sera creuse ou vide d’une façon particulière si, par exemple, elle est formulée par un acteur sur la scène, ou introduite dans un poème, ou émise dans un soliloque. Mais cela s’applique de façon analogue à quelque énonciation que ce soit : il s’agit d’un revirement [sea-change], dû à des circonstances spéciales. Il est clair qu’en de telles circonstances, le langage n’est pas employé sérieusement, et ce de manière particulière, mais qu’il s’agit d’un usage parasitaire par rapport à l’usage normal – parasitisme dont l’étude relève du domaine des étiolements du langage. Tout cela nous l’excluons donc de notre étude. » (Austin, 1970, 55) Malgré cette exclusion, la théorie littéraire a perçu le potentiel des actes de langage et a décidé de s’approprier cette approche. Peut-on dire qu’il y a des actes de langage littéraires ou même poétiques ? Et quelles sont leurs spécificités ?
Qu’est-ce qu’un acte de langage ?
La théorie des actes de langage marque un tournant de la philosophie du langage au xxe siècle. Contre l’idée que les emplois du langage seraient purement descriptifs – l’illusion descriptive (descriptive fallacy) –, J. L. Austin montre que de nombreux usages sont performatifs. Le langage ne vise pas seulement à décrire des états de fait, mais sert aussi à faire des choses. Dans Quand dire, c’est faire, Austin commence par élaborer une première dichotomie entre constatifs et performatifs : les premiers sont des constats qui réfèrent au monde et dont on peut dire qu’ils sont vrais ou faux alors que les seconds au contraire échappent à ce critère de vérité. Une expression performative n’est ni vraie ni fausse, mais peut être heureuse ou malheureuse.
Cette dichotomie est néanmoins vite mise à mal par la difficulté à distinguer clairement les premiers des seconds, car de nombreux performatifs sont implicites et les critères pour les différencier sont difficiles à établir. Alors qu’Émile Benveniste considérera qu’il faut préserver cette dichotomie (Benveniste, 1966), Austin la remplace par un triptyque de forces : tout acte de langage est constitué d’une force locutoire, d’une force illocutoire et d’une force perlocutoire. La force locutoire est ce que l’acte de langage dit, la 21force illocutoire (indissociable de la force locutoire) est ce que l’acte de langage fait en étant dit et la force perlocutoire est l’effet produit par l’acte de langage. Un exemple simple : si quelqu’un me crie « Attention ! », la force locutoire est la signification du mot « attention », la force illocutoire est celle d’un avertissement et la force perlocutoire est l’effet produit par l’acte de langage, à savoir peut-être que je me retourne, que je me couche au sol ou que je me cache.
La distinction entre illocutoire et perlocutoire est également problématique. Elle est en effet difficile à établir clairement et certains la remettent en question. Habituellement, le perlocutoire se distingue de l’illocutoire dans le sens qu’il n’est pas conventionnel, c’est-à-dire que ses effets peuvent être imprévus, et qu’il peut être extralinguistique, c’est-à-dire que l’effet déborde du cadre du simple discours. Le perlocutoire offre ainsi une compréhension moins codée du langage, en considérant les effets plus larges qu’un acte de langage peut avoir sur les locuteurs et les locutrices.
Austin classifie les différents actes de langage en cinq catégories, et J. Searle développe cette typologie des actes de langage, en distinguant cinq types d’actes de langage : assertifs, expressifs, directifs, déclaratifs et promissifs (Searle, 1972). Cette typologie permet de rendre compte de la théorie austinienne de manière plus analytique et plus détaillée. Mais la théorie de Searle, y compris son article sur la fonction logique de la fiction, ne permet pas de résoudre un problème central de la théorie austinienne, à savoir son exclusion d’un certain nombre d’actes de langage considérés comme parasitaires, notamment les actes de langage poétiques et littéraires. Derrida est le principal critique à reprocher cette exclusion à Austin, et ce reproche ouvre la célèbre querelle entre Derrida et Searle (Derrida, 1990). Ils mènent chacun Austin dans une direction radicalement différente, et cette querelle reflète la distance qui les sépare. Leurs points de départ théoriques et conceptuels sont si distants qu’ils ne pouvaient pas se comprendre.
Quel rapport à la littérature ?
À la suite de Derrida, entre autres, de nombreux commentateurs se sont intéressés à l’application des actes de langage à la littérature. En effet, le déplacement de la question de la référence à celle de la performance en philosophie du langage semble tout à fait propice pour une théorie de la littérature. Dans le monde francophone, S. Felman applique cette théorie à sa lecture de Dom Juan de Molière. Pour elle, la pièce oppose deux visions du langage : celle de Dom Juan, performative et qui évalue les propositions en termes de réussite et d’échec, face à celle de ses « victimes », qui restent attachées à une vision constative (ou cognitive) du langage dans laquelle les propositions sont évaluées en termes de vérité et de fausseté (Felman, 1980). Cette lecture ouvre la voie à J. Butler qui élargit le spectre du performatif pour considérer la construction du sujet, notamment de son genre, comme relevant d’une fonction performative du langage (Butler, 2004).
Poursuivant cette ligne rapprochant actes de langage et littérature, S. Cavell propose quant à lui un nouveau type d’actes de langage, à savoir les énoncés passionnés. Contre l’ordre conventionnel des énoncés performatifs d’Austin, Cavell considère que les énoncés passionnés permettent de rendre compte des désordres du désir (Cavell, 2011). Ainsi, Cavell propose une analyse d’un nouveau type d’énoncés qu’il calque sur le modèle austinien et qui vient le compléter. Ce nouveau type d’énoncés permet de redonner une place au perlocutoire qu’Austin et Searle 22avaient en grande partie laissé de côté au profit de l’illocutoire.
À la suite de Cavell et ses énoncés passionnés, différents théoriciens des actes de langage ont proposé de réévaluer l’importance du perlocutoire. Alors qu’il est laissé de côté par Austin qui considère que c’est la force illocutoire qui est l’élément novateur de son approche, la théorie des énoncés passionnés permet de replacer la question du perlocutoire dans les débats contemporains. Ainsi, la théorie des actes de langage ne s’intéresse pas uniquement aux propositions conventionnelles et normées, mais peut intégrer des éléments contextuels plus larges, y compris des formes de langage plus novatrices telles que proposées par la littérature ou la poésie.
Des actes de langage lyriques ?
Si la théorie littéraire a réussi à récupérer les actes de langage, peut-on considérer qu’il y a une spécificité aux actes de langage poétiques et plus particulièrement lyriques ? Pour M. Dominicy, il ne faut pas considérer les actes de langage lyriques comme spéciaux, ce qui reviendrait à l’exclusion austinienne, mais considérer la théorie des actes de langage comme précédant la distinction ordinaire-poétique (Dominicy, 2019). Ainsi la théorie des actes de langage peut selon lui s’appliquer telle quelle aux énoncés lyriques, en montrant le rapport entre l’organisation linguistique et les effets évocatoires.
Mais il me semble qu’il nous faut considérer avant tout le rapport entre actes de langage et poésie dans le perlocutoire. La « perlocution poétique » (poetic perlocution) pourrait permettre d’analyser les énoncés poétiques sur l’ordre du discours (Mills, 2022). Le relatif manque d’attention au perlocutoire chez Austin est lié à son exclusion de la poésie. Le poétique et le perlocutoire vont de pair, et c’est à cause du privilège accordé à l’illocutoire au détriment du perlocutoire qu’Austin manque le potentiel poétique de sa théorie. Si le poétique est ici à comprendre dans un sens large, on pourrait penser opérer une distinction entre poésie narrative, poésie critique et poésie lyrique en fonction de leurs effets perlocutoires. C’est à ce niveau-là que la question de l’intentionnalité deviendrait opérante pour comprendre la perlocution lyrique.
Plus largement, J.-M. Schaeffer propose une théorie des genres littéraires qui s’inspire de la théorie des actes de langage (Schaeffer, 1989). Pour lui, tout texte est un acte communicationnel et les différents genres peuvent être pensés selon le modèle des actes de langage. Contre l’idée de genres qui seraient des essences, Schaeffer propose d’analyser les actes de langage en jeu dans les différents genres. Ainsi la poésie lyrique fonctionnerait sur le mode des actes de langage expressifs, même si les actes illocutoires sont déréalisés par la mimèsis fictionnelle. D’une manière similaire, dans Poésie et récit, D. Combe propose de distinguer différents actes de langage : narrer, raconter, décrire parmi d’autres (Combe, 1989). Dans ce contexte, on pourrait imaginer un acte de langage spécifique au lyrique qui vise à « évoquer », « faire ressentir », « surprendre », etc.
La théorie des actes de langage propose ainsi des outils puissants pour appréhender des phénomènes littéraires et poétiques. Alors même qu’Austin les laisse de côté, les énoncés poétiques viennent revitaliser la théorie des actes de langage, que ce soit par les énoncés passionnés de Cavell, les analyses de Felman ou encore la théorie des genres littéraires de Schaeffer. Ces différentes perspectives sur le rapport entre la théorie des actes de langage et les énoncés poétiques montrent à la fois l’étendue de 23la théorie et sa capacité à englober des phénomènes nouveaux. La théorie des actes de langage est bien vivante, tant elle peut s’adapter aux nouveaux usages et aux nouvelles pratiques linguistiques.
► Dominicy M., « L’énonciation lyrique et la théorie des actes de langage », dans A. Biglari et N. Watteyne (dir.), Scènes d’énonciation de la poésie lyrique moderne : Approches critiques, repères historiques, perspectives culturelles, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 41-59. Mills Ph., « Poetic Perlocutions : Poetry after Cavell after Austin », Philosophical Investigations, vol. 45, no 3, 2022, p. 357-372. Schaeffer J.-M., Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989.
→ Évocation ; Fiction, représentation ; Genre, mode ; Intentionnalité ; Ordinaire/artistique
Philip Mills
Adresse, apostrophe
Si la poésie lyrique est un genre plus intime que le roman ou le drame, ce serait en partie parce que beaucoup de poèmes lyriques s’adressent à quelqu’un ou à quelque chose : à la bien-aimée ou à quelqu’un d’autre, vivant ou mort, ou à des objets inanimés (un navire, la tour Eiffel), aux objets ou aux forces naturelles (le vent, un lac), aux concepts abstraits (la mort, le temps) ou même à certains aspects du locuteur (mon âme, ma douleur). Pour Baudelaire, dont les poèmes s’adressent à toute une gamme de destinataires impossibles (la Beauté, un poignard, l’avalanche, le soir, des cheveux), cette figure de l’apostrophe serait une des formes de langage des « plus agréables et plus nécessaires » à la poésie lyrique (Œuvres complètes, 1976, 164-165). Ces apostrophes donnent de l’élan à sa poésie, mettant l’accent sur l’acte de l’adresse, et contribuent à ce qu’il appelle « une sorcellerie évocatoire » (ibid., 118). Auparavant, la critique littéraire n’avait guère fait attention à cette figure, la traitant d’ornement insignifiant et désuet, mais récemment certains chercheurs l’ont considérée comme un élément fondamental de la poésie lyrique (Culler, 1977 ; De Man, 1985 ; Frye, 1969 ; W. Waters). Pour Frye, « le poète lyrique est censé se parler à lui-même, ou à un auditeur spécialement choisi : un esprit de la nature, la muse*, un ami, une personne aimée, une personnification quelconque, un objet de la nature » (303). En fait, le poète s’adresse aux lecteurs à travers l’adresse factice à quelqu’un ou à quelque chose d’autre. Ce que les lecteurs rencontrent est un texte écrit auquel ils donnent voix, de sorte que ce que nous « entendons » serait notre ventriloquie d’une adresse ambiguë. Cette adresse triangulée serait la structure fondamentale de la poésie lyrique.
Pour la rhétorique classique, l’apostrophe est définie comme une diversion du discours des auditeurs véritables (dans une assemblée ou une cour de justice) pour s’adresser subitement à quelqu’un ou quelque chose d’autre, de naturel ou de surnaturel, de vivant ou de mort, de réel ou d’abstrait. Dans la critique littéraire, le terme apostrophe est souvent réservé pour l’adresse à ce qui n’est pas un véritable auditeur (une rose, la mort), par contraste avec l’adresse à une personne qui pourrait être le destinataire du poème ; mais nous pouvons soutenir que le terme doit s’appliquer à toute forme d’adresse en poésie. Un poème adressé à un amant, par exemple, même s’il lui avait été envoyé, se servirait quand même d’une forme d’adresse triangulée : en l’offrant au public, le poète s’adresse à ses lecteurs éventuels à travers l’adresse apparente à la bien-aimée. Dans la mesure où l’adresse poétique est un spectacle rituel offert aux lecteurs, et non une communication directe à autrui, ce serait une apostrophe.
L’apostrophe diffère des autres figures car, au lieu de modifier la portée d’un mot 24ou d’une phrase, elle joue sur le circuit de la communication ; elle met au premier plan l’acte d’adresser lui-même, le détachant des contextes empiriques et montrant son caractère rituel, exhortatoire, la parole comme invocation. Selon les rhétoriciens, c’est une figure d’emphase, où l’émotion* du locuteur éclate ; mais en poésie, les effets de l’apostrophe restent divers.
Un des effets principaux de l’adresse est d’interrompre une temporalité narrative et de nous installer dans un présent du discours plutôt que dans le passé de l’histoire ou de l’anecdote. « À une passante » de Baudelaire (Les Fleurs du Mal) nous offre la représentation d’un événement au passé : « La rue assourdissante autour de moi hurlait. / Longue, mince, en grand deuil, […] une femme passa. » Mais au moment de l’adresse à la femme, la formule « Fugitive beauté… / Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? » fait sortir le poème d’une temporalité narrative, et nous installe dans le temps du présent lyrique : ce « maintenant », toujours répété, dans lequel cette invocation a lieu.
L’adresse aux objets inanimés ou aux forces naturelles, en revanche – « Ô Temps, suspends ton vol ! » (Lamartine, « Le Lac ») – invente ces interlocuteurs possibles à qui il est demandé d’écouter ou d’agir. C’est par la personnification et l’apostrophe que la poésie résiste au désenchantement du monde. Pourtant, un sujet lyrique qui s’adresse aux objets inanimés se donne en spectacle, surtout parce que nous doutons que la demande soit exaucée (le Temps ne s’arrêtera pas). Celui qui sans cesse s’adresse aux vents, aux nuages, au temps* lui-même, risque le ridicule, mais se constitue en sujet visionnaire, barde, poète sublime. L’invocation devient ainsi une figure de la vocation poétique. Mais par là même, l’apostrophe peut devenir une figure ironique, par laquelle le poète se moque de la prétention poétique de « vouloir intéresser au chant de ses douleurs / Les aigles, les grillons les ruisseaux et les fleurs » (Baudelaire, « La Béatrice »).
