Avant-propos Plaider coupable
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Crimes écrits. La littérature en procès au xixe siècle
- Pages : 9 à 11
- Collection : Littérature et censure, n° 6
avant-propos
Plaider coupable
Crimes écrits : l’expression est de Barbey d’Aurevilly, qui en commit quelques-uns, avec ses Diaboliques, poursuivies par la justice de l’Ordre moral. Son nom se trouve, chronologiquement, vers la fin d’une longue liste d’écrivains convoqués en cour d’assises ou au tribunal correctionnel, depuis Béranger, en 1821, jusqu’aux cadets du naturalisme, au tournant du siècle. L’histoire littéraire retient surtout l’année 1857 : à quelques mois d’intervalle, deux œuvres majeures paraissent en librairie et comparaissent en justice. MM. Gustave Flaubert et Charles Baudelaire, hommes de lettres, sont à la fois auteurs d’un livre et d’un délit ; des censeurs et des magistrats comptent parmi leurs premiers lecteurs. Ces deux procès ont pour cadre la même sixième chambre, pour procureur un substitut au nom célèbre, Ernest Pinard, pour référence pénale une loi unique.
Édictée au début de la Restauration, la « loi sur la répression des crimes et délits commis par la voie de presse, ou par tout autre moyen de publication », enjambe le siècle par-dessus deux révolutions, un coup d’État et une guerre, sert sous trois régimes politiques différents, la Monarchie, l’Empire et la République, survit à une cinquantaine de lois successives (qui tentent de contrôler par prévention et répression le flot imprimé sortant des presses en feuilles ou en volumes), avant d’être abrogée par la loi du 29 juillet 1881, dite « sur la liberté de la presse » (laquelle maintient cependant le « délit d’outrage aux bonnes mœurs », jusqu’aux articles 283 et suivants de notre Code pénal). Son exceptionnelle longévité de soixante-deux ans s’explique en partie par l’imprécision de ses termes, qui permet à tous les systèmes politiques de défendre ce qui leur paraît le bien commun d’une société, ses bases, telles que Flaubert les définit dans Le Dictionnaire des idées reçues : « Propriété, famille, religion, respect des Autorités. En parler avec colère si on les attaque. »
10Il s’agira donc de littérature en procès, au double sens du procès que les justices royale, impériale et républicaine intentent aux œuvres littéraires (essentiellement le roman et la poésie), et du procès symbolique que la littérature ouvre en elle-même par des textes de rupture, cette action interne engagée contre les codes esthétiques de représentation expliquant pour une large part les vives réactions du code social. Quelques anciennes études balisent déjà le terrain : les faits historiques ont été établis par Alexandre Zévaès dans Les Procès littéraires au xixe siècle1 ; Jacques Hamelin a plutôt étudié, d’un point de vue psychologique, le comportement des auteurs dans ses Hommes de lettres inculpés2. Mon projet vise à relire ensemble les livres de littérature et les dossiers de justice qui les accompagnent, et à croiser, aux confins de l’esthétique et du juridique, de la genèse des œuvres en liberté surveillée et de leur réception, les discours du désir et du droit, là où interfèrent les codes littéraires et le Code pénal.
À l’origine, une curiosité toute biographique pour un homme peu sympathique qui a laissé des Mémoires : Ernest Pinard3. Puis, sa personne falote disparaissant dans un nom collectif susceptible de désigner n’importe quel policier des Lettres, une question s’est imposée : comment Pinard peut-il lire un texte littéraire ? Par quelles voies incrimine-t-on (au sens fort d’imputer à crime) des « faits imaginaires » ? Vus du prétoire, les problèmes qui se posent à la critique prennent un tour singulier. Les étiquettes d’école, réalisme et naturalisme, se mettent à fonctionner comme des catégories pénales ; les notions d’auteur et d’intention, le vieux débat sur le fond et la forme, la figure du lecteur naissent, ou du moins prennent consistance dans les interrogatoires d’écrivains, les plaidoiries, les réquisitoires. Sous la plume du critique, dans la bouche du professeur, juger l’œuvre, l’interpréter gardent quelque chose de sa traduction en justice. Car le discours moralisant, comme l’a dit Foucault, produit du sens à mesure qu’il réprime la manifestation des sens.
En ouverture, on précisera donc les conditions de la lecture pénale des œuvres littéraires, au siècle dernier. Puis on instruira en détail les procès les plus célèbres : Madame Bovary, Les Fleurs du mal, Les Diaboliques, en tentant de situer le livre dans le procès, mais aussi et surtout le procès 11dans le livre, par l’effet de la loi sur la lettre. Un acquittement, une condamnation, une poursuite évitée, ces trois affaires dominent une abondante production délictueuse régulièrement recensée par la Gazette des tribunaux ;pour en apprécier les permanences et les variations, il convenait d’offrir en annexe un choix représentatif, sous forme de dossiers établis à partir d’archives, inédites pour la plupart.
La seule façon de rendre justice aujourd’hui aux écrivains poursuivis est paradoxalement de les charger, de se mettre, pour les lire, à la place du procureur, afin de redonner à leurs textes la force de scandale qu’ils ont perdue en passant par une plaidoirie moralisante et par plus d’un siècle de blanchiment pédagogique. « À la fin la littérature se devait de plaider coupable » : on y gagnera de cerner les contours de l’œuvre inacceptable.
Merci à Odile de Guidis (équipe Flaubert, CNRS), Mme S. Ferrer (Bibl. de la Faculté de droit, Rouen), Christiane Mervaud (Faculté des lettres, Rouen), Marie-Françoise Rose (Bibl. municipale de Rouen), Alain Pagès (Faculté de Reims), Philippe Berthier (Grenoble III), René-Pierre Colin (Lyon II), Georges Fréchet (BHVP), Mlle Lainé, Mmes Banate et Demeulenaere (Archives de Paris).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10080-5
- EAN : 9782406100805
- ISSN : 2492-301X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10080-5.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/04/2021
- Langue : Français