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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Cest avec un immense plaisir que jécris quelques mots de préface pour cette première monographie mature et incisive, qui est née de la thèse de doctorat réalisée par son autrice à luniversité de Paris Nanterre sous la direction avisée et inspirante de Christian Biet. Après avoir acquis des bases solides au plus haut niveau en lettres classiques et après sêtre sérieusement investie, pendant plusieurs années, dans la pratique théâtrale comme actrice, metteuse en scène et dramaturge, Estelle Baudou a décidé dentreprendre un doctorat à luniversité de Paris Nanterre. Il ny avait en effet pas de directeur de recherche plus idéal que Christian Biet pour suivre quelquun avec une formation interdisciplinaire en lettres classiques et en théâtre.

Cest pourquoi jécris aussi cette préface avec une grande tristesse, sachant bien que ce privilège aurait dû revenir à Christian Biet, sil navait pas connu une mort tragique et prématurée lété dernier. Il laurait fait avec beaucoup de fierté, dhabileté et de profondeur. Japporte donc aujourdhui ma contribution, non sans appréhension ; mais cest une appréhension teintée de modeste fierté puisque jai aussi le privilège de connaître Estelle Baudou depuis plusieurs années et aujourdhui de travailler avec elle. Grâce à dix ans de partenariat entre lAPGRD (Archive of Performances of Greek and Roman Drama) à Oxford et le groupe de recherche de Christian Biet au sein de HAR (Histoire des Arts et des Représentations) à Nanterre, et grâce à lactuel post-doctorat Marie Sklodowska-Curie dEstelle Baudou à lAPGRD au sein de la Classics Faculty dOxford, jai pu observer de près le développement de cette importante étude sur le chœur antique dans le monde contemporain.

Estelle Baudou articule politique, philosophie et étude de lAntiquité dans une riche analyse des mises en scène du chœur tragique entre 1973 et 2010 : létude débute avec le krach pétrolier et les débuts de la mondialisation et finit avec la crise financière et limpossibilité croissante dignorer le réchauffement climatique. Il sagit dune fresque complexe 14qui montre à quel point la réception de lAntiquité au théâtre contribue aux lettres classiques et à lhistoire des idées. Lanalyse constitue une « archéologie » parce que son autrice, comme les metteurs en scène européens étudiés, « creuse » pour mettre au jour ce qui reste de « lidée » du chœur antique et de sa représentation.

Créer le chœur tragique vient combler un manque évident dans les études universitaires consacrées à la réception de la tragédie grecque et sa valeur vient surtout de son approche comparatiste. Louvrage étudie avec une expertise et une clarté égales des mises en scène produites dans trois pays européens enracinés dans les langues et cultures de lAntiquité : lAllemagne, la France et le Royaume-Uni. Quoique la tragédie grecque ne soit clairement plus le domaine réservé de lEurope occidentale (en effet, lhistoire de ses représentations depuis la Seconde Guerre Mondiale montre bien sa dimension mondiale), ce travail montre clairement la pertinence dune étude comparée à léchelle européenne, particulièrement précieuse pour les productions britanniques, car les études précédentes ont eu tendance à prendre exclusivement des pays anglophones comme points de comparaison.

Les dramaturges modernes se sont régulièrement tournés vers la tragédie grecque pour aborder des problèmes contemporains, et ce, en Europe, depuis la Renaissance au moins. Très souvent cest le chœur – voire, au début de la période, labsence même de chœur – qui repère, tel un baromètre, les points de pression socio-politiques. Les commentateurs Jésuites français de la fin du xviie et du début du xviiie siècle le savait bien : les différences politiques entre la tragédie athénienne et la tragédie française du grand siècle se reflètent dans la représentation du chœur. Dans le contexte monarchique de lancien régime, comme le signale René Rapin, il nétait pas tolérable quun chœur interroge de la sorte, et le théâtre néo-classique a choisi, en grande partie, de sen passer complètement. Le chœur est, pour cette raison-là, toujours intrinsèquement politique et donc fondamentalement problématique, même sil a souvent été considéré comme un problème esthétique dans les histoires du théâtre moderne.

Depuis les années 1980, il est devenu impossible pour les praticiens comme pour les théoriciens du théâtre grec dignorer le chœur antique : des chœurs ont commencé à apparaître régulièrement sur scène et leur fonction rituelle présumée comme leurs origines ont été une nouvelle 15fois vivement débattues au sein du milieu académique et au-delà. Estelle Baudou commence à juste titre par questionner le statut problématique du chœur dans le monde moderne avant danalyser les chœurs utopiques de la fin des années 1960 et du début des années 1970 qui ont été influencés et qui ont en retour informé les débats autour du chœur tragique du ve siècle av. J.-C. Elle dessine ensuite adroitement les tendances générales à lœuvre dans les différents chœurs des trois dernières décennies du xxe siècle et du tout début du xxie siècle.

Les tragédies à létude (Les Bacchantes dEuripide, LOrestie dEschyle et Œdipe roi de Sophocle) sont examinées avec une compréhension subtile des attitudes changeantes vis-à-vis de lidée de commun – « ce que nous avons en commun ». Cette notion est parfois représentée dans les mises en scène avec nostalgie, parfois de manière programmatique et parfois purement et simplement rejetée. Estelle Baudou conclut que pendant les trente-sept années analysées, lidée de commun est toujours une aspiration – la promesse dun commun « à venir ». Ses conclusions sont, peut être, inévitablement sombres car létude se clôt en 2010 ; et la fonction du chœur, comme bâtisseur de communauté est, après les attentats du 11 septembre 2001, malgré son urgence, plus utopique encore que dans livresse des années 1960.

En 2020, alors que la pandémie de Covid-19 réduit à sa plus simple expression toute représentation scénique et rend illégal, par nécessité, tout regroupement « choral », lidée de commun semble plus insaisissable que jamais. Pour beaucoup dindividus, le confinement a encore accru un sentiment disolement auquel le monde moderne, dominé par les réseaux sociaux, avait à lévidence déjà largement contribué. Mais la solitude, comme nous le découvrons, ne détériore pas seulement la vie des individus isolés ; elle a aussi de profondes conséquences dans la sphère politique. Comme le remarque Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme (1951), la solitude est potentiellement dangereuse dans la sphère publique du fait de ses liens avec la politique de lintolérance. La philosophe affirme en effet que cest en sacrifiant son individualité à une idéologie quune personne isolée redonne un but à sa vie et retrouve le respect de soi.

Aujourdhui plus que jamais, semble-t-il, il nous faut prendre en considération lidée de commun, particulièrement quand les réseaux sociaux visent et exploitent délibérément des individus isolés et 16transforment leur sentiment de marginalisation et dabandon en colère et en intolérance politique. Lexploration précise de la corrélation entre la scène théâtrale et la scène politique, que propose Estelle Baudou, est plus actuelle que jamais ; et il nous faut garder à lesprit, surtout, cette observation fine selon laquelle le commun reste tragiquement une idée, une promesse dun commun « à venir ».

Fiona Macintosh

Directrice de lAPGRD
(Archive of Performances of Greek and Roman Drama), professeure
de réception de lAntiquité
à lUniversité dOxford