Dans la tradition lyrique occidentale, l’adresse lyrique prend des formes différentes. Le caractère fragmentaire de ce qui reste de la poésie de la Grèce antique rend difficile des conclusions, mais c’est surtout une poésie épidictique, un discours public sur des valeurs et des conduites, et la plupart du temps adressée, plus particulièrement à un individu désigné, comme dans les poèmes élégiaques de Théognis de Mégare, adressés aux jeune Kyrnus, afin d’offrir des conseils moraux et politiques aux auditeurs – un cas exemplaire de l’adresse triangulée. Plus souvent, ce sont des dieux or des esprits divers qui sont l’objet de l’adresse. Les odes de Pindare invoquent les athlètes victorieux et divers dieux, aussi bien que « ma chanson », « ma lyre », « mon âme », « la Vérité », « la Paix », et d’autres abstractions. Cette pratique d’invocation soutient une poésie à vocation sublime.
Dans la poésie romaine, cependant, les odes d’Horace sont presque toutes adressées à une personne nommée, souvent fictive, mais parfois réelle. La célèbre ode qui se termine par « Carpe diem » commence ainsi : « Leuconoé, ne cherche point à connaître, malgré les dieux, / quel terme ils ont fixé à mes jours, aux tiens, / Et n’interroge pas les calculs babyloniens. » (Odes, livre 1, n. 11). En faisant semblant d’offrir ses conseils et ses réflexions à un interlocuteur particulier, et en se servant des adverbes temporaux et des verbes au temps présent, le poète rend ses propos plus intimes, moins prétentieux et moralisateurs que s’ils étaient directement donnés comme de la sagesse ; ils deviennent plutôt des évènements de la conversation possible.
25Toute une tradition lyrique commence avec ce qu’on appelle l’élégie érotique romaine, ou le poète adresse ses plaintes à une maîtresse fictive (Catulle à Lesbia, Properce à Cynthia, Tibulle à Delia, et Ovide à Corinna). En s’adressant à une amante, le poème devient une performance de l’extase et le désespoir de l’amour, bien que l’objectif soit d’amuser le lecteur, et non de plaire à la maîtresse (Veyne, 1983, 211). Ce procédé sera largement suivi par les troubadours, par Dante et Pétrarque, et par les poètes des différentes nations qui prolongent la vogue des sonnets d’amour jusqu’au xviie siècle. L’adresse à un « toi », souvent indéfini, fait de ces poèmes un fonds de discours amoureux que les lecteurs peuvent utiliser pour essayer une émotion ou pour célébrer leur amour. La preuve d’un bon sonnet serait alors d’être repris et recité comme le sien par le lecteur (Lewis, 1954, 492). Mais il faut noter aussi que l’adresse à la maitresse est souvent suppléée par l’adresse aux fleurs, au soleil, à la lune, au destin, et à tout ce qui pourrait observer, aider, ou gêner l’exercice de la passion amoureuse. L’univers lyrique du poète qui se pose en amoureux est décidément plein de puissances animées.
C’est le cas aussi pour la poésie romantique, qui, plus qu’une autre, essaie de convoquer l’univers pour assister à ses épreuves, et même y participer. Elle voudrait imaginer un monde qui pourrait sympathiser avec les désirs humains (Voir Paysage*). Souvent, le poème reconnaît à la fin que de tels souhaits sont vains. Ainsi, « Le Lac », malgré l’appel au Temps de suspendre son vol et à l’Éternité de parler, se résigne à des demandes plus modestes : « Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêts obscures ! […] / Gardez de cette nuit, gardez, belle nature, / Au moins le souvenir ! » Les actes d’adresse réussissent ainsi, pour les lecteurs, à charger cette scène naturelle d’une signification humaine et commémorative.
On imagine qu’avec le progrès intellectuel les apostrophes ne figurent plus dans la poésie du xxe siècle, mais ce n’est guère le cas ; on en trouve chez Apollinaire, Rilke, Neruda, qui écrit 225 odes s’adressant au Bonheur, à la Paresse, à la Pauvreté, mais aussi au Savon, au Repassage, à une Paire de Chaussettes, aux Ciseaux : une façon de changer l’angle de notre attention aux choses, par l’invocation plutôt que la simple description. Les études de l’adresse lyrique portent sur toute une série de poètes modernes (De Sermet ; Keniston, 2014).
Un cas particulier serait l’adresse au lecteur, assez rare, en fait. À part les adresses qui ouvrent un livre, « Vous qui écoutez dans ces rimes éparses, / Le son de ces soupirs dont je nourrissais mon cœur » (Pétrarque, Les Rimes, n. 1), ou « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère » (Baudelaire, « Au lecteur »), il y a beaucoup de poèmes, surtout de poèmes modernes, ou un « vous » ou un « toi » indéfini pourraient être pris comme impliquant le lecteur, aussi bien qu’une personne inconnue ou le poète lui-même. Malgré tout, l’effort explicite de s’adresser au lecteur s’avère compliqué : plus on lui attribue des qualités, moins il s’y reconnaît. Walt Whitman, par exemple, insiste sur l’intimité avec le lecteur, « Qui que vous soyez, je mets ma main sur toi maintenant », ou même, « C’est moi que vous tenez et qui vous tient, je m’élance des pages dans vous bras » (« To You, » et « So Long », Leaves of Grass). L’exagération et la spécificité rendent impossible l’identification du lecteur réel à celui qui en est le destinataire. Le résultat est que cette adresse manifeste surtout un désir inassouvi de relation et met le poème maladroitement au temps présent.
L’adresse au lecteur par le moyen d’une adresse à quelqu’un ou quelque chose d’autre serait une structure 26fondamentale du genre lyrique. Ces poèmes peuvent incorporer de la narration, mais par l’adresse, ils sortent du temps passé pour devenir des événements dans le présent lyrique (voir Effet de présence*) : un temps présent réitéré chaque fois que le poème sera lu.
► Culler J., « Lyric Address », dans Theory of the Lyric, Cambridge (MA), Harvard UP, 2015, p. 186-243. De Sermet J., « L’adresse lyrique », dans D. Rabaté (dir.), Figures du sujet lyrique, Paris, PUF, 1996, p. 81-97. Waters W., Poetry’s Touch : On Lyric Address, Ithaca, Cornell UP, 2003.
→ Actes de langage ; Effet de présence ; Orphée ; Voix, sujet lyrique
Jonathan Culler
Afrique subsaharienne (francophone)
Du point de vue occidental, l’histoire de la poésie en Afrique subsaharienne coïncide avec le mouvement de la Négritude mais avec un poème non africain. C’est à l’époque de ce mouvement porté par des hommes de lettres d’Afrique noire et des Antilles qu’a été publié le premier texte poétique « noir » écrit en français de son histoire, en l’occurrence le Cahier d’un retour au pays natal (1939) du Martiniquais Aimé Césaire, dans lequel Noirs et Antillais se sont reconnus en tant qu’il est porteur de valeurs qui les caractérisent, dans un contexte littéraire et social influencé, chez les intellectuels noirs, par le mouvement américain de la négro-renaissance. Mais, les origines réelles de la poésie d’Afrique subsaharienne sont à situer loin dans le temps, dans la tradition orale, dans la pratique des chansonniers et autres aèdes africains qui ne connaissaient pas de limites aux genres et chez qui la parole artistique, littéraire, se limitait à être la parole-belle, avec une prépondérance de l’élocution et le projet de nourrir les oreilles et les consciences dans la communauté réunie pour la circonstance. Écrite au départ essentiellement en langue française, cette poésie a connu, plus tard, des expériences de production locale en langues du terroir dans certains pays comme le Sénégal (peul et wolof) et le Mali (bambara). Par ailleurs, des travaux récents ont mis au jour l’existence, bien avant la poésie écrite en langue française, d’une poésie afro-arabe, notamment au Sénégal et au Mali, qui a été l’œuvre d’hommes religieux. Dès ses débuts, l’histoire de la poésie africaine francophone l’a mise en rapport avec les préoccupations sociales, dans le contexte des luttes d’émancipation africaine. Cette poésie écrite se trouve ainsi être un cri de cœur face au tragique de la condition de l’homme noir. Elle tire son inspiration de la situation coloniale vécue comme une tragédie. Et, la forme la plus expressive pour dire cette tragédie a été le lyrique. Sous la plume des Africains, le lyrique apparaît comme l’expression poétique du rapport sensible, personnel ou collectivisé, du sujet africain au monde. Les lignes qui suivent en présentent les caractéristiques principales.
Un discours d’adresse égocentré
et collectivisé
La figure du « je » est incontournable dans le lyrique. Elle est partout, sous différentes formes, dans l’énoncé poétique. C’est elle qui lui donne sa nature si particulière dans le canon poétique. Le « je » est au commencement de l’énonciation, son aboutissement et celui qui oriente le langage de façon à le faire reconnaître comme un type spécifique. La figure du « je » marque matériellement le discours lyrique. Elle est son support linguistique le plus manifeste : le sujet est centré sur sa propre personne comme matière de son discours. Le « je », autonyme du sujet parlant, lui permet de s’assumer comme 27source de la voix. Dans l’Afrique traditionnelle, le maître de la parole assume le « je » avant de décliner l’objet de sa parole-belle, avant de faire rire ou pleurer, de rendre joyeux ou triste, de consoler ou de caresser, entre autres, le public. La forme d’adresse, avec un « je » assumant le discours, qui est reconnu au lyrique comme sa signature tient, cependant, en contexte africain, à la fois de la tradition littéraire africaine que de la tradition poétique occidentale qui lui prête une forme textuelle pour son expression écrite en langue française. Il faut, cependant, préciser que le lyrique n’existe pas comme forme particulière ou sous-genre dans la tradition orale africaine. Il existe indifféremment fondu dans la parole-belle, parole exquise à l’oreille, qui naît de l’émotion et engendre à son tour l’émotion et qui ne reconnaît aucune frontière entre les arts de la parole. Ce « je » grammatical qui parle dans le texte, qui éprouve des émotions, qui succombe à la colère et aux déchirements intérieurs est une voix sans visage qui parle de partout et de nulle part, qui est sans origines familiales et nationales précises, sans nom ni passé, à l’identification problématique et, pourtant, si familière au lecteur. C’est une voix à la fois unique et familière.
Bien que le « je » soit une forme linguistique unique relativement à un acte de langage ou de parole, il correspond à tout être extérieur au discours ; il transporte avec lui, dans ses manifestations textuelles, toutes les expériences subjectives qui définissent l’humain comme un être de sensibilité. En effet, si, dans les autres discours littéraires où il est utilisé, le « je » se réfère à une réalité linguistique chaque fois différente, dans le discours lyrique, en revanche, il reste soumis à l’atemporalité de la sensibilité humaine identique à toutes les époques et dans toutes les cultures. Ce « je » est ainsi la voix de toute âme en peine, de toute âme joyeuse, de toute âme amoureuse, de toute âme en colère, quelle qu’en soit l’origine ; c’est pourquoi il est si familier. C’est ainsi que le lyrisme fait participer le récepteur-lecteur à ses effusions émotionnelles en le poussant à se reconnaître dans ce « je » et à l’assumer.
Parfois, ce « je » se donne une vocation communautaire qui l’assimile à un « nous » quand il n’est pas carrément remplacé par cet associatif. Cette posture énonciative ne se découvre que dans les textes poétiques à caractère militant dans lesquels le sujet privilégie l’associatif à l’individualisme, la relation au monde à la relation à soi. Le sujet s’exprime au nom d’une collectivité ou d’un groupe social dont il partage la situation, souvent de peine. Cette posture énonciative dans laquelle le locuteur-scripteur s’érige en porte-voix d’une communauté quelconque et s’approprie son état d’âme définit le lyrisme collectif ou collectivisé. Dans ce type lyrique, la subjectivité individuelle devient une subjectivité de groupe soumise aux influences du facteur social. Le discours construit alors une communauté de sentiments entre le « je » du locuteur-poète et le marché de la lecture visé. Cette posture, dans l’histoire littéraire africaine, tient des spécificités de l’art nègre présentées par Léopold Sédar Senghor, qui est à la fois esthétique et « fonctionnel », dans lequel le poète n’est pas coupé des préoccupations existentielles de son époque et de son peuple. Cette posture est aussi une survivance des techniques du maître de la parole de la tradition orale qui fait sa prestation devant un public et pour ce public et qui, dans ses chants, expose sa sensibilité à la condition humaine.
Ce type lyrique dépasse la pure séduction textuelle pour rapporter la manipulation langagière à un enjeu d’influence et de persuasion et à la construction d’une communauté des esprits, de valeurs et de 28soutien entre le sujet lyrique et ses récepteurs éventuels. Le sujet lyrique cherche à faire bouger les choses en se servant de l’empathie ou de l’antipathie. Soutenir un tel point de vue revient à considérer le sujet lyrique comme un orateur de type particulier qui use du langage pour séduire les récepteurs visés en exploitant les trois éloquences du judiciaire, du délibératif et de l’épidictique. C’est au niveau du lyrisme collectivisé que la pratique poétique de l’Afrique subsaharienne diffère des autres pratiques poétiques, notamment celle que livre le monde occidental, centrée davantage sur l’intimité du poète, la disposition narcissique du contentement de soi ou d’exposition de son mal-être. Dans l’Afrique traditionnelle, les productions littéraires sont une contribution à la vie communautaire à but ludique ou didactique. L’artiste ne parle donc pas pour lui, replié sur lui-même ; il parle pour la communauté, le public réuni pour l’écouter. La parole est collective, même si elle est assumée par un individu, et reflète l’état de la société traditionnelle. Dans le lyrisme collectivisé qui s’en inspire, la poésie se fait revendication et arme de combat pour plus d’humanité et de justice sociale. Le discours prend de la sorte une forme militante ou se veut la construction d’une posture militante sur des sujets qui agitent la société. La rhétorique de l’identification autour de laquelle ce type lyrique se construit repose sur les égalités Je est Je et L’Autre ou Les Autres sont Je. On le voit, derrière le « nous » qui matérialise ces égalités, point la figure du sujet lyrique qui dit « je ». C’est ce dédoublement du « je » en « nous » qui lui permet de s’ériger en porte-voix, « verbe vivant » de son peuple. Le lyrisme collectivisé se reconnaît sur le terrain de la misère sociale, de l’enfance malheureuse, des populations fragilisées par les conflits, de la condition féminine, de la mauvaise gouvernance, etc. Son discours est politique et social. Il porte la signature de la marginalité comme catégorie textuelle et catégorie cognitive informante, épousant les contours des environnements sociaux nationaux. Il va de pair avec l’écriture de la contestation et de la dénonciation comme en témoignent ces séquences :
Nous n’irons pas là-bas
Sur la tombe de ma virginité consacrée arroser de pissenlits
Violée une nuit de pleine lune par des soldats ivres de violence
Nous n’irons pas là-bas
Sur le lit de notre nuit nuptiale mouillé de larmes
Admirer la toile blanche où mon sang a écrit le serment de
fidélité
Par l’épée la sueur et les hurlements j’ai juré soumission
M.-D. Aka, « Complainte d’une femme de soldat », dans Poèmes érotiques de guerre, 2008, p. 16.
La terre est pour tous
20 000 s’en sont emparés
Mais nos têtes rasées
enfumées
calcinées
Saisissent tout de même
Aujourd’hui les mathématiques
Un million moins 20 000
Nous sommes 980 000
Nous sommes les plus forts
Arrachons notre part.
