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Classiques Garnier

Préface C’était le monde des avant-gardes

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Préface

Cétait le monde des avant-gardes

Comme les pauvres, les avant-gardes sont toujours avec nous. Et comme les pauvres, les avant-gardes perturbent la conscience sociale et déclenchent des mesures réactionnaires destinées à nettoyer les problèmes, ou du moins à les masquer. En France, on peut dépister les avant-gardes dans un cluster dartistes, dont les diverses idéologies et pratiques interagissent, sans jamais être totalement en phase les unes avec les autres. En fait, ces avant-gardes “françaises” dépassent à la fois les frontières géographiques et conceptuelles de la nation. Dans le monde des performances davant-gardes, il y a de la place pour les Actionnistes et Grotowski, le Living Theatre et Robert Wilson, John Cage et Alejandro Jodorowsky, Yves Klein et Allan Kaprow, Fluxus et Jean-Jacques Lebel. Pelissero écrit sur les années 60 et 70 en France, au temps où les avant-gardes étaient robustes et provocatrices. Elle fait soigneusement le lien entre ce qui se passait en France et les actions menées à New York et ailleurs. Elle bâtit des ponts conceptuels en suivant les puissants courants dAmérique du Nord qui à lépoque étaient en reflux.

Et elle explique en détail comment lopposition déterminée des critiques de théâtre et de leurs alliés a miné les avant-gardes qui émergeaient. Comme lécrit Pelissero, “la critique théâtrale a maintenu son champ dattente habituel et les outils critiques qui laccompagnent, à laune desquels les tentatives davant-garde se révélaient médiocres”. Les critiques ont eu la vue courte. Malgré leur opposition, les artistes davant-garde ont non seulement survécu mais ils se sont multipliés.

Tout cela semble bien loin – dans une époque où les avant-gardes comptaient. Avant la deuxième décennie du xxie siècle, les avant-gardes sont devenues un produit commercialisable, qui participe, à la fois par le biais dévénements en direct et par lintermédiaire dInternet, au système de contrôle global de la gouvernance néolibérale. Le fait que la plus forte résistance à cette gouvernance vienne de la droite néofasciste 8adepte du soi-disant « populisme » nativiste en dit long sur létrange inversion des valeurs qui sépare les années 1960, qui semblent maintenant utopiques, des années 2020, dystopiques et hantées par une pandémie.

Pelissero expose puis explore le paradoxe (troublant) au cœur de la « performance » en tant que catégorie daction et en tant quidéologie. À savoir, “performer” est-il libératoire ou obligatoire ? Ou bien les deux ? Comment peut-il être les deux ? Parce que dun côté, les individus et les groupes ont la liberté de se mettre en scène, daffirmer leurs identités, leurs idées, et leurs désirs, tandis que dun autre côté, les gens adhèrent aux conventions, aux règles, aux régulations, et aux lois. Cest-à-dire aux traditions, aux mœurs sociales et aux contraintes légales. Ceux qui “performent” veulent protester contre ce quils considèrent comme injuste, mais ils veulent aussi, littéralement, profiter de ce que le néolibéralisme a à offrir. On se demande, « est-ce que “performer” cest être libre ou bien est-ce se conformer ? Est-ce prendre part à une quête permanente, libératoire et utopique, ou est-ce prendre part au nouvel ordre global ? » Et, plus récemment, avec la montée du populisme (même là où il est apparemment réprimé, en Chine et en Russie), le nouvel ordre mondial est-il en train de seffondrer peu après avoir été apparemment mis en place une fois pour toutes ?

Ce qui distingue létude de Pelissero, cest sa combinaison sophistiquée de description détaillée et danalyse théorique. Elle raconte les performances mêmes et les festivals, ce quil sy passait, ceux qui étaient présents, comment on sy retrouvait, ce que les critiques dalors écrivaient, et lévolution des œuvres et des idées au fil du temps. Tandis quelle étudie les événements, Pelissero introduit les théories dErving Goffman (« performance »), Marshal McLuhan (« médias »), Richard Schechner et Dwight Conquergood (« performance studies »), Noam Chomsky (« grammaire »), Peggy Phelan (« immédiateté »), Gregory Bateson (« cadres »), J. L. Austin (« performativité »), Lucien Goldmann (« sociologie »), etc. Elle raconte lexubérance des Français pour le « discours » – faire quelque chose puis en débattre publiquement, en mêlant art, politique et intellect. Ces manifestes et ces débats se sont poursuivis pendant des années pendant et après des performances et des festivals à Paris, Bordeaux, Nancy, Avignon, Cassis et ailleurs. Lépoque était riche de ce qui semblait nouveau et parfois scandaleux, même si laction performée se limitait à un homme marchant dans la rue. Ce qui était 9testé – et à travers quoi Pelissero nous guide – était une nouvelle façon de considérer lart, plusieurs nouveaux moyens dexpression, et une démocratisation radicale quant à qui peut faire et montrer de lart.

Létude de Pelissero peut-elle nous aider dans les circonstances actuelles ? Aujourdhui, tout ce qui est audible-visuel est disponible en un clic, soit directement, soit via un VPN. Bientôt, si ce nest pas déjà le cas, lintelligence artificielle offrira des expériences presque illimitées. Pelissero parle dune époque où non seulement les performances, mais les discours qui les accompagnent, les éclairent, les contestent et les défendent avaient lieu dans la vigueur, en face à face etsur papier. Aujourdhui, les festivals ne brûlent pas du même feu, et les colloques universitaires ne servent souvent que lévolution de carrière. Le monde sur lequel Pelissero écrit peut-il être ressuscité ? Elle en doute, et moi aussi. Raison de plus pour réfléchir à ce quelle nous donne. Au-delà de la nostalgie, son travail nous rappelle que linteractivité directe en face à face est précieuse, agréable et nécessaire.

Richard Schechner

New York, Juillet 2022