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Classiques Garnier

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  • Publication type: Book chapter
  • Book: Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
  • Pages: 19 to 52
  • Collection: Dictionaries and Summaries, n° 27
  • CLIL theme: 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
  • EAN: 9782406159759
  • ISBN: 978-2-406-15975-9
  • ISSN: 2261-5938
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0019
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-21-2024
  • Language: French
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Abstraction lyrique

Alors que, dans le monde de la peinture, une nouvelle « querelle du chaud et du froid » (Léon Degand, Art daujourdhui, 1953) opposant les deux tendances majeures de labstraction ravive en 1947 celle du disegno et des colore, cest pourtant dun lyrisme beaucoup plus « romantique » que « critique »* que se réclament les peintres cherchant une autre voie que celle de labstraction géométrique, sans revenir pour autant à la figuration. Georges Mathieu (Au-delà du tachisme, 1963) proposa en décembre 1947 dintituler « Vers labstraction lyrique » une exposition à la galerie du Luxembourg où ses œuvres étaient exposées avec celles de Wols, Bryen, Hartung, Riopelle, Atlan, Ubac et Arp, la directrice de la galerie, Eva Philippe, ayant imposé à la dernière minute un autre titre, « LImaginaire ». Le texte de Jean-José Marchand dans le catalogue de lexposition de 1947 exalte linspiration, lexpression libre de lindividu, mais ne cherche pas à justifier lemploi du terme « lyrique ». Pour Charles Estienne (« Lart abstrait au xxe siècle », Diehl, 1947, 30), ces œuvres ne représentent « rien – du monde extérieur, mais tout – si possible, du monde intérieur que porte en soi lartiste ». En 1949, la galerie Drouin publie les écrits de Kandinsky dont le tableau intitulé Lyrisme [huile sur toile, 94 x 130 cm], sil nest pas encore véritablement abstrait, exalte dès 1911 cet « élan intérieur » auquel il se réfère constamment dans ses écrits. Autre artiste dont les recherches pionnières, dès 1920, ont influencé l« envolée lyrique » daprès-guerre, Hans Hartung se reconnaît lhéritier du lyrisme allemand et valorise lémotion : « Il sagit dun état émotionnel qui me pousse à créer, à tracer certaines formes afin dessayer de transmettre et de provoquer une émotion semblable chez le spectateur. » (Persin, 2006, 60). La terminologie classificatoire dont est issu le qualificatif « lyrique » na rien de rigoureux, elle émane dautodidactes passionnés dart, sans formation universitaire, qui nont pas cherché à étayer la notion d« abstraction lyrique » sur une histoire du lyrique (Claustres, 2005, 49). Tout au plus Charles Estienne se réfère-t-il à Breton : « Le lyrisme est le développement dune protestation ». On observera cependant quau moment où la poésie tend à « déchanter », ces peintres opèrent un retour vers les sources musicales de la notion. Limprovisation est centrale pour eux. Charles Estienne écrit de Gaston Bissière quil fait « chanter » les tons. À travers un titre comme Opus 49 B, Gérard Schneider manifeste ce quil formule par ailleurs : « Il faut voir la peinture abstraite comme on écoute une musique [] » (Persin, 2006). Opposant linstinct à toute recherche du nombre dor, ces peintres sinscrivent dune certaine manière dans le sillage du rejet romantique des règles classiques et sopposent à tout académisme. De manière paradoxale, le lyrique sépanouit donc en peinture à lheure où

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il est le plus gravement soupçonné en poésie. Alors que lune a soif daltérité picturale, lautre enfin désentravée de limpératif mimétique explore avec ivresse les lointains intérieurs. Pourtant la valorisation par ces peintres de limprovisation, en résonance avec le jazz, rebondit de manière féconde dans la poétique dun Dominique Fourcade – dont le Matisse est celui de Clement Greenberg, un précurseur de lexpressionnisme abstrait – qui cherche une voie entre littéralisme et lyrisme.

Claustres A., Hans Hartung, les aléas dune réception, Dijon, Les Presses du réel, 2005. Diehl G. (dir.), Pour et contre lart abstrait, Paris, éd. Arts Una, Les Amis de lArt, 1947. Kandinsky W., Du spirituel dans lart et dans la peinture en particulier, trad. N. Debrand et B. Du Crest, Paris, Gallimard (« Folio essais »), nº 72, 1989. Persin P.-G. (dir.), LEnvolée lyrique, Paris 1945-1956, catalogue de lexposition présentée du 26 avril au 6 août 2006 au Musée du Luxembourg, Paris, Skira, 2006.

Peinture (moderne) ; Ut pictura poesis

Thomas Augais

Actes de langage

Le rapport entre la théorie des actes de langage et la poésie est demblée problématique, car le fondateur de cette théorie, J. L. Austin, lexclut de ses analyses. Il considère en effet que les énoncés poétiques font partie des actes de langage parasitaires : « Je pense à celui-ci, par exemple : une énonciation performative sera creuse ou vide dune façon particulière si, par exemple, elle est formulée par un acteur sur la scène, ou introduite dans un poème, ou émise dans un soliloque. Mais cela sapplique de façon analogue à quelque énonciation que ce soit : il sagit dun revirement [sea-change], dû à des circonstances spéciales. Il est clair quen de telles circonstances, le langage nest pas employé sérieusement, et ce de manière particulière, mais quil sagit dun usage parasitaire par rapport à lusage normal – parasitisme dont létude relève du domaine des étiolements du langage. Tout cela nous lexcluons donc de notre étude. » (Austin, 1970, 55) Malgré cette exclusion, la théorie littéraire a perçu le potentiel des actes de langage et a décidé de sapproprier cette approche. Peut-on dire quil y a des actes de langage littéraires ou même poétiques ? Et quelles sont leurs spécificités ?

Quest-ce quun acte de langage ?

La théorie des actes de langage marque un tournant de la philosophie du langage au xxe siècle. Contre lidée que les emplois du langage seraient purement descriptifs – lillusion descriptive (descriptive fallacy) –, J. L. Austin montre que de nombreux usages sont performatifs. Le langage ne vise pas seulement à décrire des états de fait, mais sert aussi à faire des choses. Dans Quand dire, cest faire, Austin commence par élaborer une première dichotomie entre constatifs et performatifs : les premiers sont des constats qui réfèrent au monde et dont on peut dire quils sont vrais ou faux alors que les seconds au contraire échappent à ce critère de vérité. Une expression performative nest ni vraie ni fausse, mais peut être heureuse ou malheureuse.

Cette dichotomie est néanmoins vite mise à mal par la difficulté à distinguer clairement les premiers des seconds, car de nombreux performatifs sont implicites et les critères pour les différencier sont difficiles à établir. Alors quÉmile Benveniste considérera quil faut préserver cette dichotomie (Benveniste, 1966), Austin la remplace par un triptyque de forces : tout acte de langage est constitué dune force locutoire, dune force illocutoire et dune force perlocutoire. La force locutoire est ce que lacte de langage dit, la 21force illocutoire (indissociable de la force locutoire) est ce que lacte de langage fait en étant dit et la force perlocutoire est leffet produit par lacte de langage. Un exemple simple : si quelquun me crie « Attention ! », la force locutoire est la signification du mot « attention », la force illocutoire est celle dun avertissement et la force perlocutoire est leffet produit par lacte de langage, à savoir peut-être que je me retourne, que je me couche au sol ou que je me cache.

La distinction entre illocutoire et perlocutoire est également problématique. Elle est en effet difficile à établir clairement et certains la remettent en question. Habituellement, le perlocutoire se distingue de lillocutoire dans le sens quil nest pas conventionnel, cest-à-dire que ses effets peuvent être imprévus, et quil peut être extralinguistique, cest-à-dire que leffet déborde du cadre du simple discours. Le perlocutoire offre ainsi une compréhension moins codée du langage, en considérant les effets plus larges quun acte de langage peut avoir sur les locuteurs et les locutrices.

Austin classifie les différents actes de langage en cinq catégories, et J. Searle développe cette typologie des actes de langage, en distinguant cinq types dactes de langage : assertifs, expressifs, directifs, déclaratifs et promissifs (Searle, 1972). Cette typologie permet de rendre compte de la théorie austinienne de manière plus analytique et plus détaillée. Mais la théorie de Searle, y compris son article sur la fonction logique de la fiction, ne permet pas de résoudre un problème central de la théorie austinienne, à savoir son exclusion dun certain nombre dactes de langage considérés comme parasitaires, notamment les actes de langage poétiques et littéraires. Derrida est le principal critique à reprocher cette exclusion à Austin, et ce reproche ouvre la célèbre querelle entre Derrida et Searle (Derrida, 1990). Ils mènent chacun Austin dans une direction radicalement différente, et cette querelle reflète la distance qui les sépare. Leurs points de départ théoriques et conceptuels sont si distants quils ne pouvaient pas se comprendre.

Quel rapport à la littérature ?

À la suite de Derrida, entre autres, de nombreux commentateurs se sont intéressés à lapplication des actes de langage à la littérature. En effet, le déplacement de la question de la référence à celle de la performance en philosophie du langage semble tout à fait propice pour une théorie de la littérature. Dans le monde francophone, S. Felman applique cette théorie à sa lecture de Dom Juan de Molière. Pour elle, la pièce oppose deux visions du langage : celle de Dom Juan, performative et qui évalue les propositions en termes de réussite et déchec, face à celle de ses « victimes », qui restent attachées à une vision constative (ou cognitive) du langage dans laquelle les propositions sont évaluées en termes de vérité et de fausseté (Felman, 1980). Cette lecture ouvre la voie à J. Butler qui élargit le spectre du performatif pour considérer la construction du sujet, notamment de son genre, comme relevant dune fonction performative du langage (Butler, 2004).

Poursuivant cette ligne rapprochant actes de langage et littérature, S. Cavell propose quant à lui un nouveau type dactes de langage, à savoir les énoncés passionnés. Contre lordre conventionnel des énoncés performatifs dAustin, Cavell considère que les énoncés passionnés permettent de rendre compte des désordres du désir (Cavell, 2011). Ainsi, Cavell propose une analyse dun nouveau type dénoncés quil calque sur le modèle austinien et qui vient le compléter. Ce nouveau type dénoncés permet de redonner une place au perlocutoire quAustin et Searle 22avaient en grande partie laissé de côté au profit de lillocutoire.

À la suite de Cavell et ses énoncés passionnés, différents théoriciens des actes de langage ont proposé de réévaluer limportance du perlocutoire. Alors quil est laissé de côté par Austin qui considère que cest la force illocutoire qui est lélément novateur de son approche, la théorie des énoncés passionnés permet de replacer la question du perlocutoire dans les débats contemporains. Ainsi, la théorie des actes de langage ne sintéresse pas uniquement aux propositions conventionnelles et normées, mais peut intégrer des éléments contextuels plus larges, y compris des formes de langage plus novatrices telles que proposées par la littérature ou la poésie.

Des actes de langage lyriques ?

Si la théorie littéraire a réussi à récupérer les actes de langage, peut-on considérer quil y a une spécificité aux actes de langage poétiques et plus particulièrement lyriques ? Pour M. Dominicy, il ne faut pas considérer les actes de langage lyriques comme spéciaux, ce qui reviendrait à lexclusion austinienne, mais considérer la théorie des actes de langage comme précédant la distinction ordinaire-poétique (Dominicy, 2019). Ainsi la théorie des actes de langage peut selon lui sappliquer telle quelle aux énoncés lyriques, en montrant le rapport entre lorganisation linguistique et les effets évocatoires.

Mais il me semble quil nous faut considérer avant tout le rapport entre actes de langage et poésie dans le perlocutoire. La « perlocution poétique » (poetic perlocution) pourrait permettre danalyser les énoncés poétiques sur lordre du discours (Mills, 2022). Le relatif manque dattention au perlocutoire chez Austin est lié à son exclusion de la poésie. Le poétique et le perlocutoire vont de pair, et cest à cause du privilège accordé à lillocutoire au détriment du perlocutoire quAustin manque le potentiel poétique de sa théorie. Si le poétique est ici à comprendre dans un sens large, on pourrait penser opérer une distinction entre poésie narrative, poésie critique et poésie lyrique en fonction de leurs effets perlocutoires. Cest à ce niveau-là que la question de lintentionnalité deviendrait opérante pour comprendre la perlocution lyrique.

Plus largement, J.-M. Schaeffer propose une théorie des genres littéraires qui sinspire de la théorie des actes de langage (Schaeffer, 1989). Pour lui, tout texte est un acte communicationnel et les différents genres peuvent être pensés selon le modèle des actes de langage. Contre lidée de genres qui seraient des essences, Schaeffer propose danalyser les actes de langage en jeu dans les différents genres. Ainsi la poésie lyrique fonctionnerait sur le mode des actes de langage expressifs, même si les actes illocutoires sont déréalisés par la mimèsis fictionnelle. Dune manière similaire, dans Poésie et récit, D. Combe propose de distinguer différents actes de langage : narrer, raconter, décrire parmi dautres (Combe, 1989). Dans ce contexte, on pourrait imaginer un acte de langage spécifique au lyrique qui vise à « évoquer », « faire ressentir », « surprendre », etc.

La théorie des actes de langage propose ainsi des outils puissants pour appréhender des phénomènes littéraires et poétiques. Alors même quAustin les laisse de côté, les énoncés poétiques viennent revitaliser la théorie des actes de langage, que ce soit par les énoncés passionnés de Cavell, les analyses de Felman ou encore la théorie des genres littéraires de Schaeffer. Ces différentes perspectives sur le rapport entre la théorie des actes de langage et les énoncés poétiques montrent à la fois létendue de 23la théorie et sa capacité à englober des phénomènes nouveaux. La théorie des actes de langage est bien vivante, tant elle peut sadapter aux nouveaux usages et aux nouvelles pratiques linguistiques.

Dominicy M., « Lénonciation lyrique et la théorie des actes de langage », dans A. Biglari et N. Watteyne (dir.), Scènes dénonciation de la poésie lyrique moderne : Approches critiques, repères historiques, perspectives culturelles, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 41-59. Mills Ph., « Poetic Perlocutions : Poetry after Cavell after Austin », Philosophical Investigations, vol. 45, no 3, 2022, p. 357-372. Schaeffer J.-M., Quest-ce quun genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989.

Évocation ; Fiction, représentation ; Genre, mode ; Intentionnalité ; Ordinaire/artistique

Philip Mills

Adresse, apostrophe

Si la poésie lyrique est un genre plus intime que le roman ou le drame, ce serait en partie parce que beaucoup de poèmes lyriques sadressent à quelquun ou à quelque chose : à la bien-aimée ou à quelquun dautre, vivant ou mort, ou à des objets inanimés (un navire, la tour Eiffel), aux objets ou aux forces naturelles (le vent, un lac), aux concepts abstraits (la mort, le temps) ou même à certains aspects du locuteur (mon âme, ma douleur). Pour Baudelaire, dont les poèmes sadressent à toute une gamme de destinataires impossibles (la Beauté, un poignard, lavalanche, le soir, des cheveux), cette figure de lapostrophe serait une des formes de langage des « plus agréables et plus nécessaires » à la poésie lyrique (Œuvres complètes, 1976, 164-165). Ces apostrophes donnent de lélan à sa poésie, mettant laccent sur lacte de ladresse, et contribuent à ce quil appelle « une sorcellerie évocatoire » (ibid., 118). Auparavant, la critique littéraire navait guère fait attention à cette figure, la traitant dornement insignifiant et désuet, mais récemment certains chercheurs lont considérée comme un élément fondamental de la poésie lyrique (Culler, 1977 ; De Man, 1985 ; Frye, 1969 ; W. Waters). Pour Frye, « le poète lyrique est censé se parler à lui-même, ou à un auditeur spécialement choisi : un esprit de la nature, la muse*, un ami, une personne aimée, une personnification quelconque, un objet de la nature » (303). En fait, le poète sadresse aux lecteurs à travers ladresse factice à quelquun ou à quelque chose dautre. Ce que les lecteurs rencontrent est un texte écrit auquel ils donnent voix, de sorte que ce que nous « entendons » serait notre ventriloquie dune adresse ambiguë. Cette adresse triangulée serait la structure fondamentale de la poésie lyrique.