Maxime N’débéka, « 980 000 », dans L’Oseille, les citrons, 1975, p. 28.
À côté de la fonction de porte-parole ainsi décrite, le sujet lyrique s’assume aussi comme une individualité centrée sur des préoccupations plus intimistes comme cela se passe dans le contexte occidental. Dans tous les cas de figure, le « je » n’existe qu’en se posant face à un allocutaire. L’intersubjectivité est le modèle actantiel de base du discours lyrique et le dialogue, sa structure énonciative fondamentale. Le locuteur-poète a besoin de l’altérité 29pour se constituer en sujet lyrique. Mais, cette altérité n’en est pas une en réalité. L’usage des personnes de la conjugaison ne coïncide pas avec la valeur d’acteur qui leur est conférée, c’est-à-dire à l’identité anecdotique remplissant la fonction structurale indiquée d’émetteur, de récepteur ou d’objet du message. Le discours est marqué par un dédoublement énonciatif du locuteur qui lui permet de se constituer des positions énonciatives distinctes. Le discours est auto-adressé : en s’adressant à l’autre, le locuteur-poète s’adresse à lui-même. Il s’agit, en réalité, d’un monologue qui peut même s’apparenter à un soliloque lorsque la présence de l’allocutaire n’est pas indiquée.
Un discours à subjectivité montrée
Le discours lyrique en Afrique subsaharienne, comme tout discours lyrique pratiqué ailleurs, dans le monde, reste un discours de l’émotion, d’une émotion à fleur de plume qui n’aime pas la discrétion. Le sujet, dévoré par les flammes de l’amour, les feux de la colère ou les torrents de la joie ou par toute autre émotion, ne veut point les contenir et les laisse exploser au cœur de son énonciation. Le lyrique ne se reconnait ainsi tel que parce que le sujet lyrique affiche sa psychologie toute nue. Cette nudité émotionnelle montrée est ce qui a retenu l’attention de la tradition littéraire pour le qualifier. C’est la propriété discursive principale du lyrique, qui le particularise dans le champ de la littérature. On peut le voir avec ce passage extrait de Les Alizés de la Souffrance de Mame Seck Mbacke (2001) :
Où coucher
Mes souffrances sereines
Ma faim de tristes plaisirs
Sur la nudité
Bien vêtue
De la conscience inconsciente ?
Le lyrique est inconcevable en dehors de ce schéma psychologique qui nourrit le contrat de lecture avec le récepteur. L’émotion, en effet, assure la médiation entre le sujet et le récepteur. Le lyrique est donc de l’affect textualisé. Cette textualisation fait du sujet énonçant un sujet sensible dont le monde est structuré par des prises de position qui sont des jugements de valeur. Le discours du sujet est une interprétation du monde imprégnée de sensibilité afin de mobiliser l’affect du récepteur.
L’émotionnel est le matériau sémiotique de base du lyrique comme le « je » est son matériau discursif fondamental. Mais, entre les concepts d’émotion et d’affectivité, nous pencherons pour l’hyperonyme « affectivité ». Du point de vue de son analyse dans le champ des sciences du langage, c’est sous ce rapport à l’affect et, plus précisément, sous l’angle de l’axiologie éthique qu’on le saisit et celle-ci est de l’ordre de l’intentionnel dans la mesure où le discours du sujet est une réaction modale à visée pathétique et persuasive ; le sujet est émotionnellement impliqué dans le contenu de l’énoncé lyrique et tout le discours est construit pour exposer son rapport sensible au monde, les valeurs investies dans les objets (du monde) et les points de vue agrégés, susceptibles tous d’émouvoir le lecteur partageant les mêmes valeurs et codes culturels que lui. C’est parce qu’il est une posture énonciative dans le monde et sur le monde, dans un champ de valeurs constituées, que le discours lyrique collectivisé parvient à rencontrer l’intérêt des récepteurs visés et fait grandement appel au marquage axiologique derrière lequel se profilent la subjectivité et la sensibilité du locuteur-poète. L’axiologie éthique est une donnée structurante du lyrique qui subordonne l’affectivité et les éléments langagiers à ses manifestations discursives et sémiotiques. L’éthique implique une identité inscrite dans le discours et des jugements de valeur qui le révèlent 30comme être sensible. Elle se rencontre dans les contenus axiologiques du champ passionnel, interprétant heuristique du sensible textualisé. Le sensible est donc normatif pour le discours lyrique en tant qu’il détermine l’imprégnation du tissu textuel par la sensibilité du sujet et mobilise le pathétique.
L’expression subjective est fondatrice du discours lyrique comme discours particulier dans le champ littéraire. Elle est aussi consubstantielle à la production de sens dans ce type discursif. La subjectivité et son ressenti sont l’Alpha et l’Omega matériels et sémiotiques du lyrique. Cela caractérise tout discours lyrique de quelque espace culturel que ce soit. En pratique poétique d’Afrique subsaharienne, ce schéma est, cependant, dépassé par l’incorporation de la problématique de la collectivité dans les conditions de production et de réception du discours. L’analyse du lyrique dans cet espace de réception ne peut donc faire abstraction de la solidarité consubstantielle de l’individuel et du collectif distribuée dans le texte sous trois formes : le lyrisme individuel, le lyrisme collectivisé et l’énonciation lyrique complexe (individuelle et collectivisée) qui décrivent comment le texte parle au cœur, à la conscience et à la mémoire du lectorat noir africain.
► Bertrand D., « L’émotion éthique : axiologie et instances de discours », Protée, vol. 36, no 2 : Éthique et sémiotique du sujet, 2008, p. 9-49. Fobah P. É., Introduction à une poétique et une stylistique de la poésie africaine, Paris, L’Harmattan, 2012. Fobah P. É., « Aspects énonciatifs de la lyrisation du discours dans la poésie africaine francophone »,dans A. Biglari et N. Watteyne (dir.), Scènes d’énonciation de la poésie lyrique moderne. Approches critiques, repères historiques, perspectives culturelles, Paris, Classiques-Garnier (« Rencontres »), 2019, p. 281-296. Rodriguez A., Le Pacte lyrique. Configuration discursive et interaction affective, Liège, Mardaga (« Philosophie et langage »), 2003.
→ Caraïbes (francophones) ; Francophonie ; Maghreb ; Noir, négritude ; Primitivisme
Pascal Éblin Fobah
Amateur, « par tous »
« La poésie doit être faite par tous. » En relevant dans les Poésies d’Isidore Ducasse (1870) cette phrase aussi impérative que polysémique, les surréalistes ont, avec d’autres avant-gardes du xxe siècle, œuvré à creuser quelques-uns des paradoxes de la modernité lyrique.
La formule de Lautréamont implique en effet de gommer les indices de la personne ou de la persona poétiques (les « tics »), mais aussi de penser une extension indéfinie du sujet lyrique, selon un processus qui va de sa dépersonnalisation (pour reprendre le terme employé par Hugo Friedrich) à sa surpersonnalisation par la multiplication des rôles, des masques et des styles (selon le processus qu’Alexander Dickow décèle chez Apollinaire, Cendrars ou Jacob). En ce sens, la phrase de Lautréamont fait écho au vers de Whitman dans « Song of Myself » : « I am large, I contain multitudes. » Figurer le « tous » ou les « multitudes » n’en demeure pas moins problématique, tant ces projections sont fuyantes. C’est pourquoi l’idée de « poésie faite par tous » renvoie à des configurations différentes et parfois divergentes : plongée dans le fonds commun de la pensée prélogique chez les surréalistes (Éluard, Crevel, Aragon, Breton), promotion d’une poésie populaire par les poètes proches du Parti communiste (Éluard ou Aragon bis, Jean Marcenac), détournement des discours de la société du spectacle pour les situationnistes (Debord), génération de textes potentiels à partir de contraintes combinatoires chez les fondateurs de l’Oulipo (Cent mille milliards de poèmes31de Queneau), processus de transformation infinie de la matière intertextuelle pour Tel Quel (Sollers).
Le paradoxe d’un sujet lyrique* collectif invite, dans cette perspective, à s’interroger sur la manière dont le poème peut faire résonner, dans une sorte de dialogisme généralisé, la pluralité des voix qui traversent le corps social. Plusieurs moyens se dessinent ici : une poétique du banal ou du trivial, qui cherche à ressaisir les usages de la langue, les proverbes ou les stéréotypes (comme chez Éluard) ; une poétique de la polyphonie qui inclut, en une sorte de collage, une multiplicité d’énoncés simultanés ou reliés par un lieu (comme dans les poèmes-conversations d’Apollinaire, ou Le Carrefour de la Chaussée d’Antin par Bernard Heidsieck) ; une poétique du plagiat, de la copie et du détournement, avec des variantes qui vont des Documentaires de Cendrars aux méthodes exposées par Kenneth Goldsmith dans L’Écriture sans écriture.
Loin de se réduire à une configuration discursive, l’idée de poésie faite par tous engage la mise au point de dispositifs pragmatiques, destinés à favoriser et à réguler une collaboration effective entre plusieurs acteurs. À cet égard, il faut rappeler combien la pratique collective de la poésie correspond à des traditions anciennes, sous la forme des performances de poésie orale telles que les a étudiées Paul Zumthor, des joutes, concours ou jeux floraux de la période médiévale, des publications collectives de recueils imprimés qui jalonnent l’Ancien Régime, ou encore de la sociabilité des salons ou des cénacles littéraires. Avec la modernité, les mécanismes de création partagée ont exploré des modèles de communautés alternatives et subversives, comme en témoignent, chacun à sa manière, l’Album zutique en 1871-1872, les livres surréalistes à plusieurs mains (Les Champs magnétiques en 1920, Ralentir travaux et L’Immaculée conception en 1930…) ou le recueil Renga (signé Paz, Roubaud, Sanguineti et Tomlinson en 1971) qui élabore, à mi-chemin entre l’atelier, le laboratoire et la retraite spirituelle, une œuvre multilingue coulant la forme du sonnet européen dans une pratique japonaise d’écriture enchaînée. Dans le champ contemporain, l’appel au collectif et au partage caractérise des pratiques aussi différentes que les procédures d’interaction sollicitées par les poésies numériques ou les sessions de slam conjuguant compétition et convivialité. Si divers soient-ils, ces agencements collectifs tendent à sortir d’une logique de représentation (le sujet lyrique comme porte-parole de la communauté) pour proposer des dispositifs de participation (la polyphonie comme manifestation de la communauté). Ce faisant, ils invitent aussi à redéfinir la poésie comme une pratique sociale, avec les questions éminemment politiques de sa massification, de sa banalisation ou de sa démocratisation.
C’est pourquoi l’idée de « poésie faite par tous » débouche sur l’interrogation des pratiques concrètes de poésie en amateur. Ce dernier terme n’est sans doute pas entièrement satisfaisant : l’éthos* de l’amateur fait aussi partie des postures d’écrivains, et on en retrouverait des traces chez Larbaud, Ponge ou Roubaud. Mais si l’on se réfère à la valeur étymologique de l’amator (celui qui aime, qui a le goût de la poésie), il est possible d’en faire ici une étiquette assez neutre pour rassembler la poésie du dimanche (expression péjorative que Jan Baetens a retournée pour y voir une certaine éthique de l’écriture), la poésie ordinaire (sur le modèle des écritures ordinaires étudiées par Daniel Fabre) ou la poésie populaire (à condition de comprendre le peuple en tant que mythe, comme le montre Hélène Millot dans sa présentation de la poésie populaire au xixe s.). À défaut de poésie 32faite par tous, il existe en effet depuis le xixe siècle un « peuple des poètes » (Rosa, Trzepizur, Vaillant, 1993) dont les moyens d’expression sont encore aujourd’hui inépuisables : écritures du for privé, plaquettes à compte d’auteur, livres auto-édités ou auto-diffusés, bulletins associatifs, revues artisanales, fanzines, journaux scolaires, sans compter l’énorme corpus potentiel désormais fourni par le Web, à travers les sites personnels ou collaboratifs, les blogs, les forums ou les réseaux sociaux. Les quelques coups de sonde lancés dans ce vaste continent (Mouaci, 2001 ; Belin, 2022) permettent d’apercevoir combien le lyrisme de la poésie en amateur se caractérise par quelques traits relativement stables depuis la période romantique : représentation de la poésie comme expression de soi, sur le mode du témoignage, de la confidence ou du récit personnel ; référence au chant comme modèle d’écriture, avec l’influence conjointe des chansons diffusées dans l’espace médiatique et de la tradition versifiée transmise par l’institution scolaire ; revendication diffuse d’un droit à la parole dignifié et légitimé par la forme poétique.
À la fois subjective, expressive et transitive, la poésie des amateurs s’avère donc bien éloignée de la « poésie faite par tous » que Lautréamont, selon les avant-gardes, était censé annoncer.
► Belin O., La Poésie faite par tous. Une utopie en questions, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2022. Mouaci A., Les Poètes amateurs. Approche sociologique d’une conduite culturelle, Paris, L’Harmattan, (« Logiques sociales »), 2001. Rosa G., Trzepizur S. & Vaillant A., « Le peuple des poètes. Étude bibliométrique de la poésie populaire de 1870 à 1880 », Romantisme, no 80, 1993, p. 21-55.
→ Chant, chanson ; Communauté ; Lyrisme de masse ; Ordinaire/artistique
Olivier Belin
Amérique du Nord
(francophone), Québec
Noyée dans une mer d’anglais, la poésie francophone d’Amérique du Nord – son existence même et son évolution – est traversée par des problématiques identitaires et territoriales. Le Québec en est le pôle principal, auquel s’ajoutent ici l’Acadie, l’Ontario, le Manitoba et la Louisiane.
Avant la fin du xixe siècle, la poésie au Canada français joue un rôle essentiellement patriotique et se complaît dans un romantisme nostalgique. Mises à part quelques exceptions, il faut attendre Émile Nelligan et l’École littéraire de Montréal (1895) pour y lire autre chose que l’éloge de « l’âme canadienne ». Par son symbolisme, ses thématiques intimes, son attachement à la forme et à la musicalité de la langue, Nelligan, premier véritable poète lyrique, fait entrer le Canada français dans le xxe siècle.
Le courant régionaliste du début du xxe siècle offre peu d’œuvres convaincantes avant celle d’Alfred DesRochers. Maître versificateur, à la fois soucieux de la mémoire et inventif, DesRochers ouvre le régionalisme au continent et mêle les registres formels et langagiers. Opposés au régionalisme dans lequel ils ne se reconnaissent pas, les « exotiques » lorgnent vers Paris et la poésie contemporaine. Paul Morin, Marcel Dugas, Guy Delahaye et Jean-Aubert Loranger ont donné le meilleur de cette veine poétique.
