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Classiques Garnier

Avant-propos Plaider coupable

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Crimes écrits. La littérature en procès au xixe siècle
  • Pages: 9 to 11
  • Collection: Literature and Censorship, n° 6
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406100805
  • ISBN: 978-2-406-10080-5
  • ISSN: 2492-301X
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10080-5.p.0009
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 04-29-2021
  • Language: French
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avant-propos

Plaider coupable

Crimes écrits : lexpression est de Barbey dAurevilly, qui en commit quelques-uns, avec ses Diaboliques, poursuivies par la justice de lOrdre moral. Son nom se trouve, chronologiquement, vers la fin dune longue liste décrivains convoqués en cour dassises ou au tribunal correctionnel, depuis Béranger, en 1821, jusquaux cadets du naturalisme, au tournant du siècle. Lhistoire littéraire retient surtout lannée 1857 : à quelques mois dintervalle, deux œuvres majeures paraissent en librairie et comparaissent en justice. MM. Gustave Flaubert et Charles Baudelaire, hommes de lettres, sont à la fois auteurs dun livre et dun délit ; des censeurs et des magistrats comptent parmi leurs premiers lecteurs. Ces deux procès ont pour cadre la même sixième chambre, pour procureur un substitut au nom célèbre, Ernest Pinard, pour référence pénale une loi unique.

Édictée au début de la Restauration, la « loi sur la répression des crimes et délits commis par la voie de presse, ou par tout autre moyen de publication », enjambe le siècle par-dessus deux révolutions, un coup dÉtat et une guerre, sert sous trois régimes politiques différents, la Monarchie, lEmpire et la République, survit à une cinquantaine de lois successives (qui tentent de contrôler par prévention et répression le flot imprimé sortant des presses en feuilles ou en volumes), avant dêtre abrogée par la loi du 29 juillet 1881, dite « sur la liberté de la presse » (laquelle maintient cependant le « délit doutrage aux bonnes mœurs », jusquaux articles 283 et suivants de notre Code pénal). Son exceptionnelle longévité de soixante-deux ans sexplique en partie par limprécision de ses termes, qui permet à tous les systèmes politiques de défendre ce qui leur paraît le bien commun dune société, ses bases, telles que Flaubert les définit dans Le Dictionnaire des idées reçues : « Propriété, famille, religion, respect des Autorités. En parler avec colère si on les attaque. »

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Il sagira donc de littérature en procès, au double sens du procès que les justices royale, impériale et républicaine intentent aux œuvres littéraires (essentiellement le roman et la poésie), et du procès symbolique que la littérature ouvre en elle-même par des textes de rupture, cette action interne engagée contre les codes esthétiques de représentation expliquant pour une large part les vives réactions du code social. Quelques anciennes études balisent déjà le terrain : les faits historiques ont été établis par Alexandre Zévaès dans Les Procès littéraires au xixe siècle1 ; Jacques Hamelin a plutôt étudié, dun point de vue psychologique, le comportement des auteurs dans ses Hommes de lettres inculpés2. Mon projet vise à relire ensemble les livres de littérature et les dossiers de justice qui les accompagnent, et à croiser, aux confins de lesthétique et du juridique, de la genèse des œuvres en liberté surveillée et de leur réception, les discours du désir et du droit, là où interfèrent les codes littéraires et le Code pénal.

À lorigine, une curiosité toute biographique pour un homme peu sympathique qui a laissé des Mémoires : Ernest Pinard3. Puis, sa personne falote disparaissant dans un nom collectif susceptible de désigner nimporte quel policier des Lettres, une question sest imposée : comment Pinard peut-il lire un texte littéraire ? Par quelles voies incrimine-t-on (au sens fort dimputer à crime) des « faits imaginaires » ? Vus du prétoire, les problèmes qui se posent à la critique prennent un tour singulier. Les étiquettes décole, réalisme et naturalisme, se mettent à fonctionner comme des catégories pénales ; les notions dauteur et dintention, le vieux débat sur le fond et la forme, la figure du lecteur naissent, ou du moins prennent consistance dans les interrogatoires décrivains, les plaidoiries, les réquisitoires. Sous la plume du critique, dans la bouche du professeur, juger lœuvre, linterpréter gardent quelque chose de sa traduction en justice. Car le discours moralisant, comme la dit Foucault, produit du sens à mesure quil réprime la manifestation des sens.

En ouverture, on précisera donc les conditions de la lecture pénale des œuvres littéraires, au siècle dernier. Puis on instruira en détail les procès les plus célèbres : Madame Bovary, Les Fleurs du mal, Les Diaboliques, en tentant de situer le livre dans le procès, mais aussi et surtout le procès 11dans le livre, par leffet de la loi sur la lettre. Un acquittement, une condamnation, une poursuite évitée, ces trois affaires dominent une abondante production délictueuse régulièrement recensée par la Gazette des tribunaux ;pour en apprécier les permanences et les variations, il convenait doffrir en annexe un choix représentatif, sous forme de dossiers établis à partir darchives, inédites pour la plupart.

La seule façon de rendre justice aujourdhui aux écrivains poursuivis est paradoxalement de les charger, de se mettre, pour les lire, à la place du procureur, afin de redonner à leurs textes la force de scandale quils ont perdue en passant par une plaidoirie moralisante et par plus dun siècle de blanchiment pédagogique. « À la fin la littérature se devait de plaider coupable » : on y gagnera de cerner les contours de lœuvre inacceptable.

Merci à Odile de Guidis (équipe Flaubert, CNRS), Mme S. Ferrer (Bibl. de la Faculté de droit, Rouen), Christiane Mervaud (Faculté des lettres, Rouen), Marie-Françoise Rose (Bibl. municipale de Rouen), Alain Pagès (Faculté de Reims), Philippe Berthier (Grenoble III), René-Pierre Colin (Lyon II), Georges Fréchet (BHVP), Mlle Lainé, Mmes Banate et Demeulenaere (Archives de Paris).

1 Perrin, 1924.

2 Éd. de Minuit, 1956.

3 Mon Journal, Dentu, 1892, 2 vol.