Pour la rhétorique classique, lapostrophe est définie comme une diversion du discours des auditeurs véritables (dans une assemblée ou une cour de justice) pour sadresser subitement à quelquun ou quelque chose dautre, de naturel ou de surnaturel, de vivant ou de mort, de réel ou dabstrait. Dans la critique littéraire, le terme apostrophe est souvent réservé pour ladresse à ce qui nest pas un véritable auditeur (une rose, la mort), par contraste avec ladresse à une personne qui pourrait être le destinataire du poème ; mais nous pouvons soutenir que le terme doit sappliquer à toute forme dadresse en poésie. Un poème adressé à un amant, par exemple, même sil lui avait été envoyé, se servirait quand même dune forme dadresse triangulée : en loffrant au public, le poète sadresse à ses lecteurs éventuels à travers ladresse apparente à la bien-aimée. Dans la mesure où ladresse poétique est un spectacle rituel offert aux lecteurs, et non une communication directe à autrui, ce serait une apostrophe.

Lapostrophe diffère des autres figures car, au lieu de modifier la portée dun mot 24ou dune phrase, elle joue sur le circuit de la communication ; elle met au premier plan lacte dadresser lui-même, le détachant des contextes empiriques et montrant son caractère rituel, exhortatoire, la parole comme invocation. Selon les rhétoriciens, cest une figure demphase, où lémotion* du locuteur éclate ; mais en poésie, les effets de lapostrophe restent divers.

Un des effets principaux de ladresse est dinterrompre une temporalité narrative et de nous installer dans un présent du discours plutôt que dans le passé de lhistoire ou de lanecdote. « À une passante » de Baudelaire (Les Fleurs du Mal) nous offre la représentation dun événement au passé : « La rue assourdissante autour de moi hurlait. / Longue, mince, en grand deuil, [] une femme passa. » Mais au moment de ladresse à la femme, la formule « Fugitive beauté… / Ne te verrai-je plus que dans léternité ? » fait sortir le poème dune temporalité narrative, et nous installe dans le temps du présent lyrique : ce « maintenant », toujours répété, dans lequel cette invocation a lieu.

Ladresse aux objets inanimés ou aux forces naturelles, en revanche – « Ô Temps, suspends ton vol ! » (Lamartine, « Le Lac ») – invente ces interlocuteurs possibles à qui il est demandé découter ou dagir. Cest par la personnification et lapostrophe que la poésie résiste au désenchantement du monde. Pourtant, un sujet lyrique qui sadresse aux objets inanimés se donne en spectacle, surtout parce que nous doutons que la demande soit exaucée (le Temps ne sarrêtera pas). Celui qui sans cesse sadresse aux vents, aux nuages, au temps* lui-même, risque le ridicule, mais se constitue en sujet visionnaire, barde, poète sublime. Linvocation devient ainsi une figure de la vocation poétique. Mais par là même, lapostrophe peut devenir une figure ironique, par laquelle le poète se moque de la prétention poétique de « vouloir intéresser au chant de ses douleurs / Les aigles, les grillons les ruisseaux et les fleurs » (Baudelaire, « La Béatrice »).

Dans la tradition lyrique occidentale, ladresse lyrique prend des formes différentes. Le caractère fragmentaire de ce qui reste de la poésie de la Grèce antique rend difficile des conclusions, mais cest surtout une poésie épidictique, un discours public sur des valeurs et des conduites, et la plupart du temps adressée, plus particulièrement à un individu désigné, comme dans les poèmes élégiaques de Théognis de Mégare, adressés aux jeune Kyrnus, afin doffrir des conseils moraux et politiques aux auditeurs – un cas exemplaire de ladresse triangulée. Plus souvent, ce sont des dieux or des esprits divers qui sont lobjet de ladresse. Les odes de Pindare invoquent les athlètes victorieux et divers dieux, aussi bien que « ma chanson », « ma lyre », « mon âme », « la Vérité », « la Paix », et dautres abstractions. Cette pratique dinvocation soutient une poésie à vocation sublime.

Dans la poésie romaine, cependant, les odes dHorace sont presque toutes adressées à une personne nommée, souvent fictive, mais parfois réelle. La célèbre ode qui se termine par « Carpe diem » commence ainsi : « Leuconoé, ne cherche point à connaître, malgré les dieux, / quel terme ils ont fixé à mes jours, aux tiens, / Et ninterroge pas les calculs babyloniens. » (Odes, livre 1, n. 11). En faisant semblant doffrir ses conseils et ses réflexions à un interlocuteur particulier, et en se servant des adverbes temporaux et des verbes au temps présent, le poète rend ses propos plus intimes, moins prétentieux et moralisateurs que sils étaient directement donnés comme de la sagesse ; ils deviennent plutôt des évènements de la conversation possible.

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Toute une tradition lyrique commence avec ce quon appelle lélégie érotique romaine, ou le poète adresse ses plaintes à une maîtresse fictive (Catulle à Lesbia, Properce à Cynthia, Tibulle à Delia, et Ovide à Corinna). En sadressant à une amante, le poème devient une performance de lextase et le désespoir de lamour, bien que lobjectif soit damuser le lecteur, et non de plaire à la maîtresse (Veyne, 1983, 211). Ce procédé sera largement suivi par les troubadours, par Dante et Pétrarque, et par les poètes des différentes nations qui prolongent la vogue des sonnets damour jusquau xviie siècle. Ladresse à un « toi », souvent indéfini, fait de ces poèmes un fonds de discours amoureux que les lecteurs peuvent utiliser pour essayer une émotion ou pour célébrer leur amour. La preuve dun bon sonnet serait alors dêtre repris et recité comme le sien par le lecteur (Lewis, 1954, 492). Mais il faut noter aussi que ladresse à la maitresse est souvent suppléée par ladresse aux fleurs, au soleil, à la lune, au destin, et à tout ce qui pourrait observer, aider, ou gêner lexercice de la passion amoureuse. Lunivers lyrique du poète qui se pose en amoureux est décidément plein de puissances animées.

Cest le cas aussi pour la poésie romantique, qui, plus quune autre, essaie de convoquer lunivers pour assister à ses épreuves, et même y participer. Elle voudrait imaginer un monde qui pourrait sympathiser avec les désirs humains (Voir Paysage*). Souvent, le poème reconnaît à la fin que de tels souhaits sont vains. Ainsi, « Le Lac », malgré lappel au Temps de suspendre son vol et à lÉternité de parler, se résigne à des demandes plus modestes : « Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêts obscures ! [] / Gardez de cette nuit, gardez, belle nature, / Au moins le souvenir ! » Les actes dadresse réussissent ainsi, pour les lecteurs, à charger cette scène naturelle dune signification humaine et commémorative.

On imagine quavec le progrès intellectuel les apostrophes ne figurent plus dans la poésie du xxe siècle, mais ce nest guère le cas ; on en trouve chez Apollinaire, Rilke, Neruda, qui écrit 225 odes sadressant au Bonheur, à la Paresse, à la Pauvreté, mais aussi au Savon, au Repassage, à une Paire de Chaussettes, aux Ciseaux : une façon de changer langle de notre attention aux choses, par linvocation plutôt que la simple description. Les études de ladresse lyrique portent sur toute une série de poètes modernes (De Sermet ; Keniston, 2014).

Un cas particulier serait ladresse au lecteur, assez rare, en fait. À part les adresses qui ouvrent un livre, « Vous qui écoutez dans ces rimes éparses, / Le son de ces soupirs dont je nourrissais mon cœur » (Pétrarque, Les Rimes, n. 1), ou « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère » (Baudelaire, « Au lecteur »), il y a beaucoup de poèmes, surtout de poèmes modernes, ou un « vous » ou un « toi » indéfini pourraient être pris comme impliquant le lecteur, aussi bien quune personne inconnue ou le poète lui-même. Malgré tout, leffort explicite de sadresser au lecteur savère compliqué : plus on lui attribue des qualités, moins il sy reconnaît. Walt Whitman, par exemple, insiste sur lintimité avec le lecteur, « Qui que vous soyez, je mets ma main sur toi maintenant », ou même, « Cest moi que vous tenez et qui vous tient, je mélance des pages dans vous bras » (« To You, » et « So Long », Leaves of Grass). Lexagération et la spécificité rendent impossible lidentification du lecteur réel à celui qui en est le destinataire. Le résultat est que cette adresse manifeste surtout un désir inassouvi de relation et met le poème maladroitement au temps présent.

Ladresse au lecteur par le moyen dune adresse à quelquun ou quelque chose dautre serait une structure 26fondamentale du genre lyrique. Ces poèmes peuvent incorporer de la narration, mais par ladresse, ils sortent du temps passé pour devenir des événements dans le présent lyrique (voir Effet de présence*) : un temps présent réitéré chaque fois que le poème sera lu.

Culler J., « Lyric Address », dans Theory of the Lyric, Cambridge (MA), Harvard UP, 2015, p. 186-243. De Sermet J., « Ladresse lyrique », dans D. Rabaté (dir.), Figures du sujet lyrique, Paris, PUF, 1996, p. 81-97. Waters W., Poetrys Touch : On Lyric Address, Ithaca, Cornell UP, 2003.

Actes de langage ; Effet de présence ; Orphée ; Voix, sujet lyrique

Jonathan Culler

Afrique subsaharienne (francophone)

Du point de vue occidental, lhistoire de la poésie en Afrique subsaharienne coïncide avec le mouvement de la Négritude mais avec un poème non africain. Cest à lépoque de ce mouvement porté par des hommes de lettres dAfrique noire et des Antilles qua été publié le premier texte poétique « noir » écrit en français de son histoire, en loccurrence le Cahier dun retour au pays natal (1939) du Martiniquais Aimé Césaire, dans lequel Noirs et Antillais se sont reconnus en tant quil est porteur de valeurs qui les caractérisent, dans un contexte littéraire et social influencé, chez les intellectuels noirs, par le mouvement américain de la négro-renaissance. Mais, les origines réelles de la poésie dAfrique subsaharienne sont à situer loin dans le temps, dans la tradition orale, dans la pratique des chansonniers et autres aèdes africains qui ne connaissaient pas de limites aux genres et chez qui la parole artistique, littéraire, se limitait à être la parole-belle, avec une prépondérance de lélocution et le projet de nourrir les oreilles et les consciences dans la communauté réunie pour la circonstance. Écrite au départ essentiellement en langue française, cette poésie a connu, plus tard, des expériences de production locale en langues du terroir dans certains pays comme le Sénégal (peul et wolof) et le Mali (bambara). Par ailleurs, des travaux récents ont mis au jour lexistence, bien avant la poésie écrite en langue française, dune poésie afro-arabe, notamment au Sénégal et au Mali, qui a été lœuvre dhommes religieux. Dès ses débuts, lhistoire de la poésie africaine francophone la mise en rapport avec les préoccupations sociales, dans le contexte des luttes démancipation africaine. Cette poésie écrite se trouve ainsi être un cri de cœur face au tragique de la condition de lhomme noir. Elle tire son inspiration de la situation coloniale vécue comme une tragédie. Et, la forme la plus expressive pour dire cette tragédie a été le lyrique. Sous la plume des Africains, le lyrique apparaît comme lexpression poétique du rapport sensible, personnel ou collectivisé, du sujet africain au monde. Les lignes qui suivent en présentent les caractéristiques principales.

Un discours dadresse égocentré
et collectivisé

La figure du « je » est incontournable dans le lyrique. Elle est partout, sous différentes formes, dans lénoncé poétique. Cest elle qui lui donne sa nature si particulière dans le canon poétique. Le « je » est au commencement de lénonciation, son aboutissement et celui qui oriente le langage de façon à le faire reconnaître comme un type spécifique. La figure du « je » marque matériellement le discours lyrique. Elle est son support linguistique le plus manifeste : le sujet est centré sur sa propre personne comme matière de son discours. Le « je », autonyme du sujet parlant, lui permet de sassumer comme 27source de la voix. Dans lAfrique traditionnelle, le maître de la parole assume le « je » avant de décliner lobjet de sa parole-belle, avant de faire rire ou pleurer, de rendre joyeux ou triste, de consoler ou de caresser, entre autres, le public. La forme dadresse, avec un « je » assumant le discours, qui est reconnu au lyrique comme sa signature tient, cependant, en contexte africain, à la fois de la tradition littéraire africaine que de la tradition poétique occidentale qui lui prête une forme textuelle pour son expression écrite en langue française. Il faut, cependant, préciser que le lyrique nexiste pas comme forme particulière ou sous-genre dans la tradition orale africaine. Il existe indifféremment fondu dans la parole-belle, parole exquise à loreille, qui naît de lémotion et engendre à son tour lémotion et qui ne reconnaît aucune frontière entre les arts de la parole. Ce « je » grammatical qui parle dans le texte, qui éprouve des émotions, qui succombe à la colère et aux déchirements intérieurs est une voix sans visage qui parle de partout et de nulle part, qui est sans origines familiales et nationales précises, sans nom ni passé, à lidentification problématique et, pourtant, si familière au lecteur. Cest une voix à la fois unique et familière.

Bien que le « je » soit une forme linguistique unique relativement à un acte de langage ou de parole, il correspond à tout être extérieur au discours ; il transporte avec lui, dans ses manifestations textuelles, toutes les expériences subjectives qui définissent lhumain comme un être de sensibilité. En effet, si, dans les autres discours littéraires où il est utilisé, le « je » se réfère à une réalité linguistique chaque fois différente, dans le discours lyrique, en revanche, il reste soumis à latemporalité de la sensibilité humaine identique à toutes les époques et dans toutes les cultures. Ce « je » est ainsi la voix de toute âme en peine, de toute âme joyeuse, de toute âme amoureuse, de toute âme en colère, quelle quen soit lorigine ; cest pourquoi il est si familier. Cest ainsi que le lyrisme fait participer le récepteur-lecteur à ses effusions émotionnelles en le poussant à se reconnaître dans ce « je » et à lassumer.