Les années 1930 voient émerger une première génération de femmes poètes. Jovette Bernier, Medjé Vézina, Simone Routier développent une sensibilité nouvelle en explorant le registre de l’intime. Mais cette décennie et la suivante sont dominées par « les grands aînés » : Anne Hébert, Rina Lasnier, Saint-Denys Garneau, Alain Grandbois. Dans Regards et jeux dans l’espace (1937), l’intériorité tient lieu d’horizon du poème et en détermine 33le langage. Visant l’authenticité, Garneau cherche à dépoétiser le poème. Cette pauvreté ontologique dénote déjà la « discordance » qu’éprouvera douloureusement la génération suivante, laquelle toutefois lui préférera Grandbois, dont Les Îles de la nuit (1944) arrive comme un vent frais dans un contexte encore très conservateur. Cette poésie des grands espaces, libre, incantatoire et amoureuse, bien qu’exprimant elle aussi l’intériorité et l’angoisse, apparaît aux yeux des plus jeunes comme l’avènement même de la poésie.
Le surréalisme circule au Québec dans les années 1940 et influence certains parcours. Signataire de Refus global (1948), un manifeste automatiste, Claude Gauvreau rêve de poésie pure. Voulant battre le surréalisme sur son propre terrain, il invente un langage : l’« exploréen ». Son lyrisme exubérant prendra des formes diverses (théâtre, roman), mais sa démarche demeure fondamentalement poétique. Artiste et éditeur, attentif aux qualités sensibles de la langue et confiant que la poésie mène à la libération, Roland Giguère trouve pour sa part dans le surréalisme une inspiration naturelle, qu’il s’agisse de chanter l’amoureuse ou de dénoncer les injustices sociales.
Pour les poètes de l’Hexagone (maison fondée en 1953), le surréalisme est un mouvement parmi d’autres, leur but premier étant de doter le Québec d’une littérature nationale. Le « mouvement de l’Hexagone » déborde cependant les publications de la maison. Gaston Miron, Fernand Ouellette, Paul-Marie Lapointe et Jacques Brault en sont les principaux représentants. Miron, le plus connu, incarne parfaitement ce déchirement entre l’excès de la poésie de Grandbois et l’ascèse de celle de Garneau que ressentent les poètes de sa génération. Ainsi son lyrisme est-il empêché, contrecarré, étouffé par une conscience aiguë de l’aliénation nationale qui met en doute sa légitimité poétique. D’où le concept de « non-poème », à la fois pierre d’achoppement et condition du poème. Ce double exil (intérieur/extérieur) ébranle l’intégrité du sujet. Non seulement « je » et « nous » sont intrinsèquement liés, mais le sujet, comme les poèmes de Miron, demeure instable et impossible à fixer.
La poétique de la fondation – d’une littérature, d’une nation – qu’adoptent les poètes de l’Hexagone a contribué à édifier ce qu’on a appelé « la poésie du pays ». Or ce double avènement n’est possible qu’en brisant le silence des pères et en entrant de plain-pied dans l’âge de la parole, ce qui fait de la poésie du pays un moment fort du lyrique au Québec. Un lyrisme affirmé, recourant parfois au langage populaire (G. Miron), y apparaît comme une façon d’habiter l’espace, des plaines du sud jusqu’à la toundra, en passant par le fleuve et la forêt boréale. L’Amérique entière y est convoquée, intériorisée et fantasmée comme lieu d’origine. Nommée, célébrée, souvent sous des traits féminins, elle permet de racheter l’identité morcelée, l’âme écartelée entre Mère patrie et Nouveau Monde. En 1963, de jeunes auteurs inspirés par le marxisme fondent la revue Parti pris. Jugeant l’humanisme et les réformes de leurs aînés insuffisants, ils appellent à la révolution. Pour eux, le rapport entre poésie et histoire ne va plus de soi et doit être problématisé. Cela va entraîner une crise du lyrisme.
Si l’esprit de fraternité et l’aspiration à vivre mieux par la poésie s’y perpétuent, les années 1970 se caractérisent par le rejet des poétiques antérieures et les affrontements idéologiques. Dès 1968, des poètes ayant d’abord pris fait et cause pour le nationalisme s’engagent dans la contre-culture. Paul Chamberland, cofondateur de Parti pris, va ainsi passer d’une poétique de la fondation radicalisée (Terre Québec) à l’exaltation du psychédélisme et 34du Nouvel âge (Demain les dieux naîtront). Aux revues La barre du jour et Les Herbes rouges, onse réclame de l’avant-garde et on adopte les positions théoriques exposées notamment dans la revue Tel quel. La poésie y est tenue pour suspecte et le « je », évité. Nicole Brossard, figure majeure de cette mouvance, se distingue également comme cheffe de file de la poésie féministe (avec France Théoret, Madeleine Gagnon). Certains évoluent en marge des chapelles ou traversent plusieurs courants (Michel Beaulieu, Claude Beausoleil, François Charron).
À la fois intime, érudite et urbaine, l’œuvre de Beaulieu a eu, autant que le féminisme, une influence décisive sur la poésie des années 1980-1990, dont la tendance la plus remarquée est l’intimisme. Marie Uguay, Paul Bélanger, Hélène Dorion, Paul Chanel Malenfant, Louise Warren, Rachel Leclerc, Martine Audet en sont des représentants. Après l’échec référendaire et l’essoufflement du nationalisme, face à l’effondrement des grands récits et à la montée du néo-libéralisme, les poètes se tournent vers l’intime, privilégiant une poétique de l’instant où le sujet occupe une place centrale. Plusieurs réhabilitent le « je » et renouent avec la transitivité (c’est le cas de Nicole Brossard). On a parlé alors d’un retour du lyrisme. Ce phénomène ne saurait être réduit à un effet de l’individualisme ambiant. Au contraire, nombre d’œuvres offrent une parole alternative aux discours politiques considérés vides de sens. Un pied dans l’ontologie, l’autre dans la contingence, cette poésie emprunte à la fiction et au récit. Souvent narrative (Carole David, Jean-Marc Desgent, René Lapierre), elle s’écrit volontiers en prose (Louise Dupré, Denise Desautels, Élise Turcotte, Joël Pourbaix). Au même moment, notamment au magazine Vice Versa, fondé sur le concept de « transculture », se développe la « poésie migrante ». Aux fondateurs de la revue, d’origine italienne (Fulvio Caccia, Antonio D’Alfonso, Marco Micone), s’ajoutent des poètes d’origine caribéenne (Robert Berrouët-Oriol, Joël Des Rosiers), issus d’une communauté importante, en particulier à Montréal, et ce depuis les années 1960, ainsi que des auteurs d’origines diverses (Anne-Marie Alonzo, Mona Latif-Ghattas, Nadine Ltaif). Cette poésie trouvera un écho particulier au Québec, où la question de la littérature passe depuis toujours par le prisme de l’exil (Nepveu, 1999).
Après 1990, l’éclatement des styles et des pratiques s’accentue, les lieux de diffusion se multiplient. Dans la foulée du mouvement punk, la poétique du quotidien s’exacerbe, devient triviale, parfois trash. Héritière de la contre-culture (Denise Vanier, Josée Yvon), cette tendance (présente notamment à la revue Gaz Moutarde) est toujours actuelle. D’autres profitent de la popularité des écritures du soi pour exprimer des préoccupations liées à l’identité (genre, classe, race) ou à l’état du monde. Bien que souvent égocentrée, cette poésie semble minée par la part de négativité déjà à l’œuvre dans la poésie de la Révolution tranquille, qui faisait du sujet québécois un être labile, en « rupture permanente », voué à un « éternel retour du même dans l’hyper-altérité » (Nepveu, 1999).
Le lyrisme n’est donc pas revenu indemne de sa traversée des avant-gardes, qui l’aurait fait passer, selon M. Arsenault (2007), du régime historique au régime économique. Absent à soi, condamné à léguer une dette dont il ne peut s’acquitter et qui fait de lui un simulacre, le sujet « en retour », irrémédiablement instable, insaisissable, n’a pourtant pas le choix de s’en remettre au langage. Ce « je » isolé, appartenant à une communauté d’exilés, parle, mais seul, et de choses parfois futiles. Mais dans ce présent perpétuel où la mémoire recycle les bribes d’un 35sens auquel elle ne croit plus, il semble que tout se vaille. Plus optimiste, Pierre Ouellet qualifie d’« esthésie migrante » ou de « sensibilité migratoire » cette absence à soi. À la faveur de l’accroissement des déplacements et de la mondialisation, la migration au sens fort, et non plus seulement géographique, serait devenue « le mode même de constitution du sujet dans son identité éthique et esthétique », le plaçant dans un « exil à demeure » (Ouellet, 2005). L’exil est également valorisé par Joël Des Rosiers ; se décrivant comme « un homme de déracinement » (Des Rosiers, 1996), il voit dans l’exil une valeur de la modernité, favorisant l’hybridation, le métissage et l’ouverture à l’autre. On est très proche ici du métissage théorisé et incarné par le poète et géographe Jean Morisset, qui en a fait un concept transaméricain.
La dernière décennie a vu s’imposer la poésie autochtone. Joséphine Bacon, figure tutélaire, n’en est pas la seule représentante (Jean Sioui, Louis-Karl Picard Sioui, Natasha Kanapé Fontaine, Marie-Andrée Gill). Tissant des liens entre traditions et modernité, cette parole inspire la génération montante, lourdement affectée par la crise écologique, qui interroge notre façon d’habiter et de partager le territoire. Sans revenir au sédentarisme ou à l’unitaire, des voix émergentes se réclament d’un certain degré d’enracinement, désireuses d’affermir les liens qui nous lient à la terre, redisant, peut-être, à leur façon, que l’expérience authentique de l’espace se fait au seuil du détachement, là où ici et ailleurs se touchent sans coïncider et où l’on fait l’épreuve de la distance, de la différence qui nous constitue comme sujet en nous ouvrant à l’autre. Incidemment, c’est un poète d’origine haïtienne, Rodney Saint-Éloi qui, en fondant les éditions Mémoire d’encrier, a largement contribué à promouvoir la poésie autochtone, de même que celle des nouvelles générations issues de l’immigration.
À mesure que le nationalisme québécois se développe, les communautés francophones hors Québec s’émancipent. Dans les années 1970, les poésies acadienne, franco-ontarienne et franco-manitobaine adviennent à la modernité. En se dotant de maisons d’édition, elles s’affranchissent de l’idéologie conservatrice qui régnait dans les journaux et périodiques, alors seuls lieux de diffusion (Éd. de l’Acadie, 1972 ; Éd. Prise de parole, 1973 ; Éd. du Blé, 1974). Marquées par les bouleversements des années 1960-1970, elles évoluent dans le sillage de la poésie québécoise, présentant peu ou prou les mêmes tendances, parfois en léger décalage, dont aucune n’est exclusive. Certains marient par exemple poésies du pays et contre-culturelle (Raymond Guy LeBlanc, Guy Arsenault, Herménégilde Chiasson en Acadie ; Jean Marc Dalpé, Patrice Desbiens, Michel Vallières en Ontario), d’autres traversent plusieurs courants (Rose Després, Gérald Leblanc, Dyane Léger en Acadie ; Robert Dickson, Michel Dallaire en Ontario ; J. R. Léveillé, Paul Savoie au Manitoba). Certains mêmes figurent dans plus d’une anthologie (Alexandre Amprimoz : Ontario, Manitoba ; Serge Patrice Thibodeau : Québec, Acadie).
La poésie louisianaise constitue un cas particulier, en raison de sa situation géographique. Il faut préciser qu’en Louisiane, le français parlé est le cadien ou le créole. L’interdiction du français y a privé des générations de l’apprentissage scolaire de leur langue. Un intérêt renouvelé pour le français a néanmoins mené à la publication d’un premier recueil collectif (Cris sur le bayou, 1980). Mêlant cadien, créole, anglais, cette poésie expose, parfois sur le mode de la complainte, la condition d’un peuple dont la survie représente un combat de chaque instant. Venir au monde, pour un Louisianais, c’est venir 36à la parole. Comme dans la poésie acadienne, hantée par la déportation, on y parle abondamment d’espace, l’existence des lieux attestant celle de la collectivité. Ces deux poésies partagent en outre ce qu’on pourrait appeler un lyrisme de la parole, vu le caractère métissé de leurs langues, la poésie acadienne mêlant brayon, chiac, joual au français normatif. D’ailleurs Jean Arceneaux, Deborah J. Clifton, David Cheramie et Zachary Richard, qui forment l’essentiel du corpus poétique louisianais, sont publiés surtout en Acadie (Éd. Perce-Neige).
Les éditeurs de poésie francophone hors Québec travaillent de plus en plus en collaboration. Avec d’autres signaux culturels, cela dit l’importance de ce qui rapproche les communautés de la Franco-Amérique. Si chacune a ses spécificités, elles partagent, outre la condition de minoritaire, une histoire traversée par les migrations, l’expérience diasporique et le métissage, qui fait que la précarité et l’inquiétude en sont indissociables. Puisqu’elle semble se prêter à l’examen et à l’expression du rapport complexe et souvent problématique au réel qui s’y joue, on peut supposer que la poésie lyrique francophone n’est pas près de disparaître en Amérique.
► Arsenault M., Le Lyrisme à l’époque de son retour, Montréal, Nota bene (« Nouveaux essais Spirale »), 2007. Des Rosiers J., Théories Caraïbes. Poétique du déracinement, Montréal, Triptyque, 1996. Nepveu P., L’Écologie du réel : mort et naissance de la littérature québécoise, Montréal, Boréal (« Boréal compact »), 1999 [1988]. Ouellet P., L’Esprit migrateur : essai sur le non-sens commun, Montréal, VLB éditeur (« Le soi et l’autre »), 2005 [2003].
→ Amérique latine (francophone) ; Belgique (francophone) ; Francophonie ; Suisse romande (francophone)
Denise Brassard
Amérique latine (francophone)
« L’Amérique latine a produit de grands poètes de langue française » : si la critique l’oublie souvent, ces mots de Louis Aragon ont rappelé dès 1936 l’importance des écrivains sud-américains dans la poésie moderne d’expression française. De fait, dès la fin du xixe siècle, et avec une intensité remarquable dans l’entre-deux-guerres, de nombreux écrivains bilingues et transnationaux ont élu – temporairement ou durablement – le français comme langue de poésie. Séjournant parfois à Paris, et appartenant à un double espace culturel et linguistique, ces poètes choisissent le français pour des raisons tout à la fois esthétiques, symboliques, sociales voire politiques. Francographes, ils restent cependant des cas « singuliers » (Jouanny, 2000) au sein de la francophonie*.
On sait qu’il a existé, après les indépendances et dès la seconde moitié du xixe siècle, une « tradition bilingue » (Eymar, 2011) chez plusieurs lettrés francophiles d’Amérique latine. Souvent issus de familles de la haute bourgeoisie, ces écrivains afrancesados se sont largement inspirés des canons hexagonaux en privilégiant le genre prestigieux de la poésie lyrique : par acculturation voire assimilation, ils ont publié de nombreux textes de veine romantique ou symboliste. Si José-Maria de Heredia (1842-1905), né à Cuba et naturalisé français, s’est distingué par un recueil figurant parmi les sommets de la poésie parnassienne (Les Trophées, 1892), des poètes bilingues comme le Cubain Armand Godoy (1880-1964) ou le Colombien Alfredo de Bengochea (1877-1954) conserveront également au xxe siècle des formes versifiées et rimées, dans des œuvres d’ailleurs récompensées par le prix Heredia de l’Académie française. Ajoutons encore, au sein de cette tradition bilingue, le cas des nombreux 37poètes-diplomates – comme l’Équatorien Víctor Manuel Rendón (1859-1940) ou le Bolivien Adolfo Costa du Rels (1891-1980) – qui ont œuvré à relier les cultures latines au-delà des relations ibéro-américaines.
