Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Créer le chœur tragique. Une archéologie du commun (Allemagne, France, Royaume-Uni ; 1973-2010)
- Pages : 13 à 16
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 19
Préface
C’est avec un immense plaisir que j’écris quelques mots de préface pour cette première monographie mature et incisive, qui est née de la thèse de doctorat réalisée par son autrice à l’université de Paris Nanterre sous la direction avisée et inspirante de Christian Biet. Après avoir acquis des bases solides au plus haut niveau en lettres classiques et après s’être sérieusement investie, pendant plusieurs années, dans la pratique théâtrale comme actrice, metteuse en scène et dramaturge, Estelle Baudou a décidé d’entreprendre un doctorat à l’université de Paris Nanterre. Il n’y avait en effet pas de directeur de recherche plus idéal que Christian Biet pour suivre quelqu’un avec une formation interdisciplinaire en lettres classiques et en théâtre.
C’est pourquoi j’écris aussi cette préface avec une grande tristesse, sachant bien que ce privilège aurait dû revenir à Christian Biet, s’il n’avait pas connu une mort tragique et prématurée l’été dernier. Il l’aurait fait avec beaucoup de fierté, d’habileté et de profondeur. J’apporte donc aujourd’hui ma contribution, non sans appréhension ; mais c’est une appréhension teintée de modeste fierté puisque j’ai aussi le privilège de connaître Estelle Baudou depuis plusieurs années et aujourd’hui de travailler avec elle. Grâce à dix ans de partenariat entre l’APGRD (Archive of Performances of Greek and Roman Drama) à Oxford et le groupe de recherche de Christian Biet au sein de HAR (Histoire des Arts et des Représentations) à Nanterre, et grâce à l’actuel post-doctorat Marie Sklodowska-Curie d’Estelle Baudou à l’APGRD au sein de la Classics Faculty d’Oxford, j’ai pu observer de près le développement de cette importante étude sur le chœur antique dans le monde contemporain.
Estelle Baudou articule politique, philosophie et étude de l’Antiquité dans une riche analyse des mises en scène du chœur tragique entre 1973 et 2010 : l’étude débute avec le krach pétrolier et les débuts de la mondialisation et finit avec la crise financière et l’impossibilité croissante d’ignorer le réchauffement climatique. Il s’agit d’une fresque complexe 14qui montre à quel point la réception de l’Antiquité au théâtre contribue aux lettres classiques et à l’histoire des idées. L’analyse constitue une « archéologie » parce que son autrice, comme les metteurs en scène européens étudiés, « creuse » pour mettre au jour ce qui reste de « l’idée » du chœur antique et de sa représentation.
Créer le chœur tragique vient combler un manque évident dans les études universitaires consacrées à la réception de la tragédie grecque et sa valeur vient surtout de son approche comparatiste. L’ouvrage étudie avec une expertise et une clarté égales des mises en scène produites dans trois pays européens enracinés dans les langues et cultures de l’Antiquité : l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Quoique la tragédie grecque ne soit clairement plus le domaine réservé de l’Europe occidentale (en effet, l’histoire de ses représentations depuis la Seconde Guerre Mondiale montre bien sa dimension mondiale), ce travail montre clairement la pertinence d’une étude comparée à l’échelle européenne, particulièrement précieuse pour les productions britanniques, car les études précédentes ont eu tendance à prendre exclusivement des pays anglophones comme points de comparaison.
Les dramaturges modernes se sont régulièrement tournés vers la tragédie grecque pour aborder des problèmes contemporains, et ce, en Europe, depuis la Renaissance au moins. Très souvent c’est le chœur – voire, au début de la période, l’absence même de chœur – qui repère, tel un baromètre, les points de pression socio-politiques. Les commentateurs Jésuites français de la fin du xviie et du début du xviiie siècle le savait bien : les différences politiques entre la tragédie athénienne et la tragédie française du grand siècle se reflètent dans la représentation du chœur. Dans le contexte monarchique de l’ancien régime, comme le signale René Rapin, il n’était pas tolérable qu’un chœur interroge de la sorte, et le théâtre néo-classique a choisi, en grande partie, de s’en passer complètement. Le chœur est, pour cette raison-là, toujours intrinsèquement politique et donc fondamentalement problématique, même s’il a souvent été considéré comme un problème esthétique dans les histoires du théâtre moderne.
Depuis les années 1980, il est devenu impossible pour les praticiens comme pour les théoriciens du théâtre grec d’ignorer le chœur antique : des chœurs ont commencé à apparaître régulièrement sur scène et leur fonction rituelle présumée comme leurs origines ont été une nouvelle 15fois vivement débattues au sein du milieu académique et au-delà. Estelle Baudou commence à juste titre par questionner le statut problématique du chœur dans le monde moderne avant d’analyser les chœurs utopiques de la fin des années 1960 et du début des années 1970 qui ont été influencés et qui ont en retour informé les débats autour du chœur tragique du ve siècle av. J.-C. Elle dessine ensuite adroitement les tendances générales à l’œuvre dans les différents chœurs des trois dernières décennies du xxe siècle et du tout début du xxie siècle.
Les tragédies à l’étude (Les Bacchantes d’Euripide, L’Orestie d’Eschyle et Œdipe roi de Sophocle) sont examinées avec une compréhension subtile des attitudes changeantes vis-à-vis de l’idée de commun – « ce que nous avons en commun ». Cette notion est parfois représentée dans les mises en scène avec nostalgie, parfois de manière programmatique et parfois purement et simplement rejetée. Estelle Baudou conclut que pendant les trente-sept années analysées, l’idée de commun est toujours une aspiration – la promesse d’un commun « à venir ». Ses conclusions sont, peut être, inévitablement sombres car l’étude se clôt en 2010 ; et la fonction du chœur, comme bâtisseur de communauté est, après les attentats du 11 septembre 2001, malgré son urgence, plus utopique encore que dans l’ivresse des années 1960.
En 2020, alors que la pandémie de Covid-19 réduit à sa plus simple expression toute représentation scénique et rend illégal, par nécessité, tout regroupement « choral », l’idée de commun semble plus insaisissable que jamais. Pour beaucoup d’individus, le confinement a encore accru un sentiment d’isolement auquel le monde moderne, dominé par les réseaux sociaux, avait à l’évidence déjà largement contribué. Mais la solitude, comme nous le découvrons, ne détériore pas seulement la vie des individus isolés ; elle a aussi de profondes conséquences dans la sphère politique. Comme le remarque Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme (1951), la solitude est potentiellement dangereuse dans la sphère publique du fait de ses liens avec la politique de l’intolérance. La philosophe affirme en effet que c’est en sacrifiant son individualité à une idéologie qu’une personne isolée redonne un but à sa vie et retrouve le respect de soi.
Aujourd’hui plus que jamais, semble-t-il, il nous faut prendre en considération l’idée de commun, particulièrement quand les réseaux sociaux visent et exploitent délibérément des individus isolés et 16transforment leur sentiment de marginalisation et d’abandon en colère et en intolérance politique. L’exploration précise de la corrélation entre la scène théâtrale et la scène politique, que propose Estelle Baudou, est plus actuelle que jamais ; et il nous faut garder à l’esprit, surtout, cette observation fine selon laquelle le commun reste tragiquement une idée, une promesse d’un commun « à venir ».
Fiona Macintosh
Directrice de l’APGRD
(Archive of Performances of Greek and Roman Drama), professeure
de réception de l’Antiquité
à l’Université d’Oxford
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11441-3
- EAN : 9782406114413
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11441-3.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/08/2021
- Langue : Français