Parfois, ce « je » se donne une vocation communautaire qui lassimile à un « nous » quand il nest pas carrément remplacé par cet associatif. Cette posture énonciative ne se découvre que dans les textes poétiques à caractère militant dans lesquels le sujet privilégie lassociatif à lindividualisme, la relation au monde à la relation à soi. Le sujet sexprime au nom dune collectivité ou dun groupe social dont il partage la situation, souvent de peine. Cette posture énonciative dans laquelle le locuteur-scripteur sérige en porte-voix dune communauté quelconque et sapproprie son état dâme définit le lyrisme collectif ou collectivisé. Dans ce type lyrique, la subjectivité individuelle devient une subjectivité de groupe soumise aux influences du facteur social. Le discours construit alors une communauté de sentiments entre le « je » du locuteur-poète et le marché de la lecture visé. Cette posture, dans lhistoire littéraire africaine, tient des spécificités de lart nègre présentées par Léopold Sédar Senghor, qui est à la fois esthétique et « fonctionnel », dans lequel le poète nest pas coupé des préoccupations existentielles de son époque et de son peuple. Cette posture est aussi une survivance des techniques du maître de la parole de la tradition orale qui fait sa prestation devant un public et pour ce public et qui, dans ses chants, expose sa sensibilité à la condition humaine.

Ce type lyrique dépasse la pure séduction textuelle pour rapporter la manipulation langagière à un enjeu dinfluence et de persuasion et à la construction dune communauté des esprits, de valeurs et de 28soutien entre le sujet lyrique et ses récepteurs éventuels. Le sujet lyrique cherche à faire bouger les choses en se servant de lempathie ou de lantipathie. Soutenir un tel point de vue revient à considérer le sujet lyrique comme un orateur de type particulier qui use du langage pour séduire les récepteurs visés en exploitant les trois éloquences du judiciaire, du délibératif et de lépidictique. Cest au niveau du lyrisme collectivisé que la pratique poétique de lAfrique subsaharienne diffère des autres pratiques poétiques, notamment celle que livre le monde occidental, centrée davantage sur lintimité du poète, la disposition narcissique du contentement de soi ou dexposition de son mal-être. Dans lAfrique traditionnelle, les productions littéraires sont une contribution à la vie communautaire à but ludique ou didactique. Lartiste ne parle donc pas pour lui, replié sur lui-même ; il parle pour la communauté, le public réuni pour lécouter. La parole est collective, même si elle est assumée par un individu, et reflète létat de la société traditionnelle. Dans le lyrisme collectivisé qui sen inspire, la poésie se fait revendication et arme de combat pour plus dhumanité et de justice sociale. Le discours prend de la sorte une forme militante ou se veut la construction dune posture militante sur des sujets qui agitent la société. La rhétorique de lidentification autour de laquelle ce type lyrique se construit repose sur les égalités Je est Je et LAutre ou Les Autres sont Je. On le voit, derrière le « nous » qui matérialise ces égalités, point la figure du sujet lyrique qui dit « je ». Cest ce dédoublement du « je » en « nous » qui lui permet de sériger en porte-voix, « verbe vivant » de son peuple. Le lyrisme collectivisé se reconnaît sur le terrain de la misère sociale, de lenfance malheureuse, des populations fragilisées par les conflits, de la condition féminine, de la mauvaise gouvernance, etc. Son discours est politique et social. Il porte la signature de la marginalité comme catégorie textuelle et catégorie cognitive informante, épousant les contours des environnements sociaux nationaux. Il va de pair avec lécriture de la contestation et de la dénonciation comme en témoignent ces séquences :

Nous nirons pas là-bas

Sur la tombe de ma virginité consacrée arroser de pissenlits

Violée une nuit de pleine lune par des soldats ivres de violence

Nous nirons pas là-bas

Sur le lit de notre nuit nuptiale mouillé de larmes

Admirer la toile blanche où mon sang a écrit le serment de

fidélité

Par lépée la sueur et les hurlements jai juré soumission

M.-D. Aka, « Complainte dune femme de soldat », dans Poèmes érotiques de guerre, 2008, p. 16.

La terre est pour tous

20 000 sen sont emparés

Mais nos têtes rasées

enfumées

calcinées

Saisissent tout de même

Aujourdhui les mathématiques

Un million moins 20 000

Nous sommes 980 000

Nous sommes les plus forts

Arrachons notre part.

Maxime Ndébéka, « 980 000 », dans LOseille, les citrons, 1975, p. 28.

À côté de la fonction de porte-parole ainsi décrite, le sujet lyrique sassume aussi comme une individualité centrée sur des préoccupations plus intimistes comme cela se passe dans le contexte occidental. Dans tous les cas de figure, le « je » nexiste quen se posant face à un allocutaire. Lintersubjectivité est le modèle actantiel de base du discours lyrique et le dialogue, sa structure énonciative fondamentale. Le locuteur-poète a besoin de laltérité 29pour se constituer en sujet lyrique. Mais, cette altérité nen est pas une en réalité. Lusage des personnes de la conjugaison ne coïncide pas avec la valeur dacteur qui leur est conférée, cest-à-dire à lidentité anecdotique remplissant la fonction structurale indiquée démetteur, de récepteur ou dobjet du message. Le discours est marqué par un dédoublement énonciatif du locuteur qui lui permet de se constituer des positions énonciatives distinctes. Le discours est auto-adressé : en sadressant à lautre, le locuteur-poète sadresse à lui-même. Il sagit, en réalité, dun monologue qui peut même sapparenter à un soliloque lorsque la présence de lallocutaire nest pas indiquée.

Un discours à subjectivité montrée

Le discours lyrique en Afrique subsaharienne, comme tout discours lyrique pratiqué ailleurs, dans le monde, reste un discours de lémotion, dune émotion à fleur de plume qui naime pas la discrétion. Le sujet, dévoré par les flammes de lamour, les feux de la colère ou les torrents de la joie ou par toute autre émotion, ne veut point les contenir et les laisse exploser au cœur de son énonciation. Le lyrique ne se reconnait ainsi tel que parce que le sujet lyrique affiche sa psychologie toute nue. Cette nudité émotionnelle montrée est ce qui a retenu lattention de la tradition littéraire pour le qualifier. Cest la propriété discursive principale du lyrique, qui le particularise dans le champ de la littérature. On peut le voir avec ce passage extrait de Les Alizés de la Souffrance de Mame Seck Mbacke (2001) :

Où coucher

Mes souffrances sereines

Ma faim de tristes plaisirs

Sur la nudité

Bien vêtue

De la conscience inconsciente ?

Le lyrique est inconcevable en dehors de ce schéma psychologique qui nourrit le contrat de lecture avec le récepteur. Lémotion, en effet, assure la médiation entre le sujet et le récepteur. Le lyrique est donc de laffect textualisé. Cette textualisation fait du sujet énonçant un sujet sensible dont le monde est structuré par des prises de position qui sont des jugements de valeur. Le discours du sujet est une interprétation du monde imprégnée de sensibilité afin de mobiliser laffect du récepteur.

Lémotionnel est le matériau sémiotique de base du lyrique comme le « je » est son matériau discursif fondamental. Mais, entre les concepts démotion et daffectivité, nous pencherons pour lhyperonyme « affectivité ». Du point de vue de son analyse dans le champ des sciences du langage, cest sous ce rapport à laffect et, plus précisément, sous langle de laxiologie éthique quon le saisit et celle-ci est de lordre de lintentionnel dans la mesure où le discours du sujet est une réaction modale à visée pathétique et persuasive ; le sujet est émotionnellement impliqué dans le contenu de lénoncé lyrique et tout le discours est construit pour exposer son rapport sensible au monde, les valeurs investies dans les objets (du monde) et les points de vue agrégés, susceptibles tous démouvoir le lecteur partageant les mêmes valeurs et codes culturels que lui. Cest parce quil est une posture énonciative dans le monde et sur le monde, dans un champ de valeurs constituées, que le discours lyrique collectivisé parvient à rencontrer lintérêt des récepteurs visés et fait grandement appel au marquage axiologique derrière lequel se profilent la subjectivité et la sensibilité du locuteur-poète. Laxiologie éthique est une donnée structurante du lyrique qui subordonne laffectivité et les éléments langagiers à ses manifestations discursives et sémiotiques. Léthique implique une identité inscrite dans le discours et des jugements de valeur qui le révèlent 30comme être sensible. Elle se rencontre dans les contenus axiologiques du champ passionnel, interprétant heuristique du sensible textualisé. Le sensible est donc normatif pour le discours lyrique en tant quil détermine limprégnation du tissu textuel par la sensibilité du sujet et mobilise le pathétique.

Lexpression subjective est fondatrice du discours lyrique comme discours particulier dans le champ littéraire. Elle est aussi consubstantielle à la production de sens dans ce type discursif. La subjectivité et son ressenti sont lAlpha et lOmega matériels et sémiotiques du lyrique. Cela caractérise tout discours lyrique de quelque espace culturel que ce soit. En pratique poétique dAfrique subsaharienne, ce schéma est, cependant, dépassé par lincorporation de la problématique de la collectivité dans les conditions de production et de réception du discours. Lanalyse du lyrique dans cet espace de réception ne peut donc faire abstraction de la solidarité consubstantielle de lindividuel et du collectif distribuée dans le texte sous trois formes : le lyrisme individuel, le lyrisme collectivisé et lénonciation lyrique complexe (individuelle et collectivisée) qui décrivent comment le texte parle au cœur, à la conscience et à la mémoire du lectorat noir africain.

Bertrand D., « Lémotion éthique : axiologie et instances de discours », Protée, vol. 36, no 2 : Éthique et sémiotique du sujet, 2008, p. 9-49. Fobah P. É., Introduction à une poétique et une stylistique de la poésie africaine, Paris, LHarmattan, 2012. Fobah P. É., « Aspects énonciatifs de la lyrisation du discours dans la poésie africaine francophone »,dans A. Biglari et N. Watteyne (dir.), Scènes dénonciation de la poésie lyrique moderne. Approches critiques, repères historiques, perspectives culturelles, Paris, Classiques-Garnier (« Rencontres »), 2019, p. 281-296. Rodriguez A., Le Pacte lyrique. Configuration discursive et interaction affective, Liège, Mardaga (« Philosophie et langage »), 2003.

Caraïbes (francophones) ; Francophonie ; Maghreb ; Noir, négritude ; Primitivisme 

Pascal Éblin Fobah

Amateur, « par tous »

« La poésie doit être faite par tous. » En relevant dans les Poésies dIsidore Ducasse (1870) cette phrase aussi impérative que polysémique, les surréalistes ont, avec dautres avant-gardes du xxe siècle, œuvré à creuser quelques-uns des paradoxes de la modernité lyrique.

La formule de Lautréamont implique en effet de gommer les indices de la personne ou de la persona poétiques (les « tics »), mais aussi de penser une extension indéfinie du sujet lyrique, selon un processus qui va de sa dépersonnalisation (pour reprendre le terme employé par Hugo Friedrich) à sa surpersonnalisation par la multiplication des rôles, des masques et des styles (selon le processus quAlexander Dickow décèle chez Apollinaire, Cendrars ou Jacob). En ce sens, la phrase de Lautréamont fait écho au vers de Whitman dans « Song of Myself » : « I am large, I contain multitudes. » Figurer le « tous » ou les « multitudes » nen demeure pas moins problématique, tant ces projections sont fuyantes. Cest pourquoi lidée de « poésie faite par tous » renvoie à des configurations différentes et parfois divergentes : plongée dans le fonds commun de la pensée prélogique chez les surréalistes (Éluard, Crevel, Aragon, Breton), promotion dune poésie populaire par les poètes proches du Parti communiste (Éluard ou Aragon bis, Jean Marcenac), détournement des discours de la société du spectacle pour les situationnistes (Debord), génération de textes potentiels à partir de contraintes combinatoires chez les fondateurs de lOulipo (Cent mille milliards de poèmes31de Queneau), processus de transformation infinie de la matière intertextuelle pour Tel Quel (Sollers).

Le paradoxe dun sujet lyrique* collectif invite, dans cette perspective, à sinterroger sur la manière dont le poème peut faire résonner, dans une sorte de dialogisme généralisé, la pluralité des voix qui traversent le corps social. Plusieurs moyens se dessinent ici : une poétique du banal ou du trivial, qui cherche à ressaisir les usages de la langue, les proverbes ou les stéréotypes (comme chez Éluard) ; une poétique de la polyphonie qui inclut, en une sorte de collage, une multiplicité dénoncés simultanés ou reliés par un lieu (comme dans les poèmes-conversations dApollinaire, ou Le Carrefour de la Chaussée dAntin par Bernard Heidsieck) ; une poétique du plagiat, de la copie et du détournement, avec des variantes qui vont des Documentaires de Cendrars aux méthodes exposées par Kenneth Goldsmith dans LÉcriture sans écriture.

Loin de se réduire à une configuration discursive, lidée de poésie faite par tous engage la mise au point de dispositifs pragmatiques, destinés à favoriser et à réguler une collaboration effective entre plusieurs acteurs. À cet égard, il faut rappeler combien la pratique collective de la poésie correspond à des traditions anciennes, sous la forme des performances de poésie orale telles que les a étudiées Paul Zumthor, des joutes, concours ou jeux floraux de la période médiévale, des publications collectives de recueils imprimés qui jalonnent lAncien Régime, ou encore de la sociabilité des salons ou des cénacles littéraires. Avec la modernité, les mécanismes de création partagée ont exploré des modèles de communautés alternatives et subversives, comme en témoignent, chacun à sa manière, lAlbum zutique en 1871-1872, les livres surréalistes à plusieurs mains (Les Champs magnétiques en 1920, Ralentir travaux et LImmaculée conception en 1930…) ou le recueil Renga (signé Paz, Roubaud, Sanguineti et Tomlinson en 1971) qui élabore, à mi-chemin entre latelier, le laboratoire et la retraite spirituelle, une œuvre multilingue coulant la forme du sonnet européen dans une pratique japonaise décriture enchaînée. Dans le champ contemporain, lappel au collectif et au partage caractérise des pratiques aussi différentes que les procédures dinteraction sollicitées par les poésies numériques ou les sessions de slam conjuguant compétition et convivialité. Si divers soient-ils, ces agencements collectifs tendent à sortir dune logique de représentation (le sujet lyrique comme porte-parole de la communauté) pour proposer des dispositifs de participation (la polyphonie comme manifestation de la communauté). Ce faisant, ils invitent aussi à redéfinir la poésie comme une pratique sociale, avec les questions éminemment politiques de sa massification, de sa banalisation ou de sa démocratisation.

Cest pourquoi lidée de « poésie faite par tous » débouche sur linterrogation des pratiques concrètes de poésie en amateur. Ce dernier terme nest sans doute pas entièrement satisfaisant : léthos* de lamateur fait aussi partie des postures décrivains, et on en retrouverait des traces chez Larbaud, Ponge ou Roubaud. Mais si lon se réfère à la valeur étymologique de lamator (celui qui aime, qui a le goût de la poésie), il est possible den faire ici une étiquette assez neutre pour rassembler la poésie du dimanche (expression péjorative que Jan Baetens a retournée pour y voir une certaine éthique de lécriture), la poésie ordinaire (sur le modèle des écritures ordinaires étudiées par Daniel Fabre) ou la poésie populaire (à condition de comprendre le peuple en tant que mythe, comme le montre Hélène Millot dans sa présentation de la poésie populaire au xixe s.). À défaut de poésie 32faite par tous, il existe en effet depuis le xixe siècle un « peuple des poètes » (Rosa, Trzepizur, Vaillant, 1993) dont les moyens dexpression sont encore aujourdhui inépuisables : écritures du for privé, plaquettes à compte dauteur, livres auto-édités ou auto-diffusés, bulletins associatifs, revues artisanales, fanzines, journaux scolaires, sans compter lénorme corpus potentiel désormais fourni par le Web, à travers les sites personnels ou collaboratifs, les blogs, les forums ou les réseaux sociaux. Les quelques coups de sonde lancés dans ce vaste continent (Mouaci, 2001 ; Belin, 2022) permettent dapercevoir combien le lyrisme de la poésie en amateur se caractérise par quelques traits relativement stables depuis la période romantique : représentation de la poésie comme expression de soi, sur le mode du témoignage, de la confidence ou du récit personnel ; référence au chant comme modèle décriture, avec linfluence conjointe des chansons diffusées dans lespace médiatique et de la tradition versifiée transmise par linstitution scolaire ; revendication diffuse dun droit à la parole dignifié et légitimé par la forme poétique.