Parallèlement à ces traditions, et de manière plus sporadique, quelques poètes singuliers ont participé aux décloisonnements lyriques de la poésie moderne. À commencer par le célèbre trio montévidéen : Isidore Ducasse (1846-1870), Jules Laforgue (1860-1887), Jules Supervielle (1884-1960). Lautréamont, « né sur les rives américaines, à l’embouchure de la Plata », revigore l’expression lyrique dans ses Chants de Maldoror (1869) par une prose violente, dont les surréalistes se réclameront plus tard. Quant à Laforgue, si son œuvre ne renvoie à aucune forme de « sud-américanité », il figure parmi les premiers traducteurs en français de Whitman et parmi les premiers vers-libristes (Derniers vers, 1887), contribuant ainsi à assouplir la poésie hors de ses contraintes métriques – aux côtés d’autres écrivains nés hors de France (Krysinska, Moréas, etc.). Il serait dès lors tentant de considérer, avec Michel Murat (Le Vers libre, 2008), que la position excentrée de ces poètes plurilingues les ait en quelque sorte prédisposés à subvertir les normes du vers français. C’est du moins ce que revendique le Péruvien Nicanor della Rocca de Vergalo (1846-1919) : venu de Lima à Paris où il rencontre Banville et Mallarmé, ce poète publie chez Alphonse Lemerre quelques recueils (Le Livre des Incas, 1879) ainsi qu’une étonnante Poétique nouvelle (1880) où, prenant la posture de « l’étranger », il élabore un système de versification afin de « rénover » la poésie française.
Au début du xxe siècle, dans le sillage de Rubén Darío et à l’heure des cosmopolitismes, de nombreux poètes nés en Amérique latine séjournent dans une Ville lumière volontiers mythifiée. Si la plupart continuent à écrire dans leur langue maternelle (Oswald de Andrade, Alejo Carpentier ou César Vallejo), d’autres choisissent le français. Influencé à ses débuts par Laforgue, le franco-uruguayen Supervielle est resté tout au long de sa vie partagé entre l’Amérique du Sud et la France. Proche d’écrivains hispanophones qu’il traduira parfois, il privilégie exclusivement le français dans son œuvre, considérant la langue espagnole comme trop baroque et « prête à faire main basse sur tout [s]on univers intérieur » (Boire à la source, 1951). Les espaces de son enfance hantent néanmoins ses premiers recueils : cherchant à affranchir la nature sud-américaine des cultures européennes, Supervielle tend dans Débarcadères (1922) à décoloniser les imaginaires gréco-latins qui ont traditionnellement inspiré les évocations lyriques de la pampa – à travers un vers élargi et rugueux. Ses recueils postérieurs (dès Gravitations, 1925) déploieront des espaces plus métaphysiques, par le biais d’une écriture toujours plus concise : au-delà de toute assignation territoriale ou culturelle, le poète privilégiera la posture du « hors venu ». Proche des cercles de la NRF, Supervielle sera très vite rattaché au domaine de la « littérature française », à l’instar d’un Robert Ganzo (1898-1995) : né à Caracas, ce poète franco-vénézuélien – résistant notoire durant la Seconde Guerre – consacre également l’un de ses premiers recueils à un paysage du Sud (Orénoque, 1937), avant de dépasser les ancrages trop référentiels dans ses textes ultérieurs, souvent édités chez Gallimard.
Aux côtés de ces écrivains binationaux, quelques poètes modernistes – allophones d’expression française – ont séjourné à Paris et mené une carrière littéraire dans deux langues distinctes. À la différence des écrivains-diplomates pour qui le français reste souvent un 38instrument de médiation interculturelle, des poètes comme le Chilien Vicente Huidobro (1893-1948), le Péruvien César Moro (1903-1956), l’Équatorien Alfredo Gangotena (1904-1944) ou le Brésilien Sérgio Milliet (1898-1966) conçoivent plutôt le plurilinguisme comme une manière de contester et dépasser les littératures nationales. Tous se veulent à leur manière des « hors venus » en déjouant toute forme d’appartenance et en « expérimentant la multiplicité » (Glissant, 2001), à l’image du personnage fictif de Barnabooth (chez Larbaud) qui, né à Arequipa, s’impose comme un poète « sans patrie ». Ces écrivains translingues, arrivés en Europe durant leur jeunesse, refusent l’(auto)exotisme ; et s’ils n’ont guère explicité leur choix du français, ils trouvent dans cette langue littérairement dominante une manière de rejoindre la modernité poétique, voire de s’affranchir momentanément de langues natales héritées des colonisateurs. Par ailleurs, sur un plan esthétique, tout se passe comme si le passage par une « langue autre » favorisait l’expérience avant-gardiste d’un « nouveau langage » littéraire – ce sera explicitement le cas pour l’Espagnol Juan Larrea (1895-1980) – à une époque où le genre poétique s’offre plus que jamais à toutes les étrangetés verbales.
Débarqué en Europe en 1916, Huidobro participe activement aux inventions et aux polémiques modernistes, en côtoyant Apollinaire, Reverdy et les peintres cubistes. Auteur de plusieurs recueils aux formes variées, ce fondateur du « créationnisme » développe un lyrisme laconique dans des vers libres à la plastique volontiers calligrammatique (Horizon Carré, 1917), allant jusqu’à exporter l’écriture lyrique hors du livre par une « exposition de poèmes » (Salle 14) présentée en 1922 à Paris. Hostile au surréalisme (Manifestes, 1925), il poursuivra son œuvre en espagnol lors de son retour au Chili en 1932. À l’inverse, César Moro participe pour sa part à l’aventure surréaliste en publiant quelques poèmes isolés dans des revues ou plaquettes dirigées par Breton. Après son séjour parisien de 1925 à 1933, il deviendra l’un des diffuseurs les plus actifs du mouvement sur le continent américain, notamment à Mexico. Ses poèmes en français, qui cultivent les modes associatifs, font de l’amour fou leur thème obsédant, sur un mode volontiers érotique mais désenchanté – en particulier dans le recueil Lettre d’amour paru à Lima (1944). Écrivain homosexuel, doublement marginal dans le milieu surréaliste, Moro rédige ainsi des poèmes amoureux qui renoncent aux traditions hétéronormées sans pour autant afficher directement sa « différence », malgré quelques subterfuges énonciatifs. Le poète prendra du reste ses distances avec Breton après la guerre.
Mais les poètes d’Amérique latine s’imposent parfois en marge des principaux mouvements. C’est le cas d’Alfredo Gangotena : proche de Supervielle et de Michaux (autre expatrié qui lui dédiera Ecuador), il publie dès 1924 des poèmes dont les amples vers ont parfois pu rappeler ceux de Claudel ou de Perse. Ils témoignent surtout, à différents niveaux, d’un sentiment d’« exil », y compris lorsque l’écrivain sera de retour en Équateur en 1933. En prise avec l’immensité indifférente de la nature, ses textes mettent en scène une parole solitaire qui multiplie les adresses lyriques : les poèmes d’Absence (publiés à Quito en 1933) ont d’ailleurs suscité de nombreuses lettres de l’autre côté de l’Atlantique, rapprochant ainsi les modes lyriques et épistolaires.
Si le monde cosmopolite de l’entre-
deux-guerres a favorisé l’exploration de la poésie en français par des écrivains allophones, la situation n’est plus tout à fait la même après la Seconde Guerre. 39La république des lettres s’est en partie transformée et pluralisée : le boom latino-américain et le rayonnement de certains poètes (Mistral, Neruda, Paz) ont contribué à la reconnaissance mondiale des littératures du continent, tandis que l’anglais s’impose comme une langue internationale, en particulier pour les écrivains d’Amérique centrale séjournant aux États-Unis. Quelques poètes, venus à Paris, ont cependant publié des recueils intimistes en français, dans lesquels ils ont cherché à relier des géographies éloignées et séparées par l’océan. Leurs œuvres transatlantiques interrogent alors les motifs de l’exil, de la migration, de la mémoire. Née à Buenos Aires en 1934 et installée à Paris dès 1961, Silvia Baron Supervielle a construit dans ses recueils – au « pays de l’écriture », selon l’un de ses titres – des paysages imaginaires et élémentaires rattachant le Río de la Plata à la Seine. Quant au Chilien Luis Mizón (1942-2022), arrivé en France en 1974 après le coup d’état militaire de Pinochet, il connaît l’expérience de l’exil politique : le choix du français relève alors davantage (ou tout autant) d’une nécessité que d’un choix. Portant la trace de cette émigration, les poèmes de ce « naufragé de Valparaíso » déploient une écriture onirique qui cherche à saisir et à souder toutes sortes de bribes précaires – îles, radeaux, murmures. Autant les poètes avant-gardistes des Années folles aspiraient aux déracinements et aux ruptures, autant ces poètes restent hantés par leurs paysages originels.
En somme, tous ces parcours transfrontaliers de poètes nés sur le sol américain témoignent à différents niveaux – biographique, éditorial, littéraire, thématique – des dimensions multiterritorialisées de la poésie de langue française. Aragon n’avait décidément pas tort, dès 1936, de relever que « la poésie moderne dans notre pays vient autant des Andes et des Antilles que de la Loire ronsardienne ou du Tibre virgilien » : non seulement elle se ressource auprès de différents territoires culturels, mais sa production est elle-même géographiquement constellée, débordant l’hexagone et les régions francophones.
► Aragon L., « Bolivar, par Jules Supervielle », Commune, 15 octobre 1936. Casanova P.,La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil (« Points »), 2008 [1999]. Castillo-Berchenko A., « L’écriture bilingue dans la littérature hispano-américaine contemporaine : le cas des auteurs frontaliers », Cahiers d’études romanes, no 7, 2002. Eymar M.,La Langue plurielle : le bilinguisme franco-espagnol dans la littérature hispano-américaine (1890-1950), Paris, L’Harmattan (« Recherches Amériques Latines »), 2011. Glissant É, « Introduction », dans L’Amérique latine et La Nouvelle Revue française (1920-2000), éd. F. Carvallo, Paris, Gallimard (« Les Cahiers de la NRF »), 2001. Jouanny R.,Singularités francophones, Paris,PUF, 2000.
→ Amérique du Nord (francophone), Québec ; Francophonie
Émilien Sermier
Animal
Encore tout enfant, Hermès avait volé les troupeaux de bœufs de son frère Apollon. Pour apaiser sa colère, il lui offrit en échange la première lyre qu’il avait fabriquée avec la carapace d’une tortue, une peau de bœuf tendue et pour cordes sept boyaux de brebis (Hymne homérique à Hermès). Cette origine animale de la lyre demeure sensible dans les noms qu’on lui donne : cri, plainte ou chant. Elle se retrouve surtout dans les nombreuses métaphores-métamorphoses animales du sujet lyrique (cygne, rossignol, araignée surtout). Mais l’animal n’est plus ni métaphore ni signe, quand le poème se donne pour mission nouvelle de participer à sa vie.
40Quelque chose d’animal, plainte ou cri, demeure dans la musique de la lyre. Tandis que le fleuve emporte l’instrument et la tête d’Orphée, démembré par les Ménades, « tout en glissant au milieu du courant, / sa lyre a je ne sais quels accents de profonde tristesse » (Ovide, Mét., XI, 51-52). Quand il n’est pas enchantement, incantation ou célébration, le lyrique est déploration ou plainte, cri de douleur : « Je me tais et je crie » (s. 105) ; « Je n’ai pas de langue, et je crie » (s. 134), s’étonne Pétrarque dans le Canzoniere. Le cri peut être aussi la manifestation animale de la vie : « C’est au cri animal de la passion à dicter la ligne qui nous convient », fait dire Diderot au neveu de Rameau parlant de la « poésie lyrique » qui est « encore à naître ». Paul Claudel au contraire reconnaît la poésie lyrique de Polymnie « quand l’homme est à la fois l’instrument et l’archet / et que l’animal raisonnable résonne dans la modulation de son cri » (Cinq Grandes Odes).
Mais, plus souvent qu’au cri, c’est au chant que le poème lyrique est comparé, et son modèle est alors logiquement l’oiseau. La chanson 23 de Pétrarque énumère les états par lesquels l’amour fait passer le poète. D’abord devenu « laurier vert », ensuite couvert de plumes blanches, il prend « avec le chant, la couleur d’un cygne » ; après avoir été roche et écho*, il devient encore un cerf qui fuit la meute de ses chiens, et enfin un aigle, « cet oiseau qui monte jusqu’au plus haut des airs ». Ce n’est pas le chant, mais l’envol puissant de l’aigle jupitérien qui est ici pris comme paradigme ultime. Il en est autrement pour le cygne, dont la langue répète inlassablement la chute. Ovide avait fait de lui la métamorphose de Cygnus, oncle et ami de Phaéton, qui pleurait sa mort et dont le chant de deuil le fit changer en ce « nouvel oiseau » qui fuit le feu du ciel et lui préfère l’élément liquide (Mét., II, 367-380). Pour Horace, il est le symbole du génie de Pindare, et du style haut par contraste avec le style bas figuré par l’abeille (Odes). À la Renaissance, son envol est celui de l’enthousiasme et de l’immortalité du poète : « Je voleray Cygne par l’Univers, / Éternizant les champs où je demeure » (Ronsard, ode « À sa Muse »). À l’âge romantique, il est encore des cygnes sereins, qui ne chantent ni ne volent, tel celui de Marceline Desbordes-Valmore donné en modèle dans « Le coucher d’un petit garçon » : « Sous le cygne endormi l’eau du lac bleu s’écoule ». Mais, privé « de son beau lac natal », celui de Baudelaire demande en vain au ciel l’eau qui lui fait défaut. Ce « grand cygne, avec ses gestes fous, / comme les exilés, ridicule et sublime » est frère de l’albatros, « exilé sur la terre au milieu des huées ». Ce cygne est surtout le « signe » d’une crise de la signification esthétique et poétique que dit encore « le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui » de Mallarmé. Claudel reprend et amplifie le jeu de mot : « Le signe lent / Du cygne blanc / A fait onduler le vide » (Soir d’automne).
