Préface C’était le monde des avant-gardes
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : De l'underground à la performance. L'avant-garde contre le théâtre (1963-1973)
- Pages : 7 à 9
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 31
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Préface
C’était le monde des avant-gardes
Comme les pauvres, les avant-gardes sont toujours avec nous. Et comme les pauvres, les avant-gardes perturbent la conscience sociale et déclenchent des mesures réactionnaires destinées à nettoyer les problèmes, ou du moins à les masquer. En France, on peut dépister les avant-gardes dans un cluster d’artistes, dont les diverses idéologies et pratiques interagissent, sans jamais être totalement en phase les unes avec les autres. En fait, ces avant-gardes “françaises” dépassent à la fois les frontières géographiques et conceptuelles de la nation. Dans le monde des performances d’avant-gardes, il y a de la place pour les Actionnistes et Grotowski, le Living Theatre et Robert Wilson, John Cage et Alejandro Jodorowsky, Yves Klein et Allan Kaprow, Fluxus et Jean-Jacques Lebel. Pelissero écrit sur les années 60 et 70 en France, au temps où les avant-gardes étaient robustes et provocatrices. Elle fait soigneusement le lien entre ce qui se passait en France et les actions menées à New York et ailleurs. Elle bâtit des ponts conceptuels en suivant les puissants courants d’Amérique du Nord qui à l’époque étaient en reflux.
Et elle explique en détail comment l’opposition déterminée des critiques de théâtre et de leurs alliés a miné les avant-gardes qui émergeaient. Comme l’écrit Pelissero, “la critique théâtrale a maintenu son champ d’attente habituel et les outils critiques qui l’accompagnent, à l’aune desquels les tentatives d’avant-garde se révélaient médiocres”. Les critiques ont eu la vue courte. Malgré leur opposition, les artistes d’avant-garde ont non seulement survécu mais ils se sont multipliés.
Tout cela semble bien loin – dans une époque où les avant-gardes comptaient. Avant la deuxième décennie du xxie siècle, les avant-gardes sont devenues un produit commercialisable, qui participe, à la fois par le biais d’événements en direct et par l’intermédiaire d’Internet, au système de contrôle global de la gouvernance néolibérale. Le fait que la plus forte résistance à cette gouvernance vienne de la droite néofasciste 8adepte du soi-disant « populisme » nativiste en dit long sur l’étrange inversion des valeurs qui sépare les années 1960, qui semblent maintenant utopiques, des années 2020, dystopiques et hantées par une pandémie.
Pelissero expose puis explore le paradoxe (troublant) au cœur de la « performance » en tant que catégorie d’action et en tant qu’idéologie. À savoir, “performer” est-il libératoire ou obligatoire ? Ou bien les deux ? Comment peut-il être les deux ? Parce que d’un côté, les individus et les groupes ont la liberté de se mettre en scène, d’affirmer leurs identités, leurs idées, et leurs désirs, tandis que d’un autre côté, les gens adhèrent aux conventions, aux règles, aux régulations, et aux lois. C’est-à-dire aux traditions, aux mœurs sociales et aux contraintes légales. Ceux qui “performent” veulent protester contre ce qu’ils considèrent comme injuste, mais ils veulent aussi, littéralement, profiter de ce que le néolibéralisme a à offrir. On se demande, « est-ce que “performer” c’est être libre ou bien est-ce se conformer ? Est-ce prendre part à une quête permanente, libératoire et utopique, ou est-ce prendre part au nouvel ordre global ? » Et, plus récemment, avec la montée du populisme (même là où il est apparemment réprimé, en Chine et en Russie), le nouvel ordre mondial est-il en train de s’effondrer peu après avoir été apparemment mis en place une fois pour toutes ?
Ce qui distingue l’étude de Pelissero, c’est sa combinaison sophistiquée de description détaillée et d’analyse théorique. Elle raconte les performances mêmes et les festivals, ce qu’il s’y passait, ceux qui étaient présents, comment on s’y retrouvait, ce que les critiques d’alors écrivaient, et l’évolution des œuvres et des idées au fil du temps. Tandis qu’elle étudie les événements, Pelissero introduit les théories d’Erving Goffman (« performance »), Marshal McLuhan (« médias »), Richard Schechner et Dwight Conquergood (« performance studies »), Noam Chomsky (« grammaire »), Peggy Phelan (« immédiateté »), Gregory Bateson (« cadres »), J. L. Austin (« performativité »), Lucien Goldmann (« sociologie »), etc. Elle raconte l’exubérance des Français pour le « discours » – faire quelque chose puis en débattre publiquement, en mêlant art, politique et intellect. Ces manifestes et ces débats se sont poursuivis pendant des années pendant et après des performances et des festivals à Paris, Bordeaux, Nancy, Avignon, Cassis et ailleurs. L’époque était riche de ce qui semblait nouveau et parfois scandaleux, même si l’action performée se limitait à un homme marchant dans la rue. Ce qui était 9testé – et à travers quoi Pelissero nous guide – était une nouvelle façon de considérer l’art, plusieurs nouveaux moyens d’expression, et une démocratisation radicale quant à qui peut faire et montrer de l’art.
L’étude de Pelissero peut-elle nous aider dans les circonstances actuelles ? Aujourd’hui, tout ce qui est audible-visuel est disponible en un clic, soit directement, soit via un VPN. Bientôt, si ce n’est pas déjà le cas, l’intelligence artificielle offrira des expériences presque illimitées. Pelissero parle d’une époque où non seulement les performances, mais les discours qui les accompagnent, les éclairent, les contestent et les défendent avaient lieu dans la vigueur, en face à face etsur papier. Aujourd’hui, les festivals ne brûlent pas du même feu, et les colloques universitaires ne servent souvent que l’évolution de carrière. Le monde sur lequel Pelissero écrit peut-il être ressuscité ? Elle en doute, et moi aussi. Raison de plus pour réfléchir à ce qu’elle nous donne. Au-delà de la nostalgie, son travail nous rappelle que l’interactivité directe en face à face est précieuse, agréable et nécessaire.
Richard Schechner
New York, Juillet 2022
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14614-8
- EAN : 9782406146148
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14614-8.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/05/2023
- Langue : Français