À la fois subjective, expressive et transitive, la poésie des amateurs savère donc bien éloignée de la « poésie faite par tous » que Lautréamont, selon les avant-gardes, était censé annoncer.

Belin O., La Poésie faite par tous. Une utopie en questions, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2022. Mouaci A., Les Poètes amateurs. Approche sociologique dune conduite culturelle, Paris, LHarmattan, (« Logiques sociales »), 2001. Rosa G., Trzepizur S. & Vaillant A., « Le peuple des poètes. Étude bibliométrique de la poésie populaire de 1870 à 1880 », Romantisme, no 80, 1993, p. 21-55.

Chant, chanson ; Communauté ; Lyrisme de masse ; Ordinaire/artistique

Olivier Belin

Amérique du Nord
(francophone), Québec

Noyée dans une mer danglais, la poésie francophone dAmérique du Nord – son existence même et son évolution – est traversée par des problématiques identitaires et territoriales. Le Québec en est le pôle principal, auquel sajoutent ici lAcadie, lOntario, le Manitoba et la Louisiane.

Avant la fin du xixe siècle, la poésie au Canada français joue un rôle essentiellement patriotique et se complaît dans un romantisme nostalgique. Mises à part quelques exceptions, il faut attendre Émile Nelligan et lÉcole littéraire de Montréal (1895) pour y lire autre chose que léloge de « lâme canadienne ». Par son symbolisme, ses thématiques intimes, son attachement à la forme et à la musicalité de la langue, Nelligan, premier véritable poète lyrique, fait entrer le Canada français dans le xxe siècle.

Le courant régionaliste du début du xxe siècle offre peu dœuvres convaincantes avant celle dAlfred DesRochers. Maître versificateur, à la fois soucieux de la mémoire et inventif, DesRochers ouvre le régionalisme au continent et mêle les registres formels et langagiers. Opposés au régionalisme dans lequel ils ne se reconnaissent pas, les « exotiques » lorgnent vers Paris et la poésie contemporaine. Paul Morin, Marcel Dugas, Guy Delahaye et Jean-Aubert Loranger ont donné le meilleur de cette veine poétique.

Les années 1930 voient émerger une première génération de femmes poètes. Jovette Bernier, Medjé Vézina, Simone Routier développent une sensibilité nouvelle en explorant le registre de lintime. Mais cette décennie et la suivante sont dominées par « les grands aînés » : Anne Hébert, Rina Lasnier, Saint-Denys Garneau, Alain Grandbois. Dans Regards et jeux dans lespace (1937), lintériorité tient lieu dhorizon du poème et en détermine 33le langage. Visant lauthenticité, Garneau cherche à dépoétiser le poème. Cette pauvreté ontologique dénote déjà la « discordance » quéprouvera douloureusement la génération suivante, laquelle toutefois lui préférera Grandbois, dont Les Îles de la nuit (1944) arrive comme un vent frais dans un contexte encore très conservateur. Cette poésie des grands espaces, libre, incantatoire et amoureuse, bien quexprimant elle aussi lintériorité et langoisse, apparaît aux yeux des plus jeunes comme lavènement même de la poésie.

Le surréalisme circule au Québec dans les années 1940 et influence certains parcours. Signataire de Refus global (1948), un manifeste automatiste, Claude Gauvreau rêve de poésie pure. Voulant battre le surréalisme sur son propre terrain, il invente un langage : l« exploréen ». Son lyrisme exubérant prendra des formes diverses (théâtre, roman), mais sa démarche demeure fondamentalement poétique. Artiste et éditeur, attentif aux qualités sensibles de la langue et confiant que la poésie mène à la libération, Roland Giguère trouve pour sa part dans le surréalisme une inspiration naturelle, quil sagisse de chanter lamoureuse ou de dénoncer les injustices sociales.

Pour les poètes de lHexagone (maison fondée en 1953), le surréalisme est un mouvement parmi dautres, leur but premier étant de doter le Québec dune littérature nationale. Le « mouvement de lHexagone » déborde cependant les publications de la maison. Gaston Miron, Fernand Ouellette, Paul-Marie Lapointe et Jacques Brault en sont les principaux représentants. Miron, le plus connu, incarne parfaitement ce déchirement entre lexcès de la poésie de Grandbois et lascèse de celle de Garneau que ressentent les poètes de sa génération. Ainsi son lyrisme est-il empêché, contrecarré, étouffé par une conscience aiguë de laliénation nationale qui met en doute sa légitimité poétique. Doù le concept de « non-poème », à la fois pierre dachoppement et condition du poème. Ce double exil (intérieur/extérieur) ébranle lintégrité du sujet. Non seulement « je » et « nous » sont intrinsèquement liés, mais le sujet, comme les poèmes de Miron, demeure instable et impossible à fixer.

La poétique de la fondation – dune littérature, dune nation – quadoptent les poètes de lHexagone a contribué à édifier ce quon a appelé « la poésie du pays ». Or ce double avènement nest possible quen brisant le silence des pères et en entrant de plain-pied dans lâge de la parole, ce qui fait de la poésie du pays un moment fort du lyrique au Québec. Un lyrisme affirmé, recourant parfois au langage populaire (G. Miron), y apparaît comme une façon dhabiter lespace, des plaines du sud jusquà la toundra, en passant par le fleuve et la forêt boréale. LAmérique entière y est convoquée, intériorisée et fantasmée comme lieu dorigine. Nommée, célébrée, souvent sous des traits féminins, elle permet de racheter lidentité morcelée, lâme écartelée entre Mère patrie et Nouveau Monde. En 1963, de jeunes auteurs inspirés par le marxisme fondent la revue Parti pris. Jugeant lhumanisme et les réformes de leurs aînés insuffisants, ils appellent à la révolution. Pour eux, le rapport entre poésie et histoire ne va plus de soi et doit être problématisé. Cela va entraîner une crise du lyrisme.

Si lesprit de fraternité et laspiration à vivre mieux par la poésie sy perpétuent, les années 1970 se caractérisent par le rejet des poétiques antérieures et les affrontements idéologiques. Dès 1968, des poètes ayant dabord pris fait et cause pour le nationalisme sengagent dans la contre-culture. Paul Chamberland, cofondateur de Parti pris, va ainsi passer dune poétique de la fondation radicalisée (Terre Québec) à lexaltation du psychédélisme et 34du Nouvel âge (Demain les dieux naîtront). Aux revues La barre du jour et Les Herbes rouges, onse réclame de lavant-garde et on adopte les positions théoriques exposées notamment dans la revue Tel quel. La poésie y est tenue pour suspecte et le « je », évité. Nicole Brossard, figure majeure de cette mouvance, se distingue également comme cheffe de file de la poésie féministe (avec France Théoret, Madeleine Gagnon). Certains évoluent en marge des chapelles ou traversent plusieurs courants (Michel Beaulieu, Claude Beausoleil, François Charron).

À la fois intime, érudite et urbaine, lœuvre de Beaulieu a eu, autant que le féminisme, une influence décisive sur la poésie des années 1980-1990, dont la tendance la plus remarquée est lintimisme. Marie Uguay, Paul Bélanger, Hélène Dorion, Paul Chanel Malenfant, Louise Warren, Rachel Leclerc, Martine Audet en sont des représentants. Après léchec référendaire et lessoufflement du nationalisme, face à leffondrement des grands récits et à la montée du néo-libéralisme, les poètes se tournent vers lintime, privilégiant une poétique de linstant où le sujet occupe une place centrale. Plusieurs réhabilitent le « je » et renouent avec la transitivité (cest le cas de Nicole Brossard). On a parlé alors dun retour du lyrisme. Ce phénomène ne saurait être réduit à un effet de lindividualisme ambiant. Au contraire, nombre dœuvres offrent une parole alternative aux discours politiques considérés vides de sens. Un pied dans lontologie, lautre dans la contingence, cette poésie emprunte à la fiction et au récit. Souvent narrative (Carole David, Jean-Marc Desgent, René Lapierre), elle sécrit volontiers en prose (Louise Dupré, Denise Desautels, Élise Turcotte, Joël Pourbaix). Au même moment, notamment au magazine Vice Versa, fondé sur le concept de « transculture », se développe la « poésie migrante ». Aux fondateurs de la revue, dorigine italienne (Fulvio Caccia, Antonio DAlfonso, Marco Micone), sajoutent des poètes dorigine caribéenne (Robert Berrouët-Oriol, Joël Des Rosiers), issus dune communauté importante, en particulier à Montréal, et ce depuis les années 1960, ainsi que des auteurs dorigines diverses (Anne-Marie Alonzo, Mona Latif-Ghattas, Nadine Ltaif). Cette poésie trouvera un écho particulier au Québec, où la question de la littérature passe depuis toujours par le prisme de lexil (Nepveu, 1999).

Après 1990, léclatement des styles et des pratiques saccentue, les lieux de diffusion se multiplient. Dans la foulée du mouvement punk, la poétique du quotidien sexacerbe, devient triviale, parfois trash. Héritière de la contre-culture (Denise Vanier, Josée Yvon), cette tendance (présente notamment à la revue Gaz Moutarde) est toujours actuelle. Dautres profitent de la popularité des écritures du soi pour exprimer des préoccupations liées à lidentité (genre, classe, race) ou à létat du monde. Bien que souvent égocentrée, cette poésie semble minée par la part de négativité déjà à lœuvre dans la poésie de la Révolution tranquille, qui faisait du sujet québécois un être labile, en « rupture permanente », voué à un « éternel retour du même dans lhyper-altérité » (Nepveu, 1999).

Le lyrisme nest donc pas revenu indemne de sa traversée des avant-gardes, qui laurait fait passer, selon M. Arsenault (2007), du régime historique au régime économique. Absent à soi, condamné à léguer une dette dont il ne peut sacquitter et qui fait de lui un simulacre, le sujet « en retour », irrémédiablement instable, insaisissable, na pourtant pas le choix de sen remettre au langage. Ce « je » isolé, appartenant à une communauté dexilés, parle, mais seul, et de choses parfois futiles. Mais dans ce présent perpétuel où la mémoire recycle les bribes dun 35sens auquel elle ne croit plus, il semble que tout se vaille. Plus optimiste, Pierre Ouellet qualifie d« esthésie migrante » ou de « sensibilité migratoire » cette absence à soi. À la faveur de laccroissement des déplacements et de la mondialisation, la migration au sens fort, et non plus seulement géographique, serait devenue « le mode même de constitution du sujet dans son identité éthique et esthétique », le plaçant dans un « exil à demeure » (Ouellet, 2005). Lexil est également valorisé par Joël Des Rosiers ; se décrivant comme « un homme de déracinement » (Des Rosiers, 1996), il voit dans lexil une valeur de la modernité, favorisant lhybridation, le métissage et louverture à lautre. On est très proche ici du métissage théorisé et incarné par le poète et géographe Jean Morisset, qui en a fait un concept transaméricain.

La dernière décennie a vu simposer la poésie autochtone. Joséphine Bacon, figure tutélaire, nen est pas la seule représentante (Jean Sioui, Louis-Karl Picard Sioui, Natasha Kanapé Fontaine, Marie-Andrée Gill). Tissant des liens entre traditions et modernité, cette parole inspire la génération montante, lourdement affectée par la crise écologique, qui interroge notre façon dhabiter et de partager le territoire. Sans revenir au sédentarisme ou à lunitaire, des voix émergentes se réclament dun certain degré denracinement, désireuses daffermir les liens qui nous lient à la terre, redisant, peut-être, à leur façon, que lexpérience authentique de lespace se fait au seuil du détachement, là où ici et ailleurs se touchent sans coïncider et où lon fait lépreuve de la distance, de la différence qui nous constitue comme sujet en nous ouvrant à lautre. Incidemment, cest un poète dorigine haïtienne, Rodney Saint-Éloi qui, en fondant les éditions Mémoire dencrier, a largement contribué à promouvoir la poésie autochtone, de même que celle des nouvelles générations issues de limmigration.

À mesure que le nationalisme québécois se développe, les communautés francophones hors Québec sémancipent. Dans les années 1970, les poésies acadienne, franco-ontarienne et franco-manitobaine adviennent à la modernité. En se dotant de maisons dédition, elles saffranchissent de lidéologie conservatrice qui régnait dans les journaux et périodiques, alors seuls lieux de diffusion (Éd. de lAcadie, 1972 ; Éd. Prise de parole, 1973 ; Éd. du Blé, 1974). Marquées par les bouleversements des années 1960-1970, elles évoluent dans le sillage de la poésie québécoise, présentant peu ou prou les mêmes tendances, parfois en léger décalage, dont aucune nest exclusive. Certains marient par exemple poésies du pays et contre-culturelle (Raymond Guy LeBlanc, Guy Arsenault, Herménégilde Chiasson en Acadie ; Jean Marc Dalpé, Patrice Desbiens, Michel Vallières en Ontario), dautres traversent plusieurs courants (Rose Després, Gérald Leblanc, Dyane Léger en Acadie ; Robert Dickson, Michel Dallaire en Ontario ; J. R. Léveillé, Paul Savoie au Manitoba). Certains mêmes figurent dans plus dune anthologie (Alexandre Amprimoz : Ontario, Manitoba ; Serge Patrice Thibodeau : Québec, Acadie).

La poésie louisianaise constitue un cas particulier, en raison de sa situation géographique. Il faut préciser quen Louisiane, le français parlé est le cadien ou le créole. Linterdiction du français y a privé des générations de lapprentissage scolaire de leur langue. Un intérêt renouvelé pour le français a néanmoins mené à la publication dun premier recueil collectif (Cris sur le bayou, 1980). Mêlant cadien, créole, anglais, cette poésie expose, parfois sur le mode de la complainte, la condition dun peuple dont la survie représente un combat de chaque instant. Venir au monde, pour un Louisianais, cest venir 36à la parole. Comme dans la poésie acadienne, hantée par la déportation, on y parle abondamment despace, lexistence des lieux attestant celle de la collectivité. Ces deux poésies partagent en outre ce quon pourrait appeler un lyrisme de la parole, vu le caractère métissé de leurs langues, la poésie acadienne mêlant brayon, chiac, joual au français normatif. Dailleurs Jean Arceneaux, Deborah J. Clifton, David Cheramie et Zachary Richard, qui forment lessentiel du corpus poétique louisianais, sont publiés surtout en Acadie (Éd. Perce-Neige).