Depuis longtemps, le chant plus que le vol d’un autre oiseau rivalise avec celui du poète : celui du rossignol, masculin dans la langue française, mais féminin dans la grecque et la latine. C’est une mère qui s’appelle Aédon, pleurant son fils Itylys, quand Pénélope évoque ses plaintes (Od. XIX).Ovide lui donne un autre nom et raconte une autre histoire. Procné et Philomèle étaient deux sœurs, l’une mariée à Térée, l’autre violée par lui. Son agresseur lui avait coupé la langue et l’avait séquestrée pour qu’elle ne puisse pas le dénoncer. Mais elle y parvint en tissant une toile, et les deux sœurs se vengèrent en tuant ses enfants pour les lui donner à manger. Elles furent changées l’une en hirondelle, l’autre en rossignol (Mét. VI, 412-674). Aédon ou Philomèle, car les deux histoires se croisent, devient le modèle de « la mère en deuil » (Loraux, 411990), emblème de la plainte élégiaque* et même « oiseau du lyrisme » (Arnould, 1990). La valeur de son chant va de la joie pure à la violence de la vengeance ou à la plainte douloureuse. Il devient dans la poésie médiévale un messager chargé de porter les paroles du poète à la femme aimée, le rival ou le compagnon du poète dans les nuits solitaires de la poésie baroque, puis romantique, chantant Dieu ou la femme aimée. La modernité anti-lyrique (voir Avant-gardes*) le rejette et lui substitue coucous, colibris, corbeaux, pies ou perroquets (Tomiche, 2010).
Il est un moyen plus radical de récuser le modèle du chant lyrique : lui préférer celui du fil et du tissage ; voir dans le poète non un oiseau, mais une araignée perplexe au sens littéral : occupée à tisser des liens (Maulpoix, 2002). Arachné, en effet, avait tissé une toile si parfaite que, jalouse, Pallas la déchira ; Arachné se pendit de chagrin, mais, prise de pitié, Pallas la métamorphosa en araignée qui tire de son ventre le fil qu’elle tisse (Ovide, Mét., VI). Longtemps, elle sert une image négative de l’art du poète ; mais Diderot, puis Mallarmé et Valéry valorisent l’idée de la toile-poème. Avec Reverdy, Ponge ou Michaux, Arachné, qui tire d’elle-même la substance de son œuvre, figure « l’écriture de l’immanence » du lyrisme moderne (Ballestra-Puech, 2006), et se propose en modèle aux poétesses, comme aussi Philomèle ou Procné.
Le lyrisme romantique grouille d’animaux : pélican de Musset, loup de Vigny, puis fauves exotiques de Leconte de Lisle. Hugo voit en eux les « signes » que la nature donne à l’homme pour qu’il déchiffre leur « alphabet formidable et profond » (« La chouette »). Mais avec la Lettre de Lord Chandos de Hofmannstahl, le rapport de l’homme à l’animal change radicalement : devant l’agonie des rats dans sa cave, ce qu’il éprouve n’est pas de la pitié mais « une participation contre nature, une intrusion au-dedans de ces créatures ». Elisabeth de Fontenay conteste la lecture que Gilles Deleuze donne de ce texte dans Mille Plateaux, celle du « devenir-animal ». Elle tire de lui une autre leçon, celle que « l’innommable “participation” dans laquelle [Lord Chandos] a basculé le rend incapable d’arrimer à quelque propre de l’homme que ce soit l’expérience inouïe de ce qui survient à son animalité » (Fontenay, 1998). L’écopoétique* contemporaine vise à abolir ainsi la frontière entre homme et animal. La panthère que Rilke observait au Jardin des Plantes à Paris lui offrait déjà cette expérience à la fois d’une altérité absolue et d’une participation à cette altérité. Le contre-lyrisme de Ted Hugues dans son poème sur le jaguar en donne aussi l’intuition à l’écrivaine dont Coetzee fait son double fictif : « Voilà le genre de poésie sur laquelle je veux attirer votre attention aujourd’hui : une poésie qui n’essaie pas de trouver une idée dans l’animal, qui ne se fait pas à propos de l’animal, mais qui est au contraire la relation d’un réel échange avec lui » (Coetzee, 2003).
► Ballestra-Puech, S., Métamorphoses d’Arachné. L’artiste en araignée dans la littérature occidentale, Genève, Droz, 2006. Fontenay E. de, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1998. Tomiche A., Métamorphoses du lyrisme. Philomèle, le rossignol et la modernité occidentale, Paris, Classiques Garnier (« Perspectives comparatistes »), 2010.
→ Écopoésie ; Émotions, sentiments ; Éthos, posture ; Féminin/masculin ; Voix, sujet lyrique.
Véronique Gély
Antilyrique
→ Degré zéro*
Archives sonores
Dans les cultures de l’écrit, la poésie s’adresse à la fois à l’œil et à l’oreille ; 42d’un point de vue médiologique, elle est bivalente, et ces deux dimensions ne peuvent être hiérarchisées entre elles ni rapportées à une antériorité mythique. Pendant une longue période, l’écrit a été le seul mode d’archivage disponible ; ce sont les correspondances et les mémoires qui conservent la trace des lectures à voix haute faites par Hugo ou Baudelaire. Mais les technologies d’enregistrement du son, apparues à la fin du xixe siècle, ont modifié en profondeur cette situation. Nous disposons désormais de deux types de documents susceptibles d’être élaborés en archives : des écrits, du manuscrit à la publication ; et – dans certains cas seulement – des enregistrements de lectures faites par le poète, ou par un autre lecteur (souvent un comédien) ; les deux s’inscrivent dans un double processus, d’invention et de communication publique (voir Événements*). La lecture, même si elle intervient dans un second temps, n’est pas extérieure à l’œuvre ; elle en fait partie, constitutivement. L’écrit stabilise le texte, et en permet la transmission dans le temps. La lecture par l’auteur ne fixe pas le sens, mais elle fournit des repères essentiels pour sa compréhension, à la fois parce que s’y manifestent des intentions esthétiques, et parce que la voix poétique, en elle-même insaisissable, s’y objective en interprétation, confirmant ou contredisant les propriétés du texte écrit.
Notre tâche est par conséquent de rassembler, de constituer en archives et de diffuser les documents sonores (et audio-visuels) qui se sont accumulés depuis cent vingt ans ; ce travail, bien avancé pour la poésie de langue anglaise, pour laquelle nous disposons du site PennSound, est maintenant amorcé pour le domaine français. Elle est aussi d’apprendre à écouter les poètes comme nous avons appris à les lire, et de nous former à une approche bi-médiale, conjuguant l’œil et l’oreille. Certains aspects de l’œuvre s’y prêtent facilement : l’analyse des phénomènes énonciatifs et des processus de subjectivation, pour lesquels la comparaison est très stimulante ; le traitement métrique et prosodique du vers (nombre de poètes, parmi lesquels Bonnefoy, lisent leurs vers autrement qu’ils ne sont écrits). Pour l’analyse prosodique en revanche, comme pour la description de la voix et pour le style de diction, presque tout reste à faire ; nous ne disposons ni d’une méthodologie ni (en dépit des apports de la phonostylistique) d’un vocabulaire adéquats. Il faut aussi apprendre à remonter dans le temps : les enregistrements sur rouleaux de cire sont « inaudibles » dans un premier temps, mais lorsque notre oreille apprend à filtrer et à reconstruire le son, nous découvrons que beaucoup d’informations ont été conservées. Enfin, la lecture en public, en tant que phénomène intellectuel, institutionnel et social, constitue un domaine d’étude à part entière.
Pour le domaine français, la première entreprise de collecte a été initiée par Ferdinand Brunot en 1911 sous les auspices du ministère de l’Instruction publique, avec le concours des établissements Pathé. La visée principale était ethnographique : il fallait conserver des dialectes, des parlures, des chants « populaires » que l’unification linguistique du territoire menaçait de disparition. Brunot, tout au regret de n’avoir pu garder trace de la voix de Racine, y ajouta un volet poétique en organisant le 27 mai 1914 une audition publique de poèmes contemporains, de Pierre Louÿs à Apollinaire, dits et enregistrés par leurs auteurs. De cet ensemble ressortent de riches enseignements relatifs à la compréhension du genre : la diction chantonnante d’Apollinaire, et sa discrimination nette des vers libres et des vers réguliers dans « Le Voyageur » ; la puissante profération rythmique de 43Verhaeren, qui met en valeur la dynamique du vers libre ; le surplomb quasi-extatique de René Ghil lisant « Chant dans l’espace ». L’anthologie sonore offre une approche suggestive des tendances esthétiques du symbolisme finissant, comparable à celle qui se dégage des Poètes d’aujourd’hui de van Bever et Léautaud. Cependant, cette histoire si bien entamée tourne court. Alors qu’Apollinaire avait résolument engagé, dans « La Victoire », la poésie à conquérir ses espaces sonores, les modernistes puis les surréalistes ont ramené le genre à sa forme écrite, tout en favorisant le dialogue avec les arts graphiques.
Le mouvement est relancé après 1945 par le développement de la radio* et du disque, et par les progrès de l’enregistrement au magnétophone. La radio permet de diffuser la poésie à un public plus large, jusqu’à « l’horizon de tous » : c’est le sens de l’entreprise d’Éluard dans Les Chemins et les routes de la poésie ; l’esprit de la Résistance s’y prolonge, au bénéfice du PCF. La démarche de Jean Tardieu, qui joue un rôle décisif dans ce milieu, est plus expérimentale, visant à la fois un travail sur la voix et le développement d’une création poétique par les moyens propres à la radio. De ces politiques de service public sont issues des archives très riches, encore peu exploitées ; elles sont conservées par l’INA, qui les met parcimonieusement à la disposition des chercheurs. Même la censure en 1947 de l’émission d’Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu, n’est pas un rendez-vous manqué : l’enregistrement a circulé en sous-main et influencé les poètes américains de la Beat Generation, ainsi que la « poésie sonore » qui se développe en France dans les années 1960 avec Bernard Heidsieck, Henri Chopin et François Dufrêne.
Une ère nouvelle s’ouvre vers 1975 avec le développement des lectures en public par les poètes eux-mêmes. À la suite des séances organisées au musée d’Art moderne de la Ville de Paris par Emmanuel Hocquard et par Blaise Gautier dans le cadre de la Revue parlée à Beaubourg, les festivals et les séries de lectures se multiplient, dans les bibliothèques, les musées et les galeries. Les poètes qui les promeuvent imposent une esthétique nouvelle, celle de la diction neutre, impersonnelle*, dans laquelle le poète s’efface devant le texte, en rupture aussi bien avec la profération expressionniste d’Artaud qu’avec la tradition d’interprétation signifiante des comédiens. D’importants essais, comme Dire la poésie de Jacques Roubaud ou Outrance utterance de Dominique Fourcade, appuient de leur autorité cette tendance qui devient vite prédominante chez les « poètes du livre », les pratiques des poètes-performeurs, marquées par les exigences de la scène, restant plus différenciées. Les archives correspondant à cette période qui s’étend jusqu’aux années 2000, où la diffusion par internet se généralise, sont actuellement dispersées ; même numérisées comme c’est le cas pour Beaubourg, elles sont insuffisamment cataloguées et mal diffusées. Il est urgent de les inventorier, de les rassembler, et de les rendre disponibles à la communauté des chercheurs. Faute d’en avoir connaissance et de savoir les analyser, notre compréhension de la poésie contemporaine est vouée à rester aplatie et lacunaire, comme celle d’un paysage qui ne serait vu que d’un œil.
► Bernstein Ch., Close Listening : Poetry and the Performed Word, New York, Oxford University Press, 1998. Lang A., Murat M., Pardo C. (dir.), Archives sonores de la poésie, Dijon, Les Presses du Réel, 2019. Pardo C., La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2015.
44→ Numérique, internet ; Oralité ; Radio ; Slam
Michel Murat
Art lyrique, musique
Si l’on porte un regard surplombant sur le déploiement du terme « lyrique » dans les lexiques respectifs de la musique et de la poésie, deux constatations s’imposent d’emblée : on observe, d’une part, qu’après une longue période où la définition du terme incluait les deux arts (« poésie qui se chantait autrefois sur la lyre »), le milieu du xviiie siècle le voit s’émanciper de part et d’autre : le lexique musical mobilise de plus en plus le terme dans un sens qui met à distance la poésie, tandis que le vocabulaire de la poésie tend à oublier progressivement la part musicale du « lyrique ». D’autre part, on peut noter que cet affranchissement parallèle engage des effets fortement contrastés en termes de parcours sémantiques : l’usage du terme en musique contribue plutôt à en figer le sens, tandis que du côté de la poésie, son inflation sémantique sera spectaculaire et se poursuivra pendant près de deux siècles.
Au terme de cette évolution, les dictionnaires usuels modernes enregistrent volontiers cette fracture au sein du « lyrisme » et tendent à distinguer les versants « poétique » et « musical » en leur offrant des entrées dissociées. Ainsi, par exemple, le Robert en ligne donne-t-il « I. 1. Qui exprime des sentiments intimes au moyen de rythmes et d’images propres à communiquer au lecteur l’émotion du poète. […] I. 2. Plein d’un enthousiasme, d’une exaltation de poète » ; puis « II. Destiné à être mis en musique et chanté, joué sur une scène. » Le sevrage est consommé : il ne reste pas plus de trace de la musique dans la partie I de la définition que de trace de la poésie dans la partie II. L’ordre même des parties place implicitement le versant poétique au premier plan, déjouant ainsi la logique causale impliquée par les définitions classiques qui associaient « lyrique » à des formes poétiques gardant la trace de leur passé musical.
Quand la poésie oublie la « lyre »
Cette séparation progressive débute vers le milieu du xviiie siècle, où il apparaît qu’il n’est plus guère envisageable de maintenir cet alliage poésie/musique si l’on veut proposer une définition du terme qui rende compte de ses divers usages. La définition que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert donne du « lyrique » (1765) est particulièrement intéressante à cet égard, du fait qu’elle se situe très exactement au point de sevrage : la musique est encore là, mais on sent déjà que « lyrique » tend vers une sphère où elle pourra bien être oubliée : « La poésie lyrique a de tout tems été faite pour être chantée, & telle est celle de nos opéras […]. Par conséquent la poésie lyrique & la musique doivent avoir entre elles un rapport intime, & fondé dans les choses mêmes qu’elles ont l’une & l’autre à exprimer. Si cela est, la musique étant une expression des sentimens du cœur par les sons inarticulés, la poésie musicale ou lyrique est l’expression des sentimens par les sons articulés, ou ce qui est la même chose par les mots. » Quelques années plus tôt, dans ses Principes de littérature (1755), l’abbé Batteux écrivait : « On pourra […] définir la Poésie lyrique, celle qui exprime le sentiment. Qu’on y ajoute une forme de versification qui soit chantante, elle aura tout ce dont elle a besoin pour être parfaite » (III, 7). On voit bien que le « chantant » n’est plus ici que métaphorique et que ce qui importe surtout, c’est ce qui est commun à la musique et à la poésie, à savoir l’expression des sentiments. En intériorisant et en amuïssant la lyre, instrument réel, le « lyrique » se profile comme un terme clé dans l’émergence 45de la théorie du sublime, ainsi qu’en témoignera bientôt la définition de Mme de Staël : « La poésie lyrique ne raconte rien, ne s’astreint en rien à la succession des temps, ni aux limites des lieux ; elle plane sur les pays et sur les siècles ; elle donne de la durée à ce moment sublime pendant lequel l’homme s’élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. » (De l’Allemagne, 1810, II, 10). Bien entendu, la musique est au cœur de l’esthétique romantique dont Mme de Staël dessine ici les contours. Mais l’enrôlement très net du « lyrique » (puis, bientôt, du « lyrisme ») sous l’égide du sublime, et le statut d’étendard d’une nouvelle poésie que l’expression « poésie lyrique » lui offre dans ce contexte contribuent à consommer le sevrage du terme vis-à-vis de son rattachement musical. Dès lors, il se rendra disponible pour sa mission romantique, qui l’engagera tout naturellement à revêtir un éthos lié à l’expression intime du sujet – puis, lorsque l’étoile romantique ternira, à prendre une connotation péjorative, du côté de l’enflure. Et lorsque, prenant acte du fait que la poésie lyrique « ne raconte rien », la théorie littéraire aura besoin d’un terme pour faire pièce à un vocabulaire narratologique inapproprié à cet objet, c’est encore « lyrique » qui s’offrira pour ce service, associé au « sujet » ou au « je » – mais détaché plus radicalement que jamais de toute réminiscence musicale.