Les éditeurs de poésie francophone hors Québec travaillent de plus en plus en collaboration. Avec dautres signaux culturels, cela dit limportance de ce qui rapproche les communautés de la Franco-Amérique. Si chacune a ses spécificités, elles partagent, outre la condition de minoritaire, une histoire traversée par les migrations, lexpérience diasporique et le métissage, qui fait que la précarité et linquiétude en sont indissociables. Puisquelle semble se prêter à lexamen et à lexpression du rapport complexe et souvent problématique au réel qui sy joue, on peut supposer que la poésie lyrique francophone nest pas près de disparaître en Amérique.

Arsenault M., Le Lyrisme à lépoque de son retour, Montréal, Nota bene (« Nouveaux essais Spirale »), 2007. Des Rosiers J., Théories Caraïbes. Poétique du déracinement, Montréal, Triptyque, 1996. Nepveu P., LÉcologie du réel : mort et naissance de la littérature québécoise, Montréal, Boréal (« Boréal compact »), 1999 [1988]. Ouellet P., LEsprit migrateur : essai sur le non-sens commun, Montréal, VLB éditeur (« Le soi et lautre »), 2005 [2003].

Amérique latine (francophone) ; Belgique (francophone) ; Francophonie ; Suisse romande (francophone)

Denise Brassard

Amérique latine (francophone)

« LAmérique latine a produit de grands poètes de langue française » : si la critique loublie souvent, ces mots de Louis Aragon ont rappelé dès 1936 limportance des écrivains sud-américains dans la poésie moderne dexpression française. De fait, dès la fin du xixe siècle, et avec une intensité remarquable dans lentre-deux-guerres, de nombreux écrivains bilingues et transnationaux ont élu – temporairement ou durablement – le français comme langue de poésie. Séjournant parfois à Paris, et appartenant à un double espace culturel et linguistique, ces poètes choisissent le français pour des raisons tout à la fois esthétiques, symboliques, sociales voire politiques. Francographes, ils restent cependant des cas « singuliers » (Jouanny, 2000) au sein de la francophonie*.

On sait quil a existé, après les indépendances et dès la seconde moitié du xixsiècle, une « tradition bilingue » (Eymar, 2011) chez plusieurs lettrés francophiles dAmérique latine. Souvent issus de familles de la haute bourgeoisie, ces écrivains afrancesados se sont largement inspirés des canons hexagonaux en privilégiant le genre prestigieux de la poésie lyrique : par acculturation voire assimilation, ils ont publié de nombreux textes de veine romantique ou symboliste. Si José-Maria de Heredia (1842-1905), né à Cuba et naturalisé français, sest distingué par un recueil figurant parmi les sommets de la poésie parnassienne (Les Trophées, 1892), des poètes bilingues comme le Cubain Armand Godoy (1880-1964) ou le Colombien Alfredo de Bengochea (1877-1954) conserveront également au xxsiècle des formes versifiées et rimées, dans des œuvres dailleurs récompensées par le prix Heredia de lAcadémie française. Ajoutons encore, au sein de cette tradition bilingue, le cas des nombreux 37poètes-diplomates – comme lÉquatorien Víctor Manuel Rendón (1859-1940) ou le Bolivien Adolfo Costa du Rels (1891-1980) – qui ont œuvré à relier les cultures latines au-delà des relations ibéro-américaines.

Parallèlement à ces traditions, et de manière plus sporadique, quelques poètes singuliers ont participé aux décloisonnements lyriques de la poésie moderne. À commencer par le célèbre trio montévidéen : Isidore Ducasse (1846-1870), Jules Laforgue (1860-1887), Jules Supervielle (1884-1960). Lautréamont, « né sur les rives américaines, à lembouchure de la Plata », revigore lexpression lyrique dans ses Chants de Maldoror (1869) par une prose violente, dont les surréalistes se réclameront plus tard. Quant à Laforgue, si son œuvre ne renvoie à aucune forme de « sud-américanité », il figure parmi les premiers traducteurs en français de Whitman et parmi les premiers vers-libristes (Derniers vers, 1887), contribuant ainsi à assouplir la poésie hors de ses contraintes métriques – aux côtés dautres écrivains nés hors de France (Krysinska, Moréas, etc.). Il serait dès lors tentant de considérer, avec Michel Murat (Le Vers libre, 2008), que la position excentrée de ces poètes plurilingues les ait en quelque sorte prédisposés à subvertir les normes du vers français. Cest du moins ce que revendique le Péruvien Nicanor della Rocca de Vergalo (1846-1919) : venu de Lima à Paris où il rencontre Banville et Mallarmé, ce poète publie chez Alphonse Lemerre quelques recueils (Le Livre des Incas, 1879) ainsi quune étonnante Poétique nouvelle (1880) où, prenant la posture de « létranger », il élabore un système de versification afin de « rénover » la poésie française.

Au début du xxsiècle, dans le sillage de Rubén Darío et à lheure des cosmopolitismes, de nombreux poètes nés en Amérique latine séjournent dans une Ville lumière volontiers mythifiée. Si la plupart continuent à écrire dans leur langue maternelle (Oswald de Andrade, Alejo Carpentier ou César Vallejo), dautres choisissent le français. Influencé à ses débuts par Laforgue, le franco-uruguayen Supervielle est resté tout au long de sa vie partagé entre lAmérique du Sud et la France. Proche décrivains hispanophones quil traduira parfois, il privilégie exclusivement le français dans son œuvre, considérant la langue espagnole comme trop baroque et « prête à faire main basse sur tout [s]on univers intérieur » (Boire à la source, 1951). Les espaces de son enfance hantent néanmoins ses premiers recueils : cherchant à affranchir la nature sud-américaine des cultures européennes, Supervielle tend dans Débarcadères (1922) à décoloniser les imaginaires gréco-latins qui ont traditionnellement inspiré les évocations lyriques de la pampa – à travers un vers élargi et rugueux. Ses recueils postérieurs (dès Gravitations, 1925) déploieront des espaces plus métaphysiques, par le biais dune écriture toujours plus concise : au-delà de toute assignation territoriale ou culturelle, le poète privilégiera la posture du « hors venu ». Proche des cercles de la NRF, Supervielle sera très vite rattaché au domaine de la « littérature française », à linstar dun Robert Ganzo (1898-1995) : né à Caracas, ce poète franco-vénézuélien – résistant notoire durant la Seconde Guerre – consacre également lun de ses premiers recueils à un paysage du Sud (Orénoque, 1937), avant de dépasser les ancrages trop référentiels dans ses textes ultérieurs, souvent édités chez Gallimard.

Aux côtés de ces écrivains binationaux, quelques poètes modernistes – allophones dexpression française – ont séjourné à Paris et mené une carrière littéraire dans deux langues distinctes. À la différence des écrivains-diplomates pour qui le français reste souvent un 38instrument de médiation interculturelle, des poètes comme le Chilien Vicente Huidobro (1893-1948), le Péruvien César Moro (1903-1956), lÉquatorien Alfredo Gangotena (1904-1944) ou le Brésilien Sérgio Milliet (1898-1966) conçoivent plutôt le plurilinguisme comme une manière de contester et dépasser les littératures nationales. Tous se veulent à leur manière des « hors venus » en déjouant toute forme dappartenance et en « expérimentant la multiplicité » (Glissant, 2001), à limage du personnage fictif de Barnabooth (chez Larbaud) qui, né à Arequipa, simpose comme un poète « sans patrie ». Ces écrivains translingues, arrivés en Europe durant leur jeunesse, refusent l(auto)exotisme ; et sils nont guère explicité leur choix du français, ils trouvent dans cette langue littérairement dominante une manière de rejoindre la modernité poétique, voire de saffranchir momentanément de langues natales héritées des colonisateurs. Par ailleurs, sur un plan esthétique, tout se passe comme si le passage par une « langue autre » favorisait lexpérience avant-gardiste dun « nouveau langage » littéraire – ce sera explicitement le cas pour lEspagnol Juan Larrea (1895-1980) – à une époque où le genre poétique soffre plus que jamais à toutes les étrangetés verbales.

Débarqué en Europe en 1916, Huidobro participe activement aux inventions et aux polémiques modernistes, en côtoyant Apollinaire, Reverdy et les peintres cubistes. Auteur de plusieurs recueils aux formes variées, ce fondateur du « créationnisme » développe un lyrisme laconique dans des vers libres à la plastique volontiers calligrammatique (Horizon Carré, 1917), allant jusquà exporter lécriture lyrique hors du livre par une « exposition de poèmes » (Salle 14) présentée en 1922 à Paris. Hostile au surréalisme (Manifestes, 1925), il poursuivra son œuvre en espagnol lors de son retour au Chili en 1932. À linverse, César Moro participe pour sa part à laventure surréaliste en publiant quelques poèmes isolés dans des revues ou plaquettes dirigées par Breton. Après son séjour parisien de 1925 à 1933, il deviendra lun des diffuseurs les plus actifs du mouvement sur le continent américain, notamment à Mexico. Ses poèmes en français, qui cultivent les modes associatifs, font de lamour fou leur thème obsédant, sur un mode volontiers érotique mais désenchanté – en particulier dans le recueil Lettre damour paru à Lima (1944). Écrivain homosexuel, doublement marginal dans le milieu surréaliste, Moro rédige ainsi des poèmes amoureux qui renoncent aux traditions hétéronormées sans pour autant afficher directement sa « différence », malgré quelques subterfuges énonciatifs. Le poète prendra du reste ses distances avec Breton après la guerre.

Mais les poètes dAmérique latine simposent parfois en marge des principaux mouvements. Cest le cas dAlfredo Gangotena : proche de Supervielle et de Michaux (autre expatrié qui lui dédiera Ecuador), il publie dès 1924 des poèmes dont les amples vers ont parfois pu rappeler ceux de Claudel ou de Perse. Ils témoignent surtout, à différents niveaux, dun sentiment d« exil », y compris lorsque lécrivain sera de retour en Équateur en 1933. En prise avec limmensité indifférente de la nature, ses textes mettent en scène une parole solitaire qui multiplie les adresses lyriques : les poèmes dAbsence (publiés à Quito en 1933) ont dailleurs suscité de nombreuses lettres de lautre côté de lAtlantique, rapprochant ainsi les modes lyriques et épistolaires.

Si le monde cosmopolite de lentre-
deux-guerres a favorisé lexploration de la poésie en français par des écrivains allophones, la situation nest plus tout à fait la même après la Seconde Guerre. 39La république des lettres sest en partie transformée et pluralisée : le boom latino-américain et le rayonnement de certains poètes (Mistral, Neruda, Paz) ont contribué à la reconnaissance mondiale des littératures du continent, tandis que langlais simpose comme une langue internationale, en particulier pour les écrivains dAmérique centrale séjournant aux États-Unis. Quelques poètes, venus à Paris, ont cependant publié des recueils intimistes en français, dans lesquels ils ont cherché à relier des géographies éloignées et séparées par locéan. Leurs œuvres transatlantiques interrogent alors les motifs de lexil, de la migration, de la mémoire. Née à Buenos Aires en 1934 et installée à Paris dès 1961, Silvia Baron Supervielle a construit dans ses recueils – au « pays de lécriture », selon lun de ses titres – des paysages imaginaires et élémentaires rattachant le Río de la Plata à la Seine. Quant au Chilien Luis Mizón (1942-2022), arrivé en France en 1974 après le coup détat militaire de Pinochet, il connaît lexpérience de lexil politique : le choix du français relève alors davantage (ou tout autant) dune nécessité que dun choix. Portant la trace de cette émigration, les poèmes de ce « naufragé de Valparaíso » déploient une écriture onirique qui cherche à saisir et à souder toutes sortes de bribes précaires – îles, radeaux, murmures. Autant les poètes avant-gardistes des Années folles aspiraient aux déracinements et aux ruptures, autant ces poètes restent hantés par leurs paysages originels.

En somme, tous ces parcours transfrontaliers de poètes nés sur le sol américain témoignent à différents niveaux – biographique, éditorial, littéraire, thématique – des dimensions multiterritorialisées de la poésie de langue française. Aragon navait décidément pas tort, dès 1936, de relever que « la poésie moderne dans notre pays vient autant des Andes et des Antilles que de la Loire ronsardienne ou du Tibre virgilien » : non seulement elle se ressource auprès de différents territoires culturels, mais sa production est elle-même géographiquement constellée, débordant lhexagone et les régions francophones.

Aragon L., « Bolivar, par Jules Supervielle », Commune, 15 octobre 1936. Casanova P.,La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil (« Points »), 2008 [1999]. Castillo-Berchenko A., « Lécriture bilingue dans la littérature hispano-américaine contemporaine : le cas des auteurs frontaliers », Cahiers détudes romanes, no 7, 2002. Eymar M.,La Langue plurielle : le bilinguisme franco-espagnol dans la littérature hispano-américaine (1890-1950), Paris, LHarmattan (« Recherches Amériques Latines »), 2011. Glissant É, « Introduction », dans LAmérique latine et La Nouvelle Revue française (1920-2000), éd. F. Carvallo, Paris, Gallimard (« Les Cahiers de la NRF »), 2001. Jouanny R.,Singularités francophones, Paris,PUF, 2000.

Amérique du Nord (francophone), Québec ; Francophonie

Émilien Sermier

Animal

Encore tout enfant, Hermès avait volé les troupeaux de bœufs de son frère Apollon. Pour apaiser sa colère, il lui offrit en échange la première lyre quil avait fabriquée avec la carapace dune tortue, une peau de bœuf tendue et pour cordes sept boyaux de brebis (Hymne homérique à Hermès). Cette origine animale de la lyre demeure sensible dans les noms quon lui donne : cri, plainte ou chant. Elle se retrouve surtout dans les nombreuses métaphores-métamorphoses animales du sujet lyrique (cygne, rossignol, araignée surtout). Mais lanimal nest plus ni métaphore ni signe, quand le poème se donne pour mission nouvelle de participer à sa vie.

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Quelque chose danimal, plainte ou cri, demeure dans la musique de la lyre. Tandis que le fleuve emporte linstrument et la tête dOrphée, démembré par les Ménades, « tout en glissant au milieu du courant, / sa lyre a je ne sais quels accents de profonde tristesse » (Ovide, Mét., XI, 51-52). Quand il nest pas enchantement, incantation ou célébration, le lyrique est déploration ou plainte, cri de douleur : « Je me tais et je crie » (s. 105) ; « Je nai pas de langue, et je crie » (s. 134), sétonne Pétrarque dans le Canzoniere. Le cri peut être aussi la manifestation animale de la vie : « Cest au cri animal de la passion à dicter la ligne qui nous convient », fait dire Diderot au neveu de Rameau parlant de la « poésie lyrique » qui est « encore à naître ». Paul Claudel au contraire reconnaît la poésie lyrique de Polymnie « quand lhomme est à la fois linstrument et larchet / et que lanimal raisonnable résonne dans la modulation de son cri » (Cinq Grandes Odes).

Mais, plus souvent quau cri, cest au chant que le poème lyrique est comparé, et son modèle est alors logiquement loiseau. La chanson 23 de Pétrarque énumère les états par lesquels lamour fait passer le poète. Dabord devenu « laurier vert », ensuite couvert de plumes blanches, il prend « avec le chant, la couleur dun cygne » ; après avoir été roche et écho*, il devient encore un cerf qui fuit la meute de ses chiens, et enfin un aigle, « cet oiseau qui monte jusquau plus haut des airs ». Ce nest pas le chant, mais lenvol puissant de laigle jupitérien qui est ici pris comme paradigme ultime. Il en est autrement pour le cygne, dont la langue répète inlassablement la chute. Ovide avait fait de lui la métamorphose de Cygnus, oncle et ami de Phaéton, qui pleurait sa mort et dont le chant de deuil le fit changer en ce « nouvel oiseau » qui fuit le feu du ciel et lui préfère lélément liquide (Mét., II, 367-380). Pour Horace, il est le symbole du génie de Pindare, et du style haut par contraste avec le style bas figuré par labeille (Odes). À la Renaissance, son envol est celui de lenthousiasme et de limmortalité du poète : « Je voleray Cygne par lUnivers, / Éternizant les champs où je demeure » (Ronsard, ode « À sa Muse »). À lâge romantique, il est encore des cygnes sereins, qui ne chantent ni ne volent, tel celui de Marceline Desbordes-Valmore donné en modèle dans « Le coucher dun petit garçon » : « Sous le cygne endormi leau du lac bleu sécoule ». Mais, privé « de son beau lac natal », celui de Baudelaire demande en vain au ciel leau qui lui fait défaut. Ce « grand cygne, avec ses gestes fous, / comme les exilés, ridicule et sublime » est frère de lalbatros, « exilé sur la terre au milieu des huées ». Ce cygne est surtout le « signe » dune crise de la signification esthétique et poétique que dit encore « le transparent glacier des vols qui nont pas fui » de Mallarmé. Claudel reprend et amplifie le jeu de mot : « Le signe lent / Du cygne blanc / A fait onduler le vide » (Soir dautomne).

Depuis longtemps, le chant plus que le vol dun autre oiseau rivalise avec celui du poète : celui du rossignol, masculin dans la langue française, mais féminin dans la grecque et la latine. Cest une mère qui sappelle Aédon, pleurant son fils Itylys, quand Pénélope évoque ses plaintes (Od. XIX).Ovide lui donne un autre nom et raconte une autre histoire. Procné et Philomèle étaient deux sœurs, lune mariée à Térée, lautre violée par lui. Son agresseur lui avait coupé la langue et lavait séquestrée pour quelle ne puisse pas le dénoncer. Mais elle y parvint en tissant une toile, et les deux sœurs se vengèrent en tuant ses enfants pour les lui donner à manger. Elles furent changées lune en hirondelle, lautre en rossignol (Mét. VI, 412-674). Aédon ou Philomèle, car les deux histoires se croisent, devient le modèle de « la mère en deuil » (Loraux, 411990), emblème de la plainte élégiaque* et même « oiseau du lyrisme » (Arnould, 1990). La valeur de son chant va de la joie pure à la violence de la vengeance ou à la plainte douloureuse. Il devient dans la poésie médiévale un messager chargé de porter les paroles du poète à la femme aimée, le rival ou le compagnon du poète dans les nuits solitaires de la poésie baroque, puis romantique, chantant Dieu ou la femme aimée. La modernité anti-lyrique (voir Avant-gardes*) le rejette et lui substitue coucous, colibris, corbeaux, pies ou perroquets (Tomiche, 2010).

Il est un moyen plus radical de récuser le modèle du chant lyrique : lui préférer celui du fil et du tissage ; voir dans le poète non un oiseau, mais une araignée perplexe au sens littéral : occupée à tisser des liens (Maulpoix, 2002). Arachné, en effet, avait tissé une toile si parfaite que, jalouse, Pallas la déchira ; Arachné se pendit de chagrin, mais, prise de pitié, Pallas la métamorphosa en araignée qui tire de son ventre le fil quelle tisse (Ovide, Mét., VI). Longtemps, elle sert une image négative de lart du poète ; mais Diderot, puis Mallarmé et Valéry valorisent lidée de la toile-poème. Avec Reverdy, Ponge ou Michaux, Arachné, qui tire delle-même la substance de son œuvre, figure « lécriture de limmanence » du lyrisme moderne (Ballestra-Puech, 2006), et se propose en modèle aux poétesses, comme aussi Philomèle ou Procné.

Le lyrisme romantique grouille danimaux : pélican de Musset, loup de Vigny, puis fauves exotiques de Leconte de Lisle. Hugo voit en eux les « signes » que la nature donne à lhomme pour quil déchiffre leur « alphabet formidable et profond » (« La chouette »). Mais avec la Lettre de Lord Chandos de Hofmannstahl, le rapport de lhomme à lanimal change radicalement : devant lagonie des rats dans sa cave, ce quil éprouve nest pas de la pitié mais « une participation contre nature, une intrusion au-dedans de ces créatures ». Elisabeth de Fontenay conteste la lecture que Gilles Deleuze donne de ce texte dans Mille Plateaux, celle du « devenir-animal ». Elle tire de lui une autre leçon, celle que « linnommable “participation” dans laquelle [Lord Chandos] a basculé le rend incapable darrimer à quelque propre de lhomme que ce soit lexpérience inouïe de ce qui survient à son animalité » (Fontenay, 1998). Lécopoétique* contemporaine vise à abolir ainsi la frontière entre homme et animal. La panthère que Rilke observait au Jardin des Plantes à Paris lui offrait déjà cette expérience à la fois dune altérité absolue et dune participation à cette altérité. Le contre-lyrisme de Ted Hugues dans son poème sur le jaguar en donne aussi lintuition à lécrivaine dont Coetzee fait son double fictif : « Voilà le genre de poésie sur laquelle je veux attirer votre attention aujourdhui : une poésie qui nessaie pas de trouver une idée dans lanimal, qui ne se fait pas à propos de lanimal, mais qui est au contraire la relation dun réel échange avec lui » (Coetzee, 2003).

Ballestra-Puech, S., Métamorphoses dArachné. Lartiste en araignée dans la littérature occidentale, Genève, Droz, 2006. Fontenay E. de, Le Silence des bêtes. La philosophie à lépreuve de lanimalité, Paris, Fayard, 1998. Tomiche A., Métamorphoses du lyrisme. Philomèle, le rossignol et la modernité occidentale, Paris, Classiques Garnier (« Perspectives comparatistes »), 2010.

Écopoésie ; Émotions, sentiments ; Éthos, posture ; Féminin/masculin ; Voix, sujet lyrique.

Véronique Gély

Antilyrique

Degré zéro*

Archives sonores

Dans les cultures de lécrit, la poésie sadresse à la fois à lœil et à loreille ; 42dun point de vue médiologique, elle est bivalente, et ces deux dimensions ne peuvent être hiérarchisées entre elles ni rapportées à une antériorité mythique. Pendant une longue période, lécrit a été le seul mode darchivage disponible ; ce sont les correspondances et les mémoires qui conservent la trace des lectures à voix haute faites par Hugo ou Baudelaire. Mais les technologies denregistrement du son, apparues à la fin du xixe siècle, ont modifié en profondeur cette situation. Nous disposons désormais de deux types de documents susceptibles dêtre élaborés en archives : des écrits, du manuscrit à la publication ; et – dans certains cas seulement – des enregistrements de lectures faites par le poète, ou par un autre lecteur (souvent un comédien) ; les deux sinscrivent dans un double processus, dinvention et de communication publique (voir Événements*). La lecture, même si elle intervient dans un second temps, nest pas extérieure à lœuvre ; elle en fait partie, constitutivement. Lécrit stabilise le texte, et en permet la transmission dans le temps. La lecture par lauteur ne fixe pas le sens, mais elle fournit des repères essentiels pour sa compréhension, à la fois parce que sy manifestent des intentions esthétiques, et parce que la voix poétique, en elle-même insaisissable, sy objective en interprétation, confirmant ou contredisant les propriétés du texte écrit.

Notre tâche est par conséquent de rassembler, de constituer en archives et de diffuser les documents sonores (et audio-visuels) qui se sont accumulés depuis cent vingt ans ; ce travail, bien avancé pour la poésie de langue anglaise, pour laquelle nous disposons du site PennSound, est maintenant amorcé pour le domaine français. Elle est aussi dapprendre à écouter les poètes comme nous avons appris à les lire, et de nous former à une approche bi-médiale, conjuguant lœil et loreille. Certains aspects de lœuvre sy prêtent facilement : lanalyse des phénomènes énonciatifs et des processus de subjectivation, pour lesquels la comparaison est très stimulante ; le traitement métrique et prosodique du vers (nombre de poètes, parmi lesquels Bonnefoy, lisent leurs vers autrement quils ne sont écrits). Pour lanalyse prosodique en revanche, comme pour la description de la voix et pour le style de diction, presque tout reste à faire ; nous ne disposons ni dune méthodologie ni (en dépit des apports de la phonostylistique) dun vocabulaire adéquats. Il faut aussi apprendre à remonter dans le temps : les enregistrements sur rouleaux de cire sont « inaudibles » dans un premier temps, mais lorsque notre oreille apprend à filtrer et à reconstruire le son, nous découvrons que beaucoup dinformations ont été conservées. Enfin, la lecture en public, en tant que phénomène intellectuel, institutionnel et social, constitue un domaine détude à part entière.

Pour le domaine français, la première entreprise de collecte a été initiée par Ferdinand Brunot en 1911 sous les auspices du ministère de lInstruction publique, avec le concours des établissements Pathé. La visée principale était ethnographique : il fallait conserver des dialectes, des parlures, des chants « populaires » que lunification linguistique du territoire menaçait de disparition. Brunot, tout au regret de navoir pu garder trace de la voix de Racine, y ajouta un volet poétique en organisant le 27 mai 1914 une audition publique de poèmes contemporains, de Pierre Louÿs à Apollinaire, dits et enregistrés par leurs auteurs. De cet ensemble ressortent de riches enseignements relatifs à la compréhension du genre : la diction chantonnante dApollinaire, et sa discrimination nette des vers libres et des vers réguliers dans « Le Voyageur » ; la puissante profération rythmique de 43Verhaeren, qui met en valeur la dynamique du vers libre ; le surplomb quasi-extatique de René Ghil lisant « Chant dans lespace ». Lanthologie sonore offre une approche suggestive des tendances esthétiques du symbolisme finissant, comparable à celle qui se dégage des Poètes daujourdhui de van Bever et Léautaud. Cependant, cette histoire si bien entamée tourne court. Alors quApollinaire avait résolument engagé, dans « La Victoire », la poésie à conquérir ses espaces sonores, les modernistes puis les surréalistes ont ramené le genre à sa forme écrite, tout en favorisant le dialogue avec les arts graphiques.

Le mouvement est relancé après 1945 par le développement de la radio* et du disque, et par les progrès de lenregistrement au magnétophone. La radio permet de diffuser la poésie à un public plus large, jusquà « lhorizon de tous » : cest le sens de lentreprise dÉluard dans Les Chemins et les routes de la poésie ; lesprit de la Résistance sy prolonge, au bénéfice du PCF. La démarche de Jean Tardieu, qui joue un rôle décisif dans ce milieu, est plus expérimentale, visant à la fois un travail sur la voix et le développement dune création poétique par les moyens propres à la radio. De ces politiques de service public sont issues des archives très riches, encore peu exploitées ; elles sont conservées par lINA, qui les met parcimonieusement à la disposition des chercheurs. Même la censure en 1947 de lémission dArtaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu, nest pas un rendez-vous manqué : lenregistrement a circulé en sous-main et influencé les poètes américains de la Beat Generation, ainsi que la « poésie sonore » qui se développe en France dans les années 1960 avec Bernard Heidsieck, Henri Chopin et François Dufrêne.

Une ère nouvelle souvre vers 1975 avec le développement des lectures en public par les poètes eux-mêmes. À la suite des séances organisées au musée dArt moderne de la Ville de Paris par Emmanuel Hocquard et par Blaise Gautier dans le cadre de la Revue parlée à Beaubourg, les festivals et les séries de lectures se multiplient, dans les bibliothèques, les musées et les galeries. Les poètes qui les promeuvent imposent une esthétique nouvelle, celle de la diction neutre, impersonnelle*, dans laquelle le poète sefface devant le texte, en rupture aussi bien avec la profération expressionniste dArtaud quavec la tradition dinterprétation signifiante des comédiens. Dimportants essais, comme Dire la poésie de Jacques Roubaud ou Outrance utterance de Dominique Fourcade, appuient de leur autorité cette tendance qui devient vite prédominante chez les « poètes du livre », les pratiques des poètes-performeurs, marquées par les exigences de la scène, restant plus différenciées. Les archives correspondant à cette période qui sétend jusquaux années 2000, où la diffusion par internet se généralise, sont actuellement dispersées ; même numérisées comme cest le cas pour Beaubourg, elles sont insuffisamment cataloguées et mal diffusées. Il est urgent de les inventorier, de les rassembler, et de les rendre disponibles à la communauté des chercheurs. Faute den avoir connaissance et de savoir les analyser, notre compréhension de la poésie contemporaine est vouée à rester aplatie et lacunaire, comme celle dun paysage qui ne serait vu que dun œil.

Bernstein Ch., Close Listening : Poetry and the Performed Word, New York, Oxford University Press, 1998. Lang A., Murat M., Pardo C. (dir.), Archives sonores de la poésie, Dijon, Les Presses du Réel, 2019. Pardo C., La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à lère de la radio et du disque, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2015.

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Numérique, internet ; Oralité ; Radio ; Slam

Michel Murat

Art lyrique, musique

Si lon porte un regard surplombant sur le déploiement du terme « lyrique » dans les lexiques respectifs de la musique et de la poésie, deux constatations simposent demblée : on observe, dune part, quaprès une longue période où la définition du terme incluait les deux arts (« poésie qui se chantait autrefois sur la lyre »), le milieu du xviiie siècle le voit sémanciper de part et dautre : le lexique musical mobilise de plus en plus le terme dans un sens qui met à distance la poésie, tandis que le vocabulaire de la poésie tend à oublier progressivement la part musicale du « lyrique ». Dautre part, on peut noter que cet affranchissement parallèle engage des effets fortement contrastés en termes de parcours sémantiques : lusage du terme en musique contribue plutôt à en figer le sens, tandis que du côté de la poésie, son inflation sémantique sera spectaculaire et se poursuivra pendant près de deux siècles.

Au terme de cette évolution, les dictionnaires usuels modernes enregistrent volontiers cette fracture au sein du « lyrisme » et tendent à distinguer les versants « poétique » et « musical » en leur offrant des entrées dissociées. Ainsi, par exemple, le Robert en ligne donne-t-il « I. 1. Qui exprime des sentiments intimes au moyen de rythmes et dimages propres à communiquer au lecteur lémotion du poète. [] I. 2. Plein dun enthousiasme, dune exaltation de poète » ; puis « II. Destiné à être mis en musique et chanté, joué sur une scène. » Le sevrage est consommé : il ne reste pas plus de trace de la musique dans la partie I de la définition que de trace de la poésie dans la partie II. Lordre même des parties place implicitement le versant poétique au premier plan, déjouant ainsi la logique causale impliquée par les définitions classiques qui associaient « lyrique » à des formes poétiques gardant la trace de leur passé musical.