Quand la musique ne voit plus
que la « lyre »
Pourtant, comme l’indiquait la définition en deux temps du Robert, le terme « lyrique » vit aussi sa vie du côté de la musique. Et c’est vers le milieu du xviiie siècle également qu’il a commencé à être employé dans un sens qui délaisse la poésie. Il est ainsi de plus en plus utilisé pour spécifier le caractère musical d’un substantif qui ne porte pas ce caractère en lui : on parle de « théâtre lyrique », et le genre musical qui était majoritairement étiqueté jusqu’alors comme « tragédie en musique » devient de plus en plus souvent « tragédie lyrique » (Voir Théâtre*). On a beaucoup employé cette dernière étiquette, a posteriori,pour désigner les opéras de Lully ou de Rameau, mais elle ne figure que très exceptionnellement sur les partitions imprimées de l’époque et ce n’est qu’à partir des années 1770 que son emploi s’étend, à un moment où se multiplient aussi les « comédies lyriques » et où apparaît le « drame lyrique » (en 1774). Ces divers sous-genres ont tous leur motivation ponctuelle et s’inscrivent dans l’histoire des formes de l’opéra, mais il est clair que l’adjectif « lyrique », ajouté à une étiquette de genre théâtral, illustre un geste simple de déplacement sur la scène musicale d’enjeux génériques attachés à la scène du théâtre parlé. Les nouveaux sous-genres occasionnés par cet ajout ont élargi l’éventail des nuances permettant de distinguer des catégories au sein du genre « opéra », et ils ont continué à être utilisés au fil du temps (Massenet qualifie Werther (1892) de drame lyrique et Thaïs (1894) de comédie lyrique ; on retrouve la tragédie lyrique aussi tard qu’en 1959 pour La Voix humaine de Poulenc…). Pourtant, dans les divers syntagmes envisagés (auxquels on peut ajouter, plus rares, « conte lyrique » ou « pièce lyrique »), l’adjectif « lyrique » ne fait guère que spécifier le complément musical ajouté à un terme théâtral ou littéraire. Il y a, certes, de fines nuances de connotation, comme celle qui porte à associer « drame lyrique » à une tradition française, tandis que « drame musical », à partir du milieu du xixe siècle, renvoie inévitablement au modèle wagnérien. Mais dans tous ces cas, « lyrique » n’est pas attaché à un éthos particulier ou à des caractéristiques spécifiques de forme ou de contenu – hormis la seule présence de la musique. Il en va de même 46pour l’usage courant du terme, depuis le début du xixe siècle, accolé à « théâtre », à « scène » ou à « saison ». Dans tous ces cas, « lyrique » est un synonyme exact d’un terme parfois employé, mais que les dictionnaires rechignent à enregistrer : « opératique ».
C’est en ce sens que l’on peut parler d’une réduction ou d’un figement à propos de l’usage de l’adjectif « lyrique » dans la langue musicale.
Quand le « lyrisme » poétique
resurgit dans le lexique musical
On trouve toutefois dans le vocabulaire musical quelques emplois plus spécifiques qui attestent que la frontière entre un sens musical et un sens poétique du terme n’est pas imperméable. C’est le cas du vocabulaire spécifique au chant, où « lyrique » est employé pour désigner des types de voix. On parle ainsi de « soprano lyrique » ou de « ténor lyrique » pour établir une typologie fine des emplois vocaux – qui s’affine encore de termes italiens employés dans leur lange d’origine, tel le « lirico spinto ». L’intérêt de ces typologies, par rapport à la notion de « lyrisme », tient au fait qu’elles conjuguent des éléments hétérogènes : le terme renvoie à une tessiture (le soprano lyrique mobilise moins la tessiture grave que le soprano dramatique, mais monte moins haut que le soprano léger) ; il désigne en outre des types de voix (grain, puissance) ainsi que des types d’emplois, relevant davantage de l’éthos* des rôles que de la stricte vocalité. À ce titre, il est manifeste que le développement des termes « lyrique » et « lyrisme » du côté de la poésie a notablement influencé les connotations dont se revêtent ces termes de technique vocale, en tirant sensiblement le « lyrique » du côté de l’expression des sentiments amoureux.
Il en va de même pour quelques emplois ponctuels de l’adjectif « lyrique » dans des titres de compositions musicales : si Zemlinsky intitule une de ses œuvres Lyrische Symphonie (1924), c’est sans doute moins parce que cette œuvre emploie deux solistes, chantant des poèmes de Tagore, que pour marquer un attachement à un certain éthos romantique. Et lorsque Berg, deux ans plus tard, intitule Lyrische Suite une pièce pour quatuor à cordes, c’est un peu par clin d’œil à Zemlisky, dont il cite un thème de la Lyrische Symphonie – un peu aussi en raison du caractère d’« opéra latent » qu’Adorno signalait dans cette pièce, où il semble que le texte soit dérobé (Berg avait d’ailleurs recopié sur sa partition de travail un poème de Baudelaire…) – mais peut-être surtout à cause du « programme secret » de la pièce, qui en fait un intime chant d’amour. À nouveau, c’est plus l’éthos que la forme qui est ici déterminant pour motiver l’emploi de l’adjectif « lyrique ».
► Albrecht F., Ut musica poesis. Modèle musical et enjeux poétiques de Baudelaire à Mallarmé (1857-1897), Paris, Champion, 2012. Tibi L., La Lyre désenchantée : l’instrument de musique et la voix humaine dans la littérature française du xixe siècle, Paris, Champion, 2003. Rodriguez A., Wyss A. (dir.), Le Chant et l’écrit lyrique, Bern, Peter Lang, 2009.
→ Chant, chanson ; Lurikos ; Lyre, luth, harpe ; Mélos, mélique ; Dramatique, théâtre
Christophe Imperiali
Aspect (temporel)
Parce que le poète lyrique écrit au défaut du temps (voir Temps*), on voudrait que le temps du poème soit le passé : on prend alors un problème aspectuel pour une question temporelle. Rappelons la distinction pour le besoin de la démonstration.
Si le temps grammatical (tempo de dicto) inscrit le procès dans l’une des trois époques du temps vécu (tempo de re) par rapport au moment de l’énonciation, 47l’aspect, lui, concerne le procès en lui-même, ou, en d’autres termes, le temps que prend un verbe pour réaliser sa tension – pour accomplir le passage [écrivant] d’un terminus a quo[écrire] à un terminus ad quem[écrit]. Ou bien le terminus n’est pas atteint, et on parle d’inaccompli, ou bien il l’est et on parle d’accompli. Si je dis que je marche, la tension du verbe n’est pas arrivée à son terme, si je dis que j’ai marché, elle l’est, si je dis « je marchais », elle ne l’est pas, preuve que temps et aspect sont disjoints puisque l’imparfait est bien un temps du passé.
Mais il y a plus : l’aspect prend aussi en compte la manière dont sont perçues les tensions successives du verbe : « ou bien la tension est perçue comme un tout indivis » : on parle « d’aspect global » ; « ou bien elle est perçue comme un processus de conversion de l’inaccompli en accompli : on parle alors d’aspect sécant » : écrire et écrit qui renvoient respectivement au point initial et final de la tension sont de perception globale, écrivant est, lui, de perception sécante ; il nous plonge dans le cœur du procès comme le fait la forme progressive en anglais. La distinction de l’imparfait et du passé simple ne relève certes pas de la temporalité (ils sont tous les deux, au même titre, des temps du passé), mais de l’aspect : le passé simple est global, l’imparfait sécant.
À cette double détermination s’ajoute l’aspect sémantique des verbes : les verbes ont chacun un mode d’accès au terminus ad quem de leur tension – les verbes imperfectifs n’ont pas besoin, pour que l’événement soit engendré, que ce terminus soit atteint (qu’ils soient statiques comme exister, savoir, aimer, ou dynamiques comme marcher : si je commence à marcher et que je m’arrête, j’ai déjà marché) ; les verbes perfectifs qui ont besoin d’atteindre leur terminus pour réaliser le procès (sortir, arriver, atteindre le sommet : si je commence à atteindre le sommet et que je suis interrompu, je n’ai pas atteint le sommet). Or si l’on veut saisir le sentiment du temps à l’œuvre dans le poème, on gagne à l’appréhender en termes aspectuels.
On partira d’un sonnet célèbre de Ronsard (Sonnet vi des pièces retranchées en 1578, dans Ronsard, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1993, 270), sans prétendre apporter un éclairage particulier sur les formes lyriques de la Renaissance*, mais persuadé que ces vers de la Continuation des Amours permettent de saisir en beauté la dimension aspectuelle du temps lyrique.
Le sonnet dont nous prélevons ces deux vers justement fameux est une pièce présente dans l’édition de 1572 du Second livre des Amours qui a été retranchée par Ronsard en 1578 au moment où apparaît le sonnet xlii pour Hélène – « quand vous serez bien vieille. » Il s’agit d’une variation légère et élégiaque du motif « carpe florem » – « cueille la fleur de la vie » (Cf. l’ode xvii – « Mignonne allons voir si la rose », ibidem, 667). Le premier quatrain évoque le bouquet fané envoyé par le poète dans l’urgence (« qui ne les eust à ce vespre cueillies, / cheutes à terre elles fussent ») ; le second en fait un exemple « certain » (« que vos beautés, bien qu’elles soient fleuries, / en peu de temps cherront toutes fletries, / et comme fleurs, périront tout soudain »). Le dernier tercet transforme pragmatiquement cet exemple en un impératif bien connu des lecteurs de Ronsard : « pour ce aimez moy, ce pendant qu’estes belle ».
Mais le premier tercet contient une épanorthose remarquable qui offre une meditatio temporis accrochée à un fait de langue :
Le tems s’en va, le tems s’en va, ma Dame,
Las ! le temps non, mais nous nous en allons,
Et tost serons étendus sous la lame
48Les commentateurs auront beau évoquer des sources prestigieuses, ni l’épigramme de l’anthologie grecque, ni sa reprise par Marulle, ni l’ode d’Horace, ni le vers de Virgile qui ont pu inspirer ces vers n’atteignent la distinction opérée dans la langue de Ronsard. Celui-ci peut bien avoir imité la répétition lyrique : et le « fugit/fugit » de Virgile devient « le temps s’en va, le temps s’en va ». L’essentiel n’est pas là. L’essentiel est bien la correction (qualifiée de « malicieuse » par Henri Weber) : « le temps s’en va / le temps non, mais nous nous en allons ». Comment la comprendre ? La périphrase prosaïque ne dira rien, car on n’aura rien appris de ces vers quand on aura traduit : ce n’est pas le temps qui passe, c’est nous qui passons. Ronsard va puiser dans les ressources aspectuelles de la langue pour atteindre une possibilité expressive du verbe par deux fois pronominal « s’en aller ». On veut croire que cet aître de la langue abrite une leçon sur la temporalité lyrique. Quelle est la valeur des deux pronoms dans la construction pronominale lexicalisée « s’en aller » ?
Soit « je m’en vais ». Le pronom personnel* réfléchi élidé « m’ » est bien, comme le disent les linguistes, coréférentiel, c’est-à-dire qu’il renvoie au sujet du verbe (ici, « je »). C’est bien « moi » qui pars quand « je m’en vais ». On supposera sans mal que ce pronom réfléchi est réflexif – même s’il n’a pas tout à fait une valeur d’objet comme dans « je me lave » ou « me » est le complément d’objet du verbe « laver ». S’en aller, c’est déplacer le sujet du verbe d’un point de l’espace à un autre. Le pronom adverbial « en » désigne le point de départ de ce déplacement. Je m’en vais signifie bien : je quitte l’endroit d’où je parle au point que « en » a la valeur d’un déictique (je m’en vais signifie : je pars « d’ici »). Armé, de ces quelques repères grammaticaux, nous pouvons revenir aux vers de Ronsard, à ces deux vers qui pivotent autour du syntagme verbal « s’en aller » et en exploitent la puissance poétique pour dire l’énigme du temps.
Dans la première proposition, le poète évoque le motif du tempus fugit – « le temps s’en va ». Pourtant, affirmer que le « temps s’en va » ne revient pas à dire qu’il fuit, ni qu’il s’écoule comme le sable du sablier qui le contiendrait ou comme le fleuve dans le lit qu’il serait ; cela signifie qu’il s’expulse lui-même de lui-même, qu’il se chasse. Le temps s’enlève à lui-même (s’en va) ; il part de lui-même pour s’échapper d’un point de départ (s’en va). Si le « temps s’en va », c’est qu’il ne cesse de se différencier de lui-même sans qu’on puisse lui assigner d’autre origine que lui-même – l’hypothèse d’un premier moteur, origine du temps, n’est pas évoquée. En d’autres termes : le temps n’est jamais présent à lui-même – ce que Chrysippe, reprenant sa théorie de la division, énonçait ainsi : « aucun temps n’est complètement présent. En effet, puisque les choses continues sont sécables à l’infini, selon cette division, tout temps est également sécable à l’infini. Par suite, aucun temps n’est présent en toute rigueur de termes. » (Chrysippe, dans Stobée, SVF, II, 509, Long et Sedley, Les philosophes hellénistiques, II, Les Stoïciens, GF-Flammarion, 2001, 314.) Le sonnet xxxv du Premier livre des Amours contient ce vers superbe : « avec le temps le temps même se change » (op. cit., 42).