Quand la poésie oublie la « lyre »

Cette séparation progressive débute vers le milieu du xviiie siècle, où il apparaît quil nest plus guère envisageable de maintenir cet alliage poésie/musique si lon veut proposer une définition du terme qui rende compte de ses divers usages. La définition que lEncyclopédie de Diderot et dAlembert donne du « lyrique » (1765) est particulièrement intéressante à cet égard, du fait quelle se situe très exactement au point de sevrage : la musique est encore là, mais on sent déjà que « lyrique » tend vers une sphère où elle pourra bien être oubliée : « La poésie lyrique a de tout tems été faite pour être chantée, & telle est celle de nos opéras []. Par conséquent la poésie lyrique & la musique doivent avoir entre elles un rapport intime, & fondé dans les choses mêmes quelles ont lune & lautre à exprimer. Si cela est, la musique étant une expression des sentimens du cœur par les sons inarticulés, la poésie musicale ou lyrique est lexpression des sentimens par les sons articulés, ou ce qui est la même chose par les mots. » Quelques années plus tôt, dans ses Principes de littérature (1755), labbé Batteux écrivait : « On pourra [] définir la Poésie lyrique, celle qui exprime le sentiment. Quon y ajoute une forme de versification qui soit chantante, elle aura tout ce dont elle a besoin pour être parfaite » (III, 7). On voit bien que le « chantant » nest plus ici que métaphorique et que ce qui importe surtout, cest ce qui est commun à la musique et à la poésie, à savoir lexpression des sentiments. En intériorisant et en amuïssant la lyre, instrument réel, le « lyrique » se profile comme un terme clé dans lémergence 45de la théorie du sublime, ainsi quen témoignera bientôt la définition de Mme de Staël : « La poésie lyrique ne raconte rien, ne sastreint en rien à la succession des temps, ni aux limites des lieux ; elle plane sur les pays et sur les siècles ; elle donne de la durée à ce moment sublime pendant lequel lhomme sélève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. » (De lAllemagne, 1810, II, 10). Bien entendu, la musique est au cœur de lesthétique romantique dont Mme de Staël dessine ici les contours. Mais lenrôlement très net du « lyrique » (puis, bientôt, du « lyrisme ») sous légide du sublime, et le statut détendard dune nouvelle poésie que lexpression « poésie lyrique » lui offre dans ce contexte contribuent à consommer le sevrage du terme vis-à-vis de son rattachement musical. Dès lors, il se rendra disponible pour sa mission romantique, qui lengagera tout naturellement à revêtir un éthos lié à lexpression intime du sujet – puis, lorsque létoile romantique ternira, à prendre une connotation péjorative, du côté de lenflure. Et lorsque, prenant acte du fait que la poésie lyrique « ne raconte rien », la théorie littéraire aura besoin dun terme pour faire pièce à un vocabulaire narratologique inapproprié à cet objet, cest encore « lyrique » qui soffrira pour ce service, associé au « sujet » ou au « je » – mais détaché plus radicalement que jamais de toute réminiscence musicale.

Quand la musique ne voit plus
que la « lyre »

Pourtant, comme lindiquait la définition en deux temps du Robert, le terme « lyrique » vit aussi sa vie du côté de la musique. Et cest vers le milieu du xviiie siècle également quil a commencé à être employé dans un sens qui délaisse la poésie. Il est ainsi de plus en plus utilisé pour spécifier le caractère musical dun substantif qui ne porte pas ce caractère en lui : on parle de « théâtre lyrique », et le genre musical qui était majoritairement étiqueté jusqualors comme « tragédie en musique » devient de plus en plus souvent « tragédie lyrique » (Voir Théâtre*). On a beaucoup employé cette dernière étiquette, a posteriori,pour désigner les opéras de Lully ou de Rameau, mais elle ne figure que très exceptionnellement sur les partitions imprimées de lépoque et ce nest quà partir des années 1770 que son emploi sétend, à un moment où se multiplient aussi les « comédies lyriques » et où apparaît le « drame lyrique » (en 1774). Ces divers sous-genres ont tous leur motivation ponctuelle et sinscrivent dans lhistoire des formes de lopéra, mais il est clair que ladjectif « lyrique », ajouté à une étiquette de genre théâtral, illustre un geste simple de déplacement sur la scène musicale denjeux génériques attachés à la scène du théâtre parlé. Les nouveaux sous-genres occasionnés par cet ajout ont élargi léventail des nuances permettant de distinguer des catégories au sein du genre « opéra », et ils ont continué à être utilisés au fil du temps (Massenet qualifie Werther (1892) de drame lyrique et Thaïs (1894) de comédie lyrique ; on retrouve la tragédie lyrique aussi tard quen 1959 pour La Voix humaine de Poulenc…). Pourtant, dans les divers syntagmes envisagés (auxquels on peut ajouter, plus rares, « conte lyrique » ou « pièce lyrique »), ladjectif « lyrique » ne fait guère que spécifier le complément musical ajouté à un terme théâtral ou littéraire. Il y a, certes, de fines nuances de connotation, comme celle qui porte à associer « drame lyrique » à une tradition française, tandis que « drame musical », à partir du milieu du xixe siècle, renvoie inévitablement au modèle wagnérien. Mais dans tous ces cas, « lyrique » nest pas attaché à un éthos particulier ou à des caractéristiques spécifiques de forme ou de contenu – hormis la seule présence de la musique. Il en va de même 46pour lusage courant du terme, depuis le début du xixe siècle, accolé à « théâtre », à « scène » ou à « saison ». Dans tous ces cas, « lyrique » est un synonyme exact dun terme parfois employé, mais que les dictionnaires rechignent à enregistrer : « opératique ».

Cest en ce sens que lon peut parler dune réduction ou dun figement à propos de lusage de ladjectif « lyrique » dans la langue musicale.

Quand le « lyrisme » poétique
resurgit dans le lexique musical

On trouve toutefois dans le vocabulaire musical quelques emplois plus spécifiques qui attestent que la frontière entre un sens musical et un sens poétique du terme nest pas imperméable. Cest le cas du vocabulaire spécifique au chant, où « lyrique » est employé pour désigner des types de voix. On parle ainsi de « soprano lyrique » ou de « ténor lyrique » pour établir une typologie fine des emplois vocaux – qui saffine encore de termes italiens employés dans leur lange dorigine, tel le « lirico spinto ». Lintérêt de ces typologies, par rapport à la notion de « lyrisme », tient au fait quelles conjuguent des éléments hétérogènes : le terme renvoie à une tessiture (le soprano lyrique mobilise moins la tessiture grave que le soprano dramatique, mais monte moins haut que le soprano léger) ; il désigne en outre des types de voix (grain, puissance) ainsi que des types demplois, relevant davantage de léthos* des rôles que de la stricte vocalité. À ce titre, il est manifeste que le développement des termes « lyrique » et « lyrisme » du côté de la poésie a notablement influencé les connotations dont se revêtent ces termes de technique vocale, en tirant sensiblement le « lyrique » du côté de lexpression des sentiments amoureux.

Il en va de même pour quelques emplois ponctuels de ladjectif « lyrique » dans des titres de compositions musicales : si Zemlinsky intitule une de ses œuvres Lyrische Symphonie (1924), cest sans doute moins parce que cette œuvre emploie deux solistes, chantant des poèmes de Tagore, que pour marquer un attachement à un certain éthos romantique. Et lorsque Berg, deux ans plus tard, intitule Lyrische Suite une pièce pour quatuor à cordes, cest un peu par clin dœil à Zemlisky, dont il cite un thème de la Lyrische Symphonie – un peu aussi en raison du caractère d« opéra latent » quAdorno signalait dans cette pièce, où il semble que le texte soit dérobé (Berg avait dailleurs recopié sur sa partition de travail un poème de Baudelaire…) – mais peut-être surtout à cause du « programme secret » de la pièce, qui en fait un intime chant damour. À nouveau, cest plus léthos que la forme qui est ici déterminant pour motiver lemploi de ladjectif « lyrique ».

Albrecht F., Ut musica poesis. Modèle musical et enjeux poétiques de Baudelaire à Mallarmé (1857-1897), Paris, Champion, 2012. Tibi L., La Lyre désenchantée : linstrument de musique et la voix humaine dans la littérature française du xixe siècle, Paris, Champion, 2003. Rodriguez A., Wyss A. (dir.), Le Chant et lécrit lyrique, Bern, Peter Lang, 2009.

Chant, chanson ; Lurikos ; Lyre, luth, harpe ; Mélos, mélique ; Dramatique, théâtre

Christophe Imperiali

Aspect (temporel)

Parce que le poète lyrique écrit au défaut du temps (voir Temps*), on voudrait que le temps du poème soit le passé : on prend alors un problème aspectuel pour une question temporelle. Rappelons la distinction pour le besoin de la démonstration.

Si le temps grammatical (tempo de dicto) inscrit le procès dans lune des trois époques du temps vécu (tempo de re) par rapport au moment de lénonciation, 47laspect, lui, concerne le procès en lui-même, ou, en dautres termes, le temps que prend un verbe pour réaliser sa tension – pour accomplir le passage [écrivant] dun terminus a quo[écrire] à un terminus ad quem[écrit]. Ou bien le terminus nest pas atteint, et on parle dinaccompli, ou bien il lest et on parle daccompli. Si je dis que je marche, la tension du verbe nest pas arrivée à son terme, si je dis que jai marché, elle lest, si je dis « je marchais », elle ne lest pas, preuve que temps et aspect sont disjoints puisque limparfait est bien un temps du passé.

Mais il y a plus : laspect prend aussi en compte la manière dont sont perçues les tensions successives du verbe : « ou bien la tension est perçue comme un tout indivis » : on parle « daspect global » ; « ou bien elle est perçue comme un processus de conversion de linaccompli en accompli : on parle alors daspect sécant » : écrire et écrit qui renvoient respectivement au point initial et final de la tension sont de perception globale, écrivant est, lui, de perception sécante ; il nous plonge dans le cœur du procès comme le fait la forme progressive en anglais. La distinction de limparfait et du passé simple ne relève certes pas de la temporalité (ils sont tous les deux, au même titre, des temps du passé), mais de laspect : le passé simple est global, limparfait sécant.

À cette double détermination sajoute laspect sémantique des verbes : les verbes ont chacun un mode daccès au terminus ad quem de leur tension – les verbes imperfectifs nont pas besoin, pour que lévénement soit engendré, que ce terminus soit atteint (quils soient statiques comme exister, savoir, aimer, ou dynamiques comme marcher : si je commence à marcher et que je marrête, jai déjà marché) ; les verbes perfectifs qui ont besoin datteindre leur terminus pour réaliser le procès (sortir, arriver, atteindre le sommet : si je commence à atteindre le sommet et que je suis interrompu, je nai pas atteint le sommet). Or si lon veut saisir le sentiment du temps à lœuvre dans le poème, on gagne à lappréhender en termes aspectuels.

On partira dun sonnet célèbre de Ronsard (Sonnet vi des pièces retranchées en 1578, dans Ronsard, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1993, 270), sans prétendre apporter un éclairage particulier sur les formes lyriques de la Renaissance*, mais persuadé que ces vers de la Continuation des Amours permettent de saisir en beauté la dimension aspectuelle du temps lyrique.

Le sonnet dont nous prélevons ces deux vers justement fameux est une pièce présente dans lédition de 1572 du Second livre des Amours qui a été retranchée par Ronsard en 1578 au moment où apparaît le sonnet xlii pour Hélène – « quand vous serez bien vieille. » Il sagit dune variation légère et élégiaque du motif « carpe florem » – « cueille la fleur de la vie » (Cf. lode xvii – « Mignonne allons voir si la rose », ibidem, 667). Le premier quatrain évoque le bouquet fané envoyé par le poète dans lurgence (« qui ne les eust à ce vespre cueillies, / cheutes à terre elles fussent ») ; le second en fait un exemple « certain » (« que vos beautés, bien quelles soient fleuries, / en peu de temps cherront toutes fletries, / et comme fleurs, périront tout soudain »). Le dernier tercet transforme pragmatiquement cet exemple en un impératif bien connu des lecteurs de Ronsard : « pour ce aimez moy, ce pendant questes belle ».

Mais le premier tercet contient une épanorthose remarquable qui offre une meditatio temporis accrochée à un fait de langue :

Le tems sen va, le tems sen va, ma Dame,

Las ! le temps non, mais nous nous en allons,

Et tost serons étendus sous la lame

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Les commentateurs auront beau évoquer des sources prestigieuses, ni lépigramme de lanthologie grecque, ni sa reprise par Marulle, ni lode dHorace, ni le vers de Virgile qui ont pu inspirer ces vers natteignent la distinction opérée dans la langue de Ronsard. Celui-ci peut bien avoir imité la répétition lyrique : et le « fugit/fugit » de Virgile devient « le temps sen va, le temps sen va ». Lessentiel nest pas là. Lessentiel est bien la correction (qualifiée de « malicieuse » par Henri Weber) : « le temps sen va / le temps non, mais nous nous en allons ». Comment la comprendre ? La périphrase prosaïque ne dira rien, car on naura rien appris de ces vers quand on aura traduit : ce nest pas le temps qui passe, cest nous qui passons. Ronsard va puiser dans les ressources aspectuelles de la langue pour atteindre une possibilité expressive du verbe par deux fois pronominal « sen aller ». On veut croire que cet aître de la langue abrite une leçon sur la temporalité lyrique. Quelle est la valeur des deux pronoms dans la construction pronominale lexicalisée « sen aller » ?

Soit « je men vais ». Le pronom personnel* réfléchi élidé « m » est bien, comme le disent les linguistes, coréférentiel, cest-à-dire quil renvoie au sujet du verbe (ici, « je »). Cest bien « moi » qui pars quand « je men vais ». On supposera sans mal que ce pronom réfléchi est réflexif – même sil na pas tout à fait une valeur dobjet comme dans « je me lave » ou « me » est le complément dobjet du verbe « laver ». Sen aller, cest déplacer le sujet du verbe dun point de lespace à un autre. Le pronom adverbial « en » désigne le point de départ de ce déplacement. Je men vais signifie bien : je quitte lendroit doù je parle au point que « en » a la valeur dun déictique (je men vais signifie : je pars « dici »). Armé, de ces quelques repères grammaticaux, nous pouvons revenir aux vers de Ronsard, à ces deux vers qui pivotent autour du syntagme verbal « sen aller » et en exploitent la puissance poétique pour dire lénigme du temps.

Dans la première proposition, le poète évoque le motif du tempus fugit – « le temps sen va ». Pourtant, affirmer que le « temps sen va » ne revient pas à dire quil fuit, ni quil sécoule comme le sable du sablier qui le contiendrait ou comme le fleuve dans le lit quil serait ; cela signifie quil sexpulse lui-même de lui-même, quil se chasse. Le temps senlève à lui-même (sen va) ; il part de lui-même pour séchapper dun point de départ (sen va). Si le « temps sen va », cest quil ne cesse de se différencier de lui-même sans quon puisse lui assigner dautre origine que lui-même – lhypothèse dun premier moteur, origine du temps, nest pas évoquée. En dautres termes : le temps nest jamais présent à lui-même – ce que Chrysippe, reprenant sa théorie de la division, énonçait ainsi : « aucun temps nest complètement présent. En effet, puisque les choses continues sont sécables à linfini, selon cette division, tout temps est également sécable à linfini. Par suite, aucun temps nest présent en toute rigueur de termes. » (Chrysippe, dans Stobée, SVF, II, 509, Long et Sedley, Les philosophes hellénistiques, II, Les Stoïciens, GF-Flammarion, 2001, 314.) Le sonnet xxxv du Premier livre des Amours contient ce vers superbe : « avec le temps le temps même se change » (op. cit., 42).

Mais la deuxième proposition vient corriger cette image du temps. Non, « le temps ne sen va pas » : ou plutôt, sil sécoule, cest toujours lui qui sécoule, il est toujours identique à lui-même et cest nous qui « nous nous en allons » – on rejoindrait alors la seconde thèse de Chrysippe, plus proche cette fois de Platon : « seul le présent existe ». Si le temps existe, cest parce quil est lidentité à soi de ses différenciations. Il est difficile 49de comprendre en quel sens « le temps ne sen va pas ». Ronsard épouserait-il la thèse du Timée selon laquelle le « est » sapplique à la « substance éternelle » tandis que les expressions « était, sera » seraient réservées « à ce qui naît et progresse dans le temps » (Timée 38 a) ? Est-il un partisan de léternité du temps ? De son identité à lui-même ? Ou faut-il plutôt comprendre quil est proche des Stoïciens pour lesquels on peut interpréter le « est » éternel du Timée dans un sens temporel, le concevoir comme un « présent » de sorte quon pourrait dire avec Apollodore que « le temps dans son ensemble est présent » ? Ce nest certes pas lenjeu de ce poème car lépanorthose semble moins porter sur lidentité ou laltérité du temps à soi-même que sur le temps vécu – « las, le temps non, mais nous nous en allons ». « Nous nous en allons » ? La plainte de Ronsard et linterjection élégiaque changent de sens : chez Horace elle portait sur la fuite du temps (« Eheu, fugaces, labuntur anni ») : ici, elle ne concerne pas la fuite du temps, comme niée aussitôt que posée, mais les hommes eux-mêmes. Comment comprendre ce vers ? On naura garde de se précipiter vers la glose qui ferait de « sen aller » une périphrase de « mourir » – sens attesté chez Ronsard lui-même dans le dernier vers dun sonnet posthume « Je nai plus que les os » : « je men vais le premier vous préparer la place » (op. cit., II, 1102). Certes, le dernier vers du tercet évoque cette lame sous laquelle nous serons tôt étendus – ce lieu « où tout se désassemble. » Mais le « nous nous en allons » indique moins notre mort quil névoque notre mortalité, notre être au temps saisi dans laspect imperfectif du présent.

Être temporel, cest « sen aller », entendons, sexpulser soi-même de soi-même, être cette origine qui ne cesse de se nier elle-même – car doù partons-nous quand nous nous en allons dans le temps sinon de nous-mêmes qui ne sommes plus nous-mêmes, ou qui le sommes moins, entraînés dans léchappée du temps qui nous constitue, ou plutôt, nous destitue, nous arrache et nous enlève à nous-mêmes ? Il ne suffit pas de considérer le temps comme cette puissance de négation par laquelle un instant ne cesse de nier lautre en le chassant : cest nous-mêmes qui nous temporalisons. Michel Deguy propose une glose superbe de cette structure pronominale de la temporalité intime : « nous nous faisons à tous un défaut si cruel » (À linfinitif, 1996, 40 ; Lénergie du désespoir, 102.)

Il ne suffit certes pas de citer ces deux vers de Ronsard pour établir que notre temporalité est lyrique. Il faut désormais établir en quoi cette structure de la temporalité nest pas seulement exprimée dans mais par le poème comme forme et comme diction. Ce nest quà cette condition quon pourra établir que la temporalité du poème lyrique est toujours marquée au coin de cette mortalité – de « la déception », « du faire défaut », du « regret ». Cette marque est aspectuelle. Cette condition ne peut être elle-même respectée que si lon propose une description aspectuelle des époques du poème selon le présent de la circonstance ; le passé de la fidélité et le futur de lespérance et de lutopie.

Bonomi A., Zucchi A., Tempo e linguaggio, introduzione alla semantica del tempo e dell aspetto verbale, Milano, Mondadori, 2001. Cohen, D., LAspect verbal, Paris, P.U.F., 1989. Guillaume G.,Langage et science de langage, Paris, Nizet, 1964. Martin R.,Temps et Aspects, Paris, Klincksieck, 1971. Martin R., David J. (dir.), La notion daspect, actes du colloque, Paris, Klincksieck, 1980. Rodriguez A., Le Pacte lyrique, Liège, Mardaga, 2003, p. 170-180.

Circonstance ; Effet de présence ; Temps

Martin Rueff 

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Avant-gardes

Le terme avantgarde apparaît, en un seul mot, dans la langue française au xiie siècle, pour désigner la partie dune armée ou dune flotte située en avant du gros des troupes. Par extension métaphorique, lavant-garde désigne « ce qui est à la pointe de ». Cest ainsi que le mot a pu désigner un vieux bâtiment placé à lentrée dun port, pour la surveillance. Quand le terme avant-garde est appliqué à lart, dans les années 1820, cest pour désigner une forme de radicalisme, soit politique soit culturel, et dabord politique (quand Baudelaire condamne les « littérateurs davant-garde », cest aux « poètes de combat », aux écrivains engagés quil sen prend) avant que la désignation ne se restreigne au culturel et à lesthétique. Dans la critique littéraire et artistique aujourdhui, le terme davant-gardes, dans une acception restreinte, renvoie aux mouvements littéraires et artistiques auto-proclamés du premier tiers du xxe siècle en Occident : futurismes italien et russe, imagisme et vorticisme londoniens, dadaïsme et ses différents pôles (Zurich, Bâle, Paris, New York…), surréalisme. On parle alors d« avant-gardes historiques ». Mais il sagit dune désignation a posteriori, car aucun de ces mouvements na pensé sa fondation en termes davant-garde : ce sont les termes et les notions de « rupture », de « nouveau » et de « moderne » que ces différents groupes mettent en avant dans leurs déclarations et manifestes. Dans une acception élargie, celles que la critique identifie comme les « néo-avant-gardes » des années 1950-1970 (du Nouveau Roman à txt) ont en commun avec les historiques la dynamique de groupe et la volonté de rupture avec les conventions artistiques, même si le projet de dépassement de lart comme institution sociale, unifiant lart et la vie, nest plus dactualité (voir Peter Bürger, Théorie de lavant-garde). Plus largement encore, sont dits davant-garde des auteurs et autrices qui ne se rattachent pas spécifiquement à un groupe ou un mouvement, mais dont lécriture est considérée comme expérimentale, novatrice.

À première vue, quelle que soit lextension que lon donne au terme, le rapport des « avant-gardes » au lyrique est simple et se résume au rejet de la tradition lyrique. Le fait que de Marinetti à Emmanuel Hocquard en passant par Christian Prigent et TXT ou par Francis Ponge, eux-mêmes identifiés comme davant-garde, la notion a été associée, en matière de poésie, à la construction dune tradition anti-lyrique sexplique par lassociation entre avant-garde et nouveauté, rupture avec les conventions – à commencer par une rupture avec les topoï du lyrisme romantique et une rupture avec la conception romantique du poète lyrique. Le romantisme ayant fondé un régime spécifique de la parole lyrique, les avant-gardes du premier xxsiècle lui déclarent une guerre que les suivantes prolongent. Plus précisément : elles déclarent la guerre à une doxa du lyrisme romantique défini tant du point de vue du contenu (expression voire effusion des sentiments du sujet poétique) que du point de vue de lénonciation (personnelle) et de ses modalités (association entre voix lyrique et chant mélodieux, qui est donc chant de lâme extériorisant lintime). Et lune des caractéristiques quelles ont en commun est la revendication dun primat du langage comme matériau de lécriture ou de la production poétique.

Intituler une proclamation futuriste « Tuons le clair de lune ! » comme le fait le fondateur de lavant-garde futuriste italienne Marinetti (1909), cest sen prendre aux images et topoï du lyrisme romantique. Dans le « Manifeste technique de la littérature futuriste » (1910), cest le sujet poétique quil condamne, affirmant quil 51faut « détruire le “je” dans la littérature » (Giovanni Lista, Futurisme. Manifestes, Documents, Proclamations, p. 135). Et quand les vorticistes, avec Wyndham Lewis, critiquent, à longueur de pages, dans Blast, le « sentimentalisme » des futuristes italiens, cest parce quils les accusent de ne pas rompre avec la mièvrerie du lyrisme romantique (ils les taxent de « “modernes” romantiques » [« romantic “moderns” »], Blast 1, 1914, 41). La même logique est à lœuvre dans le virulent procès que Francis Ponge fait au lyrisme romantique. Dans Pour un Malherbe, il dénonce ce quil appelle « la vulgarité lyrique », expression qui renvoie au lieu commun du lyrisme comme expression des sentiments et épanchement de soi : il condamne Vigny, Lamartine et Hugo parce quils se « plaign[ent] risiblement » (« LAvant-printemps », Œuvres complètes, tome 2, 972) et sinsurge contre « les crétins et les pitres qui se figurent, dailleurs fort sérieusement, que les mouvements de leur cœur nous intéressent » (Pour un Malherbe, 34). Dans les années 1980, des poètes et critiques comme Jean-Marie Gleize, Christian Prigent ou Emmanuel Hocquard, ont contribué à penser et théoriser un « littéralisme » poétique en réponse aux pratiques et aux déclarations de « renouveau lyrique », caractérisées par la revendication positive du lyrisme comme alternative à lexpérimentation, au formalisme et à labstraction qui auraient conduit à une impasse la période antérieure. Sest ainsi mis en place un jeu dopposition entre lyrisme, poésie, ré-enchantement dun côté et littéralisme antilyrique, antipoésie et dé-chant de lautre (voir les analyses de Gleize dans Le Sujet lyrique en question, 1996). Regroupant des pratiques poétiques aussi diverses que le textualisme dun Christian Prigent, la poésie sonore dun Bernard Heidsieck ou lécriture « blanche » dune Anne-Marie Albiach ou dun Emmanuel Hocquard, le « littéralisme », sans être un mouvement ou même un groupe identifiable comme tel, rassemble des figures considérées comme davant-garde qui partagent une hostilité déclarée au lyrisme romantique et à son renouveau et condamnent, à linstar dHocquard, « ceux qui continuent à célébrer “le plus haut chant de lhomme” et la musique de lâme de la poésie éternelle » (Tout le monde se ressemble, 1995, 17).

Une opposition tranchée entre « renouveau lyrique » et « littéralisme anti-lyrique » serait caricaturale et réductrice si on sen tenait là, et cest loin dêtre ce que fait Gleize. Mais elle a le mérite de mettre en relief une tension réelle dans le rapport des avant-gardes au lyrisme et au lyrique. Car, de fait, toutes ces avant-gardes qui ont proclamé haut et fort leur refus dune sentimentalité lyrique associée à des topoï hérités du romantisme nont pas pour autant renoncé à employer le terme, à le revendiquer, et à recourir, même si cest sur le mode de lironie ou du détournement, à des formes poétiques traditionnellement associées au lyrisme romantique (Ponge écrit une « Ode inachevée à la boue » et Hocquard publie un recueil dÉlégies). Dès son « Manifeste technique de la littérature futuriste » (1912), Marinetti en appelle à remplacer la sensibilité par l« obsession lyrique de la matière » : sil fustige les lieux communs du lyrisme romantique, il nen revendique pas moins un lyrisme dune matière qui est dabord, sous sa plume, mécanique et machinale. Matière de la plaque dacier, du moteur ou de laéroplane mais aussi et en même temps matière linguistique et, en ce sens, les « mots en liberté » futuristes, qui doivent libérer les mots de la syntaxe traditionnelle, sont, selon lui, linstrument et lexpression du lyrisme, car ils permettent de pénétrer dans la matière verbale.

Pas plus que Marinetti, Ponge ne renonce au terme et à la catégorie du lyrisme. Comme le futuriste italien, il 52lassocie à la matière, mais dune tout autre façon qui repose dabord sur le détournement ironique de la catégorie. Cest ainsi que dans « La pompe lyrique », ladjectif est appliqué aux « voitures de lassainissement public » ; dans « La lessiveuse », le « lyrisme [se] dégage » des « tissus immondes » qui tournent dans la machine. Au-delà de la déconstruction des topoï romantiques, il sagit chez Ponge de promouvoir un lyrisme de la matière – matière des choses et matière textuelle –, qui est un lyrisme de limpersonnel et de limmanence. Jean-Marie Gleize évoque un « lyrisme objectif » dans une tension assumée entre pôle objectif et pôle subjectif (ibid., 267). De même, Olivier Cadiot et Pierre Alferi sont très loin de Marinetti, de ses automobiles et de son « obsession lyrique de la matière » mécanique quand, en 1995, ils intitulent le premier numéro de leur Revue de littérature générale, qui a valeur de manifeste : « La mécanique lyrique ». Le titre suggère que le lyrisme relève dune « mécanique » dont on peut démonter les rouages et, même sils sont moins catégoriques dans le numéro 2 de la revue sur la pertinence dappeler « lyrique » lénergie de la mécanique du langage, ils renversent la logique du lyrisme hérité du romantisme, structuré autour des notions de subjectivité et démotion, dans une approche plus objectiviste et constructiviste.

De la Zaum des futuristes russes, qui repose sur « le principe du son » (Khlebnikov) et des poèmes phonétiques ou optophonétiques des dadaïstes (poèmes intitulés Karawane de Hugo Ball, Kperioum ou fmsbwtö de Raoul Hausmann, Ursonate de Kurt Schwitters, en particulier) jusquà la poésie sonore des générations suivantes (Henri Chopin, Bernard Heidsieck ou Jean-Pierre Bobillot, entre autres) et sans amalgamer ces pratiques qui sont très différentes dans leurs enjeux et leurs finalités, on peut néanmoins identifier un fil commun qui est celui de la mise en œuvre ou de la revendication dun lyrisme phonétique. De la poésie phonétique à la poésie sonore, des mouvements davant-garde futuristes russes et dadaïstes aux pratiques davant-garde de Heidsieck et Bobillot, la dimension lyrique tient à la musicalité (qui nest ni harmonieuse ni chant intime, mais musicalité néanmoins) dune poésie qui met laccent sur la matérialité sonore des mots quelle dissocie dune visée de production dun sens logique et rationnel. Cest, de fait, comme une vaste partition musicale que Schwitters envisage sa « sonate primordiale » exclusivement composés de consonnes et de voyelles. Le poème est bien chant (le seul instrument de cette pièce musicale est la voix), mais cest la matérialité des sons et non lintimité du sujet poétique qui est extériorisée. Analysant la démarche de Bernard Heidsieck, et plus largement les pratiques de poésie sonore qui se sont développées à partir des années 1950, Jean-Pierre Bobillot, lui-même praticien de poésie sonore, considère que cette dernière inaugure une « lyrique polyphonique » (voir ses analyses dans le volume collectif Poésies sonores, 177-202).

Les avant-gardes interrogent donc la notion de lyrisme bien plus quelles ne la rendent caduque. En cela, leur refus du lyrisme fait partie de lhistoire de la poésie lyrique. Elles reconfigurent un lyrisme, libéré des notions de sujet et de subjectivité, structuré en termes plus cognitifs que subjectifs.

Gleize J.-M., A Noir : poésie et littéralité, Paris, Seuil, 1992. Rabaté D., de Sermet J., Vadé, Y. (dir.), Le Sujet lyrique en question, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1996. Rodriguez A., Modernité et Paradoxe lyrique. Max Jacob et Francis Ponge, Paris, Jean-Michel Place, 2006.

Livre ; Livre dartiste ; Mise en page ; xxe siècle

Anne Tomiche