Mais la deuxième proposition vient corriger cette image du temps. Non, « le temps ne s’en va pas » : ou plutôt, s’il s’écoule, c’est toujours lui qui s’écoule, il est toujours identique à lui-même et c’est nous qui « nous nous en allons » – on rejoindrait alors la seconde thèse de Chrysippe, plus proche cette fois de Platon : « seul le présent existe ». Si le temps existe, c’est parce qu’il est l’identité à soi de ses différenciations. Il est difficile 49de comprendre en quel sens « le temps ne s’en va pas ». Ronsard épouserait-il la thèse du Timée selon laquelle le « est » s’applique à la « substance éternelle » tandis que les expressions « était, sera » seraient réservées « à ce qui naît et progresse dans le temps » (Timée 38 a) ? Est-il un partisan de l’éternité du temps ? De son identité à lui-même ? Ou faut-il plutôt comprendre qu’il est proche des Stoïciens pour lesquels on peut interpréter le « est » éternel du Timée dans un sens temporel, le concevoir comme un « présent » de sorte qu’on pourrait dire avec Apollodore que « le temps dans son ensemble est présent » ? Ce n’est certes pas l’enjeu de ce poème car l’épanorthose semble moins porter sur l’identité ou l’altérité du temps à soi-même que sur le temps vécu – « las, le temps non, mais nous nous en allons ». « Nous nous en allons » ? La plainte de Ronsard et l’interjection élégiaque changent de sens : chez Horace elle portait sur la fuite du temps (« Eheu, fugaces, labuntur anni ») : ici, elle ne concerne pas la fuite du temps, comme niée aussitôt que posée, mais les hommes eux-mêmes. Comment comprendre ce vers ? On n’aura garde de se précipiter vers la glose qui ferait de « s’en aller » une périphrase de « mourir » – sens attesté chez Ronsard lui-même dans le dernier vers d’un sonnet posthume « Je n’ai plus que les os » : « je m’en vais le premier vous préparer la place » (op. cit., II, 1102). Certes, le dernier vers du tercet évoque cette lame sous laquelle nous serons tôt étendus – ce lieu « où tout se désassemble. » Mais le « nous nous en allons » indique moins notre mort qu’il n’évoque notre mortalité, notre être au temps saisi dans l’aspect imperfectif du présent.
Être temporel, c’est « s’en aller », entendons, s’expulser soi-même de soi-même, être cette origine qui ne cesse de se nier elle-même – car d’où partons-nous quand nous nous en allons dans le temps sinon de nous-mêmes qui ne sommes plus nous-mêmes, ou qui le sommes moins, entraînés dans l’échappée du temps qui nous constitue, ou plutôt, nous destitue, nous arrache et nous enlève à nous-mêmes ? Il ne suffit pas de considérer le temps comme cette puissance de négation par laquelle un instant ne cesse de nier l’autre en le chassant : c’est nous-mêmes qui nous temporalisons. Michel Deguy propose une glose superbe de cette structure pronominale de la temporalité intime : « nous nous faisons à tous un défaut si cruel » (À l’infinitif, 1996, 40 ; L’énergie du désespoir, 102.)
Il ne suffit certes pas de citer ces deux vers de Ronsard pour établir que notre temporalité est lyrique. Il faut désormais établir en quoi cette structure de la temporalité n’est pas seulement exprimée dans mais par le poème comme forme et comme diction. Ce n’est qu’à cette condition qu’on pourra établir que la temporalité du poème lyrique est toujours marquée au coin de cette mortalité – de « la déception », « du faire défaut », du « regret ». Cette marque est aspectuelle. Cette condition ne peut être elle-même respectée que si l’on propose une description aspectuelle des époques du poème selon le présent de la circonstance ; le passé de la fidélité et le futur de l’espérance et de l’utopie.
► Bonomi A., Zucchi A., Tempo e linguaggio, introduzione alla semantica del tempo e dell ’ aspetto verbale, Milano, Mondadori, 2001. Cohen, D., L’Aspect verbal, Paris, P.U.F., 1989. Guillaume G.,Langage et science de langage, Paris, Nizet, 1964. Martin R.,Temps et Aspects, Paris, Klincksieck, 1971. Martin R., David J. (dir.), La notion d’aspect, actes du colloque, Paris, Klincksieck, 1980. Rodriguez A., Le Pacte lyrique, Liège, Mardaga, 2003, p. 170-180.
→ Circonstance ; Effet de présence ; Temps
Martin Rueff
50Avant-gardes
Le terme avantgarde apparaît, en un seul mot, dans la langue française au xiie siècle, pour désigner la partie d’une armée ou d’une flotte située en avant du gros des troupes. Par extension métaphorique, l’avant-garde désigne « ce qui est à la pointe de ». C’est ainsi que le mot a pu désigner un vieux bâtiment placé à l’entrée d’un port, pour la surveillance. Quand le terme avant-garde est appliqué à l’art, dans les années 1820, c’est pour désigner une forme de radicalisme, soit politique soit culturel, et d’abord politique (quand Baudelaire condamne les « littérateurs d’avant-garde », c’est aux « poètes de combat », aux écrivains engagés qu’il s’en prend) avant que la désignation ne se restreigne au culturel et à l’esthétique. Dans la critique littéraire et artistique aujourd’hui, le terme d’avant-gardes, dans une acception restreinte, renvoie aux mouvements littéraires et artistiques auto-proclamés du premier tiers du xxe siècle en Occident : futurismes italien et russe, imagisme et vorticisme londoniens, dadaïsme et ses différents pôles (Zurich, Bâle, Paris, New York…), surréalisme. On parle alors d’« avant-gardes historiques ». Mais il s’agit d’une désignation a posteriori, car aucun de ces mouvements n’a pensé sa fondation en termes d’avant-garde : ce sont les termes et les notions de « rupture », de « nouveau » et de « moderne » que ces différents groupes mettent en avant dans leurs déclarations et manifestes. Dans une acception élargie, celles que la critique identifie comme les « néo-avant-gardes » des années 1950-1970 (du Nouveau Roman à txt) ont en commun avec les historiques la dynamique de groupe et la volonté de rupture avec les conventions artistiques, même si le projet de dépassement de l’art comme institution sociale, unifiant l’art et la vie, n’est plus d’actualité (voir Peter Bürger, Théorie de l’avant-garde). Plus largement encore, sont dits d’avant-garde des auteurs et autrices qui ne se rattachent pas spécifiquement à un groupe ou un mouvement, mais dont l’écriture est considérée comme expérimentale, novatrice.
À première vue, quelle que soit l’extension que l’on donne au terme, le rapport des « avant-gardes » au lyrique est simple et se résume au rejet de la tradition lyrique. Le fait que de Marinetti à Emmanuel Hocquard en passant par Christian Prigent et TXT ou par Francis Ponge, eux-mêmes identifiés comme d’avant-garde, la notion a été associée, en matière de poésie, à la construction d’une tradition anti-lyrique s’explique par l’association entre avant-garde et nouveauté, rupture avec les conventions – à commencer par une rupture avec les topoï du lyrisme romantique et une rupture avec la conception romantique du poète lyrique. Le romantisme ayant fondé un régime spécifique de la parole lyrique, les avant-gardes du premier xxe siècle lui déclarent une guerre que les suivantes prolongent. Plus précisément : elles déclarent la guerre à une doxa du lyrisme romantique défini tant du point de vue du contenu (expression voire effusion des sentiments du sujet poétique) que du point de vue de l’énonciation (personnelle) et de ses modalités (association entre voix lyrique et chant mélodieux, qui est donc chant de l’âme extériorisant l’intime). Et l’une des caractéristiques qu’elles ont en commun est la revendication d’un primat du langage comme matériau de l’écriture ou de la production poétique.
Intituler une proclamation futuriste « Tuons le clair de lune ! » comme le fait le fondateur de l’avant-garde futuriste italienne Marinetti (1909), c’est s’en prendre aux images et topoï du lyrisme romantique. Dans le « Manifeste technique de la littérature futuriste » (1910), c’est le sujet poétique qu’il condamne, affirmant qu’il 51faut « détruire le “je” dans la littérature » (Giovanni Lista, Futurisme. Manifestes, Documents, Proclamations, p. 135). Et quand les vorticistes, avec Wyndham Lewis, critiquent, à longueur de pages, dans Blast, le « sentimentalisme » des futuristes italiens, c’est parce qu’ils les accusent de ne pas rompre avec la mièvrerie du lyrisme romantique (ils les taxent de « “modernes” romantiques » [« romantic “moderns” »], Blast 1, 1914, 41). La même logique est à l’œuvre dans le virulent procès que Francis Ponge fait au lyrisme romantique. Dans Pour un Malherbe, il dénonce ce qu’il appelle « la vulgarité lyrique », expression qui renvoie au lieu commun du lyrisme comme expression des sentiments et épanchement de soi : il condamne Vigny, Lamartine et Hugo parce qu’ils se « plaign[ent] risiblement » (« L’Avant-printemps », Œuvres complètes, tome 2, 972) et s’insurge contre « les crétins et les pitres qui se figurent, d’ailleurs fort sérieusement, que les mouvements de leur cœur nous intéressent » (Pour un Malherbe, 34). Dans les années 1980, des poètes et critiques comme Jean-Marie Gleize, Christian Prigent ou Emmanuel Hocquard, ont contribué à penser et théoriser un « littéralisme » poétique en réponse aux pratiques et aux déclarations de « renouveau lyrique », caractérisées par la revendication positive du lyrisme comme alternative à l’expérimentation, au formalisme et à l’abstraction qui auraient conduit à une impasse la période antérieure. S’est ainsi mis en place un jeu d’opposition entre lyrisme, poésie, ré-enchantement d’un côté et littéralisme antilyrique, antipoésie et dé-chant de l’autre (voir les analyses de Gleize dans Le Sujet lyrique en question, 1996). Regroupant des pratiques poétiques aussi diverses que le textualisme d’un Christian Prigent, la poésie sonore d’un Bernard Heidsieck ou l’écriture « blanche » d’une Anne-Marie Albiach ou d’un Emmanuel Hocquard, le « littéralisme », sans être un mouvement ou même un groupe identifiable comme tel, rassemble des figures considérées comme d’avant-garde qui partagent une hostilité déclarée au lyrisme romantique et à son renouveau et condamnent, à l’instar d’Hocquard, « ceux qui continuent à célébrer “le plus haut chant de l’homme” et la musique de l’âme de la poésie éternelle » (Tout le monde se ressemble, 1995, 17).
Une opposition tranchée entre « renouveau lyrique » et « littéralisme anti-lyrique » serait caricaturale et réductrice si on s’en tenait là, et c’est loin d’être ce que fait Gleize. Mais elle a le mérite de mettre en relief une tension réelle dans le rapport des avant-gardes au lyrisme et au lyrique. Car, de fait, toutes ces avant-gardes qui ont proclamé haut et fort leur refus d’une sentimentalité lyrique associée à des topoï hérités du romantisme n’ont pas pour autant renoncé à employer le terme, à le revendiquer, et à recourir, même si c’est sur le mode de l’ironie ou du détournement, à des formes poétiques traditionnellement associées au lyrisme romantique (Ponge écrit une « Ode inachevée à la boue » et Hocquard publie un recueil d’Élégies). Dès son « Manifeste technique de la littérature futuriste » (1912), Marinetti en appelle à remplacer la sensibilité par l’« obsession lyrique de la matière » : s’il fustige les lieux communs du lyrisme romantique, il n’en revendique pas moins un lyrisme d’une matière qui est d’abord, sous sa plume, mécanique et machinale. Matière de la plaque d’acier, du moteur ou de l’aéroplane mais aussi et en même temps matière linguistique et, en ce sens, les « mots en liberté » futuristes, qui doivent libérer les mots de la syntaxe traditionnelle, sont, selon lui, l’instrument et l’expression du lyrisme, car ils permettent de pénétrer dans la matière verbale.
Pas plus que Marinetti, Ponge ne renonce au terme et à la catégorie du lyrisme. Comme le futuriste italien, il 52l’associe à la matière, mais d’une tout autre façon qui repose d’abord sur le détournement ironique de la catégorie. C’est ainsi que dans « La pompe lyrique », l’adjectif est appliqué aux « voitures de l’assainissement public » ; dans « La lessiveuse », le « lyrisme [se] dégage » des « tissus immondes » qui tournent dans la machine. Au-delà de la déconstruction des topoï romantiques, il s’agit chez Ponge de promouvoir un lyrisme de la matière – matière des choses et matière textuelle –, qui est un lyrisme de l’impersonnel et de l’immanence. Jean-Marie Gleize évoque un « lyrisme objectif » dans une tension assumée entre pôle objectif et pôle subjectif (ibid., 267). De même, Olivier Cadiot et Pierre Alferi sont très loin de Marinetti, de ses automobiles et de son « obsession lyrique de la matière » mécanique quand, en 1995, ils intitulent le premier numéro de leur Revue de littérature générale, qui a valeur de manifeste : « La mécanique lyrique ». Le titre suggère que le lyrisme relève d’une « mécanique » dont on peut démonter les rouages et, même s’ils sont moins catégoriques dans le numéro 2 de la revue sur la pertinence d’appeler « lyrique » l’énergie de la mécanique du langage, ils renversent la logique du lyrisme hérité du romantisme, structuré autour des notions de subjectivité et d’émotion, dans une approche plus objectiviste et constructiviste.
De la Zaum des futuristes russes, qui repose sur « le principe du son » (Khlebnikov) et des poèmes phonétiques ou optophonétiques des dadaïstes (poèmes intitulés Karawane de Hugo Ball, Kperioum ou fmsbwtö de Raoul Hausmann, Ursonate de Kurt Schwitters, en particulier) jusqu’à la poésie sonore des générations suivantes (Henri Chopin, Bernard Heidsieck ou Jean-Pierre Bobillot, entre autres) et sans amalgamer ces pratiques qui sont très différentes dans leurs enjeux et leurs finalités, on peut néanmoins identifier un fil commun qui est celui de la mise en œuvre ou de la revendication d’un lyrisme phonétique. De la poésie phonétique à la poésie sonore, des mouvements d’avant-garde futuristes russes et dadaïstes aux pratiques d’avant-garde de Heidsieck et Bobillot, la dimension lyrique tient à la musicalité (qui n’est ni harmonieuse ni chant intime, mais musicalité néanmoins) d’une poésie qui met l’accent sur la matérialité sonore des mots qu’elle dissocie d’une visée de production d’un sens logique et rationnel. C’est, de fait, comme une vaste partition musicale que Schwitters envisage sa « sonate primordiale » exclusivement composés de consonnes et de voyelles. Le poème est bien chant (le seul instrument de cette pièce musicale est la voix), mais c’est la matérialité des sons et non l’intimité du sujet poétique qui est extériorisée. Analysant la démarche de Bernard Heidsieck, et plus largement les pratiques de poésie sonore qui se sont développées à partir des années 1950, Jean-Pierre Bobillot, lui-même praticien de poésie sonore, considère que cette dernière inaugure une « lyrique polyphonique » (voir ses analyses dans le volume collectif Poésies sonores, 177-202).
Les avant-gardes interrogent donc la notion de lyrisme bien plus qu’elles ne la rendent caduque. En cela, leur refus du lyrisme fait partie de l’histoire de la poésie lyrique. Elles reconfigurent un lyrisme, libéré des notions de sujet et de subjectivité, structuré en termes plus cognitifs que subjectifs.
► Gleize J.-M., A Noir : poésie et littéralité, Paris, Seuil, 1992. Rabaté D., de Sermet J., Vadé, Y. (dir.), Le Sujet lyrique en question, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1996. Rodriguez A., Modernité et Paradoxe lyrique. Max Jacob et Francis Ponge, Paris, Jean-Michel Place, 2006.
→ Livre ; Livre d’artiste ; Mise en page ; xxe siècle
Anne Tomiche
- Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN : 978-2-406-15975-9
- EAN : 9782406159759
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- Mise en ligne : 21/02